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Histoire de la première internationale (Kautsky)
Auteur·e(s) | Karl Kautsky |
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Écriture | 1924 |
Publié sous le titre « Histoire de la première internationale (1864-1876) »
La cinquantième anniversaire de la Première Internationale des Travailleurs fut célébré à une période où l’idéal international semblait faire une banqueroute complète. La guerre mondiale avait non seulement dissout toutes les organisations internationales, mais avait aussi détruit le sentiment de solidarité internationale de la masse pour le remplacer de part et d’autre par un sentiment national et violent de haine.
Mais aujourd’hui (1924), 60° anniversaire de la Première Internationale, nous nous trouvons devant une organisation, celle qui a succédé à la Première, plus puissante que jamais. Ce n’est pas là, cependant, le seul changement qui s’est produit pendant ces dix dernières années. S’il avait été possible de célébrer le cinquantenaire de l’Internationale, le jubilé eût été fêté à un époque où la Social-Démocratie allemande était la plus puissante des organisations ouvrières. Le parti ouvrier anglais avait, à ce moment, peu d’importance en dehors de l’Angleterre.
Aujourd’hui, le parti ouvrier britannique constitue l’élément le plus puissant de l’Internationale, et ainsi nous revenons dans un sens au point d’où est partie la Première Internationale.
La Première Internationale était en grande partie d’origine britannique. Lorsque, le 28 septembre 1864, il fut décidé de créer une association Internationale des Travailleurs, il n’y avait en Europe d’autres organisations ouvrières importantes que celles qui fonctionnaient en Angleterre. Celles qui existaient sur le Continent étaient sans aucune importance, en partie à cause des règlements de police existants et aussi à cause de la réaction qui suivit la Révolution de 1848.
De même en Angleterre, le Chartisme s’était graduellement refroidi pendant la période de réaction après la faillite politique de 1848 et l’obtention de la journée de 10 h (1847).
Mais, entretemps, les Trades-Unions s’étaient développés, la journée de 10 heures avait régénéré et renforcé de grandes masses de travailleurs, et ce fut, lorsque la période de réaction se fut ralentie, au moment où les travailleurs se préparaient à la lutte pour la défense de leurs libertés, que la Première Internationale fut fondée.
Le Continent ne possédait aucune organisation équivalente. Ni Trade-Unions, ni législation ouvrière, ni parti ouvrier. En Allemagne cependant, une Association, qui ressemblait un peu à un parti ouvrier, avait été fondée par Lassalle . Dans ces conditions, les ouvriers anglais avaient toutes les raisons de craindre que leurs nouveaux progrès fussent arrêtés par la concurrence que leur feraient des ouvriers continentaux inorganisés et dépourvus de législation sociale.
Les travailleurs anglais étaient de trop grands partisans de la liberté du commerce pour essayer de combattre ce danger par des tarifs protectionnistes et par une réglementation de la main d’œuvre étrangère. Ils reconnurent que leurs intérêts étaient solidaires de ceux des ouvriers continentaux et s’efforcèrent de maintenir les avantages qu’ils avaient durement gagnés, non pas en excluant les ouvriers étrangers, mais en aidant ces travailleurs dans leurs efforts d’organisation et dans leurs luttes pour de meilleures conditions de travail.
Les idées de Karl Marx s’orientaient dans le même sens. Dès 1847, avec Engels, dans le « Manifeste Communiste » Marx proclamait que les travailleurs de tous les pays devaient s’unir dans la lutte commune. Il était venu en Angleterre, dès 1850, pour y observer ce qui se passait dans ce pays, le plus avancé au point de vue capitaliste et qui dépassait tous les autres Etats par son développement économique. A cette époque les ouvriers anglais étaient, d’après lui, les champions des prolétaires du monde et il les donnait en exemple aux travailleurs de tous les pays dans leur lutte pour la journée légale de travail.
Ce que les ouvriers britanniques essayaient d’obtenir vers 1864, Marx le désirait aussi dans l’intérêt du prolétariat. Il n’est donc pas étonnant de les voir se réunir dans la Première Internationale, ni de constater qu’il devint bientôt le cerveau qui inspira leurs actions.
Lors du Conseil général de la Première Internationale, Marx travailla en union étroite avec les chefs des Trade-Unions britanniques qui s’y étaient affiliés.
Marx rédigea les rapports et les résolutions que le Conseil général présenta devant les Congrès de l’Internationale. Ces résolutions, pour ce qui concerne les Trade-Unions, les sociétés coopératives, la législation ouvrière et les questions d’éducation, ne sont pas hors de saison de nos jours. Même aujourd’hui, elles nous montrent la voie à suivre. Elles le faisaient donc de façon plus frappante encore il y a 50 et 60 ans.
Les ouvriers qui luttaient sur le Continent en retirèrent d’inappréciables bénéfices.
Cependant, la Première Internationale ne s’est pas limitée seulement à des déclarations théoriques, elle lutta énergiquement aussi pour les réalisations pratiques. Etant donné les liens étroits pour unissaient l’Internationale aux syndicats britanniques, les luttes pour la revendication des droits des travailleurs leur était communes.
Trois ans après la création de l’Internationale, ces luttes leur avaient donné non pas, il est vrai, le suffrage universel, mais en tout cas celui des ouvriers gagnant des salaires élevés, des travailleurs qualifiés.
Sur le Continent, en Prusse, les internationalistes levèrent aussi l’étendard du suffrage universel et entrèrent en lutte avec Bismarck, tandis qu’en France ils luttèrent contre l’Empire napoléonien. Ils saisirent toutes les occasions pour créer des syndicats, autant que le permettaient les lois de leurs pays ; en outre, ils éveillèrent les sentiments d’opposition chez les travailleurs.
De là surgirent de nombreuses grèves, qui furent souvent victorieuses grâce à la direction des internationalistes. Leur succès fut, il est vrai, souvent dû grandement au fait que les employeurs continentaux n’étaient pas préparés à trouver de l’opposition chez les travailleurs et qu’ils furent pris par surprise. Les employeurs attribuèrent, en grande partie, le succès des grèves aux fonds énormes qu’ils disaient être à la disposition de l’Internationale. Cette légende augmenta évidemment la crainte des employeurs pour l’Internationale, mais aussi leur haine pour cette organisation.
Les gouvernements furent également fort alarmés et comme, en somme, ils ne savaient pas grand’chose concernant cette association, ils crurent que c’était une nouvelle société secrète, dans le genre des anciennes sociétés secrètes d’Italie et de France.
Cependant, rien de tout cela n’était exact. Il est vrai que l’Internationale rencontra partout beaucoup d’enthousiasme, mais le paiement d’une cotisation régulière était une chose à laquelle les ouvriers eurent d’abord à s’habituer. Au début, il eût été plus facile, sur le Continent, d’organiser une émeute que d’obtenir des ouvriers une cotisation d’affiliation.
C’est pourquoi l’Internationale demeura l’une des plus pauvres organisations qu’il y ait jamais eues. Il lui est arrivé de n’être pas en état de payer les frais d’impression des rapports de ses Congrès. Le Conseil général ne fut jamais dans une situation qui lui permît de publier un bulletin. En cas de grève, l’Internationale ne pouvait intervenir que pour des sommes insignifiantes, et encore étaient-elles le résultat de collectes occasionnelles.
Il y avait aussi peu de vérité dans sa légende de conspiration que dans celle de ses richesses. Mazzini avait émis le vœu d’en faire une société secrète, mais Marx s’y était opposé de toutes ses forces et sa volonté en ceci fut prépondérante.
C’est pour cette raison que les Blanquistes, en France, furent si longtemps hostiles à l’Internationale, et ce jusqu’au soulèvement de la Commune de Paris, en mars 1871.
Ce soulèvement fut désastreux pour la Première Internationale. Les internationalistes, y compris les internationalistes de Paris, y étaient opposés, car ils voyaient avec appréhension approcher le conflit, craignant, avec raison, que les révolutionnaires se trouveraient devant une tâche qui dépasserait leurs moyens. C’était aussi l’avis de Karl Marx. Il croyait que le prolétariat français devait employer la liberté qui lui avait été accordée par la République pour s’organiser en vue d’obtenir ce qu’il lui avait été impossible d’acquérir sous l’Empire. Mais lorsque la Révolution éclata, les internationalistes considérèrent que leur devoir vis-à-vis de la classe ouvrière leur commandait de prendre part au soulèvement, même au péril de leur vie.
Pendant la Révolution, l’influence des internationalistes fut remarquable par son bon sens. Ils rendirent ainsi les plus grands services et imposèrent le respect ; mais, précisément à cause de cela, ils se trouvèrent toujours au premier plan.
Après la défaite, ce furent eux qui s’attirèrent, de la part de leurs adversaires, la haine la plus violente.
Les persécutions des gouvernements et des partis capitalistes de tous les pays contre les fugitifs de la Révolution s’étendaient maintenant à l’Internationale. Même en Angleterre, où il n’existait pas de poursuite politique, elle était bannie socialement.
L’Internationale était incapable de résister à cette tempête. Nombreux furent ceux qui y avaient surestimée, et qui la désertaient maintenant.
Et à ce moment critique il se produisit une scission. Les ouvriers des pays latins – France, Espagne, Italie – avaient, depuis longtemps, perdu confiance dans les méthodes parlementaires. Les élections dans ces pays étaient dirigées par le Gouvernement et les Parlements n’avaient aucun pouvoir.
Pendant cette période de réaction, l’anti-parlementarisme avait pris la forme pacifique du Proudhonisme, qui demandait aux ouvriers de renoncer à la politique et de se consacrer aux questions économiques en dehors de toute politique, à la création de sociétés de crédits mutuels, de coopératives, de sociétés d’assurances et de syndicats.
Lorsque le mouvement ouvrier se développa et que la chute de Napoléon donna libre cours aux aspirations révolutionnaires, l’anti-parlementarisme prit une forme plus violente, dont l’inspiration fut donnée par le russe Bakounine. Son but était la destruction du pouvoir par des insurrections armées qu’il fallait préparer sous forme de conspirations.
A la même époque eut lieu un changement dans le sens opposé parmi les ouvriers anglais. Les deux grands buts du mouvement Chartiste étaient atteints partiellement : c’est-à-dire que les dix heures de travail avaient été accordées tout au moins aux femmes et aux enfants, ainsi que le droit de vote aux ouvriers, tout au moins aux mieux payés. Le reste, croyaient-ils, était du domaine des syndicats, fortement développés entretemps, et qui n’avaient plus à craindre la concurrence déloyale de l’étranger depuis que l’Internationale avait fait tout son devoir sur le Continent. Leur intention n’était pas de rendre leurs Trade-Unions anti-parlementaires et hostiles à toute politique, mais ils se désintéressèrent de toute politique ouvrière indépendante.
Les éléments sympathiques des deux partis bourgeois, et plus spécialement les radicaux, semblent leur avoir offert tout ce qu’ils demandaient à ce moment.
L’Internationale, sous le coup encore de la Commune de Paris, commença à être considérée comme un obstacle par les dirigeants des Trade-Unions, qui aspiraient à être reconnus par les bourgeois. Ainsi, Marx fut de plus en plus isolé dans l’Internationale, autant par la droite que par la gauche. Sa politique différait de celle des bakouninistes en ce qu’il reconnaissait l’importance des méthodes parlementaires et du suffrage universel pour la classe prolétarienne dans ses luttes pour son émancipation.
Elle différait aussi de celles des Trade-Unions en ce qu’il considérait le parlementarisme et la démocratie comme utiles dans cette lutte, à condition que le travail entrât dans l’arène politique en tant qu’organisation politique indépendante, en marge des partis bourgeois. Cette politique fut adoptée d’abord seulement par le Parti Social-Démocrate allemand.
Les masses prolétariennes latines et anglo-saxonnes refusèrent de l’adopter. Et cette scission fut responsable du déclin de la Première Internationale.
Mais la politique pour laquelle Marx lutta, survécut. Aujourd’hui elle est acceptée par tous les partis ouvriers du monde, elle a triomphé aussi bien de l’anarchisme de Bakounine que de la dépendance politique des anciens Trade-Unions anglais.