L'Assaut général contre le droit de grève

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Le capitalisme mondial ne peut plus ignorer l'arme terrible qu'est aux mains du prolétariat le droit de grève. Aussi les capitalistes de tous les pays font-ils tout pour rendre ce droit, du moins en partie, illusoire. Cependant, jusqu'ici seules l'Amérique et l'Australie ont tenté ouvertement d'assimiler l'exercice du droit de grève à un délit de droit pénal. C'est l'institution de l'arbitrage obligatoire en cas de contestation entre patrons et ouvriers qui devait en fournir le moyen. Du moment où les ouvriers ne se soumettaient pas au jugement intervenu, ils seraient assimilés à des criminels de droit commun. Le président Harding, tout récemment encore, s'est fait le champion de ce projet dont l'exécution serait d'autant plus avantageuse aux capitalistes qu'ils n'auraient jamais à craindre que les cours de justice décidassent en faveur des ouvriers.

En Europe, on n'ose pas y aller si carrément et l'on a recouru à d'autres moyens pour essayer de priver une partie tout au moins des ouvriers du droit de grève. Les mesures du gouvernement Ebert, lors de la dernière grève des cheminots allemands, sont tout à fait significatives à ce sujet. « Les cheminots ne sont pas autorisés à faire grève et s'ils persistent dans leurs menaces, ils seront condamnés à des amendes pouvant aller jusqu'à cinq mille marks ou à la prison », décrétait l'ordonnance d'Ebert. Les grévistes cheminots, d'après le socialiste majoritaire Ebert, se rangeraient donc dans la même catégorie que les souteneurs et les voleurs.

Mais pourquoi les cheminots n'ont-ils pas le même droit que tous les autres ouvriers ? Ce sont des fonctionnaires, répond triomphalement M. Wirth. « Les fonctionnaires d'Etat ne jouissent pas du droit de grève, parce qu'en tant que fonctionnaires ils font partie du gouvernement et de l'administration, parce qu'ils sont organes du gouvernement », a dit au Reichstag le chancelier.

Ces théories qui, évidemment, font tout à fait l'affaire des capitalistes, pourraient bien cependant se retourner contre eux. La thèse du gouvernement allemand permet de conclure que si les cheminots n'étaient pas des fonctionnaires d'Etat, ils pourraient faire grève quand bon leur semblerait. Or, nous savons que ces derniers temps, il a beaucoup été question de « désétatiser » les chemins de fer, et il est même à prévoir que l'on reparlera de ce projet. Il pourrait donc fort bien arriver qu'un jour les cheminots cessassent d'être des fonctionnaires, et qu'alors on n'ait plus rien à leur opposer, quand ils se mettront en grève.

Le grand journal bourgeois, la Frankfurter Zeitung, semble avoir prévu l'éventualité. Si les cheminots n'ont pas le droit de grève, dit-il, ce n'est pas parce qu'ils sont fonctionnaires, mais parce que dans l'exercice de leur fonction, ils assurent un service public. Voilà donc les cheminots, fonctionnaires ou non, privés du droit de grève pour toujours, parce que la nature même des fonctions qu'ils exercent le veut ainsi.

Examinons cette thèse : En assimilant les cheminots à des fonctionnaires d'Etat, le gouvernement avait bien soin de faire valoir que de cette qualité même ils tiraient certains avantages. D'abord c'est un « honneur » que d'être fonctionnaire ; ensuite, cette dignité leur donnait certaines garanties telle que celle de ne pas être renvoyés du jour au lendemain. Enfin, il y avait les pensions et les retraites. Le gouvernement pouvait donc dire : les cheminots jouissent de certains privilèges, il n'est que juste qu'ils s'astreignent à certaines obligations, parmi lesquelles la plus importante serait de ne pas faire grève. Nous donnons l'argument pour ce qu'il vaut. En tout cas, s'il pouvait, à la rigueur, s'appliquer aux cheminots en tant que fonctionnaires, il ne peut s'appliquer aux cheminots du seul fait qu'ils assurent un service public. En leur imposant ici des obligations, on ne peut se prévaloir d'avantages qui leur auraient été accordés.

Mais l'hypothèse du « service public » présente du point de vue juridique un autre point faible. Les cheminots, lorsqu'ils se mettent en grève, n'ont, en somme, à faire qu'à leur patron, qui dans cette hypothèse, n'est pas l'Etat. S'il y a contrat, c'est entre patrons et ouvriers. Or, de quel droit l'Etat interviendrait-il dans un conflit où il n'est pas partie ? D'après les règles de la jurisprudence bourgeoise, un tiers n'est pas fondé à demander l'exécution d'un contrat conclu entre deux parties, même si l'exécution de ce contrat est dans son intérêt. Si un client a commandé une paire de bottes à un cordonnier, et que les ouvriers de ce cordonnier se mettent en grève, il n'est certainement pas autorisé à exiger que les grévistes se remettent au travail, sous prétexte qu'il serait de son intérêt qu'ils le fassent Ainsi, d'après les conceptions de droit bourgeois, qui sont celles de l'ancien libéralisme, l'Etat n'a aucun droit d'intervenir dans une grève quel que soit le caractère de celle-ci, à moins que les grévistes ne soient des fonctionnaires, seul cas où il est lui-même patron.

Certes, en soi la thèse des services publics peut, sous certaines conditions, se discuter. Seulement, il faudrait en tirer des conclusions tout à fait différentes. Si vous reconnaissez au travail des ouvriers le caractère de service public, vous aboutirez forcément à des théories socialistes. Et alors, il faudra que vous envisagiez le travail dans son ensemble non plus comme une affaire privée, comme une affaire à régler avec un patron, mais comme une affaire de droit public, comme une affaire sociale. De conséquence en conséquence, vous en arriveriez ainsi forcément à la négation de l'ordre social actuel.

Mais il y a un troisième argument contre le droit de grève qui nous parait encore bien plus dangereux. Les ouvriers qui travaillent pour des entreprises dont le fonctionnement est essentiel au maintien de la vie n'ont pas le droit de faire grève, dit-on. Or, la catégorie d'ouvriers ainsi à définie est si vague, que le gouvernement peut l'étendre à son gré. L'ordre économique d'aujourd'hui est tellement enchevêtré que tout se tient. Et si on pousse les choses assez loin, il ne restera plus que les midinettes qui pourront faire la grève... et encore !

En Allemagne, dans les circonstances présentes, cette thèse prend un caractère tout particulier. Il faut que l'Allemagne vive, diront ceux qui s'en font les défenseurs. Et pour que l'Allemagne vive, il faut qu'elle travaille le plus possible. Chaque grève porte donc atteinte aux intérêts vitaux de la communauté et devrait être défendue. « Aujourd'hui, lisons-nous dans la Deutsche Bergwerkzeitung (journal allemand des mines), toute grève, quelle qu'elle soit, est un péché contre la communauté. »

Voici donc la thèse qui plus ou moins ouvertement, s'est fait jour à travers les argumentations dont on s'est servi contre les cheminots. On s'apprête à s'en servir contre les mineurs qui manifestent l'intention de se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaires, et l'on compte, une fois les précédents établis, en généraliser l'application.

Les autorités allemandes, cela va sans dire, se rendent compte que cela n'ira pas tout seul et que les ouvriers ne se laisseront pas impunément porter atteinte à un droit si chèrement acquis. Mais elles comptent sur la bureaucratie syndicale pour arranger les choses au mieux des intérêts de la bourgeoisie.

Jusqu'ici cependant elles ne semblent guère près d'aboutir. La grève des cheminots a été une terrible défaite pour la bureaucratie syndicale dont elle a prouvé toute l'impuissance. Mais que les ouvriers d'Allemagne et de tous les pays veillent ! Les capitalistes de tous les pays, sous le masque du patriotisme, reviendront à la charge.