Industrie nationalisée et administration ouvrière

De Marxists-fr
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Dans les pays arriérés sur le plan du développement industriel, le capital étranger joue un rôle décisif. D’où la relative faiblesse de la bourgeoisie nationale par rapport au prolétariat national. Cela crée pour le pouvoir d’État des conditions particulières. Le gouvernement oscille entre le capital étranger et le capital indigène, entre la faible bourgeoisie nationale et le prolétariat relativement fort.

Cela donne au gouvernement un caractère bonapartiste nettement marqué. Il s’élève, pour ainsi dire, au-dessus des classes. En réalité, il ne peut gouverner que soit en se faisant l’instrument du capitalisme étranger et en tenant le prolétariat dans les chaînes d’une dictature policière, soit en manœuvrant avec le prolétariat et en allant même jusqu’à lui faire des concessions, obtenant ainsi la possibilité d’une liberté relative vis-à-vis des capitalistes étrangers. La politique actuelle se situe dans la seconde phase : ses plus grands succès sont les expropriations des chemins de fer et des pétroles.

Ces mesures entrent totalement dans le domaine du capitalisme d’État. Mais, dans un pays semi-colonial, le capitalisme d’État se trouve soumis à la lourde pression du capital étranger privé et de ses gouvernements et ne peut résister sans le soutien actif des ouvriers. C’est pourquoi, sans laisser échapper le pouvoir de ses mains, il essaie de reporter sur les organisations ouvrières une partie considérable de la responsabilité pour la marche de la production dans les branches nationalisées de l’industrie.

Que devrait être dans ce cas la politique du parti ouvrier? Ce serait, bien entendu, une lourde erreur, une énorme duperie, que d’affirmer que la route vers le socialisme passe, non à travers la révolution prolétarienne, mais par la nationalisation par l’État bourgeois des différentes branches industrielles et leur transfert entre les mains des organisations ouvrières. Le gouvernement bourgeois a effectué lui-même la nationalisation et a été obligé de demander la participation des ouvriers à l’administration de l’industrie nationalisée. On peut évidemment se dérober à cette question en invoquant le fait que, à moins que le prolétariat ne s’empare du pouvoir, la participation des syndicats à l’administration des entreprises du capitalisme d’État ne peut donner de résultats socialistes. Pourtant, une politique aussi négative de la part de l’aile révolutionnaire ne serait pas comprise des masses et renforcerait les positions opportunistes. Pour les marxistes, il ne s’agit pas de se construire le socialisme avec les mains de la bourgeoisie, mais d’utiliser les situations qui se présentent dans le capitalisme d’État pour faire progresser le mouvement révolutionnaire des ouvriers.

La participation aux parlements bourgeois ne peut plus désormais donner des résultats positifs importants; dans certaines conditions, elle conduit même à la démoralisation des députés ouvriers. Mais ce n’est pas, pour les révolutionnaires, un argument en faveur de l’anti-parlementarisme.

Il serait faux d’identifier la politique de participation ouvrière à la gestion de l’industrie nationalisée avec la participation des socialistes à un gouvernement bourgeois (qu’on appelle ministérialisme). Tous les membres d’un gouvernement sont liés par des liens de solidarité. Un parti représenté au gouvernement doit répondre de toute la politique de ce gouvernement dans son ensemble. La participation à l’administration d’une branche industrielle fournit la pleine possibilité d’une opposition politique. Dans le cas où les représentants des ouvriers sont en minorité dans l’administration, ils ont toutes les possibilités de faire connaître et de rendre publiques leur propositions, quand elles sont rejetées par la majorité, de les porter à la connaissance des ouvriers, etc.

La participation des syndicats à l’administration de l’industrie nationalisée peut être comparée à celle des socialistes aux gouvernements municipaux, dans lesquels les socialistes remportent parfois la majorité et sont amenés à diriger une économie municipale importante, tandis que la bourgeoisie continue à dominer l’État et que les lois bourgeoises de propriété continuent. Dans les municipalités, les réformistes s’adaptent passivement au régime bourgeois. Les révolutionnaires, dans ce domaine, font tout ce qu’ils peuvent dans l’intérêt des ouvriers et en même temps enseignent à chaque pas aux ouvriers que la politique municipale est impuissante sans la prise du pouvoir d’État.

La différence est bien entendu que, dans la sphère du gouvernement municipal, les ouvriers s’emparent de certaines positions au moyen d'élections démocratiques, tandis que, dans le domaine de l’industrie nationalisée, c’est le gouvernement lui-même qui les invite à occuper certains postes. Mais cette différence est purement formelle. Dans l’un et l’autre cas, la bourgeoisie est contrainte de céder aux ouvriers certaines sphères d’activité. Les ouvriers les utilisent à leurs propres fins.

Ce serait de la légèreté que de fermer les yeux sur les dangers inhérents à la situation dans laquelle les syndicats jouent un rôle dirigeant dans l’industrie nationalisée. La base de ce danger est constituée par le lien entre les dirigeants syndicaux du sommet et l’appareil du capitalisme d’État, la transformation des représentants mandatés du prolétariat en otages de l’État bourgeois. Mais, aussi grand que soit ce danger, il ne constitue qu’une partie du danger général, ou plus exactement de la maladie générale, à savoir la dégénérescence bourgeoise des syndicats à l’époque impérialiste, non seulement dans les vieux centres des métropoles, mais dans les pays coloniaux également. Les dirigeants syndicaux, dans l’écrasante majorité des cas, sont des agents politiques de la bourgeoisie et de son État. Dans l’industrie nationalisée, ils peuvent devenir et ils deviennent déjà des agents administratifs directs. A quoi il n’existe d’autre remède que la lutte pour l’indépendance du mouvement ouvrier en général et par la formation, en particulier, à l’intérieur des syndicats, de noyaux révolutionnaires solides, lesquels, tout en préservant en même temps l’unité du mouvement syndical, soient capables de lutter pour une politique de classe et pour une composition révolutionnaire des organismes dirigeants.

Un autre danger réside dans le fait que les banques et autres entreprises capitalistes dont une branche donnée de l’industrie nationalisée dépend, économiquement parlant, peuvent et vont utiliser des méthodes spéciales de sabotage pour placer des obstacles sur la route de l’administration ouvrière, la discréditer et la conduire au désastre. Les dirigeants réformistes essaieront de parer à ce danger en s’adaptant servilement aux exigences de leurs fournisseurs capitalistes, en particulier les banques. Les dirigeants révolutionnaires, au contraire, tireront la conclusion du sabotage des banques en montrant la nécessité de leur expropriation et de l’établissement d’une banque nationale unique tenant les comptes de l’économie tout entière. Il faut bien entendu lier indissolublement cette question à celle de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière.

Les diverses entreprises capitalistes, nationales et étrangères, en viendront inévitablement à une conspiration avec les institutions étatiques pour mettre des obstacles sur la route de l’administration ouvrière de l’industrie nationalisée. D’un autre côté, les organisations ouvrières qui participent à l’administration des différentes branches de l’industrie nationalisée doivent s’unir pour échanger leurs expériences, se donner les unes aux autres un soutien économique, agir ensemble sur le gouvernement, les conditions de crédit, etc. Bien entendu, un bureau central de ce genre de l’administration ouvrière des branches nationalisées de l’industrie devrait être en étroit contact avec les syndicats.

Pour résumer, on peut dire que ce nouveau champ d’action ouvre les plus grandes possibilités en même temps que les plus grands dangers. Les dangers consistent en ce que, par l’intermédiaire de syndicats contrôlés, le capitalisme d’État peut tenir en échec les ouvriers, les exploiter cruellement, paralyser leur résistance. Les possibilités révolutionnaires consistent en ce que, prenant appui sur leurs positions dans les branches les plus importantes de l’industrie, les ouvriers peuvent mener une attaque contre toutes les forces du Capital et contre l’État bourgeois. Laquelle de ces deux possibilités l’emportera? Et en combien de temps ? Il est naturellement impossible de le prédire. Cela dépend totalement de la lutte entre les différentes tendances à l’intérieur du mouvement ouvrier, de l’expérience des ouvriers eux-mêmes, de la situation mondiale. En tout cas, pour utiliser cette forme nouvelle d’activité dans l’intérêt de la classe ouvrière et non de l’aristocratie ou de la bureaucratie ouvrières, il n’y a qu’une seule condition : l’existence d’un parti marxiste révolutionnaire qui étudie avec soin toutes les formes de l’activité de la classe ouvrière, critique toute déviation, éduque et organise les ouvriers, gagne de t’influence dans les syndicats et assure une représentation ouvrière révolutionnaire dans l’industrie nationalisée.