Information judiciaire contre la Nouvelle Gazette rhénane (2)

De Marxists-fr
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Cologne, 10 juillet

Hier onze typographes de notre journal et M. Clouth ont été cités comme témoins et doivent se présenter, mardi 11 juillet, au bureau du juge d'instruction. Il s'agit toujours de déceler l'auteur de l'article mis en cause. Nous nous souvenons qu'au temps de l'ancienne Rheinische Zeitung[1], au temps de la censure, et du ministère Arnim, on ne procéda ni à une perquisition, ni à l'interrogatoire des typographes et du propriétaire de l'imprimerie lorsqu'on voulut déceler l'auteur du fameux « projet de loi sur le divorce[2] ». Depuis cette époque, nous avons, il est vrai, vécu une révolution, qui a le malheur d'être reconnue par M. Hansemann.

Il nous faut revenir encore une fois sur la « réplique » de M. le procureur Hecker du 6 juillet. M. Hecker dans cette réplique nous inflige un démenti, à propos de l'une ou de l'autre des déclarations qu'on lui attribue. Nous avons peut-être maintenant en mains les moyens de rectifier la rectification; mais qui nous garantit que dans ce combat inégal, on ne nous répondra pas encore une fois par le paragraphe 222 ou le paragraphe 367 du Code pénal ?

La réplique de M. Hecker se termine sur les mots suivants :


« Les diffamations contenues dans l'article (daté de Cologne, 4 juillet), outrageantes pour M. le procureur général Zweiffel et pour les gendarmes qui ont opéré l'arrestation, trouveront leur appréciation au cours de l'information judiciaire qui sera ouverte à cet effet. »

Leur appréciation ! Les couleurs noir-rouge-or[3] ont trouvé leur « appréciation », au cours des « informations judiciaires » ouvertes sous le ministère Kamptz[4] !

Consultons le code pénal. Nous lisons au paragraphe 367 :


« Est coupable du délit de diffamation, quiconque a, dans des lieux publics, ou dans un document authentique et public, ou dans un écrit imprimé ou non imprimé qui a été affiché, vendu ou distribué, accusé quelqu'un de faits tels que, s'ils étaient vrais, ils exposeraient celui qui les aurait commis, aux poursuites de la police criminelle ou de la police correctionnelle, ou bien seulement au mépris ou à la haine des citoyens. »

Paragraphe 370 :


« Si le fait qui constitue le chef de l'accusation est prouvé de façon légale, l'auteur de l'accusation est exempt de toute peine. Ne sera considérée comme preuve légale, que celle qui découle d'un jugement ou de tout autre document authentique. »

Pour éclairer ce paragraphe, nous y joignons encore le paragraphe 368 :


« En conséquence, lorsque l'auteur de l'accusation sera entendu pour sa défense il ne sera pas requis de faire la preuve; il ne pourra pas davantage alléguer pour se disculper, que les pièces justificatives ou que le fait sont notoires, ou bien que les accusations, qui ont donné lieu à la poursuite, ont été transcrites ou extraites de journaux étrangers ou autres textes imprimés. »

L'époque impériale, et son despotisme particulièrement raffiné, se manifeste clairement dans ces paragraphes.

Selon le bon sens ordinaire, quelqu'un est diffamé si on l'accuse de faits imaginaires, mais selon le sens extraordinaire du code pénal, il y a diffamation si des faits réels vous sont reprochés, des faits dont la preuve peut être faite: il suffit qu'elle ne puisse l'être de façon exceptionnelle, que ce ne soit pas par un jugement, par un document officiel. Vertu magique des jugements et des documents officiels ! Seuls des faits condamnés, attestés officiellement sont des faits vrais, des faits réels. Un code a-t-il jamais diffamé plus rudement le bon sens le plus commun ? La bureaucratie a-t-elle jamais dressé une telle muraille de Chine entre elle et le public ? Couverts par le bouclier de ce paragraphe, fonctionnaires et députés sont invulnérables comme des rois constitutionnels. Ces messieurs peuvent commettre autant de faits qu'ils voudront « les livrant, à la haine et au mépris des citoyens », ces faits ne doivent être ni énoncés, ni écrits, ni imprimés sous peine de perdre ses droits civiques, avec amende ou emprisonnement de rigueur. Vive la liberté de la presse et la liberté d'expression, atténuées par les paragraphes 367, 368, 370 ! Vous êtes incarcéré illégalement. La presse dénonce l'illégalité. Résultat : la dénonciation trouve son « appréciation », au cours d'une « information judiciaire » pour « diffamation » de l'honorable fonctionnaire qui a commis l'illégalité, à moins qu'un miracle ne se produise, et que sur l'illégalité qu'il commet aujourd'hui, un jugement n'ait été prononcé hier.

Rien d'étonnant à ce que les juristes rhénans, et parmi eux, le représentant du peuple Zweiffel, aient voté contre une commission de Pologne dotée de pleins pouvoirs ! De leur point de vue, les Polonais devaient pour « avoir diffamé » les Colomb, Steinöcker, Hirschfed, Schleinitz, les réservistes de Poméranie et les gendarmes de la vieille Prusse, être condamnés à la privation de leurs droits civiques avec amende et emprisonnement de rigueur. La singulière pacification de la Posnanie trouverait ainsi un couronnement des plus glorieux.

Et quelle contradiction de se référer à ces paragraphes du code pénal pour baptiser diffamation la rumeur suivant laquelle planerait la menace d'en finir avec « le 19 mars, les clubs et la liberté de la presse » ! Comme si l'application des paragraphes 367, 368, 370 du code pénal à des discours et des écrits politiques n'était pas l'annulation réelle et définitive, et du 19 mars, et des clubs, et de la liberté de la presse ! Qu'est-ce qu'un club sans liberté d'expression ? Et qu'est-ce que la liberté d'expression avec les paragraphes 367, 3689 3-0 du code pénal ? Et qu'est-ce que le 19 mars sans clubs et sans liberté d'expression ? Supprimer effectivement la liberté de la presse et la liberté d'expression, n'est-ce pas là une preuve tout à fait concluante que toute tentative pour interpréter l'intention qui a présidé à cela, relève de la pure diffamation. Gardez-vous de signer l'adresse rédigée hier au Gürzenich[5]. Le Parquet « appréciera » votre adresse, en ouvrant une « information judiciaire » pour « diffamation » d'Hansemann-Auerswald, ou bien seuls les ministres peuvent-ils être impunément diffamés, diffamés au sens du code pénal français, de ce code de l'esclavage politique, gravé en style lapidaire ? Possédons-nous des ministres responsables et des gendarmes irresponsables ?

Ce n'est donc pas l'article incriminé qui peut trouver son « appréciation » par application des paragraphes sur la « diffamation au sens juridique » de la diffamation au sens d'une invention arbitraire, révoltante pour le bon sens. Ce qui dans cet article peut trouver son appréciation, ce sont uniquement les conquêtes de la révolution de mars, le niveau atteint par la contre-révolution, l'audace avec laquelle la bureaucratie peut exhiber et faire valoir contre la vie politique nouvelle les armes qui se trouvent encore dans l'arsenal de la vieille juridiction. Cette application à des attaques contre des représentants du peuple de l'article sur la calomnie, quel splendide moyen de soustraire ces Messieurs à la critique, et la presse au jury ?

Passons de la plainte pour diffamation à la plainte pour outrage. Nous tombons alors sur le paragraphe 222 qui déclare :


« Si un ou plusieurs représentants de l'autorité dans l'administration ou dans la magistrature ont subi dans l'exercice de leurs fonctions, ou à celle occasion, quelque outrage que ce soit, en paroles portant atteinte à leur honneur ou à leur amour-propre, la personne qui les a ainsi outragés sera punie d'une peine d'un mois à deux ans de prison. »

M. Zweiffel, lorsque parut l'article de la Nouvelle Gazette rhénane, exerçait les fonctions de représentant du peuple à Berlin et nullement celles d'un représentant de l'autorité de la magistrature à Cologne. Comme il n'exerçait aucune des fonctions de sa charge, il était en fait impossible de l'outrager dans l'exercice de ses fonctions, ni à l'occasion de cet exercice. Mais l'honneur et l'amour-propre des gendarmes ne seraient sous la protection de cet article que s'ils étaient outragés en paroles (par parole). Or, nous avons écrit et non parlé, et par écrit ce n'est pas par parole. Que reste-t-il donc ? La morale de l'histoire, c'est qu'il faut parler avec plus de circonspection du dernier gendarme que du premier prince, et surtout ne pas avoir le front de toucher à ces très irritables Messieurs du Parquet. Nous attirons, encore une fois, l'attention du public sur le fait que les mêmes poursuites ont commencé, simultanément, et en différents endroits, à Cologne, à Dusseldorf, à Coblence. Étrange procédé du hasard !

  1. La Rheinische Zeitung a paru du I° janvier 1842 à janvier 1843 à Cologne. Elle avait été fondée par un groupe de riches négociants et de bourgeois libéraux. Au début, le gouvernement, jugeant la Kölnische Zeitung trop peu docile, encouragea l'entreprise. L'année suivante, Marx y fut introduit par des rédacteurs jeunes-hégéliens. Il y fit ses premières armes de polémiste et en assuma peu après la direction. Il fut bientôt reconnu comme un des meilleurs journalistes de Prusse; il résuma, en les faisant suivre de commentaires personnels, les débats du Landtag de la Prusse rhénane; l'habileté avec laquelle il parvenait à dire tout sans formules violentes savait apaiser les scrupules des censeurs. La feuille fut néanmoins interdite par une décision du Conseil des ministres prise à Berlin le 21 janvier 1843.
  2. Le 20 octobre 1842 la Rheinische Zeitung publia le texte d'un projet de loi extrêmement réactionnaire sur le divorce dont la préparation avait été tenue très secrète par les milieux gouvernementaux. Il s'en suivit une discussion publique dans toute une série de journaux. La publication de ce projet ainsi que le refus catégorique de la rédaction de la Rheinische Zeitung de nommer la personne qui le lui avait communiqué, furent parmi les causes qui provoquèrent l'interdiction du journal.
  3. Couleurs de la « Deutsche Burschenschaft », organisation fondée en 1815 par les étudiants partisans à la fois de l'unité allemande et d'un régime libéral. Ces couleurs devinrent le symbole des gouvernements démocratiques en Allemagne.
  4. Kamptz était membre de la commission immédiate de Mayence et fut l'un des organisateurs les plus acharnés des procès organisés en 1819 contre les « démagogues», c'est-à-dire les représentants de l'opposition bourgeoise.
  5. Au cours d'une assemblée populaire qui se tint à la salle Gürzenich le 9 juin 1848, il fut décidé, sur la proposition de la Société démocratique, d'envoyer à l'Assemblée nationale prussienne une lettre qui, en s'appuyant sur une série d'exemples, démasquait la politique réactionnaire du cabinet Auerswald-Hansemann et demandait à l'Assemblée de déclarer que le ministère Auerswald-Hansemann « n'avait pas la confiance du pays ».