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L'Algèbre de la Révolution
Auteur·e(s) | Jean van Heijenoort |
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Écriture | 18 février 1940 |
Une vague en s'éloignant abandonne les plus lourdes pierres d'abord, les petits cailloux ensuite et emporte le sable un peu plus loin. Pour les déserteurs du marxisme, la plus lourde pierre est le cœur même de la doctrine — sa méthode — la dialectique. Ils l'abandonnent d'abord. La liste est longue des révolutionnaires fatigués, qui, depuis presque trois quarts d'un siècle maintenant, ont dénoncé la dialectique détestée pendant qu'ils continuaient toujours pour quelques temps à reconnaître "le déterminisme économique" de l'histoire ou même la "nécessité historique" du socialisme.
Dans le retour de la vague, on peut observer le même phénomène. Le flux enlève le sable longtemps avant de faire bouger les pierres. Une personne qui vient au marxisme, — surtout s'elle a dépassé l'âge de sa jeunesse intellectuelle — en saisit successivement les différents aspects isolés et abstraits avant d'avoir accès à l'intégralité de la méthode — et il n'est pas rare qu'elle s'arrête en chemin.
Le marxisme doit ainsi subir de perpétuels essais de démembrement. La dialectique est le point d'accumulation de la résistance que la pensée petite-bourgeoise oppose au marxisme.
Cette résistance revêt des formes sociales, politiques ou philosophiques différentes, mais s'exprime par des arguments qui se déploient dans un champ assez étroit : "Marx a repris la dialectique de Hegel l'idéaliste. Elle garde le mysticisme de ses origines et souille la pensée marxiste". Pour les critiques les plus sévères, c'est le défaut fondamental de l'édifice, "une métaphysique" qui a conduit Marx à émettre des assertions non fondées, des affirmations exagérées, à s'enfermer dans des paradoxes spécieux, tout cela obscurcissant son travail "économique" et menaçant de ruiner ses conclusions "scientifiques". Pour des critiques plus aimables, si la dialectique n'est pas vraiment préjudiciable à la solidité de l'édifice, elle est pourtant inutile ; c'est un boniment hérité du passé et qui doit être éliminé — dans un autre siècle Marx aurait d'ailleurs relié sa doctrine à une autre philosophie (le pragmatisme ?) et le problème de la dialectique n'aurait pas été soulevé. La dialectique n'est dans le marxisme rien d'autre qu'un accident historique. Il est conforme au "véritable" esprit de la doctrine d'ôter ce vestige d'une autre époque. N'hésitons pas, découpons cette protubérance inutile qui peut à tout moment devenir le siège d'une nouvelle infection de mysticisme.
Cette accusation de mysticisme, la plus largement propagée de toute celles lancées contre le marxisme dialectique ne s'encombre pas de beaucoup de preuves. Il n'est pas très facile, en fait, d'en produire la moindre. Pour les réfuter il serait suffisant de montrer à tous les passages où Marx oppose sa méthode rationnelle à la méthode mystique de l'idéalisme. En dévoilant les racines sociales de tout le bagage mystique que la philosophie a transporté pendant des siècles, le marxisme n'a-t-il pas tracé, pour toujours, une croix sur le mysticisme ?
Sans même produire la plus petite partie d'une citation de Marx, nos critiques rappellent à ceux qui l'aurait oublié que celui-ci, dans sa jeunesse, est passé par l'école de l'idéalisme hégélien et que cela "ne pouvait pas manquer" de laisser une empreinte sur son esprit. Mais il leur reste nécessaire de fournir une explication de pourquoi Marx a développé la plus fondamentale négation de l'idéalisme que l'humanité ait formulée jusqu'à présent.
Le mysticisme demande essentiellement que l'esprit se libère lui-même des catégories logiques. Poussé par le désir, l'unification du sujet avec l'objet est immédiatement accomplie, la "fusion" survenant à l'extérieur de toute énonciation logique. La dialectique ne rejette pas ces catégories, mais révèle leurs interconnexions et leur développement. Elle ne nie pas la logique, mais lui donne ainsi, avec de nouveaux instruments, un nouveau pouvoir. Son pouvoir élargi étend son domaine et réduit par conséquent celui du mysticisme. La logique formelle, trop souvent obligée à capituler devant la réalité, laisse champ libre au mysticisme. La dialectique s'est révélée être le mortel — et victorieux - ennemi du mysticisme en dévoilant tout le pouvoir de la raison humaine.
Avant Marx, les sciences humaines se composaient de rien de plus que des platitudes, témoignant de l'impuissance de la logique contemporaine à maîtriser une réalité complexe — cette impuissance étant un reflet des conditions sociales existantes. Ces "sciences" n'étaient pas de la connaissance rationnelle, mais n'étaient que projection de désirs et d'aspirations, c'est-à-dire tendaient largement vers le mysticisme. La dialectique met fin à tout cela.
Une autre illustration :
L'aversion invétérée de la pensée anglo-saxonne pour le dialectique est bien connue ; sa source réside dans l' histoire du développement de la société anglaise. L'empirisme et l'agnosticisme, qui si bien adaptés à cet esprit, l'ont mené vers le milieu du siècle dernier dans de profondes contradictions qui ne pourraient être résolues que par le matérialisme dialectique. Combien nos professeurs britanniques sont loin de le comprendre ! Ils ont fait un écart hors de l'ornière de l'empirisme en se dirigeant vers l'absolu. Ils se sont appropriés en particulier le système de Hegel, c'est-à-dire sa cosse, sans même remarquer qu'elle abritait un noyau vivant et depuis plusieurs décennies les universités britanniques et américaines se sont livré à des orgies d'idéalisme absolu. Le pragmatisme fût en partie une réaction contre ces courants mystiques, mais en aucune façon une solution à des difficultés que seule la dialectique pouvait surmonter.
Parmi "les défauts" évoqués de la dialectique, l'accusation qu'il ne s'agirait que d'un ersatz de métaphysique et celle que c'est du mysticisme. Cette assertion elle-même n'est pas facile à formuler. La métaphysique était à l'origine la recherche des "Causes premières". Hegel a utilisé le terme dans le sens différent et bien défini caractérisant la pensée anti-dialectique du 18ème siècle et, avant tout, le rationalisme français. C'est dans ce sens que les fondateurs du socialisme scientifique l'ont introduit dans le vocabulaire marxiste. Dans la pensée courante le terme "métaphysique" s'est déprécié tout au long du 19ème siècle et chaque critique s'est contenté de simplement le lancer à son adversaire. Finalement, à la suite uu positivisme de Comte, les scientifiques ont étiqueté comme métaphysique tout ce qui allait au-delà de leur petit bout de science débité en tranches fines, et en particulier n'importe quoi qui abordait l'obligation, si déplaisante aux scientifiques bourgeois, de choisir entre matérialisme et l'idéalisme.
Les critiques de la dialectique y collent l'étiquette passablement compromise de "métaphysique" sans tellement se donner la peine d'indiquer qu'ils veulent dire par là. Pourquoi s'embêter à propos d'une simple relique ! Le marxisme dialectique, nous l'avouons, est "métaphysique", dans le sens qu'il participe vigoureusement à la lutte du matérialisme contre l'idéalisme. À cet égard le matérialisme lui-même est métaphysique dans le sens où il transcende l'expérience immédiate et où il est impossible de le démontrer comme un simple théorème de géométrie. Il est même à peine juste de dire que le matérialisme trouve sa "preuve" dans l'état de la science à une époque donnée. Sa vérité réside dans le développement général de science, dans le mouvement qui approfondit sans cesse le pouvoir de la raison, dans la possibilité toujours plus large d'aller au-delà de l'hypothèse de Dieu.
Il serait encore trop compromettant pour nos critiques de simplement rejeter le matérialisme comme "métaphysique". Ils n'ont généralement pas encore atteint ce stade à cette heure où nous nous occupons d'eux. Par conséquent, ils se limitent à la dialectique et leur principal argument pour la qualifier de "métaphysique" consiste dans le fait qu'ils peuvent très bien vivre et agir sans elle et que la dialectique, de plus, n'est pas sujette à vérification. Dans sa forme la plus franche, l'argument est converti en une dénégation pure et simple de la dialectique : "Ce n'est rien qu'un mythe, une fiction — personne ne sait exactement ce que c'est". Ou quelques-uns la voit comme un pur ornement littéraire avec lequel Marx a décoré des thèses trop arides et dont il a extrait de brillantes métaphores. "Mais tout cela n'a rien de commun avec la science. De plus, aucun marxiste n'a jamais formulé systématiquement les lois de la dialectique." Il paraît que c'est ce que nos critiques signifient par "métaphysique".
Le marxisme, il faut le reconnaître, manque d'un traité détaillé sur la dialectique. Marx, à différentes occasions, a indiqué (dans des lettres à Engels, Kugelmann, Dietzgen) son intention d'écrire une brève exposition théorique de sa méthode. Il est mort en travaillant toujours sur "le Capital". Engels, après son "Anti-Dühring", avait entrepris des recherches systématiques sur la dialectique, surtout en relation avec les sciences naturelles. Il a bientôt dû les abandonner pour s'atteler à la tâche ardue de déchiffrement et de publication des deuxième et troisième volumes du "Capital". Lénine, dans l'isolement des premiers mois de la guerre, a annoté Hegel et Aristote en préparation d'une étude sur la dialectique, mais l'ouragan des événements en a décidé autrement.
Il est douteux que le marxisme puisse jamais avoir, avant la venue du socialisme, un manuel de dialectique. Plus le mouvement ouvrier se développe, plus les questions politiques, stratégiques et tactiques passent au premier rang. Et c'est heureux — c'est le signe que les problèmes trouvent leurs solutions dans l'action. À ceux qui peuvent le déplorer, nous pouvons seulement dire qu'on ne choisit pas plus son époque que ses parents. L'étude méthodologique de la dialectique, qui sera aussi la préparation de son remplacement par des méthodes de pensée toujours plus puissantes, sera une des tâches de la société socialiste. Cette étude fera partie de l'inventaire général que la nouvelle société dressera de l'héritage reçu des générations précédentes.
La situation en ce qui concerne la dialectique n'est pas radicalement différente de celle de la culture en général. De la même manière qu'il n'est pas possible d'envisager une culture "prolétarienne", il est impossible d'envisager le développement systématique d'une philosophie prolétarienne. La vérité est que la dialectique ne prétend pas être plus qu'une méthode, l'expression du mouvement de pensée qui cherche à transcender l'expérience immédiate. Avec Marx elle a trouvé son application pratique dans le domaine auquel la connaissance scientifique était la plus étrangère : la sociologie. Dans n'importe quelle société divisée en classes, les "sciences humaines" se traînent loin derrière les sciences naturelles — la classe possédante n'a aucun intérêt à révéler le mécanisme de sa domination. L'époque bourgeoise constitue l'illustration la plus frappante de ce fait. Mais une méthode est un instrument pour arriver à la vérité et là où les freins sociaux sont serrés à fond, il est exigé une méthode bien plus puissante que le relativisme des sciences naturelles. La dialectique coïncide avec le rôle révolutionnaire du marxisme : le but, ne pouvant trouver sa réalisation à travers rien d'autre, impose sa méthode.
Pour l'instant le produit le plus authentique de la méthode dialectique, consciemment appliquée, c'est "le Capital". Les grands thèmes de la logique Hégelienne sont là directement apparents, — le mode d'exposition lui-même avec son mouvement de l'abstraction au concret, le développement des catégories, l'opposition de l'essence profonde à l'existence immédiate, la notion de totalité concrète, etc., toutes idées étrangères aussi bien au rationalisme cartésien qu'à l'empirisme anglo-saxon. À ceux qui exigent un manuel de dialectique, nous pouvons répondre vigoureusement : Prenez "le Capital" de Karl Marx.
Mais ce livre n'est pas uniquement un traité de logique. Il révèle le mouvement d'une réalité singulièrement difficile à pénétrer — la société capitaliste moderne — et le fait avec une exactitude étonnante. Ici la méthode est à juger sur ses propres résultats. Nous avons dû attendre les critiques anglo-saxons pour entendre cette surprenante demande : que les marxistes disent à quelle épreuve[1] peut être confrontéee la dialectique pour qu'on la considère comme "vérifiée". Ce n'est rien de plus qu'une version "moderne" de l'accusation de "métaphysique". À ceux-là aussi on doit faire cette réponse : Prenez "le Capital". Si on peut parler d'une "épreuve" dans un tel domaine, voici une épreuve réelle et cruciale. Nos critiques peuvent-ils citer un seul livre - et je ne parle pas seulement du domaine de la sociologie, il n'y aurait aucun risque, mais dans une science quelconque — qui est resté aussi actuel depuis soixante-quinze ans et a gardé toute sa validité ? La méthode ne signifierait-elle rien à cet égard ? Cela serait créditer le "mysticisme" et la "métaphysique" d'un pouvoir étrange que de les croire capable de telles prouesses.
La première question à poser à ceux qui nient le caractère scientifique de la dialectique est de leur demander ce qu'ils veulent dire par "méthode scientifique". Ils oublient généralement de définir ce point de détail. Ce que répétent les manuels à ce sujet sont plus fréquemment des règles morales que des principes méthodologiques. Les scientifiques eux-mêmes ne se mettent pas volontiers à disserter sur leurs méthodes tant qu'ils ne nourrissent pas l'espoir de déprécier la valeur de la science en montrant sa relativité. Cette tendance a pu être observée depuis environ quarante ans. Si on examine le travail de ces mêmes scientifiques, on peut dire qu'il est constitué d'un mélange de sens commun, c'est-à-dire de la logique formelle convertie en menue monnaie et de la dialectique sous une forme inconsciente et fragmentaire. La pratique de la dialectique commence précisément là où intervient vraiment un progrès de la pensée, et s'impose un peu plus chaque fois que la pensée va au-delà des données immédiates. Les grandes théories unifiantes — la théorie électromagnétique de lumière, pour prendre un exemple — sont de beaux travaux dialectiques. Mais l'action de manger est bien loin de la formulation des lois de la digestion. Comme épigraphe au-dessus de tous les travaux de Marx, on pourrait bien inscrire : "plus de conscience" ! La dialectique se situe précisément dans cette tendance. Elle énonce et cherche à systématiser les modes de réflexion qui accompagnent les différents niveaux d'intelligence, depuis les temps où celle-ci a commencé à exercer ses droits, c'est-à-dire à transcender ce qui lui est présenté, et dans le cas où la pensée ne se retourne pas sur elle-même (comme dans la logique formelle), mais va de l'avant.
Une réalité particulièrement coriace, le développement des sociétés, a exigé pour sa pénétration l'utilisation consciente des processus les plus puissants de la pensée ; plus précisément l'apparition à un moment donné du matérialisme dialectique. La sociologie a été ainsi obligée, sous peine de disparition, d'acquérir la méthode arrivée au plus haut degré de perfection parmi celles développées jusqu'à présent par l'intelligence humaine et en ce sens elle a ouvert la voie aux autres sciences. Y a-t-il besoin d'ajouter que cette dernière, par un usage conscient de la dialectique, l'aiguisera et l'enrichira ? Portée par le courant tout entier des connaissances humaines, la dialectique elle-même sera surpassée. Mais cela, comme nous l'avons vu, sera la tâche de l'époque qui vient.
Le physicien Henri Poincaré a un jour remarqué qu'on ne peut pas faire d'expériences sur la guerre. C'est encore plus vrai de la politique du prolétariat. De la même manière que la médecine est fondée sur la physiologie, la politique Marxiste repose sur la sociologie. Mais la seconde, malheureusement, n'a aucun laboratoire à sa disposition. Le parti Marxiste peut réaliser des expériences seulement à une échelle extrêmement restreinte : "évaluer" tel ou tel slogan partiel sur une usine, une ville, avant de le lancer à une échelle nationale. Dans les questions décisives, il n'a aucun droit à l'expérimentation. En conséquence, l'observation acquiert une valeur des plus importantes. Les marxistes étudient scrupuleusement le passé, et avant tout les traditions de leur classe et ses luttes.
C'est de cela que vient l'accusation de conservatisme, fréquemment répétée par les novateurs d'aujourd'hui contre la doctrine socialiste scientifique. Des centaines et des milliers de cercles de beaux-parleurs, artistiques, littéraires philosophiques et quelquefois politiques prospèrent sans cesse parmi l'intelligentsia petite-bourgeoise. Ils attrapent au vol telle ou telle idée, construisent toute "une théorie" à partir de ça et en vivent quelques mois ou quelques années. Les marxistes n'ont rien en commun avec ces "aventuriers de la pensée". Les révolutionnaires socialistes sont aux avant-postes d'une classe historique toute entière, le prolétariat. Ils connaissent la valeur d'une tradition durement acquise.
En ce qui concerne la dialectique, cette tradition parle d'une voix singulièrement claire et forte. Dans la mesure où ils ont donné une justification théorique à leur naufrage - et je ne parle donc évidemment pas des Millerand et des Briand - pratiquement tous les renégats de la révolution se sont engagé dans la voie de l'abandon de la doctrine sociale, économique et politique du socialisme en rejetant la dialectique. Au début de ce siècle, le social-démocrate allemand Bernstein a publié un livre contre le marxisme qui peut être considéré comme l'expression classique du réformisme. Le chapitre même dans lequel l'auteur s'essaie à démolir la dialectique comme mystique et anti-scientifique finit sur l'affirmation que la politique de Marx n'est rien d'autre que du blanquisme... Ce sont là des leçons qu'aucun révolutionnaire socialiste ne peut oublier.
Le révolutionnaire russe Hertzen a appelé la dialectique l'"Algèbre de la Révolution". C'est en réalité beaucoup plus que cela, sa valeur s'étend à toute connaissance humaine, de la société ou de la nature. Mais c'est au moins cela. Tout le socialisme scientifique la réclame. Si Marx n'avait pas trouvé dans Hegel les formes essentielles de la dialectique, il les aurait élaborées, plus ou moins complètement. Le mouvement ouvrier également, si Marx n'avait pas vécu, aurait produit un socialisme scientifique fondamentalement identique au marxisme, bien que sans doute beaucoup inférieur à lui dans sa forme. Essayer maintenant de séparer la dialectique du marxisme est une tâche aussi réactionnaire que de vouloir "purifier" le mouvement ouvrier du marxisme. Dans l'une ou l'autre de ces tentatives, les critiques se casseront le cou et ne réussiront qu'à se condamner eux-mêmes.
Le 18 février 1940.
- ↑ James Burnham, "un Dialecticien retardé," revue "Partisan", printemps 1939