Franz Mehring à propos de la deuxième Douma

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Dans un numéro récent de Die Neue Zeit[1] , journal des sociaux-démocrates allemands, a paru un éditorial portant la signature habituelle de son rédacteur en chef, Franz Mehring. L'auteur note que dans la discussion habituelle sur le budget, les orateurs sociaux-démocrates, Singer et David, ont profité de l'occasion pour prouver avec quelle fermeté la social-démocratie, soi-disant vaincue aux dernières élections, défend sa position prolétarienne. Les libéraux allemands, au contraire, ceux qui, aux dernières élections, avaient fait cause commune avec le gouvernement contre le Centre clérical et contre les sociaux-démocrates, se sont trouvés dans la position pitoyable d'alliés humiliés de la réaction. "La bourgeoisie libérale, dit Mehring, joue le rôle d'esclave obéissant [le Dirne allemand signifie en fait "prostituée"] des Junkers de l'Ost-Elbe, pour l'amour des pitoyables rations données par ces derniers."

Nous citons textuellement ces paroles acerbes, pour donner à nos lecteurs une idée claire de la différence de ton et de contenu entre la présentation social-démocrate de la question des libéraux en Allemagne et la présentation que l'on rencontre fréquemment dans les journaux cadets russes. On se souviendra que ces journaux chantaient un tout autre air à propos du résultat des élections allemandes, parlaient des erreurs des sociaux-démocrates qui, disait-on, avaient ignoré la démocratie bourgeoise et adopté "une position hostile unilatérale" à son égard, etc.

Tout cela est en passant. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas l'évaluation que Mehring fait du libéralisme allemand, mais son évaluation de la Douma russe et du libéralisme russe, dont il analyse les slogans ("Sauvez la Douma", conduire un "travail positif") avec une clarté et une justesse merveilleuses.

Voici une traduction complète de la deuxième partie de l'article.

Le libéralisme allemand et la Douma russe[modifier le wikicode]

"... Pour comprendre l'incommensurable insignifiance de ces débats"[2] il vaut la peine de jeter un coup d'œil en arrière, quelque soixante ans en arrière, au Landtag uni de Berlin, lorsque la bourgeoisie s'est dressée pour la première fois dans la lutte parlementaire. A l'époque déjà, la bourgeoisie n'avait rien d'héroïque. Karl Marx l'a décrite ainsi : "... sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, râlant contre ceux d'en haut, tremblant devant ceux d'en bas, égoïste envers les deux camps et consciente de son égoïsme, révolutionnaire par rapport aux conservateurs et conservatrice par rapport aux révolutionnaires, se méfiant de ses propres devises, des phrases au lieu d'idées, intimidée par la tempête mondiale, exploitant la tempête mondiale ; aucune énergie à aucun égard, plagiat à tous égards ; commun parce qu'il manquait d'originalité, original dans sa banalité ; errant au gré de ses propres désirs, sans initiative, sans foi en lui-même, sans foi dans le peuple, sans vocation historique mondiale ; un vieillard exécrable, qui se voyait condamné à guider et à détourner les premiers élans de jeunesse d'un peuple robuste dans son propre intérêt sénile - sans yeux, sans oreilles, sans dents, sans tout."[3]

Malgré tout, la bourgeoisie de l'époque a su garder la bourse sous sa coupe et retenir les revenus du roi et des junkers jusqu'à ce que ses propres droits soient assurés ; elle a préféré subir la défaveur du roi plutôt que de renoncer à son droit d'aînesse pour aider la faillite royale.

Comparés aux libres penseurs d'aujourd'hui, les libéraux du Landtag uni étaient beaucoup plus clairvoyants. Ils se moquaient du bavardage sur le "travail positif" et préféraient retarder une affaire aussi importante pour le bien-être du pays que la construction du chemin de fer de l'Est plutôt que de renoncer à leurs droits constitutionnels.

Il y a d'autant plus de raisons de rappeler cette époque que la fin du débat budgétaire au Reichstag a coïncidé avec l'ouverture de la deuxième Douma russe. Il n'y a pas de doute que l'histoire parlementaire de la révolution russe a jusqu'à présent ressemblé davantage à celle de la révolution prussienne de 1848 qu'à celle de la révolution française de 1789 ; l'histoire de la première Douma ressemble à bien des égards de façon frappante à celle de la fameuse "assemblée des conciliateurs" qui tenait ses séances dans un théâtre de Berlin, elle lui ressemble même en ce qui concerne l'appel inefficace à ne pas payer d'impôts, lancé par la majorité constitutionnelle-démocratique après la dissolution, appel qui s'est avéré être du vent. En Prusse aussi, le nouveau Landtag convoqué par le gouvernement a été marqué par une opposition plus marquée, comme l'actuelle Douma russe, et a été dispersé un mois plus tard par la force armée. Les voix ne manquent pas pour prédire un sort similaire à la nouvelle Douma russe. Les libéraux trop avisés donnent d'excellents conseils : sauvez la Douma et gagnez la confiance du peuple par un "travail positif". Tel que compris par ceux qui le donnent, c'est à peu près le conseil le plus stupide qui aurait pu être offert à la nouvelle Douma.

L'histoire n'approuve pas les répétitions, et la nouvelle Douma est le produit d'une révolution qui diffère grandement du second Parlement prussien. Elle a été élue sous une telle pression que, par comparaison, l'infamie et la bassesse de la "ligue impériale du mensonge" pourraient bien être qualifiées de légères. La gauche n'est plus dominée par les démocrates constitutionnels dans l'actuelle Douma, mais a été renforcée par un puissant groupe socialiste. Il n'est pas non plus facile de dissoudre la Douma maintenant. Le tsarisme ne se serait pas engagé dans ce processus de pression électorale, aussi fatigant que dégoûtant, si la question de la dissolution de la Douma avait dépendu entièrement du gouvernement tsariste. Pour ses créanciers, le tsarisme a besoin d'une représentation populaire qui puisse le sauver de la faillite, et il aurait été, en outre, impossible, même si les choses n'avaient pas été si mauvaises, d'élaborer un système électoral plus pitoyable et d'exercer une pression encore plus brutale aux élections.

A cet égard, la réaction prussienne possédait un autre atout de taille en 1849 ; en annulant le suffrage universel et en introduisant le système électoral à trois classes, elle obtenait la prétendue représentation populaire qui n'offrait aucune résistance efficace et qui était néanmoins quelque chose de l'ordre d'une garantie pour les créanciers.

La révolution russe a montré, par les élections de la nouvelle Douma, qu'elle a une portée beaucoup plus large et plus profonde que celle qu'avait alors la révolution allemande. Il est également tout à fait certain que la révolution n'a pas élu la nouvelle Douma par hasard, mais qu'elle a la ferme intention de s'en servir. Mais la révolution se trahirait elle-même si elle écoutait les sages conseils des libéraux allemands et essayait d'obtenir la confiance du peuple par un "travail positif" tel que ces libéraux l'entendaient ; si la révolution agissait ainsi, elle prendrait le même chemin de lamentation et de disgrâce que le libéralisme allemand a suivi pendant les soixante dernières années. Ce que cet étonnant héros considère comme un "travail positif" n'aboutirait qu'à ce que la nouvelle Douma aide le tsarisme à se dégager de l'emprise de ses difficultés financières, et recevrait en retour une pitoyable aumône sous forme de "réformes" telles que le ministère d'un Stolypine peut en faire éclore.

Nous expliquerons le concept de "travail positif" par un exemple historique. Lorsque l'Assemblée nationale a procédé à l'émancipation de la paysannerie française en une seule nuit d'été 1789, le génie mercenaire et aventurier Mira beau, le héros le plus célèbre de la démocratie constitutionnelle, a baptisé l'événement du mot d'ordre "orgie dégoûtante", mais à notre avis, c'était une "œuvre positive". L'émancipation des paysans prussiens, au contraire, qui s'est traînée à une allure d'escargot pendant soixante ans - de 1807 à 1805 - au cours desquels une infinité de vies paysannes ont été brutalement et impitoyablement sacrifiées, était ce que nos libéraux appellent une "œuvre positive" et proclamée sur tous les toits. Pour nous, c'était une "orgie dégoûtante".

Et donc, si la nouvelle Douma veut remplir sa tâche historique, elle doit sans aucun doute s'engager dans un "travail positif". Sur cette question, il y a une unanimité réjouissante. La seule question qui se pose est la suivante : de quelle sorte de "travail positif" s'agit-il ? Pour notre part, nous espérons que la Douma se révélera être une arme de la révolution russe qui lui a donné naissance.


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Cet article de Mehring, qu'on le veuille ou non, ouvre une réflexion sur les tendances actuelles de la social-démocratie russe.

En premier lieu, on ne peut s'empêcher de noter que l'auteur compare la révolution russe de 1905 et des années suivantes, à la révolution allemande de 1848-49, et la première Douma, à la fameuse "assemblée des conciliateurs". Cette dernière expression vient

de Marx. C'est ainsi qu'il appelait les libéraux allemands de l'époque dans la Neue Rheinische Zeitung.[4]

Cette appellation est passée à l'histoire comme un modèle de la pensée prolétarienne dans son évaluation d'une révolution bourgeoise.

Marx a donné le nom de "conciliateurs" aux libéraux allemands de l'époque révolutionnaire, parce que la tactique politique bourgeoise-libérale était à cette époque basée sur la "théorie de la conciliation", la conciliation de la Couronne avec le peuple, des anciennes autorités avec les forces de la révolution. Cette tactique exprimait les intérêts de classe de la bourgeoisie allemande dans la révolution bourgeoise allemande ; la bourgeoisie avait peur de mener la révolution jusqu'à son terme ; elle craignait l'indépendance du prolétariat, elle craignait la victoire complète de la paysannerie sur ses exploiteurs médiévaux, les propriétaires terriens, dont l'agriculture conservait encore de nombreux traits féodaux. Les intérêts de classe de la bourgeoisie l'ont obligée à s'accommoder de la réaction ("conciliation") contre la révolution, et les intellectuels libéraux qui ont fondé la "théorie de la conciliation" l'ont utilisée pour dissimuler leur apostasie vis-à-vis de la révolution.

L'excellent passage cité par Mehring montre comment Marx s'en prend à la conciliation bourgeoise dans une époque révolutionnaire. Tous ceux qui connaissent l'édition de Mehring des écrits de Marx et d'Engels dans les années 40, en particulier les articles de la Neue Rheinische Zeitung, savent, bien sûr, que de nombreux passages similaires pourraient être cités.

Que ceux qui, comme Plekhanov, tentent, en se référant à Marx, de justifier la tactique de l'aile droite des sociaux-démocrates dans la révolution bourgeoise russe, y réfléchissent un peu ! Les arguments de ces personnes sont basés sur des citations mal choisies ; ils prennent des généralisations sur le soutien à la grande bourgeoisie contre la petite bourgeoisie réactionnaire et les appliquent sans critique aux Cadets russes et à la révolution russe.

Mehring donne une bonne leçon à ces personnes. Quiconque veut les conseils de Marx sur les tâches du prolétariat dans la révolution bourgeoise devrait prendre précisément ses déclarations concernant l'époque de la révolution bourgeoise allemande. Ce n'est pas pour rien que nos mencheviks évitent si précautionneusement ces déclarations. Nous y voyons l'expression la plus complète et la plus claire de cette lutte impitoyable contre les conciliateurs bourgeois que nos bolcheviks russes mènent dans la révolution russe.

À l'époque de la révolution bourgeoise allemande, Marx considérait que les tâches fondamentales du prolétariat étaient de poursuivre la révolution jusqu'à son terme, d'imposer son rôle principal de direction, de démasquer la trahison des conciliateurs bourgeois et de soustraire les masses populaires, en particulier la paysannerie,[5] à l'influence de la bourgeoisie. C'est un fait historique qui ne peut être ignoré ou éludé que par ceux qui prennent le nom de Marx en vain.

L'appréciation de Mehring sur le "travail positif" et "l'orgie dégoûtante" a un lien intime, inséparable, avec cela.

Ce parallèle est une attaque si bien dirigée contre les libéraux russes, les Cadets, qui sont actuellement engagés dans la Seconde Douma pour approuver le budget de l'autocratie soutenue par la cour militaire, que les mots de Mehring ne seraient qu'affaiblis si on y ajoutait quelque chose de substantiel.

Nous opposons la présentation de la question par Mehring à celle de l'aile droite des sociaux-démocrates allemands. Les lecteurs savent, bien sûr, que Mehring et toute la rédaction de Die Neue Zeit sont du côté de la social-démocratie révolutionnaire. La position opposée ou opportuniste est tenue par les Bernsteiniens. Leur principal organe de presse est le Sozialistische Monatshefte. Dans le dernier numéro de ce journal (avril 1907), on trouve un article de M. Roman Streltzow intitulé "Le deuxième parlement russe". L'article déborde de bouches courroucées contre les bolcheviks, que l'auteur, apparemment pour plus de venin, appelle "léniniens". La conscience qu'a ce Streltzow de tenir le public allemand au courant se manifeste par le fait qu'il cite les passages les plus acerbes des pamphlets de Lénine écrits au moment des élections de Saint-Pétersbourg, mais qu'il garde le silence sur la scission perfide organisée par les mencheviks, scission qui a provoqué la lutte...

Mais tout cela est en passant. Ce qui nous importe, c'est la manière dont la question est présentée sur les principes par le bernsteinien. Les mencheviks, en particulier Plekhanov, sont loués comme l'aile réaliste de la social-démocratie russe. Vorwärts, l'organe central de la social-démocratie allemande, a été réprimandé par ce "réaliste" pour une phrase selon laquelle le peuple n'a pas envoyé des avocats (Fürsprecher) mais des combattants de premier plan (Vorkämpfer) à la seconde Douma - "Vorwärts a apparemment la même vision rose de la situation actuelle en Russie que les Léniniens" (p. 295 du numéro susmentionné).[6] La conclusion de l'auteur est claire et nette. " Par conséquent ", écrit-il en concluant son article, " sauver la Douma [Erhaltung der Duma] est jusqu'à présent le but de l'opposition prise dans son ensemble ". En outre, les socialistes ne doivent pas " gaspiller leurs forces dans une lutte totalement inutile contre les Cadets " (p. 296, ibid.).

Nous laisserons à nos lecteurs le soin de faire la comparaison entre la façon de penser de Mehring sur l'"orgie dégoûtante" et la façon de penser des Streltzow sur le slogan "Sauvez la Douma ".

Une telle comparaison est bien capable de remplacer les commentaires sur la politique des bolcheviks et des mencheviks dans la Douma actuelle - des commentaires sur les projets de résolution des bolcheviks et des mencheviks sur l'attitude à adopter face à la Douma d'État.

  1. No. 23 (25. Jahrg., Bd. 1) (New Times, No. 23. 25th year, Vol. 1.—Ed.), March 6, 1907.—Lenin
  2. Les débats sur le budget au Reichstag. - Lénine
  3. Marx and Engels, Selected Works, Vol. 1, Moscow, 1958, p. 69.
  4. La Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette Rhénane) a été publiée à Cologne du 1er juin 1848 au 19 mai 1849, Marx et Engels en étant les principaux collaborateurs, le premier rédacteur en chef. Le journal a cessé d'exister après la publication du n° 301, en raison de la persécution par les réactionnaires. (Voir Marx et Engels, Œuvres choisies, tome II, Moscou, 1958, p. 328-37). "Assemblée des conciliateurs" est le nom que Marx a donné au parlement de Francfort convoqué en Allemagne en mai 1848. (Voir Marx Engels-Lénine, Zur deutschen Geschichte, 5. 302.)
  5. La bourgeoisie allemande trahira ses alliés naturels, la paysannerie", disait Marx en 1848, en évaluant le rôle de la paysannerie dans la révolution bourgeoise.-LeninNeue Rheinische Zeitung, n° 234 et 235, 1er et 2 mars 1849 ; Marx-Engels-Lenin, Zur deutschen Geschichte, Bd. II, S. 307.
  6. Incidemment, il peut être utile d'ajouter que nous sommes, en tout cas, profondément et chaleureusement reconnaissants à M. Streltzow de son effort pour dénigrer les bolcheviks aux yeux de la social-démocratie allemande. M. Streltzow le fait si bien que nous ne pourrions souhaiter un meilleur allié pour la propagation du bolchevisme parmi les sociaux-démocrates allemands. Continuez comme ça, M. Streltzow! - Lénine