Fragment d’une lettre confidentielle de Boukharine

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A tous les membres du comité central du P C R (b) adversaires de Trotsky

Présentation

(écrite en 2004)

Marc Goloviznine,

collaborateur scientifique de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie.


Le document confidentiel publié ci-après a été évoqué pour la première fois au procès du “bloc antisoviétique trotskyste de droite”, en mars 1938. Rykov, dans sa “déclaration finale”, voulant montrer le rôle dirigeant de Boukharine dans le “bloc trotskyste de droite”, souligna que Boukharine, dès les années 1920, au moment de la discussion publique menée dans le parti avec Trotsky, “occupait une place à part et disait qu’il fallait s’accommoder (de Trotsky) tout en le combattant”. Cette “culbute verbale typique” ne signifiait rien d’autre, aux dires de Rykov, que le souhait de Boukharine de garder Trotsky à la direction du parti.

Le 13 janvier 1937, pendant la confrontation entre Boukharine et son ancien élève et compagnon d’idées, Astrov, ce dernier avait parlé de ce même fait avec plus de détails. D’après Astrov, Boukharine, dès 1924, avait préparé et montré à ses partisans un mémorandum, où il exprimait l’idée qu’il “fallait s’accommoder de Trotsky, en l’utilisant dans le parti comme un étau permettant de contenir les contradictions”. Astrov indiquait également que, dans ce document, qui était “au fond, une orientation vers un bloc”, il y avait l’idée qu’on devait mettre les principes d’organisation dans le parti en conformité avec le “testament” de Lénine et admettre la liberté de fraction. Boukharine, avec des réserves, reconnut le fait, disant “qu’il craignait, en chassant Trotsky, d’enclencher une interminable spirale de crises au sommet”.

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J’ai découvert au RGASPI (fonds 593), dans le fonds personnel de Tomsky, qui, on le sait, était un compagnon d’idées de Boukharine, une copie inachevée du document, sous le titre “A tous les membres du comité central du PCR(b) adversaires de Trotsky”, écrite de la main de Boukharine et transmise par lui à Zinoviev, Kamenev et Staline. Le document n’est pas daté, mais le texte permet d’établir qu’il a été écrit moins d’un an après la mort de Lénine. On remarquera qu’il est très différent des déclarations officielles de Boukharine à la même époque (parfois même totalement contradictoire avec celles-ci).

Le document dresse un tableau peu flatteur de ce qu’on appelle “la discussion générale dans le parti” de 1923-1924, façade officielle de la lutte fractionnelle exacerbée pour le pouvoir que menait la majorité des membres du bureau politique du PCR contre Léon Trotsky et ses partisans.

Le regroupement fractionnel composé de Zinoviev, Kamenev, Staline, etc., qui, pendant la maladie de Lénine, avaient usurpé le pouvoir, renforcé leurs arrières, devait aller de plus en plus loin sur la voie de structures de parti non statutaires (groupe “des trois”, “des sept”, etc.) doublant les organes officiels du parti. Le mécanisme essentiel utilisé par le “noyau léniniste dirigeant” pour renforcer ses positions était de construire par en haut une “verticale du pouvoir” de secrétaires pratiquement indépendants des organes de base du parti.

En même temps, il était dans la logique du “bureaucratisme des secrétaires” que Staline, secrétaire général, qui détenait tous les leviers permettant de manipuler l’appareil du parti, tienne de moins en moins compte de ses alliés dans la lutte contre le “trotskysme”. A l’intérieur de la troïka mûrissaient les désaccords qui allaient mener plus tard à la rupture. La lettre de Boukharine, qui, comme nous l’avons indiqué, n’était pas destinée à être diffusée dans les organes de base, caractérise clairement la crise sociale et politique aiguë qui était le cadre où se déroulait la lutte de fraction à l’intérieur du PCR et décrit les méthodes sans principes utilisées pour conquérir l’hégémonie dans le parti. C’est paradoxal, mais cette description rejoint celle que donnait Trotsky. Il convient d’ajouter que Boukharine lui-même ne dédaignait pas de recourir à de telles méthodes.

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Dès ses premières lignes, les motivations de cette lettre apparaissent clairement.

Boukharine rappelle un certain nombre de conflits qui se sont produits entre lui et “une série de camarades dirigeants, qui ( ... ) s’accompagnaient de la part de ces camarades (vis-à-vis de Boukharine - M. G.) de violations formelles à la discipline du noyau léniniste” (c’est-à-dire de la discipline de fraction à l’intérieur du groupe “des trois” et “des sept” - M. G.). On ne peut exclure que la lettre “à tous les membres du comité central du PCR adversaires du trotskysme” soit devenue l’objet d’un marchandage et d’un “compromis pourri” à une nouvelle étape de la lutte fractionnelle. La menace de porter ce document à la connaissance d’un plus large cercle du comité central pouvait être un moyen de pression sur Staline.

Quoi qu’il en soit, après la rupture avec Zinoviev et Kamenev, c’est précisément

Boukharine qui occupe avec Staline les postes clés à l’échelon supérieur de la direction du parti, et seul un cercle très restreint a eu connaissance de ce texte. Il est inutile de rappeler que, dans la période qui a suivi, Boukharine, dans toutes ses déclarations publiques, non seulement n’a pas appelé à “coexister avec Trotsky”, mais, au contraire, a mené campagne pour recourir, tant contre Trotsky personnellement que contre l’Opposition de gauche dans son ensemble, à des mesures disciplinaires dans le parti, puis à la répression policière. Cependant, l’histoire de ce document montre que c’est bien plus tard, au procès du “bloc trotskyste de droite”, dont Boukharine a été l’un des principaux accusés, que sera tiré le bilan définitif du “compromis pourri”.

Marc Goloviznine

A tous les membres du comité central du PCR(b) adversaires de Trotsky[modifier le wikicode]

Chers camarades, compte tenu d’un certain nombre de conflits intervenus parmi les membres du parti (entre moi-même et une série de camarades dirigeants),qui, de mon point de vue, se sont accompagnés de la part de ces camarades de violations formelles à la discipline du noyau léniniste ; compte tenu, d’autre part, du fait que ces divergences et ces conflits, qui découlent d’une compréhension divergente de nos tâches à l’intérieur du parti, me mettent dans une situation insupportable (car je ne peux porter la responsabilité d’une politique que je considère funeste pour le parti) et - ce qui est le plus important – peuvent objectivement nuire à notre cause, je suis contraint de vous adresser cette déclaration, qui exprime mon point de vue sur la crise permanente au sommet comme dans le parti dans son ensemble.

1. Le plan de Lénine[modifier le wikicode]

Notre parti et son centre dirigeant ne doivent pas perdre de vue le plan proposé par Lénine dans ses derniers articles et dans ce qu’on appelle son “testament”, publié lors de notre dernier congrès. Il ne faut pas oublier que la principale inquiétude de Vladimir Ilitch était l’idée d’un affrontement entre les classes et d’une scission à l’intérieur du parti, à l’intérieur de notre comité central. Le camarade Lénine voyait clairement le danger de scission ; à une époque, pour nombre d’entre nous (probablement nous tous), ce mot lui-même apparaissait tout à fait étrange et injustifié. C’est précisément pour cette raison que certains camarades ont envisagé de ne pas publier les articles de Vladimir Ilitch. La façon même de poser le problème paraissait étrange, la possibilité d’une scission dans le parti ou même du départ de certains camarades paraissait trop invraisemblable.

Et alors ? Pendant la discussion dans le parti, cette possibilité a été discutée dans des réunions nombreuses, et cette perspective est maintenant considérée dans nos organes dirigeants non plus seulement comme possible, mais probable ; plus encore, à l’heure actuelle, c’est cette perspective qui détermine toute la politique interne au parti.

Et pourtant, le camarade Lénine considérait que cette perspective était funeste, était le principal danger, et même un danger mortel pour notre parti. Son principal souci, qui dominait tous les autres, était de prévenir ce danger. Toutes les idées essentielles qu’il a développées à la fin de sa vie suivent la ligne suivante : une analyse minutieuse des rapports de classe dans le pays, la question de notre parti, l’analyse même des relations personnelles entre les membres du bureau politique et leur traits personnels ; le plan de travail en coopération, le plan du rabkrine [inspection ouvrière] et de la commission centrale de contrôle, les mesures du testament non publié, etc., tout cela était dicté par un seul souci : éviter la scission, car la scission, c’était la ruine du parti et la ruine du pays.

Pouvons-nous, nous, les “léninistes”, faire l’impasse sur ce point ? Pouvons-nous simplement ignorer, sans tenter la moindre analyse sérieuse, cette question qui tourmentait tellement Lénine ?

Voyez un peu. De nombreux camarades avaient l’impression que le camarade Lénine “en rajoutait” dans la question de la Géorgie. On a même entendu des “explications” tout à fait risibles sur 1’ intérêt de Lénine et la sollicitude de Lénine dans l’affaire géorgienne. Il était de bon ton de dire que Lénine, coupé des réalités, faisait d’une mouche un éléphant. Et alors ? Est-ce que le coup de tonnerre de l’insurrection géorgienne ne nous a pas prouvé que Lénine avait raison ? Il faut avoir le courage de reconnaître ses erreurs. Lénine a eu raison, et ses élèves, les léninistes, ont eu tort. Car Lénine voyait plus loin qu’eux, il voyait ce qui allait se passer dans plusieurs années, ce que nous ne pouvons pas voir, ce que nous n’avons vu qu’après coup. Il serait imprudent d’ignorer ce fait et de n’en tirer aucune leçon. Maintenant, nous commençons à aborder le deuxième problème fondamental et décisif au sujet duquel Lénine nous a prévenus et mis en garde, alertant directement le parti, 1’appelant à la plus grande vigilance. Nous en venons au problème de l’unité du parti. Pourquoi Lénine craignait-il la scission dans le comité central ? Parce qu’il voyait que cela signifiait la scission dans le parti. Pourquoi craignait-il la scission dans le parti ? Parce qu’il voyait que la scission dans le parti allait inévitablement, par la logique objective de la lutte et des groupes sociaux, exacerber les relations entre les ouvriers et les paysans, et diviser le bloc ouvrier-paysan. Lénine considérait qu’il était possible que la rupture commence par le haut. Lénine voyait la ligne de fracture (Staline-Trotsky ou majorité du comité centraltrotskystes). Lénine a analysé soigneusement toutes ces relations et il a sciemment élaboré un plan d’encerclement de tous les membres du bureau politique par un mur solide de travailleurs, dont la tâche essentielle était : interdire la scission. Remarquez bien : interdire la scission selon la ligne Staline-Trotsky.

Si, à l’époque, cela paraissait invraisemblable, maintenant, tout membre impartial du parti le dira : nous marchons à grands pas vers la scission. Et j’ajouterai (et le prouverai ensuite) : Trotsky, avec sa ligne politique complètement fausse et profondément nuisible, n’est pas le seul coupable ; la majorité du comité central, qui a tout le pouvoir et tous les instruments de contrôle du parti, l’est également. Car nous, les léninistes, qui représentons une ligne politique générale juste et irréprochable, occupons, sur cette question, une position absolument antiléniniste.

La discussion, commencée par Trotsky et consciemment envenimée et attisée par la majorité du comité central, est un pas de plus contre le plan de Lénine. Nous sommes peutêtre à la veille de la scission dans le bureau politique ; et donc, nous sommes devant la perspective d’une scission du parti. Et cela précisément au moment où, à nouveau, bien que sous une forme différente, originale, les rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie se sont gravement détériorés, où, dans les villes, le mécontentement des couches petitebourgeoises, des spécialistes et intellectuels va grandissant. En d’autres mots : les éléments de la crise dont parlait Lénine sont là. Et je suis profondément persuadé que quiconque fait fi du plan de Lénine, quiconque ose risquer quand il ne faut courir aucun risque, celui-là porte objectivement un coup irréparable au parti.

2. Objections des léninistes au plan de Lénine[modifier le wikicode]

Les objections qui ont été faites et qui le sont encore au plan de Lénine se répartissent en trois groupes :

1) un désaccord avec Lénine dans 1’ appréciation de la situation et dans l’appréciation des camarades dirigeants, membres du comité central ;

2) l’affirmation que la position du camarade Lénine est une position petite-bourgeoise ;

3) l’argument selon lequel le camarade Lénine a élaboré tout son plan avant la discussion dans le parti de 1’an dernier, et donc que, pour cette raison, il faut le rejeter.

Examinons ces arguments l’un après l’autre.

Le premier : certains camarades considèrent que l’appréciation de la situation, et tout particulièrement les appréciations d’ordre personnel ont été portées sous l’influence passagère de l’irritation, de la maladie, de conflits personnels. C’est ainsi, entre autres, qu’on a expliqué les lettres “géorgiennes” de Lénine. Pourtant, il est clair que, dans les dernières lettres de Lénine, notamment dans son “testament”, chaque mot est pesé. On trouverait difficilement dans l’histoire un document plus objectif, plus impartial. Lénine a rejeté tout ce qui était personnel, mis de côté ses sympathies ou antipathies personnelles, et a dit la vérité. Il l’a dite non pour l’amour de la vérité en soi, mais pour toute une série de raisons pratiques, pour assurer l’avenir du parti. C’est littéralement un concentré de ses observations sur le travail de ses plus proches collaborateurs et disciples.

Pourquoi Lénine a-t-il, dans son testament, avancé le mot d’ordre : coexistez avec Trotsky ? Parce qu’il considérait que la position de Trotsky était juste ? Qui peut penser une bêtise pareille ? Absolument pas. Mais parce qu’il voyait tout dans le parti, du sommet à la périphérie, il voyait tous les fils qui vont du parti aux ouvriers non membres du parti, aux paysans, à l’intelligentsia, aux principales composantes de la société. Là est la différence essentielle : Lénine était beaucoup moins optimiste que ses plus proches disciples. Nos camarades sont enivrés par la victoire. On dit et on m’a dit souvent : vous avez peur de vaincre, peur d’aller jusqu’au bout de votre victoire.

Mais si on parle ainsi, c’est seulement parce qu’on apprécie le parti autrement que ne l’a apprécié Lénine et soi-même autrement qu’il ne le faisait. Cette vérité doit être dite. Nous ne voyons pas tous nos défauts, toutes les maux du parti. Notre qualité principale est la suffisance. Nous surestimons grandement nos forces, évoluant dans les sommets de l’appareil, déconnectés de la base du parti. Et pourtant, cette fatuité n’est-elle pas le principal danger ? Il faut comprendre que, dans la mesure où nous sommes le parti dominant, et, qui plus est, le seul parti légal, ce parti ne peut pas être homogène comme avant la prise du pouvoir ; d’où le mot d’ordre : “coexister”. Autrement dit : les fondements de notre existence de parti dominant dans un pays petit-bourgeois nous contraignent à “coexister” avec des éléments avec lesquels, à une autre époque historique, cela n’aurait absolument pas été nécessaire. C’est là la racine de l’attitude tout à fait originale de Lénine vis-à-vis de toutes les “oppositions” : il les a dorlotées à 1’ extrême (souvenons-nous des “gauchistes” et de BrestLitovsk, des syndicats, de l’Opposition ouvrière, même de la lettre à Miasnikov, etc.). Lénine agissait comme un grand dirigeant, qui comprend parfaitement les particularités de la période présente, sait se battre pour gagner les gens, craint de les perdre, sait ne pas aiguiser les divergences, sait attirer les esprits indépendants, ne met jamais une muraille de Chine entre lui et l’opposition. Et tout cela avec la plus grande fermeté dans la mise en œuvre de la ligne (et sans piques mesquines). Faisons-nous rien de pareil ? La justesse de la tactique de Lénine n’est-elle pas éclatante, lui qui était un maître et savait “coexister” dans le parti pour que celui-ci tienne en main le bloc des classes ?

Le deuxième argument (qui consiste à affirmer que défendre la position de Lénine est une position petite-bourgeoise - c’est le principal argument du camarade Zinoviev) tombe, me semble-il, de lui-même.

Le troisième argument est le plus sérieux. Selon cet argument, nous étions contraints de trancher dans le vif immédiatement après la conférence du parti de l’an dernier, le plan de Lénine n’est pas valable parce qu’il a été élaboré avant la discussion dans le parti, avant le “cours nouveau” du camarade Trotsky, etc. Le camarade Zinoviev a plus d’une fois ouvertement reconnu que, ce faisant, nous allions à l’encontre du testament de Lénine, mais que Lénine “n’avait pas prévu” la discussion dans le parti, etc. Maintenant, on va dire et on dit que Lénine “n’avait pas prévu” la préface de Trotsky à L’Année 1917, etc.

Cette argument, je le répète, est le plus sérieux, parce qu’il attaque le plan de Lénine à partir des modifications qui ont effectivement eu lieu dans le parti et qu’il ignorait. Mais demandons-nous : y a-t-il une commune mesure entre, d’une part, ces changements, et, d’autre part, le rejet du plan de Lénine ?

A mon avis, non. C’est même une idée ridicule.

En effet, Lénine a élaboré son plan sur la base d’une expérience de plusieurs années. De main de maître, il a brossé un tableau par larges touches. Il est parti de 1’essentiel, et, à partir de là, y a lié les détails. Etait-il ignorant du trotskysme ? Ne perçait-il pas Trotsky à fond, avec toutes ses particularités ? Ne comprenait-il pas toutes les propriétés objectivement néfastes de cette figure politique ? Je le répète, de telles suppositions sont risibles. Lénine n’a pas élaboré son analyse et édifié son plan à 1’ échelle de quelques semaines ou de telle ou telle discussion. Il pensait à une tout autre échelle et pouvait le faire parce qu’il voyait plus loin et plus profond que les autres. Comment peut-on rejeter le plan de Lénine parce qu’il y a eu une discussion ? C’est une entreprise risible, qui ne contribue pas à la bonne santé du parti.

Ainsi donc : contre le troisième argument des adversaires du plan de Lénine, il suffit de dire qu’ils n’ont pas compris toute la profondeur de ce plan, son ampleur, sa vaste signification, toute cette façon remarquable de poser les problèmes, qui permet à Lénine de lier en un tout le problème des classes, du parti, de son comité central, des rapports entre les individus.

Mais alors - nous rétorque-t-on - , vous devez cesser d’agir de façon organisée dans la vie du parti, les léninistes anti trotskystes doivent se dissoudre dans la masse. Pas le moins du monde ! Il y a là, comme disait Lénine, une “limite”. La contre-attaque contre Trotsky, la lutte contre ses erreurs doivent être menées de façon organisée, précisément parce que maintenant Lénine n’est plus là. Mais de là à aiguiser consciemment les rapports et à s’orienter vers la scission en contradiction directe avec l’injonction de Lénine de “coexister”, il y a loin. Occulter cette “limite”, gommer cela, peut se justifier dans un but polémique, mais est inadmissible du point de vue d’une analyse consciencieuse des rapports existants et de la recherche des solutions politiques pratiques indispensables.

3. Deux voies pour lutter contre la déviation trotskyste[modifier le wikicode]

Le “trotskysme” de Trotsky n’est, bien sûr, pas limité à Trotsky. Il est tout à fait exact que Trotsky représente un “corps étranger” chez les véritables bolcheviks de tendance léniniste. Sa méthodologie politique rationaliste, qui, au fond, est une mode littéraire poussée à l’extrême, se combine à une arrogance encore plus extrême. Les “échecs” systématiques de Trotsky non seulement ne sont pas le fruit du hasard, mais, au contraire, sont totalement liés entre eux par les fondements mêmes de son idéologie spécifique.

Le camarade Lénine disait à juste titre, parlant de la “loi” du développement de Trotsky, qu’il était bon en période de montée révolutionnaire, mais qu’il trébuchait inévitablement quand la révolution entrait dans une période plus calme, ou quand elle rencontrait des obstacles.

Il est évident que, pour notre parti, c’est précisément dans cette situation que les difficultés sont les plus grandes. C’est pourquoi l’opposition de Trotsky est particulièrement néfaste. Elle devient véritablement dangereuse dans la mesure où Trotsky continue à lutter pour des principes tactiques et organisationnels antiléninistes, tout en se drapant du manteau du léninisme, et tente systématiquement de saper la direction de notre parti et de discréditer son sommet, c’est-à-dire les gens les meilleurs et les plus expérimentés qui soient dans le parti, et qui le seront encore au moins pour une longue période.

Il devient enfin encore plus dangereux parce qu’il existe une tendance au regroupement autour de Trotsky de tous les mécontents, tant à l’intérieur du parti que bien au-delà de ses frontières. Cet aspect des choses mérite une attention particulière, et il me semble que c’est cet aspect qu’avait d’abord en vue Lénine quand il exigeait de nous une extrême prudence sur ce point. Il peut tout à fait se produire, par exemple, ce paradoxe historique que Trotsky, qui ignorait la paysannerie et ne comprend toujours pas son rôle, devienne l’expression objective de son mécontentement et que le moujik, dans les rangs de l’armée, trouve en lui son chef. L’intelligentsia militaire, la petite bourgeoisie des villes, en particulier la jeunesse intellectuelle dans le besoin, ainsi que, parfois, les ouvriers frappés par les réductions d’emploi, etc., tous ces gens tendent à se regrouper autour du “héros de la révolution” “persécuté”. Déjà, l’an dernier, l’opposition a montré qu’elle est hétérogène, mais s’unit autour de Trotsky sur une plate-forme négative : tous contre le comité central. La presse blanche à l’étranger profite de cette fissure, prenant Trotsky sous sa protection.

Ainsi se met en place une grande mascarade : si Lénine incarnait la sagesse du cours officiel du parti, Trotsky, qui était autrefois considéré comme un suppôt de Satan et le dirigeant de l’aile terroriste de notre parti, prend le visage d’un grand réformateur et de protecteur des victimes du parti privé de son chef. Voilà pourquoi, à travers l’opposition et objectivement à travers Trotsky - qu’il le veuille ou non - , s’exprime l’opposition dans le pays, l’opposition contre le régime de la dictature prolétarienne.

Ainsi, l’histoire elle-même déchiffre l’analyse de Lénine et confirme totalement sa formulation.

Du mot d’ordre “coexister”, de la ligne qui en découle, ne s’ensuit absolument pas un quelconque marais politique, une quelconque passivité ou réelle médiocrité petite-bourgeoise. Il faut avoir une pensée primitive, ne pas voir les “limites” et les transitions pour, dans une question comme celle-ci, poser la question selon la formule “ou bien, ou bien ... “ (ou bien ne mener aucune lutte contre Trotsky, ou bien s’orienter vers la scission). Pourtant, dans toutes les innombrables discussions et débats sur ce thème, les camarades adversaires du plan de Lénine (c’est-à-dire la grande majorité de notre groupe dirigeant) ont invariablement présenté faussement (et cela continue) la propagande que je mène pour une certaine forme de lutte comme un refus de cette lutte. Je le répète ici même : peut-être est-ce profitable pour les buts stratégiques de notre polémique interne, mais c’est absolument néfaste si l’on veut faire une analyse sérieuse des rapports et rechercher la voie juste.

Pourtant, il est tout à fait évident que deux possibilités s’ouvrent à nous : - ou bien nous menons la lutte contre Trotsky en nous orientant vers la scission ; - ou bien nous menons la lutte contre Trotsky en tentant de “coexister”.

Le débat est là et là seulement.

Il me semble qu’il serait étrange au plus haut point de penser que Lénine n’aurait pas pris en compte les déviations possibles, présentes et à venir, de Trotsky. Ne l’a-t-il pas plus d’une fois caractérisé comme “une machine extrêmement puissante, mais qui ne va pas dans la bonne direction” ? C’est pourquoi il nous a prévenus de ce danger : il comprenait parfaitement que cela, en tout cas, “ses” disciples ne le verraient pas. Il nous a prévenus contre la démesure et la suffisance. C’est là le sens de ses avertissements. Mais cela prédétermine également la forme de lutte contre Trotsky et ses déviations. C’est contre ce “léninisme au sens plein du terme dans la question organisationnelle” que se prononce la majorité de notre noyau dirigeant.

Ainsi donc, la discussion est de savoir si nous désarmerons Trotsky et ses partisans par des moyens idéologiques, en tentant en même temps de “coexister”, ou si nous nous orientons vers la scission, en pensant que c’est ainsi que nous allons tirer du pied de l’organisme de notre parti la douloureuse épine qui le plonge régulièrement dans des accès de fièvre.

Si nous choisissons la première voie, alors, le centre de gravité de la lutte est déplacé vers un travail sérieux et approfondi de propagande léniniste et vers un effort sérieux, systématique, à long terme, pour dénoncer la fausseté des positions trotskystes.

En même temps, le parti, à chaque attaque politique de Trotsky, répond par une contreattaque. Par ces méthodes combinées, il sape l’influence de Trotsky comme dirigeant, si ce dernier prétend à ce rôle et maintient sa position.

Si nous choisissons la deuxième voie, nous devons par tous les moyens provoquer

Trotsky, le pousser à intervenir, ne reculer devant rien (y compris les piques mesquines, ne pas l’élire au présidium, ne pas publier ses articles, l’éloigner des cérémonies, lui interdire de faire des conférences sur tel ou tel sujet, etc.) ; utiliser ces interventions de manière organisée, c’est-à-dire en déposant à chaque fois des résolutions des plus hautes instances du parti et en faisant de ces résolutions le point de départ de nouvelles attaques ; à nouveau provoquer et à nouveau “consolider” jusqu’à ce que la vie commune devienne physiquement intenable. Alors, la question se pose “dans toute son ampleur”, et la ligne dure trouve son achèvement dans la scission (fût-ce sous le couvert de l’exclusion de l’opposition, ce qui, bien sûr, ne change pas grand-chose quant au fond).

Il n’est pas difficile de comprendre que notre groupe dirigeant a choisi la deuxième voie. Non seulement les mesures du XIII’ Congrès, mais tout l’essentiel de ce qui a été entrepris dans la lutte contre Trotsky s’organise ainsi sur une ligne opposée au plan de Lénine, même la commission centrale de contrôle réformée “selon Ilitch” devient une arme essentielle de la lutte non seulement contre Trotsky, mais contre le plan de Lénine.

4. Pourquoi Lénine a raison contre ses disciples, et pourquoi la première voie est plus juste que la seconde?[modifier le wikicode]

A tout ce qui vient d’être exposé, on peut faire une objection, on peut dire : pourquoi dites-vous que la scission serait mortelle pour le parti ? Comment peut-on apprécier les chances sans parler de l’adversaire ? Et si c’est lui qui la provoque ? Pouvez-vous affirmer qu’il n’y aura pas de scission, qu’elle est impossible?

Cette “objection” repose pourtant sur une incompréhension de la question posée ellemême. Bien sûr, théoriquement, la possibilité d’une scission n’est pas exclue ; ni celle d’une scission entre les classes, ni même celle de la chute du pouvoir soviétique et de notre parti. Cependant, la question est : sur quel plateau de la balance jetons-nous le poids de notre ligne organisationnelle, c’est-à-dire que cherchons-nous nous-mêmes ?

J’affirme que, compte tenu de l’appareil colossal dont nous disposons (les hommes, la presse, les centres d’organisation, etc.), nous sommes le facteur décisif. La solution est entre nos mains, pas dans celles de l’adversaire, qui s’affaiblit de jour en jour, même si ce processus n’est pas aussi rapide que nous le souhaiterions.

Supposons même, par exemple, que Trotsky, indépendamment de notre position, se batte de plus en plus fermement (ce que je considère personnellement comme peu vraisemblable, en supposant qu’on mette réellement en œuvre le plan de Lénine). Admettons et voyons ce qui se passerait alors.

Il est indispensable de toujours partir du fait que ce n’est pas la personne de Trotsky qui nous intéresse, mais les regroupements dans le parti ou à l’extérieur du parti avec lesquels il est lié. Avant tout dans le parti, parce que sans eux il ne peut avoir de liens avec des cercles plus larges : si ce petit pont s’effondre, il tombe à l’eau.

Et alors, que se passera-t-il ?

Là, il faut nous représenter le parti tel qu’il est, avec tous ses étages et avec toutes ses nuances. Ici, nous voyons l’ossature principale du parti, tout entière le comité central, qui marche avec lui d’un même pas, qui est son organe aux mille bras ; parmi ces camarades, dans les pores de l’appareil du parti, mais aussi à l’écart, il y a un certain nombre d’opposants ; une petite partie d’ entre eux seulement sont des trotskystes sur toute la ligne ; l’immense majorité ne sont pas trotskystes, mais marchent avec Trotsky pour faire bloc ; une partie d’entre eux sont des bolcheviks éthiques, qui ne peuvent supporter les “offenses” faites à Trotsky, voient qu’ il a du talent, mais sous-estiment l’orientation néfaste de ce talent ; ensuite, une couche de membres du parti conscients ; une majorité considérable d’entre eux, tout en étant entièrement derrière le comité central, en même temps “respecte” Trotsky et apprécie les services qu’il a rendus ; il l’applaudiront, tout en votant contre lui. Enfin, la grande masse “grise” des autres membres du parti, qui ne comprennent pas grand chose, qui ne comprennent pas une discussion, que, pour eux, rien ne justifie (un pourcentage important de la “promotion Lénine” fait partie de ce groupe). Cette couche, dans l’ensemble, est accordée au diapason d’un “juste égalitarisme” ou d’une “justice égalitaire”.

Que devons-nous faire pour gagner le maximum de membres du parti à nos positions, pour isoler les généraux de leur armée, pour que - si ces généraux jouaient leur va-tout - il en résulte dans le pire des cas le départ d’un groupe et non une scission ?

Compte tenu de la structure actuelle de notre parti, il ne fait pas de doute que, par des attaques frontales répétées, par les méthodes découlant du choix de la “deuxième voie”, il est impossible de gagner une couche très importante du parti, qui, “intellectuellement”, ne comprend pas la question, et, “émotionnellement”, “sympathise” avec Trotsky. C’est pourquoi cette deuxième voie ne convient pas ; elle éloigne même un certain nombre de camarades de la politique du comité central, les irrite inutilement et les pousse dans le camp de l’opposition. Accuser cette argumentation d’être un alignement sur la tendance petite-bourgeoise dans le parti et non sur l’ouvrier d’avant-garde du type de Zaloutski (comme le fait Zinoviev) signifie véritablement qu’on accuse de philistinisme l’a b c de la tactique léniniste. Car il est impossible de conduire les masses sans faire la soudure avec elles et sans tenir compte de leur niveau. C’est pourquoi il est impossible de conduire les masses du parti sans tenir compte de leur état d’esprit concret.

Nous abordons par là d’un autre côté la question fondamentale, en nous demandant : la tactique de l’offensive forcée nous est-elle profitable, ou est-il nécessaire de nous orienter vers un rythme de développement du parti plus calme, moins convulsif ?

Ici commence tout un enchaînement de questions que j’ai posées aux adversaires du plan de Lénine :

1) Est-ce que le temps travaille pour nous? On m’a répondu: “Oui.”

2) La tactique que nous avons adoptée est-elle liée à la probabilité d’une scission ? On m’a répondu : “Oui, la scission est probable. “

3) La scission comporte-t-elle un risque pour le parti et le pays ? On m’a répondu:

“Oui.”

J’ai alors posé la question suivante: “Avons- nous le droit de risquer tout, si le temps travaille pour nous, comme vous le reconnaissez ? “

A cette question, je n’ai eu aucune réponse.

Quelle sage prudence émane du plan de Lénine et que le “plan” actuel de ses adversaires dans les questions d’organisation respire l’arrogance !

5. La crise du bloc ouvrier-paysan et la situation à l’intérieur du parti, ou pourquoi le plan anti-léniniste est aujourd’hui particulièrement néfaste[modifier le wikicode]

Toute l’expérience de l’histoire du parti nous dit que les crises internes sont dangereuses quand elles se développent comme conséquence ou en complément d’une crise dans le pays.

La crise de Brest-Litovsk était dangereuse à cause de la crise dans le pays, sur laquelle elle s’appuyait et qu’elle exprimait ; la crise syndicale était dangereuse à cause de la crise liée au passage à la NEP (Cronstadt, Tambov) ; la discussion de l’an dernier était liée à la crise économique de l’automne. Si nous devons, à brève échéance, supporter une nouvelle crise interne (c’est-à-dire si nous contribuons nous-mêmes à la créer), là encore une large base sociale y est prête : car nous devons faire face à la crise du bloc ouvrier-paysan. Il est inutile de le “démontrer” ou de l’”illustrer”. Cette question a occupé une place centrale à la dernière réunion du comité central. Toute l’ importance, toute la signification de cette crise, nouvelle tant par son contenu que par sa forme, ont été reconnues par tous. Mais hélas ! quand on élabore les plans stratégiques et tactiques de notre politique interne, on oublie complètement cette circonstance essentielle, décisive ! En ce sens, la discussion sur l’intervention de Trostky, lors d’une réunion à laquelle participaient de nombreux membres du comité central, a été caractéristique. Personne n’a dit un seul mot sur les perspectives en liaison avec une analyse de classe ! On a abordé ce problème superficiellement et “à chaud”, alors que tout notre avenir dépend de la décision prise.

Il arrive souvent d’entendre l’argument suivant : “Que craignez-vous ? Puisque le comité central mène une politique générale, et, en particulier, une politique économique juste - et vous-mêmes reconnaissez que cette politique est juste - , c’est la garantie du succès. Il faut se battre pour cette ligne politique juste, et tout le reste ira de soi. “

Cet argument est-il juste ? Non, il ne l’est pas. Car le parti peut avoir une politique générale juste et la crise éclater dans le pays. Le camarade Lénine, dans son testament, indiquait très précisément que, dans les conditions où nous nous trouvons, même les particularités dans la vie de tous les jours des camarades dirigeants commençaient à se charger d’un contenu politique. C’est a fortiori vrai des questions de notre politique interne. Combinées au mécontentement objectif qui existe dans toute une série de groupes sociaux (et qui est et sera inévitable même avec une politique juste), ces erreurs, répétons-le, peuvent déclencher une crise dans le pays.

Les traits nouveaux de la crise actuelle du bloc ouvrier-paysan consistent en ce que, pour la première fois depuis la révolution, s’opposent clairement les intérêts immédiats de deux classes - et fondamentalement d’elles seules - , la classe ouvrière et la paysannerie. On comprend que, compte tenu de la disposition des principales forces de classe, les contradictions qui se développent dans les villes vont inévitablement, pour ainsi dire, “s’amalgamer” à cette contradiction fondamentale : cela concerne la crise de surproduction de la nouvelle intelligentsia, combinée à l’exacerbation des relations entre le prolétariat et l’ancienne intelligentsia ; cela concerne la crise de surproduction de la force de travail chassée de la campagne et établie en ville, etc.

C’est pourquoi il faut une extrême sensibilité et la plus grande prudence dans notre politique.

Le parti a su voir 1’ immense danger de la situation et a adopté, avec une unanimité inhabituelle, les mesures de lutte contre ce danger. Parmi ces mesures, nous avons tous ensemble pris les mesures de “renforcement de la démocratie soviétique” (vivification des soviets, collaboration avec les non-membres du parti, lutte contre l’arbitraire, accent mis sur l’argumentation plutôt que sur la contrainte). Mais nous sommes-nous demandé comment cette ligne s’harmonisait avec la politique interne du parti ?

Je considère qu’il y a là une inconséquence totale. Il est impossible de proclamer un “cours libéral” (qu’on ne me cherche pas noise pour ce mot, c’est l’expression consacrée) visà-vis des soviets de village, et, en même temps, faire monter la pression dans le parti au maximum. C’est pourtant exactement ce que nous faisons actuellement.

On peut objecter: mais c’est précisément pour avoir un cours plus démocratique dans les soviets qu’il faut la plus grande unité idéologique et autre dans le parti. C’est précisément la raison pour laquelle nous chassons ou nous apprêtons à chasser les trotskystes.

Cet argument serait valable si la structure de notre parti n’était pas ce qu’elle est ; si nous ne menions pas une politique d’élargissement du parti ; si nous n’avions pas quelques centaines de milliers d’ouvriers de la promotion Lénine qui sont encore loin d’avoir mariné dans le chaudron bolchevique, alors nous pourrions poser la question en ces termes. Mais compte tenu de la composition actuelle du parti, nous devons à tout prix faire ce travail de persuasion, sur la base de la démocratie interne du parti. Si, dans les conditions actuelles, nous nous orientons vers la scission et ne faisons pas un travail préalable pour gagner ces nouveaux membres du parti, nous entrerons en conflit ouvert avec notre politique générale et allons inévitablement vers des difficultés grandissantes dans le pays.

Ce danger apparaît déjà nettement. Le parti offre véritablement un tableau sans précédent. La minorité du parti est littéralement terrorisée (et non pas digérée), elle avale tout en grinçant des dents ; une couche non négligeable de nouveaux membres du parti, complètement désorientés, se soumettent quand on les traîne de force avec des explications totalement incompréhensibles ; il y a des manifestations extrêmes de désespoir fanatisé. Il faut être irrémédiablement englué dans les sommets pour ignorer l’état d’esprit terroriste à l’intérieur du parti, ce qui est un phénomène sans précédent dans toute notre histoire. Je sais qu’on peut m’opposer les manifestations d’un état d’esprit tout différent. Encore heureux ! Mais ce que j’ai indiqué est suffisant pour comprendre l’extrême danger auquel nous nous exposons si nous menons une politique de comitards arrogants, sourds à tout ce qui se passe chez les militants de base. Une seule de ces lettres que nous recevons de lointaine province aurait suffi à Lénine pour prendre vingt fois conseil des camarades, pour organiser une dizaine de réunions, pour se plonger au plus profond des organisations de base du parti. Et maintenant, nous recevons des centaines de lettres et de notes alarmantes, et nous les ignorons comme s’il s’agissait d’un phénomène normal.

Qu’est-ce donc, sinon une arrogance lourde d’innombrables calamités ?

Dans une situation de crise sociale, ces symptômes alarmants dans le parti deviennent tout simplement sinistres. Il faut comprendre que nous ne sommes pas à Genève, que dans l’orbite de notre parti, il y a 1’armée, avec tous ses attributs. Il faut se souvenir de l’histoire de tous les coups d’Etat contre-révolutionnaires. Il faut voir que c’est une troisième force qui l’emportera si la guerre civile s’engage dans notre parti. Il n’est pas du tout nécessaire que nous soyons battus dans de gigantesques combats pour nous écrouler.

Il suffit que, dans les rangs du parti, règne la confusion, le trouble, le désarroi, que les membres du parti perdent confiance dans leur direction, dans leurs chefs, et que la masse, ayant perdu confiance, aille, stupéfaite, de l’un à l’autre, ignorante et méfiante envers tous et chacun.

Je ne dis pas du tout que cette perspective est inévitable sous cette forme. Mais j’affirme que si cette perspective n’a ne fût-ce qu’une chance sur cent de se réaliser, il est criminel de mener une politique qui augmente cette chance, alors qu’on peut éviter ce risque. Donc, le plan anti-léniniste est aujourd’hui particulièrement néfaste.

6. Les regroupements au sommet[modifier le wikicode]

Il y a deux raisons réelles supplémentaires, qui, hélas ! pèsent lourdement dans le sens d’une “ligne rigoureuse” : 1) les particularités individuelles des dirigeants du comité central ; 2) la recherche de l’unité interne par la scission avec Trotsky. Ces deux phénomènes compliquent une situation déjà complexe.

Il est inutile de s’étendre sur la première de ces raisons. Il faut s’attarder davantage sur la seconde, car elle a une profonde signification dans la vie interne du parti.

Nous savons parfaitement qu’à l’intérieur du groupe léniniste, il y a eu plus d’une fois de graves conflits. Ces conflits, bien entendu, comportaient des “aspects personnels”, maintenus autrefois dans 1’ étau de la volonté et de la pensée de Lénine. Mais ce serait une erreur de considérer qu’il s’agit là seulement d’aspects personnels, bien que ceux-ci jouent, malheureusement, un rôle très important. Mais la raison la plus profonde est que des camarades différents, qui ont un travail différent, ont donc une expérience différente, subissent des influences diverses. Et c’est pourquoi, sur la base de l’hétérogénéité de notre parti, il est inévitable que la “synthèse” au sommet se fasse dans la douleur et les conflits. Si nous n’avions pas un sommet formellement uni, le danger de ces conflits internes serait encore plus grand. Mais, je le répète, ce danger est, en ce moment, particulièrement grand. Il n’y a pas un an que Lénine est mort, et, dans le comité central, les crises se sont succédé et les rapports se sont détériorés non seulement vis-à-vis de Trotsky et des autres, mais à l’intérieur du noyau léniniste.

Et voilà qu’une idée traverse l’esprit de toute une série de camarades : “renforcer la lutte contre Trotsky, comme méthode de renforcement de notre unité interne “. On pourrait montrer comment on s’est raccroché à cette bouée de sauvetage chaque fois qu’un conflit interne mûrissait. Chacun de nous se souvient que notre dernière conférence a été placée sous le signe : “Trotsky nous unit à 100 %” (camarade Zinoviev).

Je considère que ce n’est pas juste. Je considère qu’il n’y a pas d’unité à 100 %. Je pense enfin que ce n’est pas par de telles mesures artificielles qu’on peut et qu’on doit unifier le noyau léniniste, fondement de la direction du parti, sans laquelle celui-ci ne peut aller de l’avant.

Si nous continuons et renforçons cette ligne politique interne, avec toutes ses particularités, il en résultera un tableau peu enviable : même si la minorité supporte tout en silence, à la prochaine crise, elle tentera avec une haine fanatique de prendre sa revanche. Par ailleurs, la crise au sommet se reproduira avec toute sa force, mais à l’intérieur même du groupe léniniste, donc la ligne la plus dangereuse se poursuivra, celle de l’atomisation de la direction du parti. Où est la garantie contre ça ? Où ?

Elle est dans le plan d’llitch que nous avons rejeté. Et en lui seulement. On ne peut pas , à cause du problème trotskyste, vivre au jour le jour. Il faut voir plus loin, il faut éduquer le parti, il faut faire les pas organisationnels qui nous sauveraient effectivement de scissions possibles.

Voilà pourquoi le mot d’ordre d’une paix acquise au prix d’une lutte interne exacerbée contre Trotsky, c’est-à-dire d’une guerre ouverte à mort, orientée vers la scission, est radicalement faux (et à sa façon opportuniste). C’est un élixir nuisible et artificiel, un narcotique qui produit une excitation artificielle, mais finalement entraîne l’affaiblissement de l’organisme du parti.

Cependant, cette malheureuse idée se reflète pernicieusement même dans notre activité quotidienne. Engels a dit un jour avec mépris que les socialistes français, quand ils avaient un problème à résoudre, se plaçaient non du point de vue de sa logique interne, mais d’un point de vue de fraction. Nous n’en sommes pas loin. Il nous arrive sans arrêt de résoudre des problèmes selon le principe : “Surtout, que cela n’aide pas Trotsky.” Mais nous ne remarquons même pas que c’est précisément comme ça que nous aidons Trotsky et toutes les autres déviations : car nous freinons artificiellement notre propre laboratoire d’idées.

Pour notre plus grand malheur, nous ne sommes plus très loin de la situation qui était celle de l’état-major des armées blanches. Nous avons tous lu, en leur temps, les divers souvenirs des blancs sur les relations au sommet dans leur état-major. Et chacun comprenait clairement pourquoi ces messieurs devaient nécessairement périr.

Pourtant, nos relations internes commencent à y ressembler beaucoup : méfiance réciproque, violation cynique des décisions prises en commun, choix des gens uniquement pour nuire à Trotsky ou se nuire mutuellement, c’est-à-dire constitution de catégories, conspirations mutuelles, etc. N’est-il pas temps de mettre fin à tout ça ? N’est-il pas temps de comprendre qu’on aura beau se réchauffer dans la lutte déchaînée contre Trotsky, cette lutte ne résoudra pas le problème bien plus profond qu’a vu (oui, vu !) l’œil d’Ilitch?

7. Les symptômes du déclin du parti[modifier le wikicode]

La myopie politique du parti, qui est actuellement, de mon point de vue, manifeste, conduit à des phénomènes extraordinairement dangereux, si elle doit se perpétuer à l’avenir. Cela apparaît avant tout dans la “discussion” actuelle. Comment se mène-telle ? Explique-t-elle réellement quelque chose ? J’affirme que, dans une large mesure, elle embrouille plus qu’elle n’éclaircit. Le camarade “sûr”, mais qui ne comprend pas grand-chose, expose ce qu’a écrit Trotsky, et tout le monde devrait le croire. Les timides remarques selon lesquelles il ne serait pas mal de “lire un peu” sont sévèrement rejetées ; le plus souvent, l’opposition n’a pas la parole.

Ensuite, on vote, mais la plupart des participants ressentent, au fond d’eux-mêmes, un profond sentiment d’insatisfaction. Des centaines de missives et de lettres confirment cette description.

Et plus on hurle fort “comme à Leningrad”, plus le militant moyen ou l’ouvrier arriéré est déstabilisé, et, ignorant les motifs de cette orientation politique, en imagine de bien différents. Cette forme tout à fait “nouvelle” de discussion, où il n’y a pas de discussion ni même d’explication sensée, est le symptôme du déclin.

D’autant que fleurit en même temps un “vardinisme”1 criard, qu’on trouve à propos d’éditer massivement sous le drapeau du léninisme des opuscules nullissimes qu’il est interdit de critiquer (ce serait, dit-on, “tirer sur les siens”, comme si nous étions un petit cercle et non le parti au pouvoir), qu’on choisit les textes sans se soucier aucunement de leur valeur.

Le premier adjudant venu est un Voltaire pourvu seulement qu’il soit un anti-trotskyste acharné. C’est une tendance dangereuse. Car on ne peut oublier les tâches fondamentales du parti, on ne peut éduquer le parti comme le fo… (fin de la copie du document - NDLR).