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Special pages :
Joseph Staline, le nouvel ami de Hitler
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 22 septembre 1939 |
Staline personnellement n’est pas un lâche, mais sa politique reflète la peur des parvenus privilégiés pour leur propre avenir. Staline n’a jamais eu dans les masses la moindre confiance, mais, maintenant, il a peur d’elles. Son alliance avec Hitler, qui a étonné presque tout le monde, découlait inéluctablement de sa peur de la guerre. Il était possible de la prévoir, mais il aurait fallu que les diplomates changent leurs lunettes à temps. L’auteur de ces lignes, en particulier, a prédit cette alliance. Mais ces messieurs les diplomates, qui sont de simples mortels, préfèrent les prédictions vraisemblables à celles qui sont exactes. Bien entendu, une alliance avec la France, l’Angleterre, les États-Unis, serait avantageuse pour l’U.R.S.S. en cas de guerre. Mais ce que le Kremlin voulait avant tout, c’était éviter la guerre. Staline sait que si l’U.R.S.S., alliée aux démocraties, sortait victorieuse du conflit, le peuple russe en profiterait très certainement pour affaiblir et renverser l’oligarchie au pouvoir. Pour le Kremlin, le problème n’est pas de trouver des alliés avec lesquels gagner la guerre, mais de l’éviter. Ce n’est possible qu’en gagnant l’amitié de Berlin et de Tokyo Tel a été l’objectif de Staline depuis l’arrivée des nazis au pouvoir.
Il est également impossible de fermer les yeux sur le fait que ce n’est pas Chamberlain, mais Hitler, qui en a imposé à Staline. Chez le Führer, Staline trouve non seulement ce qu’il a, mais ce qui lui manque. Hitler, pour le meilleur et pour le pire, a été l’instigateur d’un grand mouvement. Ses idées, pour misérables qu’elles soient, ont réussi à réunir des millions d’hommes. C’est ainsi que s’est créé un parti qui a donné à son chef un pouvoir sans précédent dans aucun pays. Hitler aujourd’hui, en combinant l’initiative, la perfidie et l’épilepsie politique, ne prépare rien de moins que la reconstruction du monde à son image.
Ce n’est pas Staline qui a créé l’instrument. C’est l’appareil qui a fait Staline. Mais un appareil, pas plus qu’un pianola, ne peut remplacer la puissance créatrice de l’homme. La bureaucratie est tout imprégnée de l’esprit de médiocrité. Staline est la plus brillante médiocrité de la bureaucratie soviétique. Sa force réside dans le fait qu’il possède l’instinct d’auto-conservation de la caste dirigeante, avec plus de fermeté, plus de résolution et de façon plus impitoyable que quiconque. Mais c’est aussi sa faiblesse. Il est très perspicace à court terme, mais aveugle à l’échelle de l’histoire. Tacticien clairvoyant, il n’est pas un stratège. Son attitude en 1905, pendant la grande guerre et en 1917, l’a clairement montré. Staline a conscience de sa médiocrité. D’où son besoin d’être flatté. D’où sa jalousie à l’égard de Hitler et une secrète déférence vis-à-vis de lui.
Selon le rapport de l’ancien chef de l’espionnage soviétique en Europe, Krivitsky, la purge organisée par Hitler en juin 1934 dans les rangs de son propre parti produisit sur Staline une énorme impression. « Voilà un chef », se disait l’inactif dictateur du Kremlin. Il n’est pas douteux que, depuis, il a imité Hitler. Les sanglantes purges en U.R.S.S., la farce de la « Constitution la plus démocratique du monde » et, finalement, la récente invasion de la Pologne, tout cela fut inspiré à Staline par le génie allemand aux moustaches à la Charlie Chaplin.
Les avocats internationaux du Kremlin — parfois aussi ses adversaires — ont essayé de démontrer une ressemblance entre le pacte Staline-Hitler et la paix de Brest-Litovsk en 1918. C’est une supercherie. Les négociations de Brest-Litovsk ont été menées ouvertement, sous les yeux de l’humanité entière. L’État soviétique ne disposait à l’époque d’aucun bataillon capable de se battre. L’Allemagne attaquait la Russie, s’emparant des provinces et du matériel militaire. Le gouvernement de Moscou n’avait aucune autre solution que de conclure la paix que nous avons nous-mêmes ouvertement qualifiée de capitulation d’une révolution désarmée devant un pillard redoutable.
Et aujourd’hui ? Le pacte a été conclu alors qu’existe une armée soviétique de plusieurs millions d’hommes. L’objectif immédiat du traité était de faciliter à Hitler l’invasion de la Pologne. Finalement, l’intervention de l’Armée rouge sous le couvert de la « libération », de 8 millions d’Ukrainiens et de Biélorussiens, a conduit à l’asservissement de 24 millions de Polonais. Les deux pactes s’opposent donc radicalement. Le Kremlin vise avant tout, en occupant l’Ukraine occidentale et la Biélorussie, à donner à la population de l’U.R.S.S. une compensation patriotique pour cette alliance avec Hitler qui lui fait horreur.
Mais Staline a également une raison personnelle pour envahir la Pologne : comme presque toujours, il s’agit d’une vengeance. En 1920, Toukhatchevsky, le futur maréchal, fit marcher ses troupes sur Varsovie. Le futur maréchal Egorov avançait en direction de Lemberg (Lvov). Avec Egorov se trouvait Staline. Quand il devint évident que Toukhatchevsky était menacé par une contre-attaque sur la Vistule, l’état-major de Moscou donna l’ordre à Egorov de faire mouvement vers le nord, dans la direction de Lublin, pour venir en aide à Toukhatchevsky. Mais Staline craignit que Toukhatchevsky, après avoir pris Varsovie, s’empare également de Lemberg, le privant ainsi de la tâche qui lui avait été confiée. Abrité derrière l’autorité de Staline, Egorov n’exécuta pas les ordres de l’état-major général. Ce ne fut qu’au bout de quatre jours, quand la situation de Toukhatchevsky apparut dans toute sa gravité, que les armées d’Egorov tournèrent vers le nord, en direction de Lublin. Il était déjà trop tard. C’était la catastrophe. Dans les hautes sphères du parti et de l’armée, tout le monde savait que le responsable de l’échec de Toukhatchevsky, c’était Staline. Aujourd’hui, l’invasion de la Pologne et la prise de Lemberg sont donc pour Staline une revanche de la grave défaite de 1920.
La supériorité du stratège Hitler sur le tacticien Staline est évidente. Avec la campagne de Pologne, Hitler accroche Staline à sa locomotive, le prive de toute liberté de manœuvre, le discrédite et, accessoirement, abat le Comintern. Personne ne va dire que Hitler est devenu communiste. Chacun dit que Staline est devenu un agent du fascisme. Mais, même au prix d’une alliance humiliante de trahison, Staline n’a pas réussi à sauver son principe de paix.
Aucune nation civilisée n’échappera à ce cyclone, aussi strictes et sages que puissent être les lois de la neutralité. L’Union soviétique est la dernière à pouvoir y échapper. A chaque étape nouvelle, Hitler aura des exigences toujours plus importantes à l’égard de Moscou. Aujourd’hui, il offre, à titre de sauvegarde provisoire, la « Grande Ukraine » à son ami du Kremlin. Demain, il posera la question de savoir qui doit être le maître de l’Ukraine. Staline et Hitler n’ont que peu de respect pour les traités. Combien de temps durera un traité entre eux? Le caractère sacré des obligations internationales sera définitivement dissous dans les nuées de gaz asphyxiant. « Chacun pour soi », telle sera la devise des gouvernements, des nations et des classes.
De toute façon, l’oligarchie moscovite ne survivra pas à cette guerre dont elle a si peur. La chute de Staline ne servira pas toutefois Hitler qui se comporte avec l’infaillibilité d’un somnambule qui marche vers l’abîme. Hitler ne réussira pas à reconstruire la planète, même avec l’aide de Staline. Ce sont d’autres qui le feront.