Jean-Paul Sartre, le léninisme et le stalinisme

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Dans l'immense conflit qui se développe dans le monde il faut se situer dans l'un des deux camps, l'idée d'un « troisième camp » est une illusion. L'expérience qui apparaît déjà lointains du R.D.R. semble, à ce point de vue, avoir eu quelque valeur pour J.-P. Sartre. Depuis lors, ses écrits expriment de plus en plus qu'il se place dans le camp des masses, des exploités, d'où non seulement le déchaînement des hommes-liges ds la pire réaction, mais aussi des ruptures entre lui et les personnalités de « gauche » des milieux intellectuels et littéraires qui s'alignent dans le camp impérialiste. Tous les militants révolutionnaires ne peuvent que saluer l'évolution de la pensée et l'attitude de Sartre à ce sujet. Mais le problème n'est pas encore résolu quand la distinction fondamentale des camps en lutte est affirmée. Sartre veut, par ses écrits, servir la cause des masses en lutte qui est la cause de l'humanité. Mais la forme de combat qu'il mène, le combat des idées, ne peut être efficace que si ses idées sont correctes dans leur ensemble, et pas seulement sur un seul point, ci important soit-il. Le camp anti-impérialiste, anticapitaliste ne constitue pas un tout homogène, aux intérêts identiques et au comportement semblable. Des problèmes se trouvent ainsi soulevés sur lesquels, loin de s'affirmer vigoureusement, la pensée de Sartre titube et est désarmée devant le stalinisme.

A la suite des événements de mai-juin (manifestation contre Ridgway, arrestation de Duclos, échec de la grève du 4 juin), Sartre prend la défense des travailleurs qui se sont battus avec des bâtons contre les forces policières. Dans la première partie d'une étude intitulée « Les communistes et la paix », parue dans le numéro de juillet des Temps Modernes, il dénonce l'hypocrisie de ces rédacteurs du Figaro qui se prétendent amis de la classe ouvrière et la futilité des réformistes avec leurs espoirs grotesques dans ce qu'il appelle « le parti D.H.S. (démocratique, hardi, social) ». Mais « les communistes et la paix » contient bien autre chose qu'une solidarité avec l'action de l'avant-garde ouvrière. Nous espérions pouvoir écrire le présent article après avoir lu l'ensemble de l'étude de Sartre ; il n'en est pas ainsi car entretemps, les Temps Modernes ont fait place à la correspondance Camus-Sartre mettant fin à une amitié personnelle qui existait malgré de grandes divergences philosophiques. Cette rupture est un produit de la tension internationale. La « guerre froide » est aussi une guerre globale. Dans ce débat, tous les révolutionnaires se trouvent nécessairement avec Sartre du même côté de la barricade. Et cependant, en examinant les choses de près, on s'aperçoit que, partant tous deux de « l'homme » et de préoccupations morales abstraites, Sartre et Camus — tout en aboutissant dans des camps mortellement opposés — rejoignent d'une même incompréhension profonde de la classe en tant que force sociale et de ses rapports, avec ses partis et directions politiques. Sur Sartre et Camus pèse la situation internationale telle qu'elle se traduit dans la société française plus particulièrement, la classe ouvrière en France se trouvant en majorité avec le Parti communiste. Dans cette situation, Sartre et Camus en fait partent tous deux de la même équation : masses ouvrières = Parti communiste. Révolté par le stalinisme qui dirige le P.C., Camus tourne son animosité envers ce parti en hostilité aux masses et au socialisme. Par contre Sartre, prenant fait et cause pour les masses, en arrive à se prononcer pratiquement pour la politique du P.C., pour la politique du Kremlin —ce qui n'est pas précisément rendre service à la cause du socialisme.

D'où vient chez Sartre un tel développement de la pensée ? En plusieurs occasions, il a rendu hommage à Marx tout en se défendant d'être marxiste. Mais la participation à la lutte sociale — sur le plan des idées où milite Sartre, et c'est un plan qui n'est nullement négligeable — exige plus qu'un large coup de chapeau à Marx. Une morale, une philosophie ne peuvent servir de méthode sociologique. La classe ouvrière, les partis ouvriers, les Etats ouvriers, leur direction, ne relèvent pas de considérants éthiques ou psychologiques, mais de la méthode d'analyse marxiste. Dans la complexité des événements que nous vivons, Sartre qui, au fond, n'a pas de méthode sûr» d'investigation et se livre dans ce domaine à des impulsions manquant de coordination s'en tire finalement en simplifiant le plus possible, par une identification des masses, du parti dirigeant ces masses en France, et de la politique du Kremlin. Quand il y a un hiatus entre ces divers éléments, il y voit plutôt quelque chose d'accidentel, et ne pense pas à chercher les causes sociales d'un tel état de choses.

Sartre bâtit une bonne partie de son article sur une citation de Lénine dans laquelle il voit beaucoup plus de chose et tout autre chose qu'elle ne contient. Il reproduit un long extrait du dernier article publié de Lénine, paru dans la Pravda, du 2 mars 1923. Dans cet article « Moins mais mieux » qui est essentiellement consacré aux problèmes intérieurs de l'Union soviétique à cette date, Lénine observe qu'il ne sera pas facile de tenir jusqu'à la victoire de la révolution socialiste dans les pays plus avancés, il examine les conditions internationales et, voyant l'inévitable conflit entre les puissances impérialistes de l'Occident et les soulèvements de l'Orient, il définit ce qu'il faut faire en U.R.S.S. pour « subsister » jusqu'à ce conflit. Lénine ne traite nullement de la politique extérieure de l'Union soviétique, cependant Sartre y a non seulement découvert un guide de la diplomatie soviétique, mais il ajoute même : « Je ne vois pas que Staline ait suivi d'autre politique ». La politique de Sartre ignore l'histoire et il se permet ainsi de donner à un texte une valeur en soi. Les marxistes qui attachent beaucoup d'importance aux textes, surtout aux textes de Lénine, ne manquent toutefois pas de connaître l'histoire des documents auxquels ils se réfèrent. S'il avait agi ainsi, Sartre eut commencé par apprendre ceci au sujet du dernier article publié sous la signature de Lénine :

Quel fut cependant l'accueil que le Bureau Politique fit au projet de réorganisation de l'inspection ouvrière et paysanne proposé par Lénine ? Boukharine ne se décida pas à insérer l'article de Lénine qui, de son côté, insistait sur son insertion immédiate. Kroupskaya m'informa de cet article par téléphone et me demanda d'intervenir en vue d'en hâter la publication, Au Bureau Politique qui, sur ma proposition, fut convoqué sur le champ, tous les présents : Staline, Molotov, Kouibichev, Rykov, Kalinine, Boukharine, se prononcèrent non seulement contre la plan de Lénine, mais même contre la publication de l'article. Les membres du secrétariat élevèrent des objections particulièrement vives et catégoriques. Étant donné les pressantes demandes de Lénine pour que l'article lui fut montré imprimé, Kouibichev le futur Commissaire du Peuple à l'Inspection ouvrière et paysanne, proposa à cette séance du Bureau Politique, de faire paraître un seul exemplaire d'un numéro spécial de la Pravda avec l'article de Lénine, afin de le tranquilliser tout en cachant l'article au Parti. Je démontrai que la réforme radicale proposée par Lénine était en soi progressive, à condition bien entendu qu'on la réalisa rationnellement — mais que si même on devait avoir à l'égard de cette proposition une attitude négative, il serait ridicule et absurde de tenir le Parti dans l'ignorance des propositions de Lénine... Kamenev qui arriva avec un retard de plus d'une heure à la séance du Bureau Politique fut seul à me soutenir. Le principal argument en faveur de la publication de la lettre était que, de tout façon, on ne parviendrait pas à cacher l'article de Lénine au Parti.

(L. Trotsky, d'une lettre au Comité Central et a la Commission centrale de contrôle, 23 octobre 1923.)

La fidélité de Staline, si son point de vue avait prévalu à l'époque, aurait commencé par laisser dans l'oubli cet article dont, depuis bientôt trente ans, il se serait inspiré ! S'il avait su cela, Sartre eut certainement été plus prudent avant de se servir de ce texte pour identifier la politique de Staline à celle de Lénine.

Nous pourrions revoir toute la politique extérieure de Staline et, plus précisément, la politique du Parti communiste de l'U.R.S.S. et de l'Internationale communiste depuis trente ans et chercher en vain la moindre justification de celle-ci chez Lénine. La prudence peut justifier bien des actes de l'Etat soviétique en politique internationale, elle ne saurait justifier que le P.C. de l'U.R.S.S. et les Partis communistes dans le monde souscrivent automatiquement à ces actes et les célèbrent comme des victoires du socialisme. A cet égard la pacte germano-soviétique de 1939 et ensuite l'alliance de l'Etat soviétique avec les impérialismes américain et anglais sont tout aussi légitimes que la signature du traité de Brest-Litovsk en 1918. Mais celui-ci n'a jamais été présenté par le Parti bolchevik cornue une victoire et les communistes allemands pendant la première guerre mondiale n'ont pas été invités à le ratifier.

Prenons un autre exemple beaucoup plus clair encore, puisque Sartre en fait état en ces termes :

Entre 1944 et 1947 le P.C. a aidé la classe bourgeoise à reconstruire son appareil étatique : c'est qu'il comptait se servir du parlementarisme pour s'emparer du pouvoir et, par là même, pour le transformer ; mais il demeurait fidèle à la doctrine léniniste selon laquelle la puissance de la classe ouvrière ne se manifeste vraiment que sur le terrain de la lutte de classes.

Le P.C.F. ne fut pas le seul P.C. à aider la classe bourgeoise à reconstruire son appareil étatique de 1944 à 1947. Ce fut une politique internationale du stalinisme, liée aux accords de Téhéran, Yalta et Potsdam. L'Etat bourgeois est par terre, on entre dans un ministère (sous la direction de de Gaulle) pour le remettre debout, afin de pouvoir passer parlementairement au socialisme. Fidélité au léninisme, vous dis-je ! On demande aux ouvriers de produire à tour de bras et on décrète la grève « arme des trusts ». C'est toujours la fidélité au léninisme !

Sartre, par certains passages de son article, nous montre qu'il a lu Lénine sur la démocratie bourgeoise, son côté formel, sa façon de duper les masses. N'en tire-t-il aucune leçon sur la façon d'instaurer le pouvoir prolétarien ? Qu'il relise les thèses de Lénine au 1er Congrès de l'I.C. (1919) sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne :

… Ce serait la plus grande sottise de croire que la révolution la plus profonde dans l'histoire de l'humanité, que le passage du pouvoir, pour la première fois ou monde, d'une minorité d'exploiteurs à la majorité d'exploités, puisse se produire dans les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire, puisse se produire sans brisures nettes, sans que se créent de nouvelles institutions incarnant ces nouvelles conditions de vie, etc.

En 1944-1945, la fidélité au léninisme, c'eut été de renforcer les nouvelles institutions (milices ouvrières patriotiques, comités...). Le stalinisme a contribué à recréer les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire. Indépendamment de toute compréhension du léninisme, le bon sens devrait inciter à chercher pourquoi Staline servit les bourgeoisies occidentales et empêcha les travailleurs de poursuivre leur révolution. La seule réponse qu'on trouve chez Sartre, c'est que cela suppose une « confiance » dans un appareil centralisé et qu'on admet « que les sacrifices consentis étaient légitimes ». C'est une explication un peu maigre. Et Sartre ne se doutait guère en écrivant son étude que, dans le Bureau Politique du P.C.F., il y avait au moins deux membres qui faisaient des réserves sur cette prétendue « fidélité » au léninisme des années de la « Libération ».

Toujours à propos de la guerre mondiale numéro 2, et des sacrifices légitimes consentis, Sartre met en cause les trotskystes :

Il faudrait soutenir d'abord que le conflit de 1940 ne fut qu'une guerre impérialiste. C'est ce que pensent les trotskystes et ils sont conséquents puisqu'ils condamnèrent la Résistance en 1942.

Jamais les trotskystes n'ont dit que la deuxième guerre mondiale n'était qu'une guerre impérialiste, pour la simple raison qu'ils n'ont à aucun moment mis l'U.R.S.S. sur le même plan que les Etats impérialistes de l'un ou l'autre camp. Nous avons toujours distingué la guerre menée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne contre l'Allemagne de la guerre menée par l'U.R.S.S. contre l'Allemagne. Sartre pense-t-il que Roosevelt ef Churchill faisaient la guerre pour la défense de l'U.R.S.S. ? Et que le Kremlin était intéressé à l'extension de l'impérialisme américain au Japon ? Ces deux questions — dont les réponses sont évidentes — montrent que l'alliance contre Hitler exprimait, sur le plan des gouvernements et des Etats, la combinaison très temporaire d'une guerre interimpérialiste avec une guerre de défense de l'U.R.S.S. contre une coalition impérialiste. Parce qu'ils avaient ainsi analysé la guerre, les trotskystes en déduisirent leur attitude : pour la défense de l'U.R.S.S., mais pas pour l'union sacrée avec leur bourgeoisie, même avec la partie de celle-ci qui s'alliait temporairement à l'U.R.S.S. C'est cette position qui se traduisait dans l'attitude des trotskystes qui — Sartre omet de le dire et il est désagréable d'avoir à le lui faire remarquer — ont mené une lutte clandestinelourde de sacrifices contre le nazisme et Vichy. Les trotskystes ont été les premiers à prôner cette lutte, cette résistance, mais ils ont refusé de s'intégrer dans ce qui était organisé par le B.C.R.A. et l'Intelligence Service, ils ont refusé de souscrire à une combinaison politique dans laquelle il fallait accepter la direction de la bourgeoisie.

Dans cet exemple, Sartre il est vrai se montre conséquent avec lui-même dans sa simplification sociologique. Il identifie le mouvement communiste de masse avec sa direction stalinienne, comme il identifie la résistance d'hier avec la direction de celui-ci. Pour reconnaître le mouvement, il lui faut reconnaître la direction du moment. Il pourrait résumer sa pensée en paraphrasant uns phrase célèbre : le mouvement n'est rien, la direction est tout. Pour sa défense, Sartre — après bien d'autres — mentionnera « Que faire ? » de Lénine. Le mouvement ouvrier spontanément ne peut sortir du cadre de la société bourgeoise, du cadre de la lutte contre les conséquences de cette société sur son existence, et ce sont les intellectuels qui doivent introduire dans ce mouvement l'idéologie socialiste pour l'amener à lutter contre la cause, contre le régime capitaliste. Dans « Que faire ? » qui est une polémique contre les tendances économistes qui, à l'époque, niaient en Russie le rôle du Parti révolutionnaire Lénine a effectivement exprimé une telle idée. Mais, quelques années plus tard, sans revenir le moins du monde sur la justesse de sa lutte contre les économistes, il reformulait plus précisément sa pensée sur cette question du développement du mouvement ouvrier. Voici ce qu'il écrivait en 1907 dans une préface à un recueil où se trouvait réédité « Que faire ? » :

L'erreur fondamentale de ceux qui polémiquent aujourd'hui contre « Que faire ? » est qu'ils détachent cette œuvre du contexte d'un milieu historique donné, qu'ils éliminent complètement une période de développement donnée de notre Parti aujourd'hui depuis longtemps dépassée... Cette victoire (de l'idée des révolutionnaires professionnels) eut été impossible si on ne l'avait pas en son temps mise au premier plan, si on ne l'avait pas propagée aux gens d'une manière « exagérée »...

La précondition de ce succès (la consolidation du Parti) était naturellement la circonstance que la classe ouvrière, dont l'élite créa la social-démocratie, se caractérisait grâce à des causes économiques objectives des autres classes de la société capitaliste par la plus grande capacité d'organisation. Sans cette précondition l'organisation de révolutionnaires professionnels eut été un jeu, une aventure, une simple enseigne, et la brochure « Que faire ? » insiste à plusieurs reprises que l'organisation de révolutionnaires professionnels préconisée par elle n'a de sens qu'en liaison avec « la classe réellement révolutionnaire et entrant élémentairement dans la lutte. Mais le maximum de capacité de se rassembler comme classe existant objectivement dans le prolétariat se réalise par des êtres vivants et pas autrement que dans des formes d'organisation définies.

(Œuvres complètes, édition allemande. Tome XII.)

Le mouvement socialiste n'est pas le produit d'une incursion d'intellectuels dans le mouvement spontané de la classe ouvrière. Le marxisme a triomphé dans le mouvement ouvrier parce qu'il est lui-même un produit de celui-ci. Quant à la direction du mouvement ouvrier dans un pays donné, c'est un produit de nombreux facteurs historiques à un moment donné, et non l'incarnation de l'idée du socialisme. Sartre ne s'est certainement jamais demandé pourquoi, suivant les pays, la majorité de la classe ouvrière suit telle ou telle direction. Si le mouvement politique de la classe ouvrière était le fruit de telle ou telle intervention d'intellectuels dans le mouvement ouvrier spontané, on ne s'expliquerait nullement une telle situation. Pourquoi l'I.C. na-t-elle pas réussi en ses premières années, sous la direction de Lénine et Trotsky à gagner la classe ouvrière dans le monde ? Staline aurait-il mieux enseigné le socialisme aux travailleurs de France ? La direction d'une classe à un moment donné est le produit de nombreux facteurs, mais la classe ouvrière ne peut parvenir à une direction qui représente non son expérience à un moment donné mais ses intérêts fondamentaux qu'à travers une expérience prolongée. Si Sartre avait saisi cela il n'aurait pas identifié la classe ouvrière française au stalinisme pas plus qu'on ne peut identifier la classe ouvrière anglaise à Atlee ou Bevan, ou la classe ouvrière américaine à ses dirigeants d'aujourd'hui qui servent en même temps les intérêts du State Department.

Sartre attribue à Staline une fidélité, une sagesse léniniste en matière de politique extérieure. Nous avons vu que l'on en est bien loin. Mais Sartre pourrait-il expliquer également par la fidélité au léninisme bien des aspects de la politique intérieure de Staline : par exemple, les grandes inégalités sociales, l'absence de droits politiques à la classe ouvrière, le travail forcé, les épurations monstrueuses, sans parler du dogme du « réalisme socialiste » dans le domaine littéraire et artistique, et du triomphe de la théorie de Lyssenko assuré en fermant les laboratoires des savants qui ne la partageaient pas ? Nous ne posons pas cette question au nom d'une morale abstraite. Nous sommes pour défendre l'U.R.S.S. malgré tous les aspects infernaux du régime stalinien ; mais nous pensons aussi que, pour bien défendre l'U.R.S.S., notamment dans les milieux intellectuels où les Rousset spéculent sur une morale abstraite, il faut expliquer la source de ces monstruosités du régime stalinien et indiquer le moyen de les éliminer. Sartre a raison de dire à Camus ; que l'on exploite le Turkmène pour justifier les crimes contre le Malgache. Mais les crimes contre les peuples colonisés s'expliquent par l'exploitation et l'oppression impérialistes. Il ne suffit pas pour répondre à Camus d'invoquer le Malgache. Il faut expliquer le Turkmène, etc. Des aspects aussi importants du régime stalinien ne peuvent s'expliquer par des fantaisies individuelles ni être acceptés au nom d'une confiance en des sacrifices consentis légitimement. Il faut une explication sociologique valable, non la pseudo fidélité de Staline à un texte de Lénine qu'il voulait dissimuler.

Si nous revenons à ce texte, c'est précisément que Sartre en le lisant est passé à côté de l'explication du régime actuel en U.R.S.S. Car que trouve-t-on dans « Moins mais mieux » qui gênait tant Staline lorsqu'il fut question de le publier ? Dans cet article comme dans tous les derniers écrits de Lénine on voit la préoccupation suivante : la révolution a été isolée en U.R.S.S., c'est un pays à prédominance paysanne, très arriéré, la classe ouvrière épuisée de nombreux sacrifices connaît une baisse d'activité politique, l'Etat se bureaucratise, le Parti aussi, des forces sociales nouvelles tendent à prendre le dessus, comment maintenir l'Etat ouvrier en attendant la reprise de la montée révolutionnaire dans le monde, comment garantir la primauté du prolétariat.

Ce qui gênait Staline, c'est non seulement les phrases visant l'Inspection ouvrière et paysanne qu'il dirigeait (« Tout le monde sait qu'il n'est point d'institutions plus mal organisées que celles relevant de notre Inspection ouvrière et paysanne, et que dans les conditions actuelles on ne peut rien exiger de ce Commissariat ») mais c'est que tout l'article vise à combattre la bureaucratie soviétique montante, dont il se sentait confusément le porte-parole. S'il avait fait sienne la méthode d'investigation marxiste, Sartre aurait pu à partir de cet article de Lénine non pas découvrir la fidélité léniniste de Staline, mais l'explication de la lutte formidable qui se développa dans le Parti bolchevik après la mort de Lénine, son contenu social, et il aurait pu comprendre le pourquoi des infamies du régime stalinien. Il n'aurait pas ainsi mélangé le stalinisme et le léninisme et sa participation à la lutte mondiale pour le socialisme eut été beaucoup plus effective.

Le cas de Sartre soulève une question : comment des gens dont le domaine de travail est avant fout le domaine des idées, peuvent-ils se laisser prendre à cette fausse prétention des staliniens qu'ils sont fidèles au léninisme ? Les textes abondent littéralement qui prouvent le contraire d'une façon absolument irréfutable. L'ignorance de certains de ces textes peut s'admettre, de tous non. Comment se fait-il que, malgré cela, très sincèrement des intellectuels puissent assimiler le stalinisme au léninisme dans un domaine quelconque ?

La raison en est simple. Les intellectuels pensent très souvent qu'ils jugent les idées en elles-mêmes, abstraction faite des conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent par rapport à ces idées. Mais au fond, ils sont, peut-être plus que toute autre couche sociale, sensibles aux forces matérielles organisées qui sont liées aux idées. Cela est même particulièrement vrai pour les idéalistes. La pensée de Lénine a été ignorée ou méconnue de la plupart des intellectuels, non seulement pendant les années qui précédèrent 1917, mais aussi pendant bien des années après, alors qu'une avant-garde ouvrière dans le monde la faisait sienne. Ce n'est que lorsque l'U.R.S.S. sortit de la deuxième guerre comme une grande puissance et que, dans certains pays, les P.C. se furent puissamment développés que les intellectuels attachèrent de l'importance aux idées qui étaient liées au communisme et à l'Union soviétique. Mais là encore le même phénomène se produit. Il y bien sûr eu une lutte Staline-Trotsty, on sait que Staline a monté des procès qui n'étaient que des machinations sans fondement. On ne croit pas les accusations infâmes de Staline, nais on prête l'oreille à ses prétentions théoriques, parce que les organisations contrôlées par lui sont numériquement fortes et que les organisations trotskystes sont extrêmement petites. On veut servir la cause des exploités, on sert le stalinisme et on dessert le léninisme. Mais nous sommes dans une période où, contrairement à ce que pense Sartre, la classe ouvrière n'est pas en reflux. Dans sa lutte contre le capital, elle brisera aussi l'emprise bureaucratique stalinienne et permettra que de nombreux intellectuels comprennent le léninisme, se dissocient du stalinisme, et saisissent mieux les rapports qui existent entre le mouvement ouvrier et ses directions. Elle les amènera peut-être aussi un jour à rejeter des philosophies petites bourgeoises en faveur du marxisme.