Ilitch, cher Ilitch

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On ne se rend pas compte, hors de Russie, de ce qu’était Lénine pour les révolutionnaires russes, pour les ouvriers et les paysans pauvres, pour les communistes de tous les pays qui l’ont approché. Parlons seulement de l’homme, le plus abominablement diffamé qu’on ait jamais vu ; et le plus aimé qui fut jamais.

Lénine était l’être le plus simple, le plus modeste, le plus désintéressé qu’on puisse imaginer.

Il méprisait le bien-être matériel. Dans sa vie de chef – du pouvoir révolutionnaire comme dans son existence antérieure de militant et de proscrit – il vécut comme le plus simple ouvrier. Un labeur surhumain l’absorbait tout entier. Il y trouvait sa raison de vivre et sa récompense.

Ses goûts étaient des plus modestes. Comme il avait besoin de quelque exercice physique, il aimait la bicyclette et la chasse. C’est tout ce qu’il se permettait comme délassement. Pendant les années terribles de la guerre civile et extérieure, il ignora tout repos. Il se tua à la besogne.

La toute-puissance qu’il tenait de la confiance du prolétariat ne lui épargna pas les privations. Dans, les jours de détresse et de famine, il, arrivait souvent que des délégations de paysans venaient au Kremlin et lui apportaient des provisions, signe touchant et naïf de l’amour qu’on lui témoignait. Et lui refusait tout, envoyait les dons aux crèches et aux hôpitaux.

Il avait la bonté d’un père pour ses collaborateurs, pour ses camarades de travail et de combat. On a forgé une légende insensée sur sa prétendue dureté… Il faut avoir entendu les milliers d’anecdotes qu’on se raconte entre communistes, en Russie, sur « le vieux », avec des larmes aux yeux : comment il s’inquiétait de savoir si la femme ou l’enfant d’un militant recevait un repas à la table commune, comment il usait de son influence de « dictateur » pour faire obtenir une misérable rations à l’un ou l’autre…

Il aimait les petits enfants. Semachko a raconté, l’an dernier, comment il témoignait son affection aux enfants du petit village de Gorki, près de Moscou, où il passait sa convalescence. Et les enfants l’adoraient.

Un des traits les plus frappants de son caractère était sa gaieté inaltérable. Dans les situations les plus tragiques, il conservait sa bonne humeur, son rire joyeux ou ironique. Il répandait autour de lui la confiance et l’optimisme.

Tel était Lénine, l’Homme le plus abominablement diffamé qu’on ait jamais vu, et aussi le plus aimé qui fut jamais…

***

La dernière fois qu’il parla dans une grande assemblée, ce fut au 4e Congrès de l’Internationale[1] , dans la salle Saint-André du Kremlin. Qui, des assistants, pourrait oublier cette journée ?

Avant même qu’il parût, on se pressait contre la tribune. On eût dit qu’une force élémentaire avait porté d’un seul mouvement l’auditoire en avant, le plus près possible de l’orateur, comme pour recueillir ses paroles sans en rien perdre.

Comme il était astreint par les médecins à limiter son discours, il était préoccupé de l’heure et regardait à tout instant sa montre fixée au poignet. Cela le paralysait. Mais par instants, il oubliait les prescriptions et le Lénine d’avant la maladie réapparaissait dans des éclairs.

Quelques mois plus tard, au retour d’un voyage en Occident, je sus que la seconde attaque de son mal ne laissait guère d’espoir. Chaque fois que je demandais de ses nouvelles à quelqu’un des proches qui allaient à Gorki, on me répondait avec des larmes dans la voix.

« J’ai vu Radek pleurer », me dit un jour un ami polonais, en revenant de chez Ilitch. « Ah ! nous ne le reverrons plus… »

Les révolutionnaires les mieux trempés, qui avaient vu tomber tant de leurs frères de lutte, ne pouvaient maîtriser leur douleur. Et le peuple entier la partageait. Au cours de longs voyages à travers l’Ukraine et jusqu’au Caucase, que de fois ai-je dû répondre à la question lancinante de l’ouvrier, du paysan, du soldat : « Comment va Ilitch ? »

On s’efforçait d’espérer, de rassurer. On mentait avec piété, avec lâcheté, pour n’avoir pas à subir la consternation qui laisse sans paroles, sans arguments, sans voix. Quelle joie folle se répandit le jour où l’on nous apprit Ilitch va mieux ! Ilitch marche dans le jardin ! Ilitch a lu les journaux ! On se répétait cent fois la bonne nouvelle, et l’on était transfiguré.

… C’est fini. On ne demandera plus de nouvelles, d’Ilitch. On n’attendra plus son retour. Aujourd’hui on l’enterrera devant le grand mur de briques du Kremlin, sur la Place Rouge, près de plusieurs chers compagnons, près d’Inéssa Armand, près d’Artem[2] , près de Vorovsky, près de John Reed.

Mais, toujours, son souvenir vivra dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu, dans l’esprit de tous ceux pour qui il a vécu, pour qui il est mort.

  1. Le IVe Congrès de l’Internationale communiste s’est tenu du 5 novembre au 5 décembre 1922.
  2. Artyom Fyodor Andréevich, de son vrai nom Sergueyev (1883-1921). Vieux bolchevik. Après 1917, dirigeant soviétique en Ukraine. Décédé dans un accident de chemin de fer.