Fashoda, l’Angleterre et la paix

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L’affaire de Fashoda paraissait en voie de solution rapide ; et vraiment il serait trop absurde et trop criminel que ce différend mît aux prises deux grands peuples. Assurément, la France avait le droit de chercher à relier, par des postes et des moyens définis de communication, le bassin du Congo au bassin du Nil ; mais elle a le devoir aussi d’éviter tout ce qui peut paraître pure taquinerie et vexation puérile contre l’Angleterre : maintenir un petit groupe d’hommes sur le Haut Nil au moment même où l’Angleterre y dirigeait toute une armée et y livrait aux derviches une sérieuse bataille est un dangereux anachronisme. Les nationalistes, les coureurs d’aventure essaient vainement d’irriter l’amour-propre français ; il n’y a de dignité pour un peuple que s’il sait mesurer ses forces, et s’il ne s’engage pas à la légère en des entreprises qu’ensuite il faut abandonner. La France, dans son immense majorité, l’a compris ainsi, et elle ne pardonnerait pas au gouvernement qui suivrait les fanfarons de bataille et qui déchaînerait sur le pays, sur le monde entier, une effroyable crise. Mais pourquoi l’Angleterre s’obstine-t-elle à armer, pourquoi fait-elle un étalage presque provocant de sa force navale au moment même où la diplomatie française cherche si honnêtement et si visiblement une solution pacifique ?

Voici qu’aujourd’hui même des rumeurs singulières, auxquelles les journaux nationalistes prêtent un complaisant écho, nous mettent en éveil : on commence à dire que la Turquie se prépare à intervenir, qu’elle entend réclamer l’Égypte comme son domaine, et protester contre la présence des Anglais à Khartoum. Nous ne savons encore ce qu’il y a de sérieux dans ces bruits. Il se peut que le Sultan, tout pénétré de la grandeur de l’idée musulmane, grisé par sa victoire en Grèce et par les sympathies de l’empereur allemand, songe en effet à profiter de l’incident de Fashoda et de la controverse franco-anglaise pour affirmer ses droits de suzeraineté sur l’Égypte. — Mais, en tout cas, il serait déplorable que l’on pût soupçonner, derrière cette intervention du Sultan, l’action secrète de la France. D’abord, ce serait donner une acuité extrême au conflit qu’il faut régler. Il serait indigne de la France, au moment où elle renoncerait ostensiblement à Fashoda, de chercher une revanche détournée par l’intervention d’ Abd-ul-Hamid ; il serait indigne de la France de devenir l’instrument du Sultan rouge : car celui-ci ne se risquerait à une démarche aussi téméraire que dans la pensée d’entraîner la France avec lui et de l’engager presque malgré elle en rouvrant la question d’Égypte. Enfin, il sera toujours permis de supposer que l’empereur Guillaume, sans se découvrir et sans se livrer à fond, soutient secrètement son grand ami de Constantinople ; et assurément, à l’heure décisive des règlements de compte, il essaierait de glisser en Égypte, sous le couvert de la suzeraineté turque, l’influence de l’Allemagne, alliée de la Turquie.

Donc, voici l’opération à laquelle nous convient les grands patriotes Rochefort et Millevoye : ils nous invitent à chasser l’Angleterre de l’Égypte, au prix des plus graves dangers, pour y installer à sa place une combinaison turco-allemande. On n’aurait jamais cru que M. Rochefort pût adopter à ce point la politique de M. Hanotaux, qu’il combattit si violemment. M. Hanotaux rêvait de rapprocher la France de l’Allemagne impériale pour faire échec à la puissance anglaise ; et c’est parce que les Arméniens étaient encouragés par les Anglais, c’est aussi parce que Guillaume II soutenait Abd-ul-Hamid, que M. Hanotaux a livré cent mille Arméniens au couteau des égorgeurs. Nos nationalistes rêvent-ils d’étendre à la question d’Égypte cette politique turco-allemande qui nous a déshonorés et perdus en Orient ?

La vérité est que toutes ces difficultés ne seront réglées que par une discussion au grand jour, par un appel incessant au bon sens et à la loyauté de deux grands peuples. N’ayons pas d’arrière-pensées à l’égard de l’Angleterre ; reconnaissons bien haut les droits importants que lui donnent en Égypte une longue occupation et une œuvre méthodique d’organisation ; ne jouons pas contre elle, en Égypte, le rôle fâcheux et aigre joué contre nous en Tunisie par les Italiens ; ne nous étonnons pas qu’elle veuille assurer du Caire au Cap la continuité du passage ; et quand ces malentendus, entretenus par la presse la plus frivole et le chauvinisme le plus aveugle, auront été dissipés, il nous sera plus aisé de faire valoir devant le monde et devant l’Angleterre elle-même le droit certain de la France à s’ouvrir un débouché de l’Afrique centrale vers le Nil. Autant l’occupation de Fashoda est intempestive, autant toute connivence de la diplomatie française avec Abd-ul-Hamid et Guillaume II serait absurde et coupable, — autant les Anglais seraient inexcusables s’ils prétendaient bloquer la France dans le bassin du Congo, et refuser aux autres nations des garanties pour le libre accès et la libre navigation du Nil.

Il faut que des deux côtés de la Manche la démocratie libérale et le prolétariat socialiste s’emploient à ramener la question à ces termes ; il ne s’agit pas seulement de prévenir pour demain un conflit qui serait un malheur pour le monde civilisé : il faut dissiper les préjugés et les animosités secrètes qui animent l’un contre l’autre deux grands peuples. Ah ! si le prolétariat français et le prolétariat anglais pouvaient s’entendre et élever la voix ! Quelle victoire pour le socialisme, et quel bienfait pour l’humanité, si un haut arbitrage populaire pouvait réconcilier deux grandes nations.

« La Petite République » du 13 novembre 1898

L’heure viendra où il faudra demander des comptes aux gouvernants qui depuis trois ans ont conduit la politique extérieure de la France. Quand les risques de conflit immédiat auront disparu, le Parti socialiste n’aura besoin que de rappeler les faits pour dresser contre M. Méline et M. Hanotaux un acte d’accusation irrésistible.

Que de fois avons-nous dénoncé, à la tribune même, tous les périls de la politique de M. Hanotaux ! Que de fois avons-nous dit que cette alliance russe, si bruyamment célébrée par M. Méline, M. Millevoye et M. Rochefort était un mensonge ou un piège ! Il était visible que nous mettions nos capitaux notre influence, notre flotte au service de la Russie, et que nous n’avions obtenu en retour aucune garantie positive ; il était visible aussi que peu à peu, cédant à la logique de l’esprit de réaction, le ministère Méline se rapprochait, par l’intermédiaire du tsar, de l’empereur allemand, et rêvait de tourner contre l’Angleterre toutes les haines et toutes les forces de la France. Cette politique ne pouvait nous mener qu’aux plus cruelles déceptions et aux plus graves périls : la Russie, absorbée par ses vastes entreprises en Asie, en Chine, ne détournera pas, pour nous servir, une parcelle de sa force ; et l’Allemagne a trop à gagner à l’antagonisme de la France et de l’Angleterre pour se jeter d’un seul côté et brusquer la solution du conflit. Forcément, nous devions être isolés ; forcément nous devions être dupes.

Mais, je l’avoue, je ne croyais pas que la politique de M. Hanotaux, si imprévoyante et si rétrograde qu’elle fût, fût tombée pourtant à ces profondeurs de sottise que révèle l’affaire de Fashoda. Il y a trois ans, quand le ministère des colonies eut décidé secrètement une expédition sur le Haut Nil, il demanda aux divers groupes d’opposition de ne pas discuter ; il s’agissait, nous dit-on, d’occuper à temps d’importantes positions africaines, et on s’adressait à notre patriotisme. Nous demandâmes si la mission projetée serait pacifique, si elle ne créait aucun péril de conflit : on nous donna des assurances de paix, et nous gardâmes le silence ; nous nous bornâmes, au moment où M. André Lebon sollicitait le vote de la Chambre comme un « vote politique », à déclarer que c’était un « vote national ».Qui donc, parmi les adversaires les plus décidés de M. Hanotaux et de M. Lebon, aurait pensé qu’ils envoyaient sur le Haut Nil une petite troupe d’hommes sans s’être assurés qu’ils ne se heurteraient pas à l’armée anglaise, sans s’être assurés aussi, en ce point précis et délicat, le concours du « grand allié » ? La criminelle étourderie des ministres a dépassé toute prévision ; ils ne peuvent se plaindre que l’esprit de parti les ait gênés ; ils ont eu liberté entière, et ils portent devant le pays l’entière responsabilité.

Mais il servirait peu de récriminer, si nous ne prévenions pas le retour de pareilles fautes. Il faut secouer la politique extérieure de M. Hanotaux comme la politique intérieure de M. Méline. Ceux qui grisent notre pays avec la prétendue alliance russe et qui préparent je ne sais quel accord avec l’autocratie allemande font œuvre criminelle. La haine de l’Anglais, la guerre à l’Anglais sont aujourd’hui des mots d’ordre de réaction : isolée, la France ne peut pas lutter contre la marine anglaise ; il faudra donc à tout prix acheter l’alliance de l’empereur russe et la neutralité bienveillante de l’empereur allemand ; il faudra donc engager la France à fond dans un système autocratique et réactionnaire. Déjà nous avons vu les fruits honteux de cette politique lorsque, pour servir les calculs de la diplomatie russe et complaire à Guillaume II, allié du Sultan, la France s’est faite contre les Arméniens et les Grecs la complice de l’égorgeur Abd-ul-Hamid. Demain, pour organiser la guerre à l’Anglais, il faudra nous mettre décidément au service des ambitions lointaines de la Russie en Extrême Orient, et il faudra accepter avec Guillaume II une sorte d’entente cordiale, qui s’appliquera même à la politique intérieure. C’est là le rêve des réactionnaires français. Les cléricaux ne cachaient pas leurs sympathies pour l’Espagne contre les États-Unis, et leur victoire serait décisive s’ils pouvaient, au moyen de la guerre contre les Anglais, exalter le militarisme, s’ils pouvaient, par l’alliance russe et allemande, tuer l’esprit républicain ; ils savent bien que le jour où la France serait engagée dans une grande lutte contre la race anglo-saxonne, les états-majors à panache feraient la loi, les protestants et les juifs seraient dénoncés comme complices de l’hérétique Angleterre ; et comme on ne pourrait conserver « l’amitié » du tsar et de l’empereur qu’en faussant la République et en opprimant le prolétariat, la réaction, couvrant sa face d’un masque de patriotisme tragique, prêcherait servitude et folie à la foule, massée autour de la chaire de Didon et du tréteau de Déroulède.

Voilà ce que nous ne voulons pas. Voilà le péril que nous dénoncerons, malgré les clameurs des patriotes nortoniens. Et nous protesterons aussi, en bons Français, contre les incroyables violences d’une partie de notre presse. Je sais très bien que la presse anglaise a été détestable de morgue : mais que penser de M. Paul de Cassagnac écrivant dans l’Autorité : « Ce ne sera fini que le jour, trop lointain, hélas ! où la science nous donnera l’immense, l’infini bonheur, la joie folle de passer le Détroit et d’aller rançonner la Cité. » Non seulement il est contraire à la dignité de la France, au moment où elle se retire de Fashoda, d’accompagner sa retraite de ces odieuses et fanfaronnes menaces ; mais qui ne voit que de semblables propos, répétés par la presse anglaise, fournissent à l’agitation des chauvins d’outre-Manche le prétexte dont ils ont besoin ? Et M. de Cassagnac, découvrant le fond même de la politique de la réaction, qui est la politique de M. Hanotaux, ajoute ces paroles :

« J’espère bien ne pas mourir sans l’avoir vu.

» Ce serait la plus grande allégresse de ma vie de patriote ardent.

» Car si l’Allemagne est haïssable, c’est à cause d’un fait précis, limité, qui pourrait s’effacer. Avec la cause, l’effet disparaîtrait. Le bon voisinage, l’accord, l’alliance franche succéderaient à la situation aiguë, créée par l’ Alsace-Lorraine.

» Mais l’Angleterre, c’est autre chose. Sa haine contre nous est inextinguible. Et la nôtre a le devoir de s’élever à la même puissance.

» L’Allemagne, c’est un adversaire. L’Angleterre., c’est l’ennemi, l’ennemi d’hier, de demain, de toujours. »

Or, M. de Gassagnac ne peut ignorer que l’empereur allemand ne nous rendra pas l’Alsace-Lorraine ; il ne peut ignorer non plus que, si ces paroles sauvages contre l’Angleterre trouvaient écho en France, il faudrait à tout prix, et sans condition, se rapprocher de l’Allemagne prussienne et militaire et solliciter Guillaume II ; c’est donc à une alliance avec le militarisme prussien que nous convie la réaction française. Nous ne cesserons de la dénoncer et de la combattre.

Et nous combattrons aussi, d’accord avec le prolétariat socialiste anglais, cette bourgeoisie capitaliste d’Angleterre, qui est exaspérée à la fois par la concurrence économique de la Russie et de l’Allemagne et par les progrès de la classe ouvrière. Elle voudrait déclarer une double guerre, au dehors à ses rivaux d’Europe, au dedans aux Trade Unions. Reconquérir par la force les débouchés qui se resserrent, refouler par la force le prolétariat qui s’organise : voilà le rêve criminel et fou du grand patronat anglais. Il ne faut pas se dissimuler le péril : entre la France et l’Angleterre, la guerre peut éclater à tout moment ; elle est préparée par la réaction cléricale et militaire en France, par le capitalisme en Angleterre. Aussi est-il urgent que les prolétaires français et anglais s’émeuvent, s’organisent, pour dénoncer ensemble le péril.

« La Petite République » du jeudi 17 novembre 1898

Il importe que le prolétariat suive de très près les événements extérieurs. Nous venons de traverser une crise aiguë et d’échapper à un péril de guerre immédiat. Mais des obscurités menaçantes restent devant nous. En France, le parti de la guerre quand même paraît discrédité ; les nationalistes tapageurs et incohérents tombent tous les jours plus bas dans le mépris public, et bientôt sans doute leurs provocations imbéciles ne pourront plus compromettre la nation. D’autre part, la politique dangereuse de M. Hanotaux est percée à jour ; ce mégalomane avait cru pouvoir prendre l’Égypte à revers avec huit officiers et quatre-vingts Sénégalais ; il comptait, pour le succès de ses petites opérations sournoises, sur l’alliance russe et l’alliance abyssine : la France, maintenant avertie, désavoue cette politique occulte de taquineries sans dignité ; elle est résolue à discuter au plein jour avec l’Angleterre, sans mauvais vouloir systématique ; et on peut dire aujourd’hui, avec assurance, que ce n’est pas la France qui créera des périls de guerre ; la démocratie saura refouler le nationalisme clérical qui nous ravalerait peu à peu au rang de l’Espagne et nous jetterait, affaiblis, aux aventures.

Mais n’y a-t-il point en Angleterre un parti de la guerre ? Il est permis de le craindre. Les chauvins anglais, dont lord Salisbury a été obligé, au banquet même de Guildhall, de modérer les impatiences, sont exaltés par la force de la marine anglaise ; ils savent qu’elle est en ce moment supérieure aux autres marines ; ils se demandent s’il en sera de même dans quelques années ; ils estiment qu’ils auraient intérêt à brusquer les événements avant que la France ait exécuté son nouveau programme naval, et ménagé des points d’appui à ses flottes en Corse et en Tunisie, avant que l’Allemagne ait développé sa marine, et que la Russie ait achevé le chemin de fer transsibérien ; ils pensent qu’ils pourraient ainsi régler à leur avantage toutes les questions litigieuses en Afrique et en Asie. Cette agitation des jingoïstes, des chauvins, serait sans péril si le capitalisme anglais lui-même n’avait point quelque intérêt à la guerre. Il voit avec inquiétude les débouchés commerciaux de l’Angleterre se resserrer. De toutes parts, surgissent de nouvelles activités, de nouvelles ambitions ; l’Afrique, malgré la possession de l’Égypte, est bien loin d’être toute anglaise ; et en Asie, la concurrence croissante de l’Allemagne, l’influence croissante de la Russie sont un péril pour les exportations de l’Angleterre ; aussi le grand capital anglais ne cesse-t-il pas de jeter l’alarme, et les récentes révolutions de palais qui à Pékin ont grandi l’influence russe l’ont exaspéré. Ah ! s’il était possible de mater la France en Afrique, la Russie en Asie, et grâce au prestige de cette double victoire, de contenir ensuite et de resserrer l’expansion économique de l’Allemagne !

Voilà le rêve des grands capitalistes de Londres ; et, tout en se gardant des entraînements belliqueux, lord Salisbury, qui est le chargé d’affaires du capitalisme anglais, a annoncé bien haut au monde que l’Angleterre saurait partout affirmer sa force. Il est évident, par le discours de Guildhall, que le ministère anglais compte sur l’alliance des États-Unis. Ceux-ci, en s’annexant les Philippines, vont pénétrer dans la sphère des intérêts asiatiques ; il est certain que des Philippines ils voudront agir sur la Chine, y obtenir des concessions et s’y ouvrir des débouchés ; on a remarqué sans doute que les États de l’Ouest qui avaient voté jusqu’ici contre M. Mac-Kinley et sa politique viennent au contraire de donner beaucoup de voix à ses candidats ; la côte surtout a voté pour la politique « républicaine », pour la politique de conquête et d’expansion ; évidemment, les ports américains du Pacifique espèrent que l’annexion des Philippines et la politique asiatique de Mac-Kinley vont créer entre l’Extrême Orient et eux tout un mouvement d’échange, et qu’ils pourront rivaliser avec les ports de l’Atlantique. Il est clair, par le discours de lord Salisbury, que l’Angleterre, pour s’assurer le concours des États-Unis contre la Russie, leur a promis d’aider au développement de leur influence en Extrême Orient ; comme déjà le Japon est acquis à la politique anglaise, lord Salisbury fait entendre au monde qu’au besoin la coalition de l’Angleterre, des États-Unis et du Japon pèsera sur le destin des peuples.

Les dirigeants anglais, si souvent accusés de tiédeur par les chauvins exaltés, céderont-ils à la tentation de mettre en mouvement ce formidable appareil de forces, et voudront-ils jouer une grande et décisive partie ? C’est possible : et les armements qui continuent en Angleterre, les difficultés qui s’aggravent, au sujet des Philippines, entre l’Espagne et les États-Unis, tout nous avertit de nous tenir en garde. Pourtant, par bonheur, bien des obstacles s’opposent à ce plan d’agression systématique. D’abord il n’est pas assuré qu’il rencontrerait l’adhésion générale de la nation anglaise : tous les partis se sont groupés pour le malencontreux incident de Fashoda ; mais là nous étions dans notre tort ; il n’est pas sûr que pour une grande guerre de rapine capitaliste toutes les forces de l’opinion anglaise se retrouveraient d’accord. En second lieu, cette gigantesque aventure ne serait pas sans péril pour l’Angleterre : par ses violences, elle créerait vraiment l’alliance franco-russe qui n’a été jusqu’ici qu’un leurre pour nous ; or, quelle que soit la puissance de la marine anglaise, quelque précieux que soit à l’Angleterre le concours des États-Unis et du Japon, les péripéties et le résultat d’une lutte aussi vaste échappent à toute prévision humaine. Et si la lutte se prolongeait avec des chances incertaines, l’Allemagne pourrait bien imposer son arbitrage, et l’Angleterre, en combattant la France et la Russie, aurait fait seulement le jeu de l’industrie allemande, qui déjà la menace sur tous les marchés. Enfin, dans l’hypothèse même d’une victoire, les États-Unis et le Japon feraient payer leur concours ; ils voudraient profiter du succès commun pour agrandir leurs affaires, et l’Angleterre n’aurait disputé la Chine à l’influence russe que pour la livrer aux convoitises japonaises et au capitalisme américain.

La paix n’en reste pas moins très précaire ; elle est à la merci d’un accident, et si la guerre éclate, elle sera terrible et vaste. Pour la première fois, il y aura une guerre universelle, mettant aux prises tous les continents ; l’expansion capitaliste a élargi le champ de bataille ; c’est toute la planète qui sera rougi e du sang des hommes. Et c’est l’acte d’accusation le plus terrible qui puisse être porté contre le capitalisme : il fait planer sur l’humanité un péril de guerre permanent et tous les jours plus étendu ; à mesure que l’horizon humain s’agrandit, la sombre nuée de la guerre s’étend aussi, et elle tient maintenant sous son ombre tous les champs que labourent les hommes, toutes les cités où ils trafiquent, toutes les mers que creusent leurs vaisseaux. L’humanité n’échappera à cette obsession de meurtre et de désastre que lorsqu’elle aura substitué au désordre capitaliste, principe de guerre, l’ordre socialiste, principe de paix.

C’est vers cette révolution bienfaisante que nous marchons ; et nous sommes bien assurés de la victoire finale du socialisme. Le Capital même y travaille ; car à force de se créer des débouchés nouveaux, il aura bientôt conquis et assimilé toute la terre ; or, partout, les peuples, pénétrés par le Capitalisme, entrent à leur tour dans le système de la grande production industrielle. Lorsque tous les peuples produiront, lorsque la concurrence capitaliste sera portée au maximum, il n’y aura plus qu’un moyen de créer des débouchés nouveaux : ce sera d’appeler à une plus large consommation le peuple même qui travaille ; il faudra donc lui laisser tout le produit de son travail, ce sera la fin du Capitalisme, et la richesse créée par les prolétaires, après s’être répandue jusqu’aux extrémités de la planète et s’être brisée aux derniers rivages, refluera nécessairement vers eux. Mais il importe, dans la période de trouble, de confusion et de convoitise qui précède l’avènement socialiste, d’épargner le plus possible aux hommes les horreurs de la guerre. Assurément, si une seule des grandes puissances voulait absolument la guerre, la classe ouvrière ne pourrait l’empêcher : elle est encore trop mal organisée ; ses liens internationaux sont trop faibles et les passions chauvines la dominent encore trop ; mais, à cette heure de redoutables risques de guerre, les plus belliqueux ont des raisons d’hésiter, et, dans cette incertitude, l’action du prolétariat européen, si confuse et débile qu’elle soit encore, peut être décisive. Il faut que, par un mouvement concerté, la classe ouvrière européenne signifie qu’elle veut la paix ; il faut que, dans des réunions internationales, organisées dans toutes les capitales de l’Europe, le prolétariat socialiste proteste contre la folie belliqueuse du Capitalisme. Nous touchons peut-être à une des crises les plus redoutables qu’ait traversées l’humanité ; le devoir de la classe ouvrière, si écrasée qu’elle soit encore par toutes les puissances de désordre et de haine, est de se redresser pour sauver la civilisation humaine.

« La Petite République » du jeudi 26 janvier 1899

La séance de lundi[1] a été bonne ; elle a permis à la Chambre d’affirmer son ferme vouloir de la paix, sans qu’une voix discordante se soit élevée. Peut-être dans le discours, habile d’ailleurs, de M. Ribot, y a-t-il excès de préoccupation personnelle ; il a été si souvent accusé de faiblesse coupable envers l’Angleterre qu’il a exagéré cette fois en sens inverse. Je n’aime pas beaucoup certaines rodomontades : dire qu’à l’heure présente la France est pacifique non par nécessité, mais parce qu’elle le veut, alléguer que grâce à l’alliance russe nous sommes à l’abri du péril, c’est, semble-t-il, d’un effet un peu gros. Nous ne pouvons pas laisser ignorer au pays que dans un conflit avec l’Angleterre, nous ne pourrions compter ni sur notre force navale, évidemment insuffisante, ni sur la sympathie active de la Russie. Il n’y a aucune humiliation pour un peuple comme le nôtre, qui peut se heurter à la fois sur le continent et sur la mer à des nations puissantes, de reconnaître qu’il ne peut suffire à tous les dangers, et qu’il doit conduire ses affaires avec une extrême prudence. Toute fanfaronnade est suivie ou de désastreuses aventures ou de fâcheuses retraites ; il vaut mieux dire nettement et sobrement la vérité. À cet égard, le discours de M. d’Estournelles est certainement le meilleur de la séance ; plus désintéressé et plus impersonnel que celui de M. Ribot, plus précis et plus élevé que celui de M. Delcassé, il répondait très exactement au sentiment de nos amis. M. d’Estournelles, tout en faisant la part des fautes anglaises, a excellemment reconnu les nôtres ; il a montré comment notre diplomatie avait laissé échapper des occasions fréquentes de régler, par de modestes compromis, la question d’Égypte, et comment ensuite elle se vengeait de sa propre faiblesse par la mauvaise humeur et la bouderie ; il a précisé les solutions pacifiques qui pouvaient intervenir, et surtout il a invité la Chambre, le pays tout entier, à adopter une politique plus large, plus amicale envers l’Angleterre.

S’il y a des fous qui rêvent encore d’organiser contre l’Angleterre je ne sais quelle coalition continentale, où nous jouerions un rôle détestable et humilié, il est sûr dès maintenant qu’ils ne seront pas suivis. Ce qui domine toute la séance, c’est que tous les orateurs, M. Cochin comme M. Ribot, M. d’Estournelles comme M. Delcassé, ont proclamé qu’entre l’Angleterre et nous il n’y avait aucune question qui ne puisse être amicalement résolue. Les nationalistes n’ont pas osé porter à la tribune leur politique si odieusement et si sottement provocatrice. M. de Mahy soulageait bien son âme bilieuse par quelques interruptions, mais la politique « anti-anglaise » de quelques coloniaux enragés et de quelques nationalistes sans vergogne est restée attachée à son banc. Les nationalistes diront-ils qu’ils ont gardé le silence pour ne pas créer le moindre risque de conflit ? À la bonne heure, et nous nous réjouissons trop de tout ce qui confirme la paix pour ne pas les féliciter de cette heureuse inconséquence. Mais qu’est-ce donc qu’une politique qui, à l’heure décisive, n’ose plus elle-même se formuler ? Quoi ! les grands « patriotes » écrivent tous les jours, en style épileptique, que la France est livrée à l’Angleterre, qu’il y a chez nous un parti anglais ! Et quand le moment est venu de parler haut et clair à la tribune, de dénoncer le prétendu complot et la prétendue trahison, les énergumènes reculent devant la responsabilité de leur propre folie ! Et ils se taisent soudain après avoir hurlé ! Quelle misère d’esprit ! Et quelle pauvreté morale !

Les socialistes, au contraire, ont saisi l’occasion d’affirmer avec éclat toute leur pensée. Comme ils ont toujours travaillé à apaiser les conflits entre les peuples, et particulièrement à prévenir tout choc entre l’Angleterre et la France, ils ont soutenu de leurs applaudissements tous les orateurs qui tenaient un langage de paix ; et le lendemain, élargissant et précisant aussi le problème. Vaillant et Fournière ont indiqué les mesures décisives qui peuvent écarter de nous, non pour un jour, mais à jamais, les périls de guerre. La conférence pour le désarmement va se réunir ; Vaillant a demandé que la France y proposât l’institution d’un arbitrage permanent entre les peuples, et sa proposition a recueilli deux cents voix : c’eût été une initiative à la fois glorieuse et utile. Vaillant a demandé aussi que, par un accord de toutes les puissances européennes, les armées de métier, les armées professionnelles et encasernées, toujours prêtes à l’offensive, soient remplacées par des milices nationales, excellentes pour défendre le sol, mais inhabiles aux agressions soudaines contre l’indépendance des autres peuples et la liberté intérieure.

Ainsi, la pensée socialiste, que les esprits légers ont si souvent traitée d’utopie, apparaît au contraire comme le seul moyen de convertir en fait l’utopique proposition du tsar. Dès maintenant, et avant même d’avoir conquis le pouvoir, le socialisme agit comme une force organique : au dedans, il refoule les complots militaristes et les sauvages passions antisémites ; au dehors, il contribue à l’œuvre de paix, et il fait équilibre, par son haut idéal d’harmonie, par l’action régulatrice du prolétariat international, à toutes les puissances de désordre, de brutalité et de sauvagerie. Tous les jours il conquiert, si je puis dire, ses hauts titres d’humanité.

« La Petite République » du jeudi 23 mars 1899

Parmi les dirigeants anglais, en est-il qui veuillent la guerre ? On a beaucoup dit en France, et je l’ai entendu dire en Angleterre même, que M. Chamberlain n’y répugne pas ; du moins dans son entourage quelques-uns murmuraient, au moment de Fashoda, qu’un conflit avec la France serait inévitable un jour ou l’autre, et qu’après tout autant vaudrait brusquer les choses tant que la marine anglaise avait une supériorité marquée. Pourtant, rien n’autorise à dire avec quelque certitude que M. Chamberlain ait eu des desseins belliqueux arrêtés.

Sa physionomie est assez énigmatique et inquiétante ; il ne me paraît pas toutefois que son évolution politique ait été aussi scandaleuse, aussi cyniquement intéressée qu’on le dit souvent. Il est bien vrai qu’il semble avoir déserté un radicalisme très démocratique pour devenir l’allié d’abord, et bientôt le ministre influent d’un gouvernement tory ; mais ce sont là des apparences un peu sommaires : depuis longtemps son radicalisme très complexe tout ensemble et très positif n’avait aucun rapport avec le libéralisme de M. Gladstone. M. Chamberlain, conformément à la tradition radicale anglaise, combattait la Chambre des lords et la grande propriété ; il voulait des lois pour assurer à chaque paysan un lopin de terre et quelques vaches, pour protéger les ouvriers industriels ; mais en même temps il voulait offrir comme dédommagement à la classe capitaliste l’exploitation d’un vaste domaine colonial unifié et rattaché plus étroitement à l’Angleterre. Il y a plus de dix ans qu’il parle de former, entre l’Angleterre et ses colonies, dans toutes les parties du globe, l’Inde et le Canada comme l’Australie, une sorte d’union douanière étroite : l’Angleterre et ses colonies s’assureraient des avantages commerciaux réciproques ; elles se serviraient réciproquement de débouchés et elles se défendraient mutuellement contre la concurrence du reste du monde ; ainsi assurée d’un vaste domaine pour ses exportations, la classe capitaliste anglaise pourrait accorder quelques avantages à la classe ouvrière. Voilà quel était le plan à la fois démocratique et capitaliste, radical et impérialiste de M. Chamberlain ; et ce plan répondait admirablement à l’esprit et aux intérêts de la ville de Birmingham, qu’il représente : grande ville manufacturière qui, par ses fonderies, par ses métallurgies, travaille beaucoup pour l’armement de la flotte, et qui est donc à la fois de population ouvrière et de tendance chauvine.

Mais l’influence de M. Gladstone et de ses principaux lieutenants, comme M. John Morley et sir William Harcourt, s’exerçait en sens inverse de cette sorte d’impérialisme. Longtemps les libéraux anglais, selon la méthode de Ganning, avaient travaillé à l’expansion du commerce et de l’industrie anglaise par un procédé tout différent. C’est en émancipant des peuples opprimés, c’est en appelant à la liberté la Grèce, les colonies espagnoles de l’Amérique, les États Balkaniques, que le libéralisme anglais ouvrait des débouchés nouveaux aux marchands et aux producteurs ; et M. Gladstone, retenant et poussant à l’extrême cette sorte d’idéalisme philanthropique mêlé depuis longtemps au mercantilisme anglais, songeait à résoudre par l’autonomie même les embarras intérieurs de l’Empire anglais. Il voulait émanciper l’Irlande, et la soustraire au joug des landlords anglais, comme jadis l’Angleterre aida un moment à soustraire la Grèce aux pachas turcs, et le parti libéral, non sans de cruelles hésitations, suivit Gladstone. De là, entre le libéralisme gladstonien et M. Chamberlain, un conflit violent : l’un relâchait les liens de l’Empire anglais, tandis que l’autre voulait les resserrer. Du coup, la Chambre des lords apparut à M. Chamberlain comme un moyen de résistance nécessaire au fédéralisme utopique et dissolvant de M. Gladstone. Par ses velléités démocratiques il était radical, mais par son énergique impérialisme capitaliste il était avec les torys : c’est donc sans un reniement complet de sa propre pensée qu’il se rapprocha d’eux ; et, en même temps qu’il apportait à leur politique impérialiste son esprit de décision, il essayait de leur faire adopter un régime de protection ouvrière. Il n’est donc pas le « Judas » si souvent dénoncé, et son apparente trahison n’est que la fin d’un immense malentendu.

Mais il n’en est pas moins un danger pour la paix du monde. Car il s’est aigri dans ces luttes ; son esprit de personnalité s’y est exalté. En outre, malgré les précautions extrêmes que prend le parti tory pour ne pas le blesser, il sent bien qu’il n’est accueilli par la vieille aristocratie anglaise qu’avec une secrète défiance : le vieux parti conservateur, qui ne subissait qu’avec peine l’éblouissant Disraeli, n’accepte pas sans dépit l’élévation soudaine de l’homme nouveau, de l’homme d’affaires de Birmingham, qui si longtemps eut contre les lords de si cruelles épigrammes. Aussi M. Chamberlain aspire-t-il à monter au sommet, c’est-à-dire à être chef du gouvernement, pour planer au-dessus des clameurs outrageantes de l’ancien parti libéral et des dédains secrets du parti tory ; et comme il ne peut s’élever au premier rang qu’en flattant la passion chauvine et impérialiste de l’Angleterre, il y a là certainement un péril. On m’a assuré à Londres qu’il paraissait depuis un an moins impatient et moins confiant en lui-même ; il a été malade ; et de plus les succès diplomatiques de lord Salisbury ont relevé l’autorité de celui-ci. M. Chamberlain apparaît aux impérialistes anglais comme un aiguillon nécessaire ; mais le sentiment m’a paru s’étendre, parmi les conservateurs eux-mêmes, qu’il y aurait danger à lui donner la conduite suprême du gouvernement.

Quant à lord Salisbury, il est, au jugement de tous les partis, l’homme de la paix. Les conservateurs lui reprochaient même, il y a quelques mois, un excès de faiblesse ; ils semblent considérer aujourd’hui qu’il a gardé un sage équilibre, et qu’il a su obtenir pour l’Angleterre des résultats importants en évitant d’envenimer les conflits. C’est l’hommage aussi que lui rendent les libéraux ; l’un d’eux, un des plus considérables, me disait en souriant : « Dans mes prières, si j’en faisais, je demanderais, matin et soir, longue vie pour lord Salisbury. » Il semble donc que dans les régions gouvernementales anglaises il y a bien des forces d’équilibre qui préviendront les aventures ; il y a, même dans le parti impérialiste, un instinct de modération qui empêchera sans doute M. Chamberlain d’être un Crispi anglais.

La nation anglaise subissait depuis quelques années une crise industrielle et une crise d’amour-propre. La concurrence de l’Allemagne, de l’Amérique, du Japon, de l’Inde même a refoulé l’industrie anglaise ; depuis dix ans les exportations annuelles de l’Angleterre ont diminué de plus de 500 millions ; son industrie métallurgique se soutenait péniblement pendant que celle de l’Allemagne montait ; ses exportations de textiles fléchissaient. En même temps, le langage brutal du président Cleveland à propos du Venezuela, les rapides progrès de l’influence russe en Chine, la dépêche presque offensante de l’empereur Guillaume à propos de Jameson, la politique à la fois insolente et sournoise de MM. Méline et Hanotaux, faisant écrire par leur officieux M. Alphonse Humbert : « Il suffit de montrer les dents à l’Angleterre » : tout exaspérait les souffrances de l’amour-propre anglais. Dès lors, toutes les énergies nationales étaient tendues vers le relèvement et la revanche ; et c’est ce qui explique l’orage de passion qui a grandi en Angleterre au moment de l’incident de Fashoda, et qui a surpris notre pays, si étourdiment conduit aux aventures par l’infatuation de Hanotaux. Maintenant la crise semble terminée. Il y a un relèvement des exportations de près de un million de livres sterling par mois, et la classe capitaliste anglaise, tout en comprenant que son antique suprématie est menacée par l’évolution économique du globe, se promet encore de longs jours de puissance. De plus, les succès de l’Angleterre en Égypte et au Soudan, les vastes sphères d’influence qu’elle a su se ménager en Chine, le revirement forcé de l’empereur Guillaume qui est obligé, par les intérêts capitalistes allemands, de faire bon accueil à Cecil Rhodes et d’aider à la grande ligne d’Alexandrie au Cap, tout console à cette heure l’amour-propre anglais. Par suite, les chances de guerre sont très diminuées.

  1. Séance de la Chambre des députés, du lundi 23 janvier 1899.