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Ils ne savaient pas
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | avril 1930 |
C’est un pur hasard si Staline, Krestinsky, Jakubovicz et autres ont fait alliance avec Schumann et Kerensky
Dans le dernier numéro nous avons relaté l'histoire du procès de L.D. Trotsky contre l'éditeur de Dresde Schumann (maison Reissner). Nous allons brièvement rappeler l'affaire.
Arrivant à Constantinople en se présentant comme un ardent partisan de Karl Liebknecht, Schumann a passé un accord avec le camarade Trotsky pour publier plusieurs de ses livres. Peu après la signature du contrat, cependant, l'auteur a découvert que, quelques mois auparavant, Schumann avait publié l'ignoble livre de Kerensky contre Lénine, Trotsky et les bolcheviks en général. L'auteur demandait au tribunal d'annuler le contrat. Le tribunal de Berlin a agréé sa demande en reconnaissant que l'éditeur avait dissimulé à l'auteur une sorte de circonstance qui ne pouvait pas ne pas avoir sur lui une grande influence.
L'ensemble de ce procès n'aurait bien entendu eu qu'un intérêt secondaire si Staline et ses agents n’étaient pas intervenus dans l'affaire. Peu avant la session du tribunal (elle avait été reportée plusieurs fois), Schumann déclara à l'improviste au tribunal qu'il était devenu éditeur pour le compte du gouvernement soviétique qui l'avait chargé de publier cinq volumes de documents d'Etat. Sur la base du fait que "les successeurs moraux et politiques de Lénine" qui, selon l'opinion compétente de Schumann sont Staline et Molotov etc… ont assez de confiance en lui, l'éditeur du livre ignoble de Kerensky, pour lui confier la publication de documents d'Etat, Schumann déniait à Trotsky le droit de rompre l'accord et voulait que le tribunal oblige l'auteur à lui remettre le manuscrit du livre Lénine et les épigones. A l'époque où il discutait avec le camarade Trotsky, Schumann n'avait pas et, d'après les circonstances, ne pouvait avoir de rapports avec le gouvernement soviétique. Il n'y avait pas non plus de tels rapports au moment où Trotsky s'est adressé au tribunal. C'est précisément comme résultat de cette initiative que les rapports en commencé. Et ce ne pouvait être que sur cette base.
L'intérêt de Staline pour les éditions étrangères des ouvrages du camarade Trotsky n'a pas besoin d'être prouvé. Il suffît de mentionner le sort de Blumkine et de noter au passage que les vieux livres de L.D. Trotsky, comprenant des documents officiels du parti, de l'Internationale communiste, du gouvernement soviétique, du département de la guerre, etc., écrits par lui ont été enlevés des entrepôts, librairies et bibliothèques et détruits. Dans la liste des publications proposées par Schumann, le livre Lénine et les épigones figurait à la première place, comme il a été indiqué. Il n'est pas non plus nécessaire d’expliquer l'intérêt particulier de Staline pour ce thème. Le lien de Schumann avec les institutions soviétiques de Berlin a été établis par le chef du bureau de presse de l'ambassade. Au moins c’est cette personne que Schumann a nommée en premier comme témoin qu'il demandait au tribunal. Il est très probable que ce fut précisément le chef du bureau de presse, comme c'était dans ses attributions, qui informa Moscou de la publication prochaine par Reissner du livre de Trotsky, Lénine et les épigones. Le lien était fait. Il devint amitié. Le gage de l’amitié fut une commande pour cinq volumes de documents d'Etat. On connaît bien la nature de ce type de documents: ce n'est pas l’éditeur qui paie l’auteur", mais ce dernier qui finance l'éditeur. L'importance du subside dépend de l'importance des problèmes politiques que poursuit celui qui passe commande. Toutes les circonstances conduisent à supposer que Schumann avait fait du bon travail. De toute évidence, Staline aussi pensait que le jeu en valait la chandelle.
Quel est l'objectif pratique immédiat de Staline ? Il est clair: pour s'assurer la disposition illimitée du livre de Trotsky, Lénine et les épigones, ainsi que la série des livres suivants, Schumann lui-même n'a bien entendu pas besoin du livre maintenant; il a déjà reçu une avance de Staline et à une échelle qu'il n'avait pas imaginée auparavant. Mais le malheur est qu'il n'est d'aucune utilité à Staline sans le livre. C'est pourquoi Schumann continue maintenant le procès. Après l'avoir perdu à Berlin, il l'a transféré à Dresde. Les frais légaux ne l’arrêtent évidemment pas. Les cinq volumes de documents d’Etat suffisent à nourrir son idéalisme légal. D'autant plus qu'il n’y a aucune raison pour que les cinq volumes ne deviennent pas huit ou dix. Les juristes considèrent que le seul atout dans son vilain jeu est la commande du gouvernement soviétique. Les "successeurs moraux et politiques de Lénine" cautionnent en quelque sorte devant le tribunal le droit de Schumann de publier un livre qui prouve que les épigones.. sont des épigones et par conséquent nullement les successeurs politiques ou moraux de Lénine.
Nous avons déjà indiqué la dernière fois que, dans sa dernière déposition au tribunal de Berlin, Schumann proposait de convoquer deux témoins: le communiste Jakubovicz, secrétaire de l’ambassade de Berlin, et le calomniateur Kerensky. Jakubovicz, pour prouver que Staline a vraiment passé et aussi à temps commande à Schumann et a par conséquent confiance en lui. Kerensky pour prouver que Lénine et Trotsky étaient réellement des agents des Hohenzollern. Si l’autorité de Jakubovicz s'était révélée insuffisante, on peut supposer que même Kerensky n'aurait pas refusé de rendre le service nécessaire à Schumann et Staline.
Cette affaire exceptionnellement scandaleuse provoque trouble et confusion dans les cercles d’"amis" de l'ambassade, qui ne sont pas très larges, dans la mesure où le mécanisme des coulisses de l'affaire n'a pas été éclairé comme il le faudrait. Krestinsky, Jakubovicz et les autres calment les "amis" excités et troublés en leur assurant catégoriquement qu'ils ignoraient - imaginez ils n'en avaient pas idée! - que Schumann avait publié le livre de Kerensky. Et les amis s’empressent de le croire. Il y a ainsi des "amis de l'U.R.S.S." bien spéciaux qui portent cette appellation comme ceux d'autrefois portaient celle d'assesseur du collège ou de conseiller aulique. Ces "amis" étaient prêts auparavant à croire les explications de tout Besedovsky (avant qu'il saute par la fenêtre) exactement comme ils ne voudraient pour rien au monde croire le fait que Blumkine a été fusillé. Mais l'ennui est que exception faite de ces messieurs dont l'amitié pour la révolution d'Octobre s'exprime surtout dans des voyages d'été aux frais de l'Etat, il existe des amis réels de la Révolution d’Octobre, pas seulement de nom, qui voient d'un œil différent l'alliance de Staline avec Schumann et Kerensky - par l'intermédiaire de Krestinsky et Jakubovicz - contre Lénine et Trotsky. Quant à nous, nous ferons tout pour qu'ils sachent la vérité.
Ou peut-être cette alliance n'existe-t-elle pas ? Car Jakubovicz assure qu'ils ont trouvé Schumann par hasard. Ils ne savaient ni que Schumann avait décidé de publier le livre de Trotsky, ni que Trotsky avait décidé de lui refuser le livre. Ce sont des hommes d’Etat - doivent-ils se tracasser avec semblables questions? Ils n'étaient même pas au courant du procès de Trotsky contre Schumann. Quand ils ont fait à Schumann la commande d'Etat, ils ne s'étaient pas ennuyés à recueillir des informations sur lui. Ils n'ont même pas regardé ses brochures. Ils étaient peut-être très pressés: les documents ne souffrent pas de délai. Mais peut-être Jakubovivcz est-il simplement tombé amoureux des yeux bleus de Schumann ? Staline n’a pu résister à Jakubovicz et a donné la grosse commande à Schumann. Dans cette affaire, tout est arrivé par hasard. Seul Bryukhanov respirait régulièrement. Et tous les hasards de Staline-Krestinsky ont coïncidé avec le procès de Trotsky contre Schumann. Il n'y a rien à faire avec quelqu’un qui refuse de croire. C'est ce que ne veulent pas les sceptiques et ceux qui doutent: croire. Il n’y a pas longtemps Staline expliquait que les communistes doivent être "aussi purs et transparents que le cristal" dans leurs actions. Et qui le saurait mieux que Staline ?
Bien, parfait, croyons tout cela. il n'y a pas d’alliance. Il se trouve seulement que Staline a tamponné Schumann par l'intermédiaire de Krestinsky qui ne regardait pas et avec l'aide de Jakubovicz qui n'écoutait pas. Tout est possible. Mais tout de même Schumann a publié le livre de Kerensky et ce livre, avec toute sa stupidité et son manque de talent qu’on pourrait invoquer au tribunal comme circonstances atténuantes, demeure l'un des livres les plus pourris jamais écrits contre les bolcheviks. Quelles initiatives Staline et tous les Krestinsky et Jakubovicz ont-ils l'intention de prendre pour se dégager de Kerensky ? C'est aujourd'hui l'unique question d'une importance politique.
L.D. Trotsky a été trompé par Schumann. Mais cela n'a pas empêché l'auteur, cloué à Constantinople, pieds et poings liés d'attaquer Schumann et, par un procès, d'obtenir un arrangement favorable du tribunal. Qu'est-ce qui empêche Staline d'en faire autant ? Après tout, un tribunal allemand a décidé qu'un compagnon d'armes de Lénine a le droit de rompre un accord avec Schumann si à l'époque du contrat, on a caché à l'auteur un livre de Kerensky. La voie a été frayée pour Staline et Krestinsky. Ils n'ont qu'à s'adresser au tribunal et ils obtiendront l'annulation de ce contrat "de hasard" beaucoup plus facilement que Trotsky. Si réellement ils ne savaient rien de tout cela, s'ils n'ont aucune alliance avec Schumann et ne cherchent pas à en avoir une, leur voie est claire: se tourner vers le tribunal.
Mais ils ne le feront pas. Pourquoi ? Parce que les tribunaux ne sont pas aussi naïfs que les "amis" en titre. Et Schumann n’est pas si simple que ça. Contrairement aux "amis", Schumann sait très bien comment et pourquoi il en est arrivé à connaître d'abord le chef du bureau de presse, puis Jakubovicz, ensuite la Maison des Editions d'Etat et - plus important - le département monétaire du Commissariat du peuple aux finances. Schumann - et pas Schumann tout seul - garde ces doux souvenirs gravés non seulement dans les tables de son cœur, mais dans un des tiroirs de son écritoire. En cas de besoin, il peut présenter au tribunal un historique de ses relations avec les agents de Staline qui lui ont expliqué de façon si convaincante précisément où trouver les "successeurs moraux et politiques de Lénine". C'est vrai que Schumann va ainsi nuire quelque peu à sa réputation. Mais premièrement, il n'a pas tout à perdre surtout s’il est poussé aux extrémités. Staline ne peut pas en appeler aux tribunaux. Krestinsky et Jakubovicz n'oseront pas. Il ne pourrait pas autrement ne pas apparaître que Staline n’est pas aussi pur et transparent qu'il devrait l’être selon les lois de la cristallographie.
C'est pourquoi Schumann, en dépit de son échec initial, considère l'avenir avec espoir. Du côté de Staline, Krestinsky ne le menacera de rien. Il a des alliés et dés inspirateurs en coulisses. Ce n’est pas de là que viendra la lutte contre ceux qui salissent en publiant des textes odieux contre le bolchevisme.