Guerre et révolution (Kautsky)

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Ce n’est pas une question de savoir si la solidarité internationale du prolétariat moderne se trouve en opposition irréconciliable avec tout choc belliqueux entre deux Etats européens. L’Internationale tout entière est une pour condamner toute guerre qui pourrait sortir de l’actuelle crise balkanique. A tous tant que nous sommes, sans distinction de nationalités ou de tendances, une guerre de ce genre nous apparaît comme le crime le plus effroyable, et pour l’écarter, nous devons employer tous les moyens et toutes les forces qui sont à notre disposition et susceptibles de donner un résultat.

Mais cela ne doit pas nous faire oublier ce fait, que les guerres furent toujours puissantes locomotives de l’histoire du monde et qu’une guerre européenne se produirait, à l’heure qu’il est, dans une situation où elle pourrait remplir cette fonction dans des proportions particulièrement considérables. Une guerre impose aux souverains et gouvernants les devoirs les plus graves à remplir, tout pouvoir politique qui n’est pas alors à la hauteur de sa tâche trouve dans la guerre sa chute certaine. Plus d’une fois on a vu, dans les luttes extérieures des nations, apparaître vermoulues et incapables de vivre des forces qui, dans les luttes nationales intérieures, offraient encore l’apparence de la solidité et de la pleine vitalité.

Mais le seul effet de la guerre et de ses conséquences n’est pas de ruiner les éléments surannés et dépassés. Très souvent aussi, par cette ruine même, elle force l’élément neuf, l’élément du progrès, à des essais prématurés de ses forces, à la mesure desquels il ne se trouve pas encore. Depuis un demi-siècle, toute grande guerre d’une puissance européenne a été suivie de la révolution, mais suivie elle-même de la contre-révolution – aussi bien en France en 1871 qu’en Russie en 1906. La guerre russo-turque de 1877-1878 fut, elle aussi, suivie d’une explosion de terrorisme qui mit l’absolutisme presque aux abois, mais qui, en 1881, fut étouffée par la réaction.

Les prodromes d’une guerre mondiale qui se produisent actuellement constituent une menace pour la volonté de paix du prolétariat ; pour son élan révolutionnaire, ils constituent une promesse, mais aussi un avertissement. Les jours terribles qui semblent être devant nous peuvent nous porter bien avant dans notre route vers la démocratisation et la socialisation de la société capitaliste, mais ils peuvent ainsi ébranler profondément pour des années, par des défaites sanglantes, la puissance du prolétariat, si notre Parti ne se montre pas au niveau de l’énorme tâche qui lui incombe.

Le Parti socialiste n’a pas seulement aujourd’hui le devoir pressant de tout mettre en œuvre pour maintenir la paix entre les Etats, mais encore celui de concentrer autant que possible et de mesurer toutes ses forces pour le cas où il ne réussirait pas à réaliser ce maintien de la paix. Il s’agit avant tout de conserver intact et d’étendre selon nos forces nos deux moyens d’action : l’organisation tant politique que syndicale, et de la confiance que le peuple travailleur met en nous comme dans les seuls défenseurs de ses intérêts.

Plus que jamais il s’agit aujourd’hui de rejeter à l’arrière-place tous les sujets de divergences intérieurs et de manifester notre intime cohésion. Plus que jamais, il s’agit d’éviter toutes les aventures et toutes les expériences qui pourraient affaiblir ces divers moyens d’action de notre Parti, avant que la situation historique exige de nous le déploiement de toutes nos forces pour tenir nos positions.

Enormes sont les exigences que la guerre, si elle devait devenir inévitable, imposera à notre audace comme à notre maîtrise de nous-mêmes, à notre enthousiasme comme à notre sang-froid. Mais énormes aussi les fruits que l’issue finale doit apporter au prolétariat, si les moyens d’action du socialisme sont dès lors assez forts pour se montrer égaux à ces exigences.

Le succès, l’avenir seul peut le montrer. Notre devoir est de préparer autant que possible en activant énergiquement l’œuvre de notre organisation, en menant inlassablement la propagande contre la guerre et sa cause dernière : la soif de profits capitalistes.