Kroupskaïa est morte

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Kroupskaïa [1] ne fut pas seulement l’épouse de Lénine - ce ne fut, bien entendu, pas un hasard - elle fut aussi un être personnellement doué de grandes qualités : son dévouement à la cause, son énergie, la pureté de sa nature. Elle était incontestablement une personne de grande intelligence. Mais rien d’étonnant à ce qu’aux cotés de Lénine son sens politique n’ait pas pris de développement indépendant. Elle s’était trop souvent convaincue qu’il avait raison et s'était accoutumée à faire confiance à son grand compagnon et guide.

Après la mort de Lénine, la vie de Kroupskaïa devint extrêmement tragique : elle dut payer, pourrait-on dire, pour la part de bonheur qui lui était échue. La maladie et la mort de Lénine - cela non plus ne fut pas un hasard - coïncidèrent avec la crise de la révolution, avec le commencement de Thermidor. Kroupkaïa se trouva decontenancée. Son sens révotulionnaire lutta avec l'esprit de discipline. Elle tenta de s'opposer à la clique staliniste et fut, en 1926, pour quelque temps, dans les rangs de l'opposition. Prise de peur devant la scission, elle recula. Ayant perdu confiance en ellemême, elle ne sut trouver d'issue et la clique dirigeante fit tout pour la briser moralement.

Extérieurement, it est vrai, on lui rendit des marques d'estime, plus exactement de demi-respect. Mats à l'intérieur de l'appareil on la discrédita systématiquement, on la noircit, on l'abaissa et dans les rangs de la jeunesse communiste on répandit sur elle les bruits les plus absurdes et les plus grossiers. Staline vivait toujours dans la peur d'une protestation de sa part. Elle en savait beaucoup trop. Elle connaissait l’histoire du parti. Elle savait quelle place Statine avait occupée dans cette histoire. Toute l'historiographie moderne, qui mettait Staline de pair avec Lénine, ne pouvait manquer de lui paraître répugnante et outrageante.

Staline craignait Kroupskaïa, de même qu'il craignait Gorki[2]. La G.P.Ou[3] entourait Kroupskaïa de son anneau. Les vieux amis étaient disparus l'un après l'autre et ceux qui avaient tardé à mourir avait éte assassinés ouvertement ou secrètement. Chacun de ses pas était contrôlé. Ses articles n'étaient reproduits qu’après de longs, douloureux et humiliants pourparlers entre la censure et l'auteur. On exigeait d'elle les corrections nécessaires à la glorification de Staline ou à la réhabilitation de la G.P.Ou. Il semble bien que les plus ignobles de ces modifications furent faites contre la volonté de Kroupskaïa et même à son insu. Que pouvait faire la malheureuse femme brisée ? Totalement isolée, une lourde pierre sur le coeur, trop indécise pour agir, aux prises avec la maladie, elle menait une vie accablante. Staline a, semble-t-il, perdu un peu l'envie de mettre en scène des procès sensationnels, qui n'ont fait que le présenter en face du monde entier comme le persnnnage le plus fangeux, le plus criminel et le plus répugnant. Matgré tout, il n'est pas exclu que survienne quelque nouveau procès où les nouveaux accusés relateront comment les médecins du Kremlin, sous la direction de Yagoda[4] et de Béria[5], avaient pris une série de mesures pour accélérer la mort de Kroupskaïa. Mais, avec ou sans médecins, le régime que Staline lui avait créé à indubitablement abrégé sa vie.

Loin de nous la pensée d'accuser Nadejda Konstantinovna de n'avoir pas trouvé en elle-même la force de décision suffisante pour rompre avec la bureaucratie bonapartiste. Des esprits politiques plus indépendants ont chancelé, ont essayé de jouer à cache-cache avec l'histoire et ont péri. Kroupskaïa avait au plus haut degré le sens de la responsabilité. Elle avait un courage personnel suffisamment grand, mais il lui manquait le courage dans la pensée. Nous l'accompagnons à sa tombe avec une profonde affliction, comme la fidèle compagne de Lénine, comme une révolutionnaire irréprochable et comme l'une des plus tragiques figures de l'histoire contemporaine.

Coyoacan, D.F.

Le 4 mars 1939.

L.TROTSKY

  1. Kroupskaïa, Nadéjda Constantinova (1869-1939): Fille d'officier, militante marxiste depuis 1891, arrêtée et déportée en 1896. Epouse Lénine en 1898 et sa principale collaboratrice, partageant entre autres son exil et le libérant des tâches domestiques tout en assumant une multitude de tâches militantes. Secrétaire de rédaction de l'Iskra, elle organise son réseau clandestin de diffusion ainsi que la liaison des dirigeants bolchéviques à l'étranger avec les sections du parti en Russie. Dirige à la veille de la Première guerre mondiale avec Inéssa Armand la première revue d'émancipation féminine destinée aux ouvrières, « Rabotnitsa » (La travailleuse), qui existe encore de nos jours. Après la Révolution d'Octobre, s'occupe particulièrement des questions pédagogiques et de la gestion des bibliothèques en tant qu'adjointe du Commissaire du peuple à l'Instruction publique, Lounatcharsky. Membre de Commission centrale de contrôle du Parti bolchévique, elle est aussi membre de l'opposition unifiée jusqu'à sa capitulation devant Staline-Boukharine en 1927.
  2. Gorki, Maxime, nom de plume d'Alexis Maximovitch Pechkov (1868-1936): écrivain, éditeur et dramaturge réaliste-romantique. A connu une enfance misérable et exercé de nombreux métiers avant de devenir journaliste et écrivain au début des années 1890. D'abord proche des populistes, il soutient ensuite le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) et sa fraction bolchévique. Participe activement à la révolution de 1905. Arrêté puis libéré par une campagne internationale, il part en exil, d'abord aux Etats-Unis, puis s'installe à Capri en Italie jusqu'à son retour en Russie en 1913 à la faveur d'une amnistie. Participe au Ve Congrès du POSDR à Londres (1907) où il fait la connaissance de Lénine. Organise à Capri une école de cadres ouvriers avec Bogdanov et Lounatcharsky (1909). Après la Révolution d'Octobre, s'oppose d'abord farouchement aux bolchéviques avant de les soutenir de manière moins critique à la suite de l'attentat contre Lénine à l'été 1918. Souffrant, il quitte la Russie en 1921 et s'installe à nouveau dans un semi-exile en Italie (1923). Revient périodiquement en URSS à partir de 1927 et s'y installe définitivement, comblé d'honneurs par Staline, à partir de 1932. Il chante les louanges du régime et occupe une place centrale dans la création de la littérature soviétique et du « réalisme socialiste ». Meurt officiellement d'une pneumonie en juin 1936, certains historiens évoquant la possibilité d'un empoisonnement.
  3. La Guépéou (Gossoudarstvénnoïe polititcheskoié oupravlénié : Direction politique d’État) ; police politique de l'URSS créée en 1922 à partir de la Tchéka (Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage) et dépendant comme elle directement du Conseil des Commissaires du peuple jusqu'en 1934, date où elle est englobée dans le NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures).
  4. Yagoda, Guenrikh Grigoriévitch (1891-1938), membre du Parti bolchévique depuis 1907 et du CC depuis 1934. A participé à l'insurrection armée d'Octobre, puis a rejoint la Tchéka. Adjoint à la Guépéou de Dzerjinski en 1924, puis de Menjinski en 1926, Commissaire du Peuple aux Affaires intérieures entre 1934 et 1936, il orchestre la première vague de la Grande Terreur et des Procès de Moscou avant d'en être victime à son tour en étant arrêté, jugé et exécuté en 1938.
  5. Béria, Lavrenti Pavlovitch (1899-1953), géorgien, membre du Parti bolchévique depuis 1917, agent puis dirigeant de la Tchéka et du Guépéou dans le Caucase (1921-1931), premier secrétaire du parti géorgien (1931), remplace Iéjov à la tête du NKVD de 1938 à 1948. Dirige le développement de la bombe atomique soviétique. Après la mort de Staline, perd tous ses postes et est exclu du Parti en 1953 avant d'être arrêté et immédiatement exécuté pour « espionnage ».