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Fantastique (Khvostov et Iliodore) Réflexions du 1er mai
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 1 mai 1916 |
La politique «intérieure» russe fut, à certaines périodes, plus terrible que maintenant, mais elle ne fut jamais plus incroyable.
Ce que Saltykov appelait les «invraisemblances» de notre condition les utopies, les situations Impossibles des gens, les absurdités délirantes, tout ceci rassemblé à un degré supérieur est arrivé à tromper l'essence même du fantastique russe. Quand vous lisez le récit de l'affaire «Khvostov», auteur de l'attentat contre Raspoutine, vous avez l'impression de lire un chapitre de Chédrine, retouché par Poe et par Poprichine. Cette création de Chédrine, de Poe et de Poprichine ne peut pas ne pas paraître paradoxalement maladroite et offensante psychologiquement; mais vous ne pouvez la juger autrement. Toutes les fantastiques combinaisons de Poe jouissent d'un style remarquable c'est pourquoi il nous faut penser à Poprichine et à la verrue du bey d'Alger pour avoir une idée de ce qui se passe en Russie.
Chédrine commence son livre sur les «pompadours»[1] par ces lignes «Il nous faut dire tant de fois «adieu» à nos chefs
Il en arrive un, il n'a pas le temps de commander que... déjà dehors, et un autre arrive... !» Même l'historiographe de «l'ère pompadourienne» n'aurait conçu en ses fantaisies les plus délirantes ce que réalise actuellement notre bureaucratie gouvernementale.
Depuis juin de l'année dernière, ont été «débarqués» le Président du Conseil des ministres, Gorémykine, trois ministres de l'intérieur, deux de la Guerre, deux Procureurs supérieurs du Saint-Synode, puis, par unité les ministres des communications, de la Justice, etc. sans compter six acolytes du ministre de l'intérieur, trois directeurs de la Police, etc.
En cinq mois, on a procédé au changement de 23 postes importants dans les ministères, de 88 gouverneurs de province sur les 167. Dans quelques villes, le changement s'est opéré deux fois par mois. Il suffit d'ajouter que Khvostov a eu le temps de changer treize gouverneurs et d'en «expédier» quatre. Et ne perdons pas l'espoir que les nouvelles nominations ne changeront pas l'habitude prise.
Khvostov lui-même est la figure la plus représentative de notre bureaucratie. il fut gouverneur, encaissa des pots de vin, fit de force la conquête — grâce au chef de la police d'une actrice sous la menace de la faire renvoyer en cas de refus : tout ceci est classique et est semblable à ce que raconte Chédrine dans «les pompadours et l'ère pompadourienne». Notre «héros» moderne Khvostov alla encore plus loin. Mis à la retraite, il devint le parasite du financier Goubochlepov, en lui indiquant comment obtenir la décoration de l'Ordre de Saint-André, en jouant aux cartes avec Madame Goubochlepov et en se plaignant sans répit. Par la suite, il entra dans le Comité du Peuple Russe et devint député. Tous savent «dur comme fer» que non seulement il est un corrompu et a besoin d'un chef de la police pour s'expliquer en amour, mais que de plus il a organisé des pogromes. Il sait que tous le savent. Cela ne l´empêche nullement de grimper à la tribune, de discourir et de faire de l'opposition. Le pont tendu entre le «pompadourisme» de Nijni-Novgorod et celui de «toute la Russie», pont absolument fantastique, n'est pas encore le plus incroyable de cette carrière. En Norvège, vit en qualité de réfugié politique l'ex-moine Iliodore, qui commença son activité sur le sol de la patrie en marquant au goudron les portes des institutrices aux cheveux courts. A Pétrograd, vit le paysan sibérien analphabète Raspoutine, qui ouvre le chemin du Paradis aux dames le plus haut placées (quelle hauteur donc ?) et en même temps change les ministres et décide des problèmes de paix et de guerre. Par l'intermédiaire de Rjevsky (c'est notre vieux Raspliouev) qu'ont créé Poe et Poprichine, notre Khvostov entre en relation avec Iliodore dans le but de faire «une petite fête» au vénérable Raspoutine. Fantastique, du surnaturel ! Mais ce fantastique est encore vulgaire, du Souzdalien-rocambolesque, c'est notre «surnaturel» russe mais multiplié par X .
Dans le même temps que Rjevsky se «délègue» en Norvège, Khvostov dirige les élections ouvrières de l'industrie de guerre. Ici soudainement s'ouvre à nos yeux la quintessence du fantastique russe actuel.
En Suisse vit, et depuis longtemps, comme réfugié politique, Plekhanov : près de 40 ans, assez pour tremper un homme ! Et pourtant! Peu avant la guerre, Plekhanov insistait sur la nécessité absolue d'envoyer au poteau les «liquidateurs», ceux dont les relations avec le régime étaient trop suivies. Et voilà que cet homme, auteur de la brochure sur Tikhomirov, avec d'autres émigrés plus ou moins privés de leurs droits, adresse un manifeste au peuple travailleur ! Un manifeste de révolutionnaires patentés, de Genève... en pleine guerre !... Mais l'ex-pompadour Khvostov, qui commande à un de ses Rjevsky de supprimer Raspoutine, laisse se diffuser la brochure de Plekhanov. Nous regardons cette combinaison KhvostovPlékhanov comme plus incroyable que tout ce que le fantastique russe actuel peut nous offrir.
Ce qui frappe le plus est le cynisme de tous les organes administratifs. Le Chef du département de la Police, Kafaffov, écrit une circulaire invitant de nouveau à «taper sur le Juif», cette fois à cause de la vie chère. La circulaire est lue à la Douma. Et bien ! Kafaffov se lisse les favoris, monte à la tribune pour dire qu'il n'a, pour ainsi dire, pas commandé de «taper» sur le Juif, mais que s'il l'a fait, c'est pour le bien de ce dernier. Tous se regardent et Kafaffov continue à «pondre» ses circulaires. L'ère constitutionnelle a affranchi la bureaucratie de toute pudeur, ce qui distingue le nouveau «pompadour» de l'ancien, celui de Chédrine. Les Khvostov, Kafaffov et autres sont «vaccinés» contre la crainte de l'opinion publique. Les députés et les journaux les flétrissent : «voleurs, pillards, faiseurs de pogromes», et les voleurs, pillards, etc. se lissent les favoris et montent à la tribune pour développer le programme du gouvernement et obtiennent des crédits.
De même que Spéransky et Loris-Mélikov sont les symboles de la bureaucratie «libérale», qu'Araktchéiev est celui de la cruauté suprême du pouvoir, de même Khvostov, répétons-le, est le couronnement et l'accomplissement de la bureaucratie à l'époque de la «guerre de libération».
Un ministre-député à qui Rjvesky est nécessaire pour sa politique «réelle» et un Plekhanov pour sa politique «idéologique» ! Que pourrait-on ajouter! Et si Plekhanov, ainsi encouragé par Khvostov, continue à divaguer sur la vraie et la fausse internationale, c'est que le mépris de toute conscience ne règne pas seulement dans la bureaucratie.
En mars, l'Agence télégraphique communiqua à tous les journaux le texte suivant du télégramme reçu à l'étranger par le député Bourianov «Avons lu votre discours et celui de Mankov. Vous saluons fraternellement et souhaitons le succès dans lutte pour défense de patrie, libération du peuple. Rédaction de Prisiv Argounov, Avkxentiev, Bounakov, Voronov, Lioubimov, Plekhanov, Alexinsky.»
Je vous prie de vous souvenir que le directeur de cette Agence n'est autre que Gourliande, un type qui dans les coulisses a couvert de honte notre bureaucratie constitutionnelle. A la dernière session de la Douma, le ton était donné par l'information «gourliandiste» mensonges, falsifications, maquillages, dissimulations. Les Kadets se sont déjà plaints de ce que Gourliande ignorait ceux de leurs discours qui ne se consacraient pas à la gloire des baïonnettes patriotiques. En outre, Gourliande télégraphie en entier le texte de Kafaffov et fait savoir à Havas que ce discours a arraché aux députés des larmes de reconnaissance. Ce qui est dans l'ordre des choses. Le fantastique de la réalité russe unit Gourliande, Kafaffov, Plekhanov et autres Argounov. Et le télégraphe officiel retransmet les déclarations des sociaux-révolutionnaires de Prisiv avec autant d'exactitude que le discours d'un fonctionnaire de la police. Les rédacteurs de Prisiv non seulement ne sentent pas la honte les envahir, mais continuent comme Si de rien n'était. Les marques d'approbation données par Avkxentiev et Bounakov soumettent à l'épreuve la remarque de Liebknecht sous l'angle du socialisme authentique. «Nous avons lu le discours de ce teuton, mais nous n'en approuvons pas le contenu.» Un des héros de Dostoievsky, le bouffon Liamchine, joue sur le violon d'une main «La Marseillaise», de l'autre «Mein lieber Augustin», et ne se trompe pas de mesure. Les musiciens de Prisiv réussissent, eux aussi, ce tour de force musical ils exécutent, semble-t-il, l'internationale, mais les sons s'harmonisent avec l'hymne Khvostov-kafaffovien ! Ce mélange porte au plus haut point le fantastique national ! En toute conscience, nous ne pensons pas qu'on puisse produire quelque chose de plus bas !
- ↑ Pompadour-Pompadourisme. Satire féroce du Tzarisme par Saltykov-Chédrine dans Chronique de la ville de Gloupov (gloup imbécile). Celle-ci décrit le règne des différents gouverneurs «les Pompadours» (allusion aux favoris de Catherine II), en réalité les tzars eux-mêmes. Saltykov est plus connu par Les Messieurs Goloviev, roman d´un réalisme amer. (Note du traducteur)