Il faut « apprendre à travailler à la stalinienne »

De Marxists-fr
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Aujourd’hui, tous les citoyens de l’U.R.S.S. étudient, comme c’est l’usage, le manuel stalinien Histoire du P.C.U.S., une compilation, unique en son genre, de mensonges et de falsifications. On pourrait, bien entendu, trouver parmi les étudiants des milliers de ces jeunes têtes pensantes qui savent interpréter les faits et vérifier l’histoire dans les documents. Nombre d’entre eux demandent certainement aux officiels qu’ils ont le moins de raisons de craindre : « Mais pourquoi trouve-t-on dans cette Histoire des affirmations qui sont réfutées à chaque pas dans les journaux et les périodiques de l’époque en question? » Le moniteur répond de façon significative, un doigt sur les lèvres : « Il faut apprendre à travailler à la stalinienne ! » Ce qui veut dire qu’ « il faut apprendre à mentir de façon rationnelle ou, tout au moins, qu’il faut fermer les yeux sur le mensonge totalitaire ».

On est frappé d’un étonnement particulier à la lecture des révélations de Vychinsky et autres super-seigneurs staliniens au sujet des persécutions illégales, des instructions falsifiées, des aveux arrachés de force. La presse soviétique, surtout la Pravda, propre fille presque chaste de Staline, s’indigne : c’est inouï que, dans notre patrie, des secrétaires, des juges d’instruction, des procureurs et des juges aient pu être inspirés par de viles considérations en persécutant d’honnêtes citoyens, en les chargeant d’accusations fausses, en leur extorquant de faux témoignages ! Et tout cela sur la route du socialisme et du communisme ! Inconcevable !

« Travaillons à la stalinienne », répète tous les jours la presque virginale Pravda et, après elle, l’ensemble de la presse jour après jour. « C’est cela ! C’est cela », répètent en écho tous les grands et petits satrapes locaux qui, marchant sur les traces de Staline, liquident aussitôt quiconque ose les critiquer ou se mettre en travers de leur chemin, voire, simplement, leur jeter le regard de reproche de l’honnête homme. Les mesures de la clique du Kremlin deviennent inévitablement celles des cliques locales. « Nous devons, nous aussi, travailler à la stalinienne », disent, pour se justifier, les petites canailles qui rencontrent le même genre de difficultés que leur sublime patron.

Et c’est là que Vychinsky entre en scène. Dans une circulaire très sévère, il écrit : « Vous n’oserez pas attenter aux prérogatives de Staline. Le droit aux impostures politiques est son privilège et son monopole, car il est le chef et le père des peuples. » La circulaire est très éloquente mais sans doute peu efficace. Le régime bonapartiste, peut-être le plus bonapartiste de tous les régimes bonapartistes de l’histoire, a besoin d’une nombreuse hiérarchie de maîtres en escroqueries et en falsifications. La sphère judiciaire, les « sciences » militaires et historiques, tous les domaines qui touchent, directement ou indirectement, aux intérêts de l’oligarchie au pouvoir — et y en a-t-il qui n’y touchent pas ? —, chacun de ces domaines a besoin de son propre Iagoda, de son propre Vychinsky, de son propre Beria, avec tout un détachement de troupes de choc à leur disposition. Sans doute y a-t-il partout des gens honnêtes et dévoués, dans les domaines de la science, de la technologie, dans les institutions économiques, dans l’armée et même à l’intérieur de l’appareil bureaucratique. Mais ils sont dangereux. Pour les combattre, il faut sélectionner des hommes habiles, spécialisés, cent pour cent staliniens, une hiérarchie d’asociaux et de déchets. Ces gens sont entraînés au mensonge, à la falsification, à la fraude. Ils n’ont aucun idéal au-dessus de leurs propres intérêts personnels. Comment peut-on attendre et exiger de ces gens, dont la fraude est la justification légale et technique de leur travail officiel, qu’ils ne l’utilisent pas pour des objectifs personnels? Ce serait contre toutes les lois de la nature.

C’est là que se révèle un léger « manque de coordination » dans le système bonapartiste. Le pouvoir d’État a été centralisé, mais la falsification a été décentralisée. Pourtant, cette décentralisation comporte de graves dangers. Le plus petit secrétaire du procureur de province montre en actes qu’il a bien pénétré les secrets d’État de Staline et qu’il sait comment on fabrique des « ennemis du peuple » et comment on extorque les aveux. La démocratisation de l’imposture signifie ici que Staline est directement démasqué. « Ah, voilà comme ils font », devine à la fin le moins perspicace des citoyens moyens.

Il faut dire que Vyshinsky-Krechinsky est magnifique lorsqu’il prend la parole en tant que porte-drapeau de la morale de l’État : qui d’autre serait qualifié, mieux que lui? Malgré cela, tous ses efforts sont vains. Le bonapartisme est un régime entièrement personnalisé. Chaque fonctionnaire aspire à arborer la même coupe de cheveux que Staline et à « travailler à la stalinienne ». C’est pourquoi les impostures sont devenues un élément qui imprègne toute la vie officielle. Pour finir, Staline tombera, victime de sa propre imposture.