Essais sur la théorie de la valeur de Marx

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Avant-propos du traducteur[modifier le wikicode]

I. Eléments biographiques[modifier le wikicode]

Isaak Illich Roubine est né en Russie en 1886[1]. Dès 1905, il participe activement au mouvement révolutionnaire russe. D’abord membre du Bund (le parti socialiste juif), il se rallie ensuite aux mencheviks.

La répression contre les mencheviks l’amène à abandonner toute activité politique en 1924. Il se consacre alors entièrement à la recherche économique. En 1926, il est nommé chargé de recherche à l’Institut Marx-Engels, fondé et dirigé par le célèbre marxologue bolchevik David Riazanov dont il devient l’ami et le proche collaborateur. C’est de 1924 à 1930 qu’il publie tous ses livres et articles (cf. ci-dessous).

Avec les années trente vient pour l’U.R.S.S. la période des grands procès et de la consolidation de l’ordre stalinien. Roubine sera l’un des premiers frappés. En mars 1931 s’ouvre le procès dit du bureau fédéral du comité central du parti menchevik, organisation fantôme créée pour les besoins de la cause. Parmi les principaux accusés, des économistes de premier plan (Ser, Guinzburg), des professeurs (Roubine), des hauts fonctionnaires des services de planification (en particulier Groman, ancien membre du présidium du Gosplan), des écrivains (Sukhanov), etc. Tous sont accusés de sabotage dans l’élaboration des plans de développement économique ou, en langage clair, d’avoir adressé des critiques aux rythmes d’industrialisation qu’ils jugeaient trop élevés.

Selon sa sœur B.I.Roubina, Roubine fut amalgamé à ce procès parce que Staline voulait atteindre et compromettre Riazanov, qui fut d’ailleurs privé de son travail à l’Institut dès l’ouverture du procès. Quoi qu’il en soit, Roubine fut arrêté le 23 décembre 1930, enfermé dans une cellule disciplinaire, puis mis au secret. L’isolement et les épreuves finirent par venir à bout de sa résistance. Roubine consentit à négocier la teneur de ses « aveux ». La négociation dura du 2 au 21 février 1931 ; il lutta pied à pied et obtint l’abandon de l’accusation initiale de sabotage, remplacée par celle d’avoir transmis et laissé en dépôt à Riazanov (sous pli cacheté, précisa Roubine) des documents sur le mouvement social-démocrate. L’ « aveu » fut alors évalué à trois ans de prison.

Roubine comparut le 1er mars 1931, portant dans sa poche ses « aveux » soigneusement corrigés par le magistrat instructeur. Mais, au cours des audiences, il fit tout son possible pour mettre Riazanov hors de cause, refusant en particulier d’ « avouer » avoir eu des contacts de nature politique. Cette résistance lui valut cinq ans de prison, qu’il purgea en partie dans un isolement total. La Guépéou lui ayant proposé, en 1933, une amélioration de ses conditions de détention, et même la possibilité de reprendre ses recherches, il refusa.

Il fut relâché en 1934, après commutation de sa peine, et exilé dans le petit village de Tourgaï, dans une contrée désertique. Plus tard, il reçut l’autorisation de s’installer dans une ville plus importante, Aktioulinsk, où il travailla dans une coopérative de consommation. Mais il refusa toujours obstinément de retourner à Moscou et de reprendre son ancien travail parmi ses anciens collègues.

En 1937, lors de la vague des arrestations de masse, il fut de nouveau arrêté et incarcéré dans la prison surpeuplée d’Aktioulinsk. C’est là qu’on le vit pour la dernière fois.

Dès son arrestation, un silence total fut fait sur son oeuvre. Un article de la Pravda du 7 mars 1931, « Arrachons la rubinščina et ses racines », interdit la poursuite des discussions sur ses thèses. L’interdit dure encore. On peut citer ce jugement relativement récent, porté par un philosophe soviétique officiel : « Les disciples de Roubine et les idéalistes menchevisants, qui sévissaient pendant les années vingt et trente dans les domaines de l’économie politique et de la philosophie, ont écrit une foule de choses sur la ‘dialectique du Capital’, mais ils traitaient la méthode révolutionnaire de Marx dans l’esprit de l’hégélianisme, ils la transformaient en un jeu scolastique de concepts, en un système compliqué d’arguties et de subtilités alambiquées fort éloignées de la science […]. Le parti communiste a écrasé ces courants étrangers au marxisme et aidé les philosophes et économistes soviétiques à démasquer leurs agissements. »[2]. On sait de quelle manière !

II. Eléments bibliographiques[modifier le wikicode]

Roubine a publié de 1924 à 1930 :

A. Livres

  • Očerki po teorii stojmosti Marksa (Essais sur la théorie de la valeur de Marx) ; la troisième édition est de 1928 (Gosudarstvennoe Izdatel’stvo, Moscou-Leningrad). Ce livre ne fut bien sûr plus réédité en Union soviétique après 1928, et c’est seulement en 1972 qu’il fut traduit pour la première fois par Miloš Samardžija et Freddy Perlman pour la maison d’édition américaine Black & Red (Detroit). C’est cette traduction américaine, malheu-reusement amputée de l’appendice à la troisième édition, « Otvet kritikam » (Réponse aux critiques), qui a servi de base à l’édition allemande (qui n’a pas repris les neuf premiers chapitres) et à la présente édition française.
  • Istorija ekonomičeskoj mysli (Histoire de la pensée économique).
  • Sovremennie ekonomisty na zapade (Economistes occidentaux contemporains).
  • Klassiki političeskoj ekonomii ot XVII do serediny XIX veka (Anthologie des économistes classiques du XVIIe siècle à la mi-XIXe siècle).
  • La théorie marxienne de la production et de la consommation (en russe), ouvrage signalé par Roman Rosdolsky, op. cit. (premier tome traduit en français sous le titre La Genèse du « Capital » chez Karl Marx, Critiques de l’économie politique, Maspero, Paris, 1976, p. 112, note 2).

B. Articles et textes divers

  • « Abstraktny trud i stojmost’ v sisteme Marksa » (Travail abstrait et valeur dans le système de Marx), pu-blié dans la revue Pod znamenem marksizma (Sous la bannière du marxisme), vol. 6, Moscou, 1927, p. 88-119. Ce texte est traduit en allemand dans Rubin-Bessonov, Dialektik der Kategorien, Verlag für das Studium der Ar-beiterbewegung, Berlin-Ouest, 1975, p. 7-53.
  • « Dialektičeskoe razvitje kategorii v ekonomičeskoj sisteme Marksa » (Le Développement dialectique des caté-gories dans le système économique de Marx), dans Pro-blemy ekonomikii (Problèmes économiques), n° 4-5, 1929, p. 203-238. Ce texte est traduit en allemand dans Dialektik der Kategorien, op. cit., p. 55-135. Il s’agit d’une discussion qui eut lieu à l’institut des professeurs rouges lors de séances tenues les 30 mars, 6, 13 et 20 avril, 4 et 6 mai 1929. On y trouve en particulier le compte rendu d’un exposé introductif de Roubine, d’une discussion sur ses thèses et des remarques conclusives du même Roubine.
  • Introduction à la traduction russe du livre de Wilhelm Liebknecht, Zur Geschichte der Werttheorie in England.
  • « Rapports de production et catégories matérielles » (en russe), article publié dans la revue Pod zname-nem marksizma (Sous la bannière du marxisme), n° 10-11, Moscou, 1924.
  • « Caractéristiques fondamentales de la théorie de la valeur de Marx et ses différences avec la théorie de Ricardo », texte publié dans Rozenberg, Teorija stojmosti u Rikardo i Marksa (La Théorie de la valeur chez Ricardo et Marx), Moskovskii Rabočii, Moscou, 1924.

Malheureusement, cette liste reste sans doute très incomplète.

Remarques sur la traduction

L’argumentation de Roubine s’appuie le plus souvent sur une analyse minutieuse du texte de Marx, ce qui l’amène à recourir à de nombreuses citations. Pour ne pas alourdir le texte, nous donnons ici une fois pour toutes les références complètes des œuvres de Marx les plus souvent citées. L’édition utilisée est celle des Éditions sociales.

En français

  • La Sainte Famille, Paris, 1972.
  • Misère de la philosophie, Paris, 1968.
  • Travail salarié et capital / Salaires, prix et profit, Paris, 1968.
  • Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, 1957 ; référence abrégée : Contribution.
  • Lettres à Kugelmann, Paris, 1971.
  • Lettres sur « Le Capital », Paris, 1964.
  • Le Capital, livre I (t. 1, 2, 3), Paris, 1946-1950 ; livre II (t. 4 et 5), Paris, 1950-1953 ; livre III (t. 6, 7 et 8), Paris, 1959-1960. Les nombreuses références sont ainsi abré-gées : Le Capital, suivi de l’indication du livre, du tome et de la page.
  • Théories sur la plus-value, t. 1, Paris, 1974 ; t. 2, Paris, 1976 ; référence abrégée : Théories, tome et page.

Citations traduites de l’allemand

  • Theorien über den Mehrwert, t. 3, traduit d’après Marx-Engels Werke, t. 26, 3, Dietz Verlag, Berlin, 1972 ; référence abrégée : Theorien, t. 3.
  • Das Kapital, Dietz Verlag, Bd I, Berlin, 1973 ; Bd II, Berlin, 1971 ; Bd III, Berlin, 1971.

Notons que, malheureusement, trois textes fondamentaux pour l’étude de la pensée de Marx sont restés vraisemblablement inconnus de Roubine. Il s’agit des Manuscrits de 1844 (Economie politique et philosophie), publiés à Leipzig en 1932, de L’idéologie allemande, publiée presque simultanément à Moscou et Leipzig, en 1932 également, et surtout des brouillons de 1857-1858, connus sous le nom de Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, publiés à Moscou en 1939 seulement (à l’exception toutefois de la célèbre introduction de 1857, déjà publiée par Kautsky dans Die Neue Zeit, et que Roubine utilise).

On sait d’autre part que la traduction française du livre I du Capital n’est pas la traduction littérale du texte allemand correspondant. Marx trouvait que Joseph Roy avait traduit « trop verbalement ». Il a donc été amené à reprendre entièrement la traduction, à récrire certains passages, à ajouter ou supprimer des phrases entières, en particulier dans la section 1, celle qui est étudiée le plus minutieusement par Roubine[3]. Sans l’intervention d’Engels (cf. en particulier sa lettre à Marx du 29 novembre 1873, dans Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 273), la version française aurait même servi de base à l’établissement des traductions dans les autres langues (en anglais par exemple).

Or Roubine cite Le Capital soit dans la traduction russe (fidèle reflet de l’original allemand), soit dans le texte allemand de la 4e édition allemande, qui ne reprend que quelques-unes des modifications introduites dans le texte français pour les incorporer à la 2e édition allemande, elle-même partiellement modifiée par rapport à l’édition originale de 1867, ainsi que Roubine l’explique lui-même (cf. ci-dessous, chap. 12 et 14).

Dans ces conditions, la divergence entre le texte de Roubine et la version française du Capital se révèle parfois gênante, d’autant que Roubine étudie de très près le texte de Marx pour étayer son argumentation. Lorsque l’écart entre le passage cité et la traduction française nous a paru significatif, nous avons préféré donner dans le corps du texte la traduction littérale du texte allemand, ce qui évite de rompre la cohérence du raisonnement de l’auteur, quitte à rejeter en note (indiquée NdT.) le texte français correspondant (quand il existe !). L’alourdissement du texte qui en résulte ne nous a pas paru être un motif suffisant au regard de l’intérêt de cette comparaison pour l’étude de la pensée de Marx et des problèmes rencontrés dans sa formulation par Marx lui-même.

Alger, janvier 1977

Introduction[modifier le wikicode]

Il existe un rapport conceptuel étroit entre la théorie économique de Marx et sa théorie sociologique, la théorie du matérialisme historique. Hilferding a fait remarquer, il y a des années, que la théorie du matérialisme historique et la théorie de la valeur-travail avaient le même point de départ : le travail comme élément fondamental des sociétés humaines, élément dont le développement détermine en dernière instance la totalité du développement social[4].

L’activité de travail des hommes est dans un perpétuel changement, dont le rythme est tantôt plus rapide, tantôt plus lent, et elle revêt, à des époques historiques différentes, des caractères différents. Le procès de changement et de développement de l’activité de travail des hommes met en jeu des modifications de deux types : il y a tout d’abord des modifications dans les moyens de production et les méthodes techniques par lesquelles l’homme agit sur la nature, en d’autres termes il y a des modifications dans les forces productives de la société ; il y a d’autre part, en relation avec ces modifications, des changements dans toute la structure des rapports de production entre les hommes, entre les participants au procès social de production. Les formations économiques ou les types d’économie (par exemple l’économie esclavagiste antique, l’économie féodale, l’économie capitaliste) diffèrent d’après le caractère des rapports de production entre les hommes. L’économie politique théorique traite d’une formation économique et sociale déterminée : l’économie marchande-capitaliste.

L’économie capitaliste représente une union du procès matériel-technique d’une part, de ses formes sociales, c’est-à-dire de l’ensemble des rapports de production entre les hommes, d’autre part. Les activités concrètes des hommes dans le procès matériel-technique supposent des rapports de production concrets entre eux, et vice versa. Le but final de la science est la compréhension de l’économie capitaliste comme un tout, comme un système spécifique de forces productives et de rapports de production entre les hommes. Mais, pour atteindre ce but final, la science doit tout d’abord séparer, au moyen de l’abstraction, deux aspects différents de l’économie capitaliste : l’aspect technique et l’aspect socio-économique, le procès matériel-technique de production et sa forme sociale, les forces productives matérielles et les rapports sociaux de production. Chacun de ces deux aspects du procès économique est l’objet d’une science distincte. La science de la technologie sociale - encore à l’état embryonnaire - doit prendre pour objet de son analyse les forces productives de la société dans leur interaction avec les rapports de production. De son côté, l’économie politique théorique traite des rapports de production propres à l’économie capitaliste dans leur interaction avec les forces productives de la société. Chacune de ces deux sciences, ne s’occupant que d’un seul aspect du procès de production d’ensemble, présuppose l’autre aspect du procès de production sous la forme d’une prémisse implicite de sa recherche. En d’autres termes, bien que l’économie politique traite des rapports de production, elle présuppose toujours leur liaison indissoluble avec le procès matériel­technique de production et part toujours, dans sa recherche, d’un niveau concret et d’un procès de changement déterminé des forces productives matérielles.

La théorie du matérialisme historique de Marx et sa théorie économique tournent autour d’un seul et même problème : les relations entre forces productives et rapports de production. L’objet des deux sciences est le même : les changements des rapports de production dans leur dépendance à l’égard du développement des forces productives. Le procès d’ajustement des rapports de production aux modifications des forces productives - procès qui prend la forme d’un accroissement des contradictions entre les rapports de production et les forces productives, puis de cataclysmes sociaux engendrés par ces contradictions -, tel est le thème fondamental du matérialisme historique[5]. L’application de ce cadre méthodologique général à la société marchande-capitaliste nous donne la théorie économique de Marx. Cette théorie analyse les rapports de production de la société capitaliste, le procès de leur modification tel qu’il résulte de la modification des forces productives et les contradictions croissantes qui s’expriment généralement par des crises.

L’économie politique n’analyse pas l’aspect matériel­technique du procès de production capitaliste, mais sa forme sociale, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de production qui constituent la « structure économique » du capitalisme. La technologie de la production (les forces productives) est comprise dans le domaine de recherche de la théorie économique de Marx seulement comme présupposé, comme point de départ, qui n’est pris en considération que dans la mesure où il est indispensable pour l’explication de l’objet réel de l’analyse, c’est-à-dire les rapports de production. La distinction logiquement établie par Marx entre le procès matériel-technique de production et ses formes sociales nous donne la clé de la compréhension de son système économique. Cette distinction définit dans le même temps la méthode de l’économie politique comme science sociale et historique. Dans le chaos varié et diversifié de la vie économique, qui représente une combinaison de rapports sociaux et de méthodes techniques, cette distinction oriente aussi notre attention précisément sur ces rapports sociaux entre les hommes dans le procès de production, sur ces rapports de production auxquels la technologie de la production sert de présupposé ou de base. L’économie politique n’est pas une science des rapports des choses aux choses, comme le pensaient les économistes vulgaires, ni une science des rapports des hommes aux choses, comme l’affirmait la théorie de l’utilité marginale, mais une science des rapports des hommes aux hommes dans le procès de production.

L’économie politique, qui traite des rapports de production entre les hommes dans la société marchande capitaliste, suppose une forme sociale concrète d’économie, une formation économique concrète de la société. Nous ne pouvons comprendre correctement une seule affirmation du Capital de Marx si nous négligeons le fait que nous étudions des événements qui se déroulent dans une société spécifique. « De même que dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné, aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment donc des formes d’existence, des conditions d’existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société déterminée, de ce sujet […] . Par conséquent, dans l’ emploi de la méthode théorique [de l’économie politique] aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première » (« Introduction à la critique de l’économie politique », Contribution, p. 170 et p. 166). Partant d’un présupposé sociologique concret, à savoir la structure sociale concrète d’une économie, l’économie politique doit tout d’abord nous donner les caractéristiques de cette forme sociale d’économie et des rapports de production qui lui sont propres. Marx nous donne ces caractéristiques générales dans sa « théorie du fétichisme de la marchandise », que l’on pourrait appeler, de façon plus appropriée, une théorie générale des rapports de production de l’économie marchande-capitaliste.

I. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise[modifier le wikicode]

La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise n’a jamais occupé la place qui lui revenait dans le système économique marxiste. Partisans et adversaires du marxisme l’ont certes louée comme l’une des généralisations les plus audacieuses et les plus ingénieuses de Marx. De nombreux adversaires de la théorie marxienne de la valeur tiennent en haute estime la théorie du fétichisme (Tugan-Baranovskij, Frank et même Strouvé, avec des réserves)[6]. Certains auteurs n’admettent pas la théorie du fétichisme dans le champ de l’économie politique. Ils la considèrent comme une brillante généralisation sociologique, une théorie et une critique de toute la culture contemporaine fondée sur la réification des rapports humains (Hammacher). Mais les partisans du marxisme, aussi bien que ses adversaires, ont surtout considéré la théorie du fétichisme comme une entité séparée et indépendante, que seul un lien interne ténu rattachait à la théorie économique de Marx. Ils l’ont présentée comme un supplément à la théorie de la valeur, comme une intéressante digression littéraire et culturelle qui accompagne le texte fondamental de Marx. L’une des causes d’une telle interprétation vient de Marx lui-même, de la structure formelle qu’il a donnée au premier chapitre du Capital, où la théorie du fétichisme figure sous un titre à part[7]. Cette structure formelle ne correspond cependant pas à la structure interne et à l’articulation des idées de Marx. La théorie du fétichisme est, per se, la base de tout le système économique de Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur .

En quoi consiste la théorie du fétichisme de Marx selon les interprétations généralement admises ? Elle consiste en ceci : Marx a vu des rapports entre les hommes sous les rapports entre les choses et il a révélé l’illusion de la conscience humaine qui prend sa source dans l’économie marchande et qui attribue aux choses des caractéristiques qui ont leur origine dans les rapports sociaux dans lesquels entrent les hommes au cours du procès de production. « Incapable de comprendre que la collaboration des producteurs dans leur combat avec la nature, c’est-à-dire les rapports sociaux entre les hommes, s’exprime dans l’échange, le fétichisme de la marchandise considère l’échangeabilité des marchandises comme une propriété interne, naturelle, des marchandises elles-mêmes. En d’autres termes, ce qui est en réalité un rapport entre les hommes apparaît, dans le contexte du fétichisme de la marchandise, comme un rapport entre les choses. »[8] « Des caractéristiques, qui étaient apparues mystérieuses parce qu’elles n’étaient pas expliquées sur la base des rapports des producteurs entre eux, furent attribuées à l’essence naturelle des marchandises. De même que le fétichiste attribue à son fétiche des caractéristiques qui ne découlent pas de sa nature, l’économiste bourgeois prend la marchandise pour une chose sensible qui possède des propriétés suprasensibles. »[9] La théorie du fétichisme dissipe de l’esprit des hommes l’illusion, la grandiose tromperie que provoquent l’apparence des phénomènes dans l’économie marchande et le fait d’accepter cette apparence (le mouvement des choses, des marchandises et de leurs prix de marché) comme l’essence des phénomènes économiques. Toutefois, cette interprétation, bien que généralement acceptée dans la littérature marxiste, n’épuise pas, il s’en faut de beaucoup, le riche contenu de la théorie du fétichisme telle que la développe Marx. Marx ne montre pas seulement que les rapports humains sont voilés par des rapports entre les choses, mais en outre que, dans l’économie marchande, les rapports sociaux de production prennent inévitablement la forme de rapports entre les choses et ne peuvent être exprimés autrement qu’au travers de choses. La structure de l’économie marchande fait jouer aux choses un rôle social particulier et extrêmement important et leur fait ainsi acquérir des propriétés sociales particulières. Marx a découvert les bases économiques objectives qui sont à l’origine du fétichisme de la marchandise. L’illusion et l’erreur dans l’esprit des hommes transforment des catégories économiques en « formes de l’intellect qui ont une vérité objective » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 88), qui reflètent des rapports de production d’un mode de production donné, historiquement déterminé : la production marchande.

La théorie du fétichisme de la marchandise se transforme en une théorie générale des rapports de production de l’économie marchande, en une propédeutique à l’économie politique.

1. La base objective du fétichisme de la marchandise[modifier le wikicode]


Le caractère spécifique de l’économie marchande tient à ce que la direction et l’organisation de la production sont l’œuvre de producteurs de marchandises indépendants (petits propriétaires ou grands entrepreneurs). Chaque firme privée, isolée, est autonome, ce qui signifie que son propriétaire est indépendant, qu’il ne s’occupe que de ses intérêts propres et qu’il décide de la nature et de la quantité des biens qu’il produit. Dans le cadre de la propriété privée, il dispose des instruments de production et des matières premières nécessaires et, en tant que propriétaire légalement habilité, il dispose des produits de son activité. La production est dirigée directement par les producteurs marchands isolés, et non par la société. La société ne règle pas directement l’activité de travail de ses membres, elle ne prescrit pas ce qui doit être produit et en quelle quantité.

D’autre part, chaque producteur marchand fabrique des marchandises, c’est-à-dire des produits qui ne sont pas destinés à son propre usage, mais au marché, à la société. La division sociale du travail réunit tous les producteurs de marchandises en un système unifié appelé économie nationale, en un « organisme productif » dont les parties sont reliées entre elles et se conditionnent mutuellement. Comment cette connexion se crée-t-elle ? Par l’échange, par le marché, sur lequel les marchandises de chaque producteur individuel apparaissent sous une forme dépersonnalisée, comme des exemplaires distincts d’un type donné de marchandises, sans référence à celui qui les a produites, au lieu et aux conditions spécifiques de leur production. Les marchandises, les produits des producteurs marchands individuels, circulent et sont évalués sur le marché. C’est la comparaison des valeurs des produits et l’échange de ces produits qui créent les connexions et interactions réelles entre firmes individuelles, indépendantes et autonomes. Sur le marché, la société règle les produits du travail, les marchandises, donc les choses. La communauté règle ainsi indirectement l’activité de travail des hommes, puisque la circulation des produits sur le marché, la hausse et la baisse de leur prix conduisent à des modifications dans la répartition de l’activité de travail des producteurs marchands isolés, à leur entrée dans certaines branches de la production ou à leur sortie de celles-ci, donc provoquent une redistribution des forces productives de la société.

Sur le marché, les producteurs de marchandises n’apparaissent pas comme des personnes ayant une place déterminée dans le procès de production, mais comme des propriétaires et possesseurs de choses, de marchandises. C’est seulement dans la mesure où il est offreur ou demandeur de produits sur le marché que chaque producteur influence ce marché et en éprouve en retour l’influence et la pression. L’interaction et l’impact réciproque des activités de travail des producteurs marchands individuels passent exclusivement par l’intermédiaire de choses, par l’intermédiaire des produits du travail qui apparaissent sur le marché. L’extension des domaines agricoles dans des régions éloignées, telles que l’Argentine ou le Canada, ne peut amener une diminution de la production agricole en Europe que d’une seule façon : par la diminution du prix des produits agricoles sur le marché. De même, l’extension de la grande production mécanisée ruine l’artisan, le met dans l’impossibilité de produire comme auparavant et le conduit de la campagne à la ville, vers l’usine.

Du fait de la structure atomistique de la société marchande, du fait de l’absence de régulation sociale directe de l’activité de travail des membres de la société, l’articulation entre les firmes individuelles, autonomes, privées, se réalise et se perpétue par l’intermédiaire des marchandises, des objets, des produits du travail. « Les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l’échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 85) . Du fait que les producteurs individuels de marchandises, qui mettent en oeuvre une fraction du travail social total, travaillent indépendamment et séparément les uns des autres, « la structure du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail. »[10] Cela ne signifie pas que le producteur de marchandises A n’entre dans des rapports de production qu’avec les seuls producteurs de marchandises B, C et D qui ont avec lui des rapports contractuels d’achat et de vente, et qu’il n’est pas lié à n’importe quel autre membre de la société. En entrant dans des rapports de production directs avec ses clients B, C et D, notre producteur de marchandises A se trouve en fait mis en relation, par un dense réseau de rapports de production indirects, avec une foule d’autres personnes (par exemple avec tous ceux qui achètent le même produit, avec tous ceux qui produisent le même produit, avec tous ceux à qui le producteur considéré achète ses moyens de production, etc.) et, en dernière analyse, avec tous les membres de la société. Ce dense réseau de rapports de production ne se rompt pas lorsque le producteur de marchandises A, une fois achevé l’acte d’échange avec ses cocontractants, retourne à son échoppe, au procès de production direct. Notre producteur de marchandises fabrique des produits pour la vente, pour le marché, si bien que, dès le procès de production direct, il doit tenir compte des conditions qu’il s’attend à trouver sur le marché ; il est donc contraint de prendre en considération l’activité de travail des autres membres de la société, dans la mesure où elle influence le mouvement des prix des marchandises sur le marché.

On peut donc trouver les éléments suivants dans la structure de l’économie marchande : 1) des cellules individuelles de l’économie nationale, c’est-à-dire des entreprises privées, isolées, formellement indépendantes les unes des autres ; 2) ces cellules sont matériellement reliées les unes aux autres, c’est une conséquence de la division sociale du travail ; 3) la connexion directe entre producteurs marchands individuels s’établit dans l’échange, et cela influence indirectement leur activité de production. Dans son entreprise, chaque producteur de marchandises est formellement libre de produire, selon sa volonté, n’importe quel produit qui lui plaît, par n’importe quel moyen de son choix. Mais lorsqu’il porte sur le marché le produit final de son travail pour l’échanger, il n’est pas libre de déterminer les proportions de l’échange ; il doit se soumettre aux conditions (aux fluctuations) du marché, qui sont les mêmes pour tous les producteurs du produit considéré. Ainsi, dès le procès de production direct, il est contraint d’adapter (par avance) son activité de travail aux conditions qu’il s’attend à trouver sur le marché. Le fait que le producteur dépende du marché signifie que son activité de production dépend de l’activité de production de tous les autres membres de la société. Si les drapiers ont fourni trop de drap sur le marché, le drapier Ivanov, qui n’a pas accru sa production, n’en souffre pas moins de la chute des prix du drap et il doit diminuer sa production. Si les autres drapiers introduisent des moyens de production plus perfectionnés (des machines par exemple), diminuant ainsi la valeur du drap, notre drapier sera alors lui aussi contraint d’améliorer ses techniques de production. Le producteur de marchandises, isolé, formellement indépendant des autres en ce qui concerne l’orientation, le volume et les moyens de sa production, est en fait étroitement lié à eux par l’intermédiaire du marché, de l’échange. L’échange des produits influence l’activité de travail des hommes; la production et l’échange représentent des éléments indissolublement liés, bien que spécifiques, de la reproduction. « Le procès de production capitaliste, pris en bloc, est l’unité du procès de production et du procès de circulation » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 47). L’échange devient partie intégrante du procès même de reproduction de l’activité de travail des hommes, et c’est seulement cet aspect de l’échange, les proportions de l’échange, la valeur des marchandises, qui constitue le sujet de notre recherche. L’échange nous intéresse surtout en tant que forme sociale du procès de reproduction qui imprime sa marque spécifique sur la phase de la production directe (cf. ci-dessous, chap. 14), et non comme phase du procès de reproduction qui alterne avec la phase de la production directe.

Ce rôle de l’échange, en tant qu’élément indispensable du procès de reproduction, signifie que c’est seulement par l’intermédiaire des choses que l’activité de travail d’un membre donné de la société peut influencer l’activité de travail d’un autre membre. Dans la société marchande, « l’indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposé par les choses » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 116). Les rapports sociaux de production prennent inévitablement une forme réifiée et - dans la mesure où nous parlons des rapports entre les producteurs marchands individuels, et non des rapports au sein des firmes privées isolées - ils n’existent et ne se réalisent que sous cette forme.

Dans une société marchande, une chose n’est pas seulement un mystérieux « hiéroglyphe social » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86 ; Das Kapital, Bd I, p. 88), ce n’est pas seulement une « enveloppe » sous laquelle se cachent des rapports sociaux de production entre les hommes. C’est un intermédiaire dans les rapports sociaux, et la circulation des choses est indissolublement liée à l’établissement et à la manifestation des rapports de production entre les hommes. Le mouvement des prix des produits sur le marché n’est pas seulement le reflet de ces rapports de production entre les hommes, c’est aussi la seule forme possible sous laquelle ces rapports peuvent se manifester dans une société marchande. Dans une telle société, le produit acquiert des caractéristiques sociales spécifiques (par exemple les propriétés de valeur, de monnaie, de capital, etc.) qui font que ce produit ne se contente pas de cacher les rapports sociaux entre les hommes, mais encore qu’il les organise, servant ainsi de lien médiateur entre les hommes. Plus exactement, c’est justement parce que les rapports de production ne peuvent s’établir que sous la forme de rapports entre les choses que ces choses cachent les rapports de production. « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). L’échange et l’égalisation des produits sur le marché créent un lien social entre les producteurs de marchandises et unifient l’activité de travail des hommes.

Il est indispensable de préciser que par « choses » nous entendons uniquement les produits du travail, comme le fait Marx. Cette qualification du concept de choses n’est pas seulement permise, elle est indispensable, puisque nous analysons la circulation des choses sur le marché dans la mesure où elles sont liées à l’activité de travail des hommes. Nous nous intéressons à ces choses dont la régulation sur le marché influence de façon particulière l’activité de travail des producteurs de marchandises. Et les produits du travail sont des choses de ce type (à propos du prix de la terre, cf. ci-dessous, chap. 5).

La circulation des choses - dans la mesure où elles acquièrent les propriétés sociales spécifiques de valeur et d’argent - ne fait pas qu’exprimer des rapports de production entre les hommes, elle les crée[11]. « Non seulement la connexion entre vendeurs et acheteurs s’exprime dans le mouvement des moyens de circulation, mais cette connexion naît dans le cours même de la monnaie » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 142). Marx oppose le rôle de la monnaie comme moyen de circulation à son rôle comme moyen de paiement qui « exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants » (ibid.). Cependant, bien que, dans ce dernier cas, le paiement proprement dit n’intervienne qu’après l’acte d’achat et de vente, c’est-à-dire après l’établissement de rapports sociaux entre le vendeur et l’acheteur, il est évident que c’est dès le moment où l’acte s’est produit et a ainsi créé le rapport social qu’a eu lieu l’égalisation de l’argent et de la marchandise. « Il [l’argent] fonctionne comme moyen d’achat idéal. Bien qu’il n’existe que dans la promesse de l’acheteur, il opère cependant le déplacement de la marchandise » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 141).

Ainsi l’argent n’est pas seulement un « symbole », un signe qui déguise des rapports sociaux de production. Tout en dévoilant la naïveté du système mercantile, qui fait découler les caractéristiques de l’argent de ses propriétés matérielles ou naturelles, Marx rejette l’opinion contraire qui considère la monnaie comme un « symbole » de rapports sociaux qui existeraient indépendamment d’elle (Le Capital, L. I, t. 1, p. 101-102). D’après Marx, la conception qui attribue aux choses en elles-mêmes le caractère de rapports sociaux est aussi fausse que celle qui ne voit dans les choses que des « symboles », des « signes » de rapports sociaux de production. Si l’objet acquiert les propriétés de valeur, d’argent, de capital, etc., ce n’est pas en raison de ses propriétés naturelles, mais à cause des rapports sociaux de production auxquels il est lié dans l’économie marchande. Les rapports sociaux de production ne sont donc pas seulement « symbolisés » par des choses, mais encore ils se réalisent par l’intermédiaire de choses.

Comme nous l’avons vu, la monnaie n’est pas seulement un « symbole ». Dans quelques cas, en particulier dans le cycle M-A-M de la marchandise, la monnaie ne représente qu’un « reflet fugitif du prix des marchandises » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 135)[12]. Le passage de la monnaie d’une main à l’autre n’est qu’un moyen pour faire circuler les marchandises. Dans ce cas, « son existence fonctionnelle absorbe, pour ainsi dire, son existence matérielle » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 135) et elle peut être remplacée par un simple symbole, le papier-monnaie. Cependant, bien qu’il soit « formellement » séparé de la substance métallique, le papier-monnaie n’en représente pas moins l’» objectivation » de rapports de production entre les hommes[13].

Dans l’économie marchande, les choses, les produits du travail, ont une double essence : matérielle (naturelle-technique) et fonctionnelle (sociale). Comment expliquer l’étroite relation entre ces deux aspects, relation qui s’exprime par le fait que « les déterminations sociales du travail » revêtent des « caractères matériels », et les choses des « caractères sociaux » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 101) ?

2. Le procès de production et sa forme sociale[modifier le wikicode]


L’étroite relation qui existe entre l’aspect socioéconomique et l’aspect matériel-physique s’explique par la relation particulière qui lie le procès matériel-technique à sa forme sociale dans l’économie marchande. Le procès capitaliste de production « concerne les conditions matérielles d’existence de l’homme et représente en même temps un procès se déroulant dans le cadre de rapports de production spécifiques, historico-économiques. Il produit et reproduit ces rapports de production eux-mêmes, partant les agents de ce procès, les conditions matérielles de leur existence et leurs rapports réciproques, c’est-à-dire la forme économique déterminée de leur société » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 197). Il existe une connexion et une correspondance étroites entre le procès de production des biens matériels et la forme sociale sous laquelle il s’accomplit, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de production entre les hommes. A cet ensemble donné de rapports de production entre les hommes correspond un état donné des forces productives, du procès matériel de production. Cet ensemble permet que se déroule, à l’intérieur de certaines limites, le procès de production des biens matériels indispensables à la société. La correspondance entre le procès matériel de production, d’une part, et les rapports de production entre les individus qui y participent, d’autre part, se réalise de façon différente suivant les formations sociales. Dans une société où existe une régulation de l’économie, par exemple dans une économie socialiste, les rapports de production entre les individus membres de la société sont établis consciemment, dans le dessein de garantir le déroulement régulier de la production. Le rôle de chaque membre de la société dans le procès de production, c’est-à-dire l’ensemble de ses relations avec les autres membres, est consciemment défini. La coordination des activités de travail des différents individus s’établit sur la base de l’estimation a priori des besoins du procès matériel-technique de production. Le système de rapports de production considéré est en quelque sorte une entité close, dirigée par une volonté unique et ajustée au procès matériel de production dans son ensemble. Bien entendu, des changements dans le procès matériel de production amènent d’inévitables changements dans le système des rapports de production ; mais ces changements interviennent dans le cadre du système et sont menés à bien par ses propres forces internes, par les décisions de ses organes de direction. Ils découlent de changements du procès de production. L’unité qui existe dès le départ rend possible une correspondance entre le procès matériel-technique de production et les rapports de production qui lui donnent sa forme. Chacun de ces deux termes se développe ensuite sur la base d’un plan préalablement déterminé. Chacun d’eux a sa logique interne, mais, du fait de l’unité originelle, il ne se développe entre eux aucune contradiction.

Nous trouvons un exemple d’une organisation similaire des rapports de production dans la société marchande-capitaliste, en particulier dans l’organisation du travail à l’intérieur d’une entreprise (division technique du travail), par opposition à la division du travail entre des producteurs privés isolés (division sociale du travail). Supposons qu’un entrepreneur possède une grande usine textile divisée en trois ateliers: l’atelier de filature, l’atelier de tissage, l’atelier de teinturerie. Les ingénieurs, les ouvriers et les employés ont été répartis à l’avance entre les différents ateliers, d’après un plan déterminé. Ils sont dès le départ liés par des rapports de production déterminés, permanents, définis en fonction des besoins du procès technique de production. Et c’est précisément pour cette raison que, dans le procès de production, les choses circulent entre les individus en fonction de la position occupée par ces individus dans la production, en fonction des rapports de production qui existent entre eux. Quand le directeur de l’atelier de tissage reçoit du fil venant de la filature, il le transforme en tissu, mais il ne retourne pas le tissu au directeur de la filature en échange du fil qu’il a reçu. Il l’envoie à la teinturerie, parce que les rapports de production permanents qui lient les travailleurs de l’atelier de tissage aux ouvriers de la teinturerie déterminent par avance le sens du mouvement des objets, des produits du travail : des individus employés à l’amont du procès de production (tissage) vers les individus employés à l’aval de ce procès (teinture). Les rapports de production entre les hommes sont organisés à l’avance, dans la perspective de la production matérielle des objets, et non par l’intermédiaire de ces objets. D’autre part, dans le cours du procès de production, l’objet circule de certains individus vers d’autres individus sur la base de rapports de production qui existent entre ceux-ci, mais ce n’est pas ce mouvement de l’objet qui crée ces rapports de production. Les rapports de production ont ici un caractère exclusivement technique. Le procès matériel-technique et les rapports de production sont ajustés l’un à l’autre, mais chacun a un caractère différent.

Le problème se pose de façon totalement différente lorsque les opérations de filature, de tissage et de teinture sont réalisés par trois entreprises différentes A, B et C. Désormais, A ne livre plus son fil à B sur la seule base de la capacité de B à le transformer en tissu, c’est-à-dire à lui donner la forme qui est utile à la société. Ce n’est pas ce qui l’intéresse; maintenant, il ne cherche plus simplement à livrer son fil, il cherche à le vendre, c’est-à-dire à le donner à un individu qui, en échange, lui donnera une somme d’argent correspondante ou, de façon générale, un objet de valeur égale, un équivalent. Peu lui importe qui est cet individu. Comme il n’est pas lié par des rapports de production permanents avec tel ou tel individu déterminé, A entre, par la vente et l’achat, dans un rapport de production avec tout individu qui possède et accepte de lui donner une somme d’argent équivalente à son fil. Ce rapport de production est limité au mouvement des objets, c’est-à-dire que le fil va de A à l’acheteur et l’argent de l’acheteur à A. Bien que notre producteur de marchandises A ne puisse en aucune façon se retirer du dense réseau de rapports de production indirects qui le met en relation avec tous les membres de la société, il n’est pas lié à l’avance, par des rapports de production directs, à des individus déterminés. Ces rapports de production n’existent pas a priori, ils sont établis par le mouvement des objets d’un individu à un autre. Ils n’ont donc pas seulement un caractère social, mais aussi un caractère matériel. D’autre part, la circulation de ces objets d’un individu déterminé à un autre ne se fait pas sur la base de rapports de production établis à l’avance entre ces individus, mais sur la base de l’achat et de la vente, qui concernent seulement le mouvement des choses. La circulation des objets établit un rapport de production direct entre des individus déterminés ; sa signification n’est pas seulement technique, elle est aussi sociale.

Ainsi, dans une société marchande qui se développe spontanément, le procès s’accomplit de la façon suivante. Du point de vue du procès de production matériel - technique, chaque produit du travail doit passer d’une phase de la production à la suivante, d’une unité de production à une autre, jusqu’à ce qu’il reçoive sa forme finale et passe de l’unité de production du producteur final ou de l’intermédiaire marchand à l’unité économique du consommateur. Mais, du fait de l’autonomie et de l’indépendance des unités économiques isolées, le mouvement du produit d’une unité économique individuelle à une autre n’est possible que par l’intermédiaire de l’achat et de la vente, par l’accord entre deux unités économiques, ce qui signifie que s’établit entre elles un rapport de production particulier: le rapport d’achat-vente. Le rapport fondamental de la société marchande, celui qui met en relation les possesseurs de marchandises, se ramène à « un rapport dans lequel ils ne s’approprient le produit d’un travail étranger qu’en livrant le leur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 117)[14]. L’ensemble des rapports de production entre les hommes n’est pas un système uniformément structuré dans lequel un individu donné est relié à d’autres individus donnés par des liens permanents et déterminés à l’avance. Dans l’économie marchande, le producteur de marchandises est lié seulement au marché indéterminé, et son entrée sur ce marché prend la forme d’une séquence discontinue de transactions individuelles qui le lient temporairement à des producteurs de marchandises déterminés. Chaque étape de cette séquence correspond étroitement au mouvement en avant du produit dans le procès matériel de production. Le passage du produit à travers les étapes spécifiques de la production est réalisé par son passage simultané à travers une série d’unités de production privées sur la base d’accords entre celles-ci et de l’échange. Inversement, le rapport de production relie deux unités économiques privées au point de passage du produit matériel de l’une à l’autre. Le rapport de production entre des personnes déterminées s’établit à l’occasion du mouvement des choses et il est rompu sitôt ce mouvement achevé.

On voit que l’achat et la vente, qui constituent le rapport de production fondamental par lequel des producteurs marchands déterminés sont directement liés, se reproduisent régulièrement, reproduisant par là même le lien qui s’établit pour chacun de ces producteurs entre sa propre activité de travail et celle de tous les membres de la société. Ce type de rapport de production diffère sur les points suivants des rapports de production organisés : 1) il s’établit volontairement entre des personnes données, en fonction des avantages qu’en retirent les participants ; le rapport social prend la forme d’une transaction privée ; 2) il lie les participants pour une brève période de temps et ne crée pas entre eux de lien permanent; mais si on les considère dans leur ensemble, ces transactions momentanées et discontinues doivent assurer la perpétuation et la continuité du procès social de production ; et 3) il unit des individus particuliers à l’occasion de la circulation d’objets entre eux et il est limité à cette circulation des objets ; les rapports entre les hommes prennent la forme d’une égalisation entre des choses. Des rapports de production directs entre des individus particuliers sont établis par la circulation d’objets entre ces individus ; ce mouvement doit correspondre aux besoins de la reproduction matérielle. « L’échange des marchandises est le procès dans lequel l’échange de substances social, c’est-à-dire l’échange des produits particuliers des individus privés, est en même temps création[15] de rapports sociaux de production déterminés dans lesquels entrent les individus au cours de cet échange de substances » (Contribution, p. 29). Ou, comme le dit Marx, le procès de circulation accomplit der Stoff-und Formwechsel (la transformation de la substance et de la forme ; Le Capital, L. III, t. 7, p. 205), l’échange des choses et la transformation de leur forme, c’est-à-dire le mouvement des choses à l’intérieur du procès matériel de production et la transformation de leur forme socio-économique (par exemple la transformation des marchandises en argent, de l’argent en capital, du capital-argent en capital productif, etc.), ce qui correspond aux différents rapports de production entre les hommes.

L’aspect socio-économique (les rapports entre les hommes) et l’aspect matériel-objectif (mouvement des choses à l’intérieur du procès de production) sont indissolublement liés dans le procès d’échange. Dans la société marchande-capitaliste, ces deux aspects ne sont pas organisés à l’avance et ne s’ajustent pas l’un à l’autre. Pour cette raison, chaque acte d’échange individuel ne peut s’opérer que comme résultat de l’action conjointe de ces deux aspects: tout se passe comme si chaque aspect stimulait l’autre. Sans la présence d’objets particuliers entre les mains d’individus donnés, ces individus n’entreront pas dans ce rapport de production réciproque que constitue l’échange. Mais, à l’inverse, le mouvement des objets ne peut avoir lieu si les possesseurs de ces objets n’établissent pas entre eux, par l’échange, des rapports de production spécifiques. Le procès matériel de production, d’une part, le système des rapports de production entre les unités économiques privées et individuelles, d’autre part, ne sont pas ajustés l’un à l’autre par avance. Ils doivent l’être à chaque étape, lors de chacune de ces transactions particulières dans lesquelles se scinde, d’un point de vue formel, la vie économique. Si cet ajustement n’a pas lieu, les deux aspects se séparent inévitablement et un écart s’introduit dans le procès de la reproduction sociale. Ce type de divergence est toujours possible dans une économie marchande. Soit des rapports de production qui ne correspondent pas à des mouvements réels de produits dans le procès de production se développent (spéculation), soit des rapports de production indispensables au cours normal du procès de production ne s’accomplissent pas (mévente). En temps normal, cette divergence ne franchit pas certaines limites, mais elle devient catastrophique en temps de crise.

Dans une société capitaliste divisée en classes, les rapports de production entre les hommes et le procès matériel de production ont, dans leur principe, le même caractère. Comme auparavant, nous laissons de côté les rapports de production au sein de l’entreprise individuelle pour ne traiter que des rapports entre entreprises privées, isolées, rapports qui les structurent en une économie nationale unifiée. Dans la société capitaliste, les différents éléments de la production (moyens de production, force de travail et terre) appartiennent à trois classes sociales différentes (les capitalistes, les travailleurs salariés et les propriétaires fonciers) et acquièrent de ce fait une forme sociale particulière, qu’ils n’ont pas dans les autres formations sociales. Les moyens de production apparaissent comme capital, le travail comme travail salarié, la terre comme objet d’achat et de vente. Les conditions du travail, c’est-à-dire les moyens de production et la terre, appartiennent à des classes sociales différentes ; cette « indépendance formelle » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 203) vis-à-vis du travail lui-même leur donne une « forme » sociale particulière, comme nous l’avons dit ci-dessus. Si les différents éléments techniques de la production sont indépendants et s’ils appartiennent à des agents économiques distincts (capitaliste, ouvrier et propriétaire foncier), il s’ensuit que le procès de production ne peut commencer avant qu’un rapport de production particulier n’ait été établi entre des individus particuliers appartenant aux trois classes désignées ci-dessus. Ce rapport de production naît de la concentration de tous les éléments techniques de la production en une unité économique unique qui appartient au capitaliste. Cette combinaison de tous les éléments de la production, des hommes et des choses, est indispensable dans toute forme sociale d’économie, mais « c’est la manière spéciale d’opérer cette combinaison qui distingue les différentes époques économiques par lesquelles la structure sociale est passée » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 38).

Prenons la société féodale, où la terre appartient au seigneur et le travail et les moyens de production, généralement très primitifs, au serf. Dans ce cas, un rapport social de subordination et de domination entre le serf et le seigneur précède et rend possible la combinaison des éléments de la production. Le droit coutumier contraint le serf à utiliser une parcelle de terrain qui appartient au seigneur, il doit payer la rente et fournir la corvée, c’est-à-dire travailler un certain nombre de jours sur le domaine seigneurial, généralement avec ses propres moyens de production. La permanence des rapports de production qui existent entre le seigneur et le serf rend possible la combinaison de tous les éléments de la production en deux endroits : sur la parcelle du paysan et sur le domaine du seigneur.

Comme nous l’avons vu, il n’existe pas dans la société capitaliste de tels rapports, permanents et directs, entre les personnes déterminées qui possèdent les différents éléments de la production. Le capitaliste, le travailleur salarié, de même que le propriétaire foncier sont des propriétaires de marchandises, formellement indépendants les uns des autres. Il faut pourtant que s’établissent entre eux des rapports de production directs, ce qui se fera sous une forme qui est propre aux propriétaires de marchandises : l’achat et la vente. Le capitaliste doit acheter à l’ouvrier le droit d’utiliser sa force de travail, et au propriétaire foncier le droit d’utiliser son terrain. Pour cela, il doit posséder un capital suffisant. C’est seulement en tant que possesseur d’une somme de valeur donnée (d’un capital), qui lui permet d’acheter des moyens de production et de donner à l’ouvrier de quoi s’acheter les moyens de subsistance nécessaires, qu’il devient un capitaliste, un organisateur et un directeur de la production. Les capitalistes utilisent l’autorité des directeurs de la production, « mais les porteurs de cette autorité ne sont plus, comme dans les formes antérieures de production, des seigneurs politiques ou théocratiques; s’ils la détiennent, c’est simplement qu’ils personnifient les moyens de travail vis-à-vis du travail » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 256). « S’il [le capitaliste] est capitaliste, s’il peut lancer et réaliser le procès d’exploitation du travail, c’est uniquement que, propriétaire des conditions de travail, il a en face de lui le travailleur qui possède simplement sa force de travail » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 60). Le statut du capitaliste dans la production est déterminé par le fait qu’il est propriétaire du capital, des moyens de production, de choses; il en va de même pour le travailleur salarié, propriétaire de la force de travail, et le propriétaire foncier, propriétaire de la terre. C’est par l’intermédiaire des éléments de la production que se combinent les agents de la production ; c’est par l’intermédiaire du mouvement des choses que s’établissent les rapports de production entre les hommes. Conséquence de la propriété privée, l’indépendance des éléments de la production fait que leur combinaison matérielle-technique n’est possible que par l’établissement entre leurs propriétaires du procès productif que constitue l’échange. Inversement, les rapports de production directs qui s’établissent entre les représentants des diverses classes sociales (capitalistes, ouvriers, propriétaires fonciers) ont pour conséquence une combinaison donnée des éléments techniques de la production et correspondent au mouvement des choses d’une unité économique à une autre. Cette étroite connexion entre les rapports de production entre les hommes et le procès de la production matérielle est la source de la réification des rapports de production.

3. Réification des rapports de production et personnification des choses[modifier le wikicode]


Nous avons vu que, dans la société marchande-capitaliste, les individus isolés sont directement liés les uns aux autres par des rapports de production déterminés, non pas en tant que membres de la société, que personnes occupant une place dans le procès social de production, mais en tant que propriétaires d’objets déterminés, en tant que « représentants sociaux » des différents éléments de la production. Le capitaliste est « du capital personnifié » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 197), une « simple personnification du capital » (ibid., p. 202). Le propriétaire foncier « personnifie la terre » (ibid., p. 203), il « apparaît comme la personnification d’une des conditions essentielles de la production » (ibid., p. 200). Cette « personnification », dans laquelle des critiques de Marx ont vu quelque chose d’incompréhensible et même de mystique[16], correspond à ce phénomène très réel : les rapports de production entre les hommes dépendent de la forme sociale des choses (des éléments de la production) qui leur appartiennent et qu’ils personnifient.

Si une personne donnée entre, en tant que propriétaire de certaines choses, dans un rapport de production direct avec d’autres personnes déterminées, il en découle qu’une chose donnée, quel qu’en soit le propriétaire, permet à celui-ci d’occuper une place déterminée dans le système des rapports de production. Puisque la possession de choses est une condition pour que s’établissent entre les hommes des rapports de production directs, il semble que ce soit la chose elle-même qui possède la capacité, la propriété, d’établir des rapports de production. Si la chose considérée permet à son possesseur d’entrer en relation d’échange avec n’importe quel autre possesseur de marchandises, elle possède alors une qualité spéciale, l’échangeabilité, elle a une « valeur ». Si cette chose considérée met en rapport deux possesseurs de marchandises dont l’un est un capitaliste et l’autre un travailleur salarié, alors la chose n’est plus simplement « valeur », elle est aussi « capital ». Si le capitaliste se trouve dans un rapport de production avec un propriétaire foncier, la valeur, la somme d’argent qu’il donne à ce dernier, et par l’intermédiaire de laquelle il entre avec lui dans un rapport de production, représente alors la « rente ». L’argent payé par le capitaliste industriel au capitaliste financier pour l’usage du capital qu’il lui a emprunté s’appelle l’» intérêt ». Chaque type de rapports de production donne une « propriété sociale », une « forme sociale » spécifiques aux choses au moyen desquelles des individus déterminés entrent dans des rapports de production directs. Outre son utilisation comme valeur d’usage, comme objet matériel possédant des propriétés déterminées qui en font un bien de consommation ou un moyen de production, c’est-à-dire outre sa fonction technique dans le procès de la production matérielle, la chose considérée possède une fonction sociale: elle est un lien entre les hommes.

Si donc, dans la société marchande-capitaliste, les hommes entrent dans des rapports de production immédiats seulement en tant que propriétaires de marchandises, propriétaires de choses, il en résulte que les choses acquièrent des caractéristiques sociales particulières, une forme sociale spécifique. Les « déterminations sociales du travail » revêtent des « caractères matériels » et les choses des « caractères sociaux » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 101). Au lieu des « rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes », tels qu’ils s’établissent dans une société dont l’économie est organisée, on observe des « rapports matériels entre les personnes et des rapports sociaux entre les choses. »[17]Nous avons ici deux propriétés de la société marchande : la « personnification des choses et la réification des rapports de production » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 208), la « réification des déterminations sociales de la production et la subjectivisation de ses fondements matériels » (ibid., p. 255).

Par « réification des rapports de production », Marx entend le procès par lequel des rapports de production déterminés entre les hommes (par exemple entre capitalistes et ouvriers) confèrent une forme sociale déterminée, ou des caractéristiques sociales déterminées, aux choses par l’intermédiaire desquelles les hommes entrent dans ces rapports mutuels (par exemple la forme sociale « capital »).

Par « personnification des choses », Marx entend le procès qui permet au propriétaire de choses ayant une forme sociale déterminée, par exemple la forme de capital, d’apparaître sous la forme d’un capitaliste et d’entrer dans des rapports de production concrets avec d’autres hommes.

A première vue, ces deux procès peuvent sembler s’exclure l’un l’autre. D’une part, la forme sociale des choses est considérée comme le résultat de rapports de production entre les hommes. D’autre part, ces mêmes rapports de production ne s’établissent qu’en présence de choses ayant une forme sociale spécifique. Cette contradiction ne peut être résolue que dans le procès dialectique de la production sociale, que Marx considérait comme un procès continu et récurrent, dans lequel chaque phase est le résultat de la phase précédente et la cause de la suivante. La forme sociale des choses est à la fois le résultat du procès de production précédent et l’anticipation du suivant[18].

Chaque forme sociale attachée aux produits du travail dans la société capitaliste (l’argent, le capital, le profit, la rente, etc.) est apparue comme résultat d’un long procès historique et social, à travers une constante répétition et une sédimentation de rapports de production du même type. Quand un type donné de rapport de production entre les hommes est encore rare et exceptionnel dans une société donnée, il ne peut imposer aux produits du travail de celle-ci un caractère social différent et permanent. Le « contact social passager » ne donne aux produits du travail des hommes qu’une forme sociale passagère, qui naît avec les contacts sociaux qui se nouent et disparaît dès qu’ils se dénouent (cf. Le Capital, L. 1, t. 1, p. 99). Dans l’échange non développé, le produit du travail ne détermine la valeur que pendant l’acte d’échange et il n’est valeur ni avant ni après l’acte d’échange.

Au fur et à mesure de leur développement, les forces productives sécrètent un type déterminé de rapport de production entre les hommes. Ces rapports se répètent fréquemment, se généralisent et s’étendent dans un cadre social donné. La « cristallisation » des rapports de production entre les hommes amène la « cristallisation » des formes sociales correspondantes au niveau des choses. La forme sociale considérée est « attachée » à une chose, fixée dans cette chose qui la conserve en elle, même quand les rapports de production sont interrompus. C’est de ce moment seulement que l’on peut dater l’apparition d’une catégorie matérielle donnée, détachée des rapports de production qui lui ont donné naissance et agissant à son tour sur ces rapports. La « valeur » semble devenir une propriété que la chose possède quand elle entre dans le procès de l’échange et qu’elle conserve lorsqu’elle en sort. Il en va de même pour la monnaie, le capital et les autres formes sociales des choses. De conséquences du procès de production, ces formes en deviennent les préalables. Désormais, la forme sociale donnée du produit du travail ne sert pas seulement d’» expression » d’un type déterminé de rapport de production entre les hommes, elle en est encore le « support ». La présence d’une chose pourvue d’une forme sociale déterminée dans les mains d’une personne donnée incite cette personne à entrer dans des rapports de production déterminés et l’informe de son propre caractère particulier. La « réification des rapports de production » entre les hommes se complète désormais d’une « personnification des choses ». La forme sociale du produit du travail, qui résulte d’innombrables transactions entre producteurs de marchandises, devient un puissant moyen de pression sur les motivations des producteurs marchands individuels, elle les contraint à adapter leur comportement aux types de rapports de production dominants dans une société donnée. C’est par l’intermédiaire de la forme sociale des choses que la société exerce sa pression sur l’individu. L’objectivation, ou « réification », des rapports de production entre les hommes dans la forme sociale des choses donne au système économique une pérennité, une stabilité et une régularité plus grandes. Le résultat en est la « cristallisation » des rapports de production entre les hommes.

C’est seulement à un niveau déterminé de développement, après de fréquentes répétitions, que les rapports de production entre les hommes laissent leurs sédiments sous la forme de certaines caractéristiques sociales qui s’attachent aux produits du travail. Si le type considéré de rapport de production n’est pas encore répandu de façon suffisamment large dans la société, ces rapports ne peuvent donner aux choses une forme adéquate. Quand le type dominant de production était celui des métiers, dans lequel le but recherché était la « subsistance » de l’artisan, ce dernier persistait à se considérer comme un « maître artisan » et à ne voir dans son revenu que la source de sa subsistance, alors même qu’il agrandissait son entreprise et, dans son essence, était déjà devenu un capitaliste, vivant du travail salarié de ses ouvriers. A ses yeux, son revenu n’apparaissait pas comme le « profit » du capital. De la même façon, du fait de l’influence de l’agriculture dominante sur les rapports sociaux précapitalistes, l’intérêt n’était pas compris comme une nouvelle forme de revenu, mais fut pendant une longue période considéré comme une forme modifiée de la rente. C’est ainsi que le célèbre économiste William Petty essaya de déduire l’intérêt de la rente[19]. Avec cette méthode, toutes les formes économiques sont « assimilées et réduites » à la forme qui est dominante dans le mode de production donné (Le Capital, L. III, t. 8, p. 250). Cela explique qu’une période de développement plus ou moins étendue soit nécessaire avant que le nouveau type de rapport de production soit « réifié » ou « cristallisé » dans les formes sociales qui correspondent aux produits du travail.

La connexion entre rapports de production entre les hommes et catégories matérielles doit donc être présentée de la manière suivante. Chaque type de rapport de production caractéristique d’une économie marchande-capitaliste assigne une forme sociale particulière aux choses pour lesquelles et par lesquelles les individus entrent dans ce rapport donné. Cela provoque la « réification » ou « cristallisation » des rapports de production entre les hommes. La chose qui est impliquée dans un rapport de production déterminé entre les hommes et qui a une forme sociale correspondante conserve cette forme même quand le rapport de production donné, spécifique, concret, est interrompu. C’est alors seulement que le rapport de production entre les hommes peut être considéré comme réellement « réifié », c’est-à-dire « cristallisé » sous la forme d’une propriété de la chose, propriété qui semble appartenir à la chose elle-même et être détachée du rapport de production. Comme les choses se présentent avec une forme sociale fixée, déterminée, elles commencent à leur tour à influencer les hommes, à modeler leurs aspirations, elles les incitent à établir entre eux des rapports de production concrets. Revêtues de la forme sociale « capital », les choses font de leur propriétaire un « capitaliste » et déterminent à l’avance les rapports de production concrets qui s’établiront entre lui et les autres membres de la société. Tout se passe comme si le caractère social des choses déterminait le caractère social de leurs propriétaires. Ainsi s’accomplit la « personnification » des choses. De cette façon, le capitaliste brille de toute la lumière réfléchie de son capital, mais cela n’est possible que parce que, à son tour, il reflète un type donné de rapport de production entre les hommes. Par conséquent, les individus particuliers sont subsumés sous le type dominant de rapports de production. La forme sociale des choses ne conditionne les liens de production individuels entre des individus particuliers que parce que cette forme sociale elle-même est une expression de liens de production sociaux. La forme sociale des choses n’apparaît comme une condition du procès de production, condition donnée à l’avance, déjà toute prête et fixée de façon permanente, que parce qu’elle apparaît comme le résultat coagulé, cristallisé, d’un procès social de production dynamique, constamment changeant et fluctuant. Ainsi l’apparente contradiction entre la « réification des hommes » et la « personnification des choses » se résout dans le procès dialectique et ininterrompu de la reproduction. Cette apparente contradiction oppose la détermination de la forme sociale des choses par les rapports de production entre les hommes à la détermination des rapports de production individuels entre les hommes par la forme sociale des choses.

Des deux aspects du procès de reproduction que nous avons mentionnés, seul le second - la « personnification des choses » - apparaît à la surface de la vie économique et peut être directement observé. Les choses apparaissent sous une forme sociale déjà prête qui influence les motivations et le comportement des producteurs individuels. Cet aspect du procès se reflète directement dans la « psyché » des individus et peut s’observer directement. Il est beaucoup plus difficile de découvrir comment s’élabore la forme sociale des choses à partir des rapports de production entre les hommes. Cet aspect du procès, la « réification » des rapports de production entre les hommes, est le résultat hétérogène d’une masse d’actions humaines qui s’entassent les unes sur les autres. Cette « réification » est le résultat du procès social qui s’accomplit « derrière le dos » des producteurs, c’est-à-dire qu’elle est un résultat qui n’avait pas été posé a priori comme but. Ce n’est qu’au moyen d’une profonde analyse historique et socio-économique que Marx réussit à expliquer cet aspect du procès.

Dans cette perspective, on peut comprendre la différence que fait souvent Marx entre l’» apparence extérieure », le « lien externe », la « surface des phénomènes » d’une part, et le « rapport interne » (inneren Zusammenhang), le « lien caché », le « lien immanent », l’» essence des choses » d’autre part (Le Capital, L. III, t. 8, p. 196 et passim ; cf. aussi Théories, t. 2, p. 184 et 185, et autres textes). Marx reproche aux économistes vulgaires de se borner à l’analyse de l’aspect externe d’un phénomène. Il reproche à Adam Smith d’osciller entre l’analyse « ésotérique » (interne) et l’analyse « exotérique » (externe). On a prétendu que le sens de ces affirmations de Marx était très obscur. Certains critiques de Marx, même parmi les mieux disposés, l’ont accusé de faire de la métaphysique économique dans son désir d’expliquer les liens cachés entre phénomènes. Des marxistes ont quelquefois expliqué ces affirmations de Marx par son désir de distinguer entre les méthodes de l’empirisme grossier et de la réduction abstraite[20]. Cette référence à l’abstraction nous paraît indispensable, mais tout à fait insuffisante pour caractériser la méthode de Marx. Ce n’est pas cela qui est en cause dans cette opposition entre rapports internes et rapports externes d’un phénomène. La méthode de l’abstraction est commune à Marx et à nombre de ses prédécesseurs, y compris Ricardo. Mais c’est Marx qui a introduit une méthode sociologique en économie politique. Cette méthode considère les catégories matérielles comme les reflets des rapports de production entre les hommes. C’est dans cette nature sociale des catégories matérielles que Marx voit leur « rapport interne ». Les économistes vulgaires n’étudient que l’apparence extérieure, « aliénée » des rapports économiques (cf. Le Capital, L. III, t. 8, p. 196), c’est-à-dire la forme objectivée, déjà prête, des choses, sans comprendre leur caractère social. Ils voient le procès de « personnification des choses » qui s’accomplit à la surface de la vie économique, mais ils ne soupçonnent rien du procès de « réification des rapports de production » entre les hommes. Ils considèrent les catégories matérielles comme des conditions données, déjà prêtes, du procès de production, qui affectent les motivations des producteurs et s’expriment dans leur conscience ; ils n’examinent pas le caractère de ces catégories matérielles comme résultat du procès social. Ignorant ce procès social, interne, ils se limitent à « la structure de la chose telle qu’elle apparaît dans la concurrence, et dans la concurrence tout apparaît toujours à l’envers, la tête en bas » (Théories, t. 2, p. 246 ; souligné par Marx). Ainsi les rapports de production entre les hommes semblent dépendre de la forme sociale des choses, et non l’inverse.

Les économistes vulgaires, qui ne comprennent pas que le procès de « personnification des choses » ne peut être compris que comme résultat du procès de « réification des rapports de production » entre les hommes, considèrent les caractéristiques sociales des choses (la valeur, l’argent, le capital, etc.) comme des caractéristiques naturelles qui appartiennent aux choses elles-mêmes. La valeur, l’argent, etc., ne sont pas considérés comme des expressions de rapports humains « liés » à des choses, mais comme les caractéristiques directes des choses elles-mêmes, caractéristiques qui sont « directement entremêlées » avec leurs caractéristiques naturelles-techniques. C’est là la cause du fétichisme de la marchandise, qui est caractéristique de l’économie vulgaire et de la conception courante des agents de la production, limités par l’horizon de l’économie capitaliste. Telle est la cause de « la réification des rapports sociaux, [de] l’imbrication immédiate des rapports de production matériels avec leur détermination historico-sociale » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 207). Le capital est « un élément de production » qui « s’amalgame à une forme sociale déterminée et se manifeste dans cette forme sociale » (ibid., p. 195). « L’indépendance formelle que les conditions de travail ont acquise vis-à-vis du travail, la forme particulière de cette indépendance par rapport au travail salarié, devient alors une qualité inhérente à ces moyens de travail en tant que choses, conditions de production matérielles ; c’est un caractère inné, immanent, qu’ils ont nécessairement en tant qu’éléments de production. Ce caractère social déterminé par une période historique donnée et qu’ils possèdent dans le procès capitaliste de production, on en fait un caractère matériel inné, qu’ils ont de par nature et pour ainsi dire de toute éternité en leur qualité d’éléments du procès de production » (ibid., p. 203)[21].

La transformation de rapports sociaux de production en propriété « objective » des choses est un fait de l’économie marchande-capitaliste et la conséquence des liens spécifiques qui existent entre le procès de la production matérielle et le mouvement des rapports de production. L’erreur des économistes vulgaires ne se trouve pas dans l’attention qu’ils portent aux formes matérielles de l’économie capitaliste, mais dans leur incompréhension du lien qui unit celles-ci à la forme sociale de la production, dans le fait qu’ils ne voient pas que l’origine de ces formes matérielles est à rechercher dans cette forme sociale et non dans les propriétés matérielles des choses. « On attribue les effets d’une forme sociale déterminée du travail aux choses, aux produits de ce travail; le rapport lui-même se trouve représenté de façon fantasmagorique sous une forme matérielle. Nous avons vu que c’est une caractéristique particulière du travail reposant sur la production marchande, sur la valeur d’échange […]. Hodgskin y voit une mystification purement subjective, derrière laquelle se cachent la tromperie et l’intérêt des classes exploiteuses. Il ne voit pas que la représentation qu’on se fait du rapport découle du rapport réel lui-même, et que ce n’est pas ce dernier qui est l’expression du premier, mais le contraire » (Theorien, t. 3, p. 290).

Les économistes vulgaires commettent deux sortes d’erreurs : 1) soit ils confondent la « forme économique déterminée » avec une « qualité réelle » des choses (Le Capital, L. II, t. 4, p. 149), c’est-à-dire qu’ils font découler directement les phénomènes sociaux de phénomènes techniques, par exemple, la propriété du capital de rapporter du profit, qui présuppose l’existence de classes sociales particulières et de rapports de production entre ces classes, est expliquée par les fonctions techniques du capital dans son rôle de moyen de production ; 2) soit ils attribuent des « propriétés déterminées qui appartiennent matériellement aux moyens de travail » à la forme sociale des instruments de travail (ibid., p. 148), c’est-à-dire qu’ils font découler directement des phénomènes techniques de phénomènes sociaux, par exemple, ils attribuent au capital, c’est-à-dire à une forme sociale spécifique de production, le pouvoir d’accroître la productivité du travail, pouvoir qui est inhérent aux moyens de production et qui représente leur fonction technique (théorie de la productivité du capital).

Ces deux erreurs, qui semblent de prime abord contradictoires, peuvent en fait être ramenées au même défaut méthodologique de base: l’identification du procès matériel de production avec sa forme sociale, l’identification des fonctions techniques des choses avec leurs fonctions sociales. Au lieu de considérer les phénomènes techniques et sociaux comme des aspects différents de l’activité de travail des hommes, aspects étroitement liés mais distincts, les économistes vulgaires les mettent au même niveau, sur le même plan scientifique pour ainsi dire. Ils examinent directement les phénomènes économiques sous ces deux aspects, technique et social, étroitement entremêlés et « imbriqués », inhérents à l’économie marchande. Le résultat est « un rapport tout à fait incommensurable entre, d’une part, une valeur d’usage, un objet et un certain rapport social de production, la plus-value, de l’autre » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 196-197). « De sorte qu’un rapport social, conçu comme un objet, est mis en relation avec la nature. Il s’agit donc là d’un rapport entre deux grandeurs incommensurables » (ibid., p. 196). Cette identification du procès de production et de ses formes sociales, des propriétés des choses et des rapports sociaux « matérialisés » sous la forme sociale d’objets, a de cruelles conséquences. Les économistes sont souvent frappés « d’un naïf étonnement quand leur apparaît bien vite comme rapport social l’objet que, lourdement, ils s’imaginaient tenir en main à l’instant même, et qu’inversement les nargue sous la forme d’objet ce qu’ils viennent tout juste de cataloguer dans la catégorie des rapports sociaux » (Contribution, p. 14).

On peut facilement montrer que « l’imbrication immédiate des rapports de production matériels avec leur détermination historico-sociale », comme le dit Marx, n’est pas inhérente à la seule économie marchande-capitaliste, mais caractérise aussi bien les autres formations sociales. Dans d’autres types d’économie, on peut aussi observer que les rapports sociaux de production entre les hommes dépendent causalement des conditions matérielles de la production et de la répartition des moyens techniques de production entre les différents groupes sociaux. Du point de vue de la théorie du matérialisme historique, c’est là une loi sociologique générale qui vaut pour toutes les formations sociales[22]. Personne ne peut douter que, dans la société féodale, l’ensemble des rapports de production entre le propriétaire foncier et le serf était causalement déterminé par les techniques productives et la répartition des éléments techniques de la production, c’est-à-dire la terre, le bétail, les outils, entre le propriétaire foncier et le serf. Mais c’est un fait que, dans la société féodale, les rapports de production entre les hommes s’établissent sur la base de la répartition des choses entre les hommes et pour ces choses, mais non au moyen d’elles. Les agents y sont en rapports directs les uns avec les autres : « Les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s’affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 89). La nature particulière de l’économie marchande-capitaliste réside dans le fait que les rapports de production entre les hommes ne s’établissent pas seulement pour les choses, mais aussi au moyen des choses. C’est précisément cela qui donne aux rapports de production une forme « matérialisée », « réifiée », c’est cela qui donne naissance au fétichisme de la marchandise, à la confusion de l’aspect matériel-technique et de l’aspect socioéconomique du procès de production, confusion qui a été supprimée par la nouvelle méthode sociologique de Marx.

4. L’objet et sa fonction (ou forme) sociale[modifier le wikicode]

La nouvelle méthode sociologique introduite par Marx en économie politique distingue systématiquement entre forces productives et rapports de production, entre procès matériel de production et forme sociale de ce procès, entre procès de travail et procès de formation de la valeur. L’économie politique étudie l’activité de travail des hommes non du point de vue de ses méthodes techniques ou de ses instruments de travail, mais du point de vue de sa forme sociale. Elle traite des rapports de production qui s’établissent entre les hommes dans le procès de production. Mais comme, dans la société marchande-capitaliste, les rapports de production dans lesquels entrent les hommes s’établissent par l’intermédiaire du mouvement des choses, ces rapports de production acquièrent un caractère matériel. Cette « réification » a lieu parce que l’objet par l’intermédiaire duquel les hommes entrent dans des rapports mutuels déterminés joue un rôle social particulier de lien entre les hommes - le rôle d’» intermédiaire » ou de « support » du rapport de production considéré. En plus de son existence matérielle ou technique de bien de consommation ou de moyen de production concret, l’objet semble acquérir une existence sociale ou fonctionnelle, c’est-à-dire une propriété sociale particulière qui exprime le rapport de production considéré et qui donne aux objets une forme sociale particulière. Ainsi les notions ou catégories fondamentales de l’économie politique expriment-elles les formes socio-économiques fondamentales qui caractérisent les divers types de rapports de production entre les hommes ; ces formes sont articulées l’une à l’autre par ces mêmes objets au moyen desquels ces rapports s’établissent.

Dans son étude de la « structure économique de la société » ou de l’ « ensemble de ces rapports de production » entre les hommes (préface à la Contribution, p. 4), Marx distingue, dans la société capitaliste, des formes et des types particuliers de rapports de production[23]. Il analyse ces types de rapports de production dans l’ordre suivant. Certains de ces rapports de production présupposent l’existence d’autres rapports de production entre les membres d’une société donnée, alors que ces derniers ne présupposent pas nécessairement l’existence des premiers ; les derniers sont donc le préalable des premiers. Par exemple, le rapport entre le capitaliste financier C et le capitaliste industriel B tient â ce que B reçoit un prêt de C ; ce rapport présuppose déjà l’existence de rapports de production entre le capitaliste industriel B et l’ouvrier A, ou plus exactement entre B et de nombreux ouvriers. En revanche, les rapports entre le capitaliste industriel et les ouvriers n’ont pas pour préalable nécessaire l’emprunt par le capitaliste B d’argent appartenant au capitaliste financier C. Il est donc clair que les catégories économiques de « profit » et de « plus-value » précèdent les catégories de « capital portant intérêt » et d’ « intérêt ». Poursuivons. Le rapport entre le capitaliste industriel et les ouvriers a la forme de l’achat et de la vente de la force de travail; il suppose de plus que le capitaliste produit des biens pour la vente, c’est-à-dire qu’il entre avec les autres membres de la société dans des rapports de production du type de ceux qui existent entre propriétaires de marchandises. En revanche, des rapports de production entre propriétaires de marchandises ne présupposent pas nécessairement un lien de production entre un capitaliste industriel et des ouvriers. Il s’ensuit que les catégories de « marchandise » et de « valeur » précèdent la catégorie de « capital ». L’ordre logique des catégories économiques découle du caractère des rapports de production qui s’expriment dans ces catégories. Le système économique de Marx analyse une série de rapports de production d’une complexité croissante. Ces rapports de production s’expriment dans une série de formes sociales d’une complexité croissante - les formes sociales que revêtent les choses. On peut retrouver dans toutes les catégories économiques cette connexion entre un type donné de rapport de production entre les hommes et la fonction ou forme sociale correspondante des objets.

Le rapport social fondamental entre les hommes considérés comme des producteurs de marchandises qui échangent les produits de leurs travaux donne aux produits la propriété spéciale de l’ « échangeabilité », propriété qui semble alors être une propriété naturelle des produits : la « forme valeur ». Des rapports d’échange réguliers amènent l’activité sociale des possesseurs de marchandises à sélectionner une marchandise (par exemple l’or) qui servira d’équivalent général immédiatement échangeable contre toute autre marchandise et donnent à cette marchandise la fonction particulière de monnaie, ou la « forme monnaie ». Cette forme monnaie est à son tour porteuse de fonctions ou formes multiples, qui dépendent du caractère du rapport de production entre acheteur et vendeur.

Si le transfert du produit du vendeur à l’acheteur et le transfert de la monnaie de l’acheteur au vendeur ont lieu simultanément, la monnaie assure la fonction ou a la forme de « moyen de circulation ». Si le transfert du bien précède le transfert de la monnaie et si le rapport entre vendeur et acheteur se transforme en rapport entre débiteur et créancier, la monnaie doit alors assurer la fonction de « moyen de paiement ». Si le vendeur conserve l’argent qu’il a reçu lors de la vente, s’il recule le moment où il entrera (par l’achat) dans un nouveau rapport de production, la monnaie acquiert la forme ou la fonction de « trésor ». Chaque fonction ou forme sociale de la monnaie exprime un caractère ou un type différent de rapport de production entre participants à l’échange.

Avec l’apparition d’un nouveau type de rapport de production - le rapport capitaliste qui lie un propriétaire de marchandises (le capitaliste) à un autre propriétaire de marchandises (l’ouvrier) et qui s’établit par l’intermédiaire d’un transfert d’argent -, l’argent acquiert une nouvelle fonction sociale : il devient « capital ». Plus exactement, l’argent qui établit le rapport direct entre le capitaliste et les ouvriers joue le rôle ou prend la forme de « capital variable ». Mais, pour établir des rapports de production avec les ouvriers, le capitaliste doit posséder des moyens de production ou de l’argent pour en acheter. Ces moyens de production ou cet argent, qui servent indirectement à établir des rapports de production entre le capitaliste et les ouvriers, ont la fonction ou la forme de « capital constant ». Dans la mesure où nous considérons des rapports de production entre la classe des capitalistes et la classe des travailleurs dans le procès de production, nous considérons le « capital productif » ou le « capital dans la phase de production ». Mais, avant que le procès de production ne commence, le capitaliste est apparu sur le marché en tant qu’acheteur de moyens de production et de force de travail. Ces rapports de production entre le capitaliste comme acheteur et les autres possesseurs de marchandises correspondent à la fonction ou à la forme de « capital-argent ». A la fin du procès de production, le capitaliste apparaît comme vendeur de ses produits, qui acquièrent une expression dans la fonction ou forme de « capital-marchandise ». Ainsi les métamorphoses ou les « changements de forme » du capital reflètent-elles des formes différentes des rapports de production entre les hommes.

Mais nous n’avons pas encore épuisé les rapports de production qui lient le capitaliste industriel aux autres membres de la société. En premier lieu, les capitalistes industriels d’une branche donnée sont en relation avec les capitalistes industriels de toutes les autres branches, par l’intermédiaire de la concurrence des capitaux et de leur mouvement d’une branche à l’autre. Ce rapport s’exprime dans la formation d’un « taux général moyen de profit » et dans la vente des marchandises à leur « prix de production ». En outre, la classe des capitalistes est elle-même subdivisée en plusieurs groupes sociaux ou fractions de classe: capitalistes industriels, commerciaux et monétaires (financiers). À côté de ces groupes, il existe encore une classe de propriétaires fonciers. Les rapports de production entre ces différents groupes sociaux créent de nouvelles « formes » sociales et économiques: capital commercial-profit commercial, capital porteur d’intérêt - intérêt, terre - rente foncière. « A la fin [du cycle de ses métamorphoses], il [le capital] passe pour ainsi dire de sa vie organique interne à des conditions d’existence extérieures: ce n’est plus le capital et le travail qui s’affrontent, mais ce sont d’une part les capitaux entre eux, d’autre part les individus en leur qualité d’acheteurs et de vendeurs » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 62 ; souligné par Roubine). Il s’agit ici de différents types de rapports de production, et plus particulièrement des rapports de production : 1) entre capitalistes et ouvriers ; 2) entre capitalistes et membres de la société qui apparaissent comme acheteurs et vendeurs ; 3) entre groupes particuliers de capitalistes industriels, et entre les capitalistes industriels considérés comme groupe d’une part, les autres groupes de capitalistes d’autre part (capitalistes financiers et commerciaux). Le premier type de rapport de production, qui est le fondement de la société capitaliste, est étudié par Marx dans le livre I du Capital, le second type est étudié dans le livre II, le troisième dans le livre III. Le rapport de production fondamental de la société marchande, le rapport entre producteurs de marchandises, est étudié par Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique, puis de nouveau dans la section 1 du livre I du Capital, qui a pour titre « La marchandise et la monnaie » et que l’on peut considérer comme une introduction au système de Marx (dans sa première esquisse de plan, Marx voulait appeler cette partie « Introduction : marchandise, argent » ; cf. Théories t. 1, p. 483). Le système de Marx examine aussi bien les différents types de rapports de production, dans l’ordre de complexité croissante, que les formes économiques des objets qui correspondent à ces rapports et qui sont, elles aussi, d’une complexité croissante.

Les catégories fondamentales de l’économie politique expriment donc des types divers de rapports de production. « La valeur n’est [pour eux] en réalité que le rapport, exprimé de façon matérielle, entre les activités productives des hommes » (Theorien, t. 3, p. 181). « Quand donc Galiani dit: ‘La valeur est un rapport entre deux-personnes !’ (La Ricchezza è una ragione tra due persone) - il aurait dû ajouter: un rapport caché sous l’enveloppe des choses » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86, note 2). « D’où proviennent les illusions du système mercantile ? De ce qu’il ne voit pas que l’or et l’argent, en tant que monnaie, représentent un rapport social de production » (Das Kapital, Bd I, p. 97)[24]. « Le capital est un rapport social de production. C’est un rapport de production historique. »[25]Le capital est « un rapport social exprimé (darstellt) dans les choses et à travers les choses » (Theorien, t. 3, p. 268). « Le capital n’est pas un objet, mais un rapport social de production déterminé ; ce rapport est lié à une certaine structure sociale historiquement déterminée; il est représenté dans un objet auquel il confère un caractère social spécifique » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 193)[26].

C’est quand il traite des catégories « valeur », « monnaie » et « capital » que Marx explique avec le plus de détails sa conception des catégories économiques comme expression des rapports de production entre les hommes. Mais, à maintes reprises, il fait remarquer que d’autres notions de l’économie politique expriment des rapports de production entre les hommes. La plus-value représente « une structure historiquement définie du procès social de production » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 195)[27]. La rente est un rapport social considéré comme un objet (ibid., p. 196). « L’offre et la demande sont des rapports d’une production donnée, ni plus ni moins que les échanges individuels » (Misère de la philosophie, p. 54). La division du travail, le crédit sont des rapports de la production bourgeoise (voir par exemple Misère de la philosophie, p. 134 et s., p. 159). Marx parle encore, sous une forme générale, du « mouvement historique des rapports de la production, dont les catégories [économiques] ne sont que l’expression théorique » (ibid., p. 115).

Les concepts fondamentaux de l’économie politique expriment donc différents rapports de production entre les hommes dans la société capitaliste. Mais comme ces rapports de production ne mettent les hommes en relation que par l’intermédiaire d’objets, les objets remplissent une fonction sociale particulière et acquièrent une forme sociale particulière qui correspond au type de rapport de production considéré. Nous avons dit ci-dessus que les catégories économiques exprimaient des rapports de production entre les hommes et acquéraient de ce fait un caractère « matériel », nous pouvons également dire qu’elles expriment des fonctions sociales, ou des formes sociales, que les objets acquièrent dans leur rôle d’intermédiaire dans les rapports sociaux entre les hommes. Nous commencerons notre analyse par la fonction sociale des objets.

Marx parle souvent des fonctions des objets, fonctions qui correspondent aux différents rapports de production entre les hommes. Dans l’expression de la valeur, une marchandise « fonctionne comme équivalent » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 63 et 82). La fonction de monnaie regroupe un ensemble de différentes fonctions : « fonction de mesure des valeurs » (ibid., p. 104, 106, 125, etc.), « fonction de moyen de circulation » (ibid., p. 113, 125, 149, etc.), « fonction de numéraire » (ibid., p. 132 et 135), « fonction de moyen de paiement » (ibid., p. 133, 140, 143, 145, etc.), « fonction de trésor » (Das Kapital, Bd I, p. 158) [N.d. T. traduit par « fonds de réserve » dans Le Capital, L. I, t. 1, p. 149], « fonction de monnaie universelle » (ibid., p. 147 et 149). Les différents rapports de production entre acheteurs et vendeurs correspondent à différentes fonctions de la monnaie. Le capital est lui aussi une fonction sociale spécifique: « La qualité de capital ne revient pas aux objets comme tels et dans toutes les circonstances, mais constitue une fonction dont ils sont revêtus ou non suivant les circonstances » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 188). Dans le capital-argent, Marx distingue soigneusement les « fonctions de monnaie » des « fonctions de capital » (ibid., p. 30 et 72). Ce qui est en cause ici, c’est bien sûr la fonction sociale que remplit le capital, la mise en relation de différentes classes sociales et de leurs représentants, les capitalistes et les salariés ; ce n’est pas la fonction technique que remplissent les moyens de production dans le procès matériel de production. Si le capital est une fonction sociale, « ce qui est vrai du capital s’applique également à ses subdivisions » (ibid., p. 188). Le capital variable et le capital constant ont des fonctions différentes dans la « formation de la plus-value » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 207)[28]; le capital variable met directement en relation le capitaliste et l’ ouvrier et transfère la force de travail du second au premier ; le capital constant joue le même rôle, mais indirectement. Il existe entre le capital variable et le capital constant une « différence fonctionnelle » (ibid., p. 209). Cela vaut également pour la division entre capital fixe et capital circulant. « Il ne s’agit pas ici de définitions [du capital fixe et du capital circulant] sous lesquelles on classerait les choses, mais de fonctions déterminées qui s’expriment par des catégories déterminées » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 209 ; souligné par Roubine). Cette distinction entre les fonctions du capital fixe et du capital circulant renvoie au mode différent de transfert de la valeur du capital au produit, c’est-à-dire à la restauration totale ou partielle de la valeur du capital au bout d’une période de rotation (ibid., p. 154). Les économistes confondent souvent cette distinction entre fonctions sociales dans le procès de transfert de valeur (c’est-à-dire dans le procès de circulation) avec la distinction entre fonctions techniques dans le procès matériel de production, c’est-à-dire avec la distinction entre l’usure graduelle des instruments de travail et la consommation totale des matières premières et des matières auxiliaires. Dans la 2e section du livre II, Marx consacre beaucoup d’énergie à montrer que les catégories du capital fixe et de capital circulant expriment précisément les fonctions sociales de transfert de la valeur dont il est question ci-dessus. Ces fonctions sont certes liées aux fonctions techniques particulières des moyens de production, mais elles ne coïncident pas avec elles. Non seulement les différentes parties du capital (constant et variable, fixe et circulant) diffèrent entre elles de par leurs fonctions, mais la division du capital en capital productif, capital-argent et capital-marchandise est elle aussi fondée sur des différences fonctionnelles. Les « fonctions de capital-marchandise » et de « capital commercial » doivent être distinguées des « fonctions de capital productif » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 72, 117 ; L. III, t. 6, p. 280 et passim).

Les différentes catégories de l’économie politique décrivent donc les différentes fonctions sociales des objets, fonctions qui correspondent aux différents rapports de production entre les hommes. Mais la fonction sociale qui se réalise au moyen d’un objet donne à cet objet un caractère social particulier, une forme sociale déterminée, une « détermination formelle » (Formbestimmtheit[29]), comme Marx l’écrit fréquemment. A chaque type de rapport de production entre les hommes correspond une fonction sociale spécifique ou une forme économique des objets. Marx souligne à plusieurs reprises l’étroite relation qui existe entre la fonction et la forme. « La seconde marchandise [l’habit] fonctionne comme équivalent ou se trouve sous forme d’équivalent » (Das Kapital, Bd I, p. 63)[30]. « Cette fonction propre de l’argent à l’intérieur du procès de circulation lui donne en tant que moyen de circulation une nouvelle détermination formelle » (Contribution, p. 70). Si la fonction sociale d’un objet donne à celui-ci une forme socio-économique propre, il est alors clair que les catégories fondamentales de l’économie politique (que nous avons considérées ci-dessus comme des expressions des différents rapports de production et des fonctions sociales des objets) sont l’expression des formes socio-économiques qui correspondent aux objets. Ces formes confèrent aux objets leur fonction de « supports » des rapports de production entre les hommes. Marx nomme très souvent les phénomènes économiques qu’il analyse « formes économiques », « déterminations formelles ». Le système de Marx étudie une série de « formes économiques »des objets ou de « déterminations formelles » (Formbestimmtheiten) d’une complexité croissante, qui correspondent à une série de rapports de production entre les hommes d’une complexité croissante. Dans la préface à la 1e édition allemande du livre I du Capital, Marx souligne la difficulté de « l’analyse des formes économiques », en particulier de la « forme valeur » et de la « forme monnaie » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 17-18). La « forme valeur », à son tour, se décompose en diverses formes : d’une part, toute expression de valeur contient une « forme relative » et une « forme équivalent » et, d’autre part, le développement historique de la valeur s’exprime dans la complexité croissante de ses formes : elle passe d’une « forme simple » à une « forme développée », puis à une « forme générale », enfin à la « forme monnaie ». La formation de la monnaie est « une nouvelle détermination formelle » (Contribution, p. 27). Les différentes fonctions de la monnaie sont en même temps différentes « formes déterminées » (Contribution, p. 39). Ainsi, par exemple, la monnaie, en tant que mesure des valeurs et étalon des prix, « possède des déterminations formelles tout à fait différentes, et la confusion entre ces déterminations a fait naître les théories les plus insensées » (ibid., p. 45). « Ses fonctions diverses [il s’agit de la monnaie] comme simple équivalent, moyen de paiement, trésor, fonds de réserve, etc. , indiquent à leur tour , par la prédominance comparative à l’une sur l’autre, des phases très diverses de la production sociale » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 173 ; souligné par Roubine). Ce qui est mis en évidence ici, c’est le rapport étroit entre les formes (ou fonctions) de la monnaie et le développement des rapports de production entre les hommes.

La transformation de l’argent en capital indique l’apparition d’une nouvelle forme économique. « Le capital est la forme sociale que prennent les moyens de reproduction sur la base du travail salarié » (Theorien, t. 3, p. 322), une « détermination sociale » particulière (ibid., p. 467). Le travail salarié est aussi une « détermination sociale » du travail (ibid., p. 482), c’est-à-dire une forme sociale déterminée du travail. Les parties composantes du capital productif (constant et variable, fixe et circulant), considérées du point de vue de leurs différences fonctionnelles, représentent aussi différentes « formes du capital » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 154 et passim). Le capital fixe représente une « forme naturelle déterminée » (ibid., p. 157). De la même façon, le capital-argent, le capital productif et le capital-marchandise sont des « formes fonctionnelles particulières du capital » (ibid., p. 50). A chacune de ces formes correspond une fonction sociale particulière. Le capital-argent et le capital-marchandise sont des « formes, modes d’existence spéciaux et différents correspondant à des fonctions spéciales du capital industriel » (ibid., p. 75). Le capital passe « d’une forme fonctionnelle à une autre, c’est-à-dire que le capital [est] engagé simultanément dans des phases et fonctions différentes » (ibid., p. 95). Si ces fonctions deviennent indépendantes les unes des autres et sont accomplies par des capitaux distincts, ces capitaux prennent alors des formes indépendantes : celles de capital commercial et de capital financier, « par le fait que les formes et les fonctions déterminées que le capital revêt ici momentanément apparaissent comme des formes et des fonctions indépendantes d’une fraction détachée du capital, et qu’elles y sont enfermées exclusivement » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 332). Les catégories économiques expriment donc les différents rapports de production entre les hommes et les fonctions sociales qui leur correspondent, ou la forme socioéconomique des objets. Ces fonctions ou ces formes ont un caractère social parce qu’elles sont inhérentes non aux objets en tant que tels, mais aux objets en tant qu’ils appartiennent à un cadre social défini, en l’occurrence aux objets par l’intermédiaire desquels les hommes entrent dans des rapports de production mutuels déterminés. Ces formes ne reflètent pas les propriétés des choses elles-mêmes, mais les propriétés du cadre social considéré. Parfois, Marx parle simplement de « forme » ou de « détermination formelle », mais de façon plus précise il entend par là : « forme économique », « forme sociale », « forme sociale historiquement déterminée », « détermination historico-sociale », « forme sociale déterminée », « forme économique déterminée », « forme sociale définie », « détermination sociale formelle », « détermination sociale », « détermination historique », « forme historique » (voir par exemple Le Capital, L. I, t. 1, p. 52, 151, 154 ; L. III, t. 8, p. 194, 195, 197, 202, 203, 207 ; Contribution, p. 21 ; Theorien, t. 3, p. 416, 467, 481, 482, 483, 484 et passim). Parfois, Marx dit aussi que l’objet acquiert une « existence sociale », une « existence formelle » (Formdasein), un « mode d’existence formel », une « existence fonctionnelle » (funktionnel Dasein), une « existence idéale » (cf. Le Capital, L. I, t. 1, p. 132 et 135 ; Contribution, p. 21, 72, 76, 77, 78 ; Theorien, t. 3, p. 269 et 286). Cette existence sociale ou fonctionnelle des choses s’oppose à leur « existence matérielle », ou « existence réelle », ou « existence directe », ou « existence objective » (cf. par exemple Le Capital, L. I, t. 1, p. 135 ; L. III, t. 8, p. 203 ; Contribution, p. 76 et 78 ; Theorien, t. 3, p. 161, 264, 363). De la même façon, Marx oppose « forme » ou « fonction sociale » et « contenu matériel » (par exemple, Das Kapital, Bd I, p. 50, 161) [stofflichen Inhalt, parfois traduit par « matière » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 52), parfois par « côté matériel » (ibid., p. 151)], « substance », « substance naturelle », « substance matérielle », « substance métallique », « aspect matériel », « contenu », « éléments matériels », « éléments de la production », « éléments matériels du procès de production », « conditions objectives du travail », « conditions matérielles », « éléments matériels du travail » (voir par exemple Le Capital, L. I, t. 1, p. 131, 132, 152, 158 ; L. III, t. 8, p.200, 201, 202, 203, 207 ; Contribution, p. 79 et 93 ; Theorien, t. 3, p.260, 261, 263, 269, 271)[31]. Toutes ces expressions qui font la distinction entre la fonction sociale et la fonction technique des objets, entre le rôle technique des instruments et des conditions de travail et leur forme sociale, peuvent être ramenées à la différence fondamentale que nous avons établie ci-dessus. Il s’agit de la distinction fondamentale entre le procès matériel de production et ses formes sociales, entre les deux aspects différents (technique et social) du procès unifié de l’activité humaine de travail. L’économie politique traite des rapports de production entre les hommes, c’est-à-dire des formes sociales du procès de production, par opposition à ses aspects matériels-techniques.

Cela veut-il dire que la théorie économique de Marx, du fait qu’elle analyse la forme sociale de production séparément de l’aspect matériel-technique de cette production, isole les rapports de production entre les hommes du développement des forces productives ? Pas du tout. Toutes les formes socio-économiques étudiées par Marx supposent un stade déterminé du procès matériel-technique de production. Le développement des formes « valeur » et « monnaie » suppose, nous l’avons vu, un constant « échange de substance » (Stoffwechsel)[32], un transfert d’objets matériels. La valeur suppose la valeur d’usage. Le procès de formation de la valeur suppose le procès de production des valeurs d’usage. Le travail abstrait suppose un ensemble de types divers de travaux concrets qui s’exercent dans différentes branches de production. Le travail socialement nécessaire suppose différents niveaux de productivité du travail dans différentes entreprises de la même branche. La plus-value suppose un niveau donné de développement des forces productives. Le capital et le travail salarié supposent une forme sociale des éléments techniques de la production, l’élément matériel et l’élément personnel. Après l’achat par le capitaliste de la force de travail, cette même différence entre éléments matériels et éléments personnels prend la forme de la différence entre capital constant et capital variable. Le rapport entre capital constant et capital variable, ou composition organique du capital, repose sur une certaine structure technique. Une autre subdivision du capital, entre, capital fixe et capital circulant, suppose elle aussi une différence technique entre l’usure graduelle des instruments de travail et la consommation intégrale des objets de travail et de la force de travail. Les métamorphoses, ou changements, de la forme du capital se fondent sur le fait que le capital productif organise directement le procès matériel de production. Le capital-argent ou le capital-marchandise sont dans un rapport moins direct avec le procès matériel de production, du fait qu’ils représentent directement la phase de la circulation. Aussi y a-t-il des différences d’une part entre profit d’entreprise, profit commercial et intérêt, d’autre part entre travail productif et travail improductif (employé dans le commerce). La reproduction du capital suppose la reproduction de ses éléments matériels. La formation d’un taux général moyen de profit suppose différentes compositions techniques et organiques du capital dans les branches industrielles particulières. La rente absolue suppose une différence entre l’industrie d’une part, l’agriculture de l’autre. La différence des niveaux de productivité du travail dans différentes entreprises agricoles ou industries extractives, due à des différences de fertilité ou de localisation des parcelles, s’exprime sous la forme de la rente différentielle.

On voit donc que les rapports de production entre les hommes se développent sur la base d’un certain état des forces productives. Les catégories économiques présupposent certaines conditions techniques. Mais, en économie politique, les conditions techniques n’apparaissent pas comme conditions du procès de production considéré sous ses aspects techniques, mais seulement comme présuppositions des formes socio-économiques déterminées que revêt le procès de production. Le procès de production apparaît sous une forme socio-économique donnée, en l’occurrence sous la forme de l’économie marchande-capitaliste. L’économie politique traite précisément de cette forme d’économie et de l’ensemble des rapports de production qui lui sont propres. La célèbre affirmation de Marx, selon laquelle la valeur d’usage est le présupposé de la valeur d’échange et non sa source, doit être formulée de façon plus générale : l’économie politique traite des « formes économiques », des types de rapports de production entre les hommes dans la société capitaliste. Cette société suppose certaines conditions qui ont trait au procès matériel de production et aux facteurs techniques qui en sont les éléments. Mais Marx s’est toujours opposé à ce que l’on transforme les conditions matérielles du procès de production, présupposés de l’économie politique, en objet d’étude de cette science. Il a toujours repoussé les théories qui font de la valeur d’usage la source de la valeur, des propriétés techniques de l’or la source de la monnaie et de la productivité technique des moyens de production la source du capital. Les catégories économiques (ou les formes sociales des objets) sont évidemment très étroitement liées au procès matériel de production, mais on ne peut les déduire directement de ce procès; il faut passer par un intermédiaire, les rapports de production entre les hommes. Même dans les catégories où les aspects technique et économique sont si étroitement liés qu’ils se recouvrent presque, Marx fait toujours très habilement la distinction en considérant le premier comme le présupposé du second. Par exemple, le développement technique des éléments personnel et matériel de la production est un présupposé, ou une base, sur lequel se développe la distinction « fonctionnelle », « formelle » ou socioéconomique entre capital constant et capital variable. Mais Marx refuse obstinément de fonder la distinction entre eux sur le fait qu’ils ont « payé un élément de production matériellement différent » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 52). Cette distinction repose pour lui sur le rôle différent qu’ils jouent, de par leur fonction, « dans le procès de mise en valeur du capital » (ibid.), La différence entre capital fixe et capital circulant se trouve dans les différents modes de transfert de leur valeur au produit, et non dans la rapidité de leur usure physique. Cette dernière distinction donne une base matérielle, un présupposé, un « point de départ » à la première, mais ce n’est pas elle qui nous intéresse, car elle a un contenu technique et non un contenu économique (Le Capital, L. Il, t. 4, p. 182 et 183 ; Theorien, t. 3, p. 478). Accepter ce présupposé technique comme objet de notre étude serait ravaler notre analyse au rang de celle des économistes vulgaires que Marx critiquait pour la « grossièreté » de leur méthode analytique, qui leur faisait considérer les « différences de forme » « seulement par leur côté matériel » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 332).

La théorie économique de Marx traite précisément des « différences de forme » (formes socio-économiques, rapports de production) qui se développent effectivement sur la base de certaines conditions matérielles-techniques, mais qui ne doivent pas être confondues avec celles-ci. Là est précisément la nouveauté de la formulation méthodologique des problèmes économiques qui constitue le grand mérite de Marx et qui distingue son œuvre de celle de ses prédécesseurs, les économistes classiques. L’attention de ceux-ci se portait sur la découverte de la base matérielle-technique des formes sociales ; ils prenaient ces formes comme une donnée, et non comme l’objet d’une analyse à poursuivre. Découvrir les lois de l’origine et du développement des formes sociales que revêt le procès de production matériel-technique à un niveau donné de développement des forces productives, tel est l’objectif de Marx.

Cette différence extrêmement profonde entre les méthodes d’analyse des économistes classiques et de Marx est le reflet des étapes, différentes et nécessaires, du développement de la pensée économique. L’analyse scientifique « commence après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 87), avec les multiples formes socioéconomiques que revêtent les objets et que l’analyste découvre déjà établies et fixées dans la réalité qui l’entoure (valeur, monnaie, salaire, etc.). Ces formes « possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte non du caractère historique de ces formes qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens intime » (ibid., p. 87 ; souligné par Roubine). Pour découvrir le contenu de ces formes sociales, les classiques réduisaient par l’analyse les formes complexes à des formes simples (abstraites) ; c’est ainsi qu’ils arrivèrent finalement aux bases matérielles-techniques du procès de production. Grâce à cette analyse, ils découvrirent le travail sous la valeur, les moyens de production sous le capital, les moyens de subsistance des ouvriers sous le salaire, le surproduit (résultat de la productivité accrue du travail) sous le profit. Mais, partant de formes sociales données qu’ils tenaient pour éternelles et naturelles, ils ne se demandèrent pas quelle était l’origine de ces formes. L’économie politique classique « ne se préoccupe pas de développer, d’un point de vue génétique, les différentes formes ; elle cherche à les ramener, au moyen de l’analyse, à leur unité, parce qu’elle part de ces formes comme de prémisses données » (Theorien, t. 3, p. 491). Une fois les formes socioéconomiques considérées réduites à leur contenu matériel-technique, les classiques considèrent que leur tâche est achevée. Mais l’endroit même où ils arrêtent leur analyse est le point de départ de Marx. Parce qu’il n’est pas limité par l’horizon de l’économie capitaliste, et parce qu’il ne voit en elle qu’une forme sociale parmi d’autres, passées ou possibles, Marx se demande pourquoi le contenu matériel-technique du procès de travail prend, à un niveau de développement des forces productives donné, une forme sociale particulière déterminée. Sa démarche méthodologique est à peu près la suivante : pourquoi le travail prend-il la forme de valeur, les moyens de production la forme de capital, les moyens de subsistance des ouvriers la forme salaire, l’accroissement de productivité du travail la forme de plus-value ? Son attention se concentre sur l’analyse des formes sociales de l’économie, sur les lois de l’origine et de leur développement, sur « le procès réel de constitution des formes (Gestaltungsprozess) dans ses diverses phases » (Theorien, t. 3, p. 491). Cette méthode génétique (ou dialectique), qui contient aussi bien l’analyse que la synthèse, Marx l’oppose à la méthode analytique unilatérale des classiques. Le caractère unique de la méthode analytique de Marx ne tient pas seulement à son caractère historique, mais aussi à son caractère sociologique, à l’extrême attention accordée aux formes sociales de l’économie. Partant de formes sociales considérées comme données, les classiques ont essayé de réduire des formes complexes à des formes simples au moyen de l’analyse, pour en arriver finalement à découvrir leur base ou contenu matériel-technique. De son côté, Marx, partant de certaines conditions quant au procès matériel de production, d’un niveau donné des forces productives, s’est efforcé d’expliquer l’origine et le caractère des formes sociales que prend le procès matériel de production. Il est parti des formes simples pour passer, au moyen de la méthode génétique ou dialectique, à des formes d’une complexité croissante. C’est pourquoi, comme nous l’avons signalé ci-dessus, l’intérêt majeur de Marx se porte sur les « formes économiques », les « déterminations formelles » (Formbestimmtheiten).

5. Rapports de production et catégories matérielles[modifier le wikicode]


De prime abord, tous les concepts fondamentaux de l’économie politique (valeur, argent, profit, rente, salaire, etc.) ont un caractère matériel. Marx a montré que sous chacun d’eux se cache un rapport social de production déterminé qui, dans l’économie marchande, ne se réalise que par l’intermédiaire d’objets et qui donne aux objets un caractère déterminé, objectivement social, une « détermination formelle » (ou, plus précisément, une forme sociale), comme il le dit souvent. Quand nous analysons une catégorie économique quelconque, nous devons avant tout mettre en évidence le rapport social de production qu’elle exprime. C’est seulement si la catégorie matérielle est l’expression d’un rapport de production donné, déterminé avec précision, qu’elle entre dans le cadre de notre analyse. Si cette catégorie matérielle n’est pas liée à un rapport de production entre les hommes déterminé, nous l’écartons du champ de notre analyse et nous la laissons de côté. Nous classons les phénomènes économiques par groupes et nous construisons des concepts sur la base de l’identité des rapports de production exprimés par ces phénomènes, et non d’après la coïncidence de leurs expressions matérielles. Par exemple, la théorie de la valeur traite de l’échange entre des producteurs marchands autonomes, de l’interaction mutuelle qu’ils exercent sur leur procès de travail par l’intermédiaire des produits de leur travail. Les fluctuations de la valeur des produits sur le marché intéressent les économistes non pour elles-mêmes, mais à cause du rapport qu’elles entretiennent avec la répartition du travail dans la société, avec les rapports de production entre producteurs marchands indépendants. Prenons un exemple. Si la terre (qui n’est pas le produit d’un échange) apparaît dans l’échange, les rapports de production ne mettent pas en relation dans ce cas des producteurs de marchandises avec d’autres producteurs de marchandises, mais des producteurs de marchandises avec un propriétaire foncier ; si les fluctuations des prix des parcelles de terrain ont sur le déroulement et la répartition du procès de production une influence différente de celle des fluctuations des prix des produits du travail, nous traitons alors d’un rapport social différent, d’un autre rapport de production derrière la même forme matérielle de l’échange et de la valeur. Ce rapport social est l’objet d’une analyse spécifique dans le contexte de la théorie de la rente. Ainsi la terre, qui a un prix, c’est-à-dire une expression monétaire de la valeur (en tant que catégorie matérielle), n’a pas de « valeur » au sens indiqué ci-dessus, c’est-à-dire que, dans l’acte d’échange, le prix de la terre n’exprime pas le rapport social fonctionnel qui met en relation la valeur des produits du travail avec l’activité du travail des producteurs marchands indépendants. Cela a conduit Marx à l’affirmation suivante, affirmation qui a souvent été mal comprise: « Des choses qui, par elles-mêmes, ne sont point des marchandises, telles que, par exemple, l’honneur, la conscience, etc., peuvent devenir vénales et acquérir ainsi par le prix qu’on leur donne la forme marchandise. Une chose peut donc avoir un prix formellement sans avoir une valeur. Le prix devient ici une expression imaginaire comme certaines grandeurs en mathématiques. D’un autre côté, la forme prix imaginaire comme, par exemple, le prix du sol non cultivé, qui n’a aucune valeur parce qu’aucun travail humain n’est réalisé en lui, peut cependant cacher des rapports de valeur réels, quoique indirects » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 112). Ce texte de Marx, qui a souvent intrigué et qui a même provoqué la raillerie des critiques[33], exprime une idée très importante sur la divergence possible entre la forme sociale des rapports de production et la forme matérielle qui leur correspond. La forme matérielle a sa propre logique et peut inclure d’autres phénomènes, en plus des rapports de production qu’elle exprime dans une société donnée. Par exemple, outre l’échange des produits du travail entre producteurs marchands indépendants (événement fondamental de l’économie marchande), la forme matérielle de l’échange inclut l’échange des parcelles de terre, l’échange de biens qui ne peuvent être reproduits par le travail, l’échange dans une société socialiste, etc. Du point de vue des formes matérielles des phénomènes économiques, la vente de coton et la vente d’un tableau de Raphaël ou d’une parcelle de terre ne diffèrent en rien l’une de l’autre. Mais, du point de vue de leur nature sociale, de leur connexion avec les rapports de production et de leur impact sur l’activité de travail de la société, les deux phénomènes sont d’ordre différent et doivent être analysés séparément.

Marx souligne à maintes reprises qu’un seul et même phénomène apparaît sous un éclairage différent suivant sa forme sociale. Les moyens de production, par exemple, ne sont pas du capital dans l’échoppe de l’artisan qui les utilise, bien que ces mêmes objets deviennent capital quand ils expriment un rapport de production entre travailleurs salariés et employeurs capitalistes, et qu’ils aident à la réalisation de ce rapport. Même dans les mains du capitaliste, les moyens de production ne sont du capital que dans les limites du rapport de production entre capitaliste et travailleur salarié. Dans les mains du capitaliste monétaire, les moyens de production jouent un rôle social différent. « Les conditions du travail sont du capital dans la mesure où ils font face au travailleur comme sa non-propriété et donc comme propriété de quelqu’un d’autre. Mais ils fonctionnent comme tels seulement par opposition au travail. L’existence de ces conditions sous forme d’opposition au travail fait de leur propriétaire un capitaliste et fait de ces conditions qu’il possède du capital. Mais, dans les mains du capitaliste monétaire A, le capital ne possède pas ce caractère contradictoire qui le transforme en capital, et qui fait apparaître la possession d’argent comme la possession de capital. La détermination formelle réelle (Formbestimmtheit) par laquelle l’argent ou la marchandise deviennent capital disparaît ici. Le capitaliste monétaire A ne fait en aucun cas face au travailleur, il ne fait face qu’à un autre capitaliste B » (Theorien, t. 3, p. 452 ; souligné par Marx). La détermination de formes sociales, qui dépend du caractère des rapports de production, est la base de l’élaboration et de la classification des concepts économiques.

L’économie politique traite de catégories matérielles déterminées, dans la mesure où ces catégories sont liées à des rapports sociaux de production. Inversement, les rapports de production fondamentaux de l’économie marchande ne se réalisent et ne s’expriment que sous une forme matérielle, et c’est précisément sous cette forme matérielle qu’ils sont analysés par la théorie économique. Le caractère spécifique de la théorie économique en tant que science qui a pour objet l’économie marchande-capitaliste tient précisément au fait qu’elle traite des rapports de production qui acquièrent des formes matérielles. Naturellement, la cause de cette réification des rapports de production tient au caractère spontané de l’économie marchande. C’est précisément parce que la production marchande, objet de la théorie économique, se caractérise par la spontanéité que l’économie politique en tant que science de l’économie marchande traite de catégories matérielles. C’est précisément dans le caractère matériel des catégories économiques, et non directement dans la spontanéité de l’économie, qu’il faut rechercher la source de la spécificité logique de la connaissance dans la théorie économique. La révolution accomplie par Marx en économie politique tient à ce qu’il a pris en compte les rapports sociaux de production cachés derrière les catégories matérielles. Tel est le véritable objet de l’économie politique en tant que science sociale. Grâce à cette nouvelle conception « sociologique », les phénomènes économiques apparaissent dans une lumière nouvelle, dans une perspective différente. Ces mêmes lois qui avaient été établies par les classiques ont reçu un caractère et une signification complètement différents dans le système de Marx[34].

6. Strouvé et la théorie du fétichisme de la marchandise[modifier le wikicode]


La conception marxienne des catégories économiques comme expression des rapports sociaux de production (telle que nous l’avons présentée dans le chapitre précédent) a suscité la critique de P. Strouvé dans son livre Khozjajstvo i Cena (Economie et Prix). Strouvé reconnaît un mérite à la théorie du fétichisme de Marx, celui d’avoir révélé, derrière le capital, un rapport social de production entre la classe des capitalistes et celle des ouvriers. Mais il considère qu’il n’est pas correct d’étendre la théorie du fétichisme au concept de valeur et aux autres catégories économiques. Strouvé, comme d’autres critiques de Marx, réduit la théorie du fétichisme, base générale, fondamentale du système de Marx, à une brillante digression.

La critique de Strouvé est étroitement liée à sa classification ternaire de toutes les catégories économiques. Il distingue en effet : 1) les catégories « économiques », qui expriment « les rapports économiques de chaque agent avec le monde extérieur » (op. cit., t. I, p. 17), par exemple la valeur subjective (en russe, cennost’) ; 2) les catégories « inter économiques », qui expriment « des phénomènes qui naissent de l’interaction entre unités économiques autonomes » (ibid.), par exemple la valeur objective (d’échange) ; 3) les catégories « sociales », qui expriment « des phénomènes qui naissent de l’interaction entre agents économiques qui occupent des positions sociales différentes » (p. 27), par exemple le capital.

Pour Strouvé, seul le troisième groupe (les catégories sociales) a sa place dans le concept de rapports sociaux de production. En d’autres termes, il remplace les rapports sociaux de production par un concept plus étroit, celui de rapports de production entre classes sociales. Sur cette base, Strouvé admet que des rapports de production (c’est-à-dire pour lui des rapports sociaux entre classes) se dissimulent derrière la catégorie de capital, mais il refuse absolument de l’admettre pour la catégorie de valeur (Strouvé utilise le terme cennost’), qui exprime des rapports entre producteurs marchands égaux, indépendants, autonomes, et qui entre donc dans le deuxième groupe, celui des catégories interéconomiques. Marx aurait découvert avec à-propos le fétichisme du capital, mais il se serait trompé dans sa théorie du fétichisme de la marchandise et de la valeur des marchandises.

L’erreur du raisonnement de Strouvé découle de sa classification injustifiée des catégories économiques en trois groupes. Tout d’abord, dans la mesure où les catégories économiques sont l’expression d’activités « purement économiques » (intérieures à l’unité économique), coupées de toute forme sociale de production, elles sortent complètement du domaine de l’économie politique en tant que science sociale. De plus, on ne peut faire entre catégories inter économiques et catégories sociales une distinction aussi nette que celle que Strouvé suggère. L ‘« interaction entre unités économiques autonomes » n’est pas seulement une caractéristique formelle qui s’applique à différentes formations économiques et à toutes les époques historiques. C’est un fait social déterminé, un « rapport de production » déterminé entre unités économiques individuelles, sur la base de la propriété privée et de la division du travail, c’est-à-dire un rapport qui suppose une société ayant une structure sociale donnée, rapport qui ne se développe pleinement que dans l’économie marchande-capitaliste.

Enfin, si nous examinons les catégories, sociales, il faut remarquer que Strouvé les limite, sans raisons valables, à l’» interaction entre agents économiques qui occupent des positions sociales différentes ». Mais nous avons déjà montré que l’ « égalité » entre producteurs de marchandises est un fait social, un rapport de production déterminé. Strouvé lui-même comprend l’étroite relation qui existe entre la catégorie interéconomique (qui exprime l’égalité entre producteurs de marchandises) et la catégorie sociale (qui exprime l’inégalité sociale). Il écrit que les catégories sociales « sont construites dans toute société d’après le type des rapports économiques et semblent prendre la forme de catégories inter économiques [...]. Le fait que des catégories sociales, dans les rapports interéconomiques, prennent le vêtement de catégories interéconomiques crée une apparence d’identité entre elles » (p. 27). Ce n’est pas en fait une question de vêtement. Nous sommes ici en présence d’un trait fondamental, tout à fait caractéristique, de la société marchande-capitaliste. Ce trait consiste en ceci : dans la vie économique, les rapports sociaux n’ont pas un caractère de domination sociale directe de certains groupes sociaux sur d’autres, ils se réalisent par l’intermédiaire de la « contrainte économique », c’est-à-dire de l’interaction entre agents économiques individuels autonomes, sur la base d’accords entre ces agents. Les capitalistes exercent le pouvoir non comme « des seigneurs politiques ou théocratiques », mais parce qu’» ils personnifient les moyens de travail vis-à-vis du travail » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 256). Les rapports entre classes ont pour point de départ les rapports entre capitalistes et ouvriers en tant qu’agents économiques autonomes. Ces rapports ne peuvent être analysés ou compris sans la catégorie de « valeur ».

Strouvé lui-même ne peut défendre son point de vue de façon cohérente. Pour lui, le capital est une catégorie sociale. Cependant, il le définit comme « un système de rapports sociaux interclasses et intraclasses » (p. 31 et 32), c’est-à-dire de rapports entre la classe des capitalistes et la classe des ouvriers d’une part, de rapports entre capitalistes individuels dans le procès de répartition du profit total entre eux d’autre part. Mais les rapports entre capitalistes individuels ne relèvent pas de l’ « interaction entre agents économiques qui occupent des positions sociales différentes ». Pourquoi sont-ils alors subsumés sous la catégorie sociale de capital ? Cela veut dire que les catégories sociales ne comprennent pas seulement des rapports interclasses, mais encore des rapports intraclasses, c’est-à-dire des rapports entre personnes qui ont la même appartenance de classe. Mais alors, qu’est-ce qui nous empêche de voir dans la valeur une catégorie sociale, de voir dans les rapports entre producteurs marchands autonomes des rapports sociaux de production ou, dans la terminologie de Strouvé, des rapports sociaux ?

Ainsi Strouvé lui-même ne maintient pas une distinction nette entre deux types de rapports sociaux de production : les rapports inter économiques et les rapports sociaux. Il a donc tort de voir « une incohérence scientifique dans la construction » de Marx, dans laquelle « la catégorie sociale, le capital, a son origine, en tant que ‘rapport’ social, dans la catégorie économique de valeur (cennost’) » (p. 29). Il faut tout d’abord faire remarquer que Strouvé se contredit lui-même quand, à la page 30, il fait de la valeur (cennost’) une catégorie interéconomique, et non une catégorie économique. Apparemment, dans le classement de Strouvé, la valeur subjective (cennost’) fait partie des catégories économiques, et la valeur d’échange, objective, des catégories interéconomiques. (La contradiction apparaît lorsque l’on compare cette classification au raisonnement présenté à la page 25 de son livre.) Mais Strouvé sait parfaitement que Marx déduit le concept de capital de la valeur objective et non de la valeur subjective, c’est-à-dire, dans la terminologie de Strouvé, de la catégorie interéconomique et non de la catégorie économique. C’est pour cela qu’il critique Marx. En effet, aussi bien la catégorie sociale, le capital, que la catégorie interéconomique, la valeur, appartiennent au même groupe de catégories dans le système de Marx. Ce sont des rapports sociaux de production ou, comme Marx le dit parfois, des rapports socio-économiques, c’est-à-dire que chacun exprime un aspect économique et sa forme sociale par opposition à la séparation artificielle établie par Strouvé.

Quand il restreint le concept de rapports de production au concept de rapports sociaux ou, plus précisément, aux rapports de classes, Strouvé est conscient du fait que Marx utilise ce concept dans un sens plus large. Il écrit : « Dans Misère de la philosophie, l’offre et la demande, la division du travail, le crédit, l’argent sont des rapports de production. Enfin, à la page 130 [p. 141 de l’édition française], Marx écrit: ‘L’atelier moderne, qui repose sur l’application des machines, est un rapport social de production, une catégorie économique.‘ Il est évident que tous les concepts économiques généralement utilisés à notre époque sont considérés ici comme des rapports sociaux de production. Cela est indubitablement correct si le contenu de ces concepts se réfère, d’une façon ou d’une autre, aux rapports sociaux entre les hommes dans le procès de la vie économique » (p. 30). Mais, tout en ne niant pas l’exactitude de la conception marxienne des rapports de production, Strouvé n’en trouve pas moins ce concept « extrêmement indéterminé » (p. 30) et il considère qu’il est plus correct de limiter son domaine aux catégories sociales. Cela est très caractéristique de certains critiques de Marx. Après l’analyse faite par celui-ci, il n’est plus possible d’ignorer le rôle de l’aspect social de la production, c’est-à-dire de sa forme sociale. Si l’on n’est pas d’accord avec les conclusions de Marx, tout ce qui reste à faire est de séparer l’aspect social de l’aspect économique et de mettre à l’écart l’aspect social, de lui assigner un domaine séparé. C’est ce qu’a fait Strouvé, c’est ce qu’a fait Bohm-Bawerk, qui a fondé sa théorie sur les motivations de l’agent économique isolé d’un contexte historique et social donné - tout en promettant que plus tard, dans quelque époque à venir, le rôle et la signification des catégories sociales seraient examinés.

Puisqu’il restreint le domaine de la théorie du fétichisme au domaine des catégories sociales, Strouvé considère qu’il est erroné d’appliquer cette théorie aux catégories interéconomiques, par exemple au concept de valeur. D’une part, il montre beaucoup d’estime pour la théorie marxienne du capital comme rapport social ; mais, d’autre part, il défend lui-même, en ce qui concerne les autres catégories économiques, un point de vue fétichiste. « Toutes les catégories inter économiques expriment ainsi toujours des phénomènes et des rapports objectifs et en même temps des rapports humains - des rapports entre les hommes. Ainsi, la valeur subjective, qui se transforme en valeur objective (d’échange), se transforme, d’état d’esprit, de sentiment fixé dans les objets, en une propriété de ces objets » (p. 25). Il est impossible de ne pas voir ici une contradiction. D’une part, on analyse des rapports « objectifs et en même temps [...] humains », c’est-à-dire des rapports sociaux de production qui se réalisent par l’intermédiaire des choses et s’expriment dans des choses. D’autre part, on parle de « propriété » des choses elles-mêmes. Ainsi Strouvé conclut-il : « Il est donc clair que la ‘réification’, ‘l‘objectivation’ des rapports humains, c’est-à-dire le phénomène que Marx a appelé le fétichisme du monde des marchandises, apparaît dans les rapports économiques comme une nécessité psychologique. Si l’analyse scientifique, consciemment ou inconsciemment, se limite elle-même à l’étude des rapports économiques, le point de vue fétichiste se révèle être, méthodologiquement, le seul point de vue correct » (p. 25). Si Strouvé avait voulu prouver que la théorie économique ne peut supprimer les catégories matérielles, et qu’elle doit examiner les rapports de production d’une économie marchande sous leur forme matérielle, il aurait évidemment eu raison. Mais le problème est de savoir si nous analysons les catégories matérielles en tant que formes dans lesquelles les rapports de production considérés se manifestent, comme l’a fait Marx, ou en tant que propriété des choses, comme Strouvé incline à le penser.

Strouvé essaie encore, au moyen d’un autre argument, de défendre une interprétation matérielle et fétichiste des catégories interéconomiques. « Lorsqu’il étudie les catégories inter économiques, Marx oublie que, dans leurs manifestations concrètes et réelles, elles sont indissolublement liées aux rapports de l’homme avec le monde extérieur, la nature et les choses » (p. 26). En d’autres termes, Strouvé souligne le rôle du procès de la production matérielle. Marx a largement pris en compte ce rôle dans sa théorie, qui fait dépendre les rapports de production du développement des forces productives. Toutefois, quand nous étudions les formes sociales de la production, c’est-à-dire les rapports de production, il nous est impossible de tirer des conclusions portant sur la signification des catégories matérielles à partir de la signification des choses dans le procès matériel de production. Marx a éclairci ce problème du rapport particulier qui existe entre le procès matériel de production et sa forme sociale dans une économie marchande-capitaliste. C’est là-dessus, en fait, qu’il a construit sa théorie du fétichisme de la marchandise.

Quelques critiques de Marx ont essayé de restreindre la portée de sa théorie du fétichisme d’une manière tout à fait opposée à celle de Strouvé. Ce dernier reconnaît le fétichisme du capital, mais non le fétichisme de la valeur. Dans une certaine mesure, c’est exactement le contraire que nous trouvons chez Hammacher. D’après celui-ci, dans le livre I du maître ouvrage de Marx, « le capital est défini comme la totalité des marchandises qui représentent du travail accumulé », c’est-à-dire que nous avons une définition matérielle du capital, et c’est seulement dans le livre III qu’apparaît le « fétichisme du capital ». D’ après Hammacher, Marx a transféré au capital les caractéristiques des marchandises par pure analogie, considérant que « les marchandises et le capital ne sont que quantitativement différents »[35].

L’affirmation que, dans le livre I du Capital, le capital est défini comme une chose et non comme un rapport social n’a même pas à être réfutée tant elle contredit le contenu de tout l’ouvrage. Il est tout aussi faux de penser que Marx ne voyait qu’une différence « quantitative » entre les marchandises et le capital. Il fait remarquer que « le capital s’annonce dès l’abord comme une époque de la production sociale » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 173). Mais les marchandises, tout autant que le capital, cachent sous une forme matérielle des rapports sociaux. Le fétichisme des marchandises comme le fétichisme du capital qui en découle sont présents au même titre dans la société capitaliste. Il est donc inexact de limiter la théorie du fétichisme de Marx au domaine du capital, comme le fait Strouvé, ou au seul domaine de l’échange marchand simple. La réification des rapports sociaux de production se trouve à la base même de l’économie marchande non organisée et elle marque de son empreinte toutes les catégories fondamentales du raisonnement économique quotidien, mais aussi l’économie politique comme science de l’économie marchande-capitaliste.

7. L’évolution de la théorie du fétichisme de Marx[modifier le wikicode]


La question de l’origine et de l’évolution de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise n’a jamais été, jusqu’ici, correctement examinée. Alors qu’il s’est montré très prolixe quand il s’est agi de mettre en évidence les origines de sa théorie de la valeur chez tous ses prédécesseurs (il présente une longue liste de leurs théories dans les trois volumes des Théories sur la plus-value), Marx a été très discret dans ses remarques sur la théorie du fétichisme. (Dans le tome 3 des Theorien, page 290, Marx mentionne une forme embryonnaire de la théorie du fétichisme dans l’œuvre de Hodgskin. A notre avis, ces remarques sont très obscures et se réfèrent à un exemple particulier.) Alors que la question des rapports entre la théorie de la valeur de Marx et celle des classiques a été discutée avec grande ardeur dans la littérature économique, sans pour autant aboutir à des succès remarquables, le développement des idées de Marx sur le fétichisme de la marchandise n’a pas été l’objet d’une attention particulière.

On peut trouver quelques observations sur l’origine de cette théorie dans le livre de Hammacher déjà cité. D’après cet auteur, les origines de la théorie du fétichisme sont purement « métaphysiques ». Marx n’a fait que transposer dans le domaine de l’économie les idées de Feuerbach sur la religion. Selon Feuerbach, le développement de la religion représente un procès d’ « autoaliénation » de l’homme : l’homme projette sa propre essence dans le monde extérieur, l’aliène de lui-même, en fait un dieu. Marx a tout d’abord appliqué cette théorie de l’» aliénation » aux phénomènes idéologiques : « Le contenu de la conscience représente une aliénation des conditions économiques sur la base de laquelle l’idéologie doit alors être expliquée » (Hammacher, op. cit., p. 233). Plus tard, Marx a étendu cette théorie au domaine des rapports économiques et il a découvert dans ces rapports une forme matérielle « aliénée ». Hammacher écrit que, « pour presque toutes les époques historiques antérieures, le mode de production lui-même a représenté une autoaliénation universelle ; les rapports sociaux sont devenus des choses, c’est-à-dire que les choses ont exprimé ce qui était en fait des rapports. La théorie feuerbachienne de l’aliénation a ainsi reçu un caractère nouveau » (p. 234). La théorie du fétichisme de Marx représente donc « une synthèse spécifique de Hegel, de Feuerbach et de Ricardo » (p. 236), avec une influence prépondérante de Feuerbach, comme nous l’avons vu. La théorie du fétichisme transpose la théorie philosophico-religieuse de Feuerbach dans le domaine de l’économie. On voit donc que cette théorie ne contribue en aucune façon à la compréhension des phénomènes économiques en général et des formes marchandes en particulier, toujours selon Hammacher . « La clé de la compréhension de la théorie de Marx se trouve dans l’origine métaphysique de la théorie du fétichisme, mais cette clé ne permet pas d’accéder à la compréhension de la forme marchandise » (p. 544). La théorie du fétichisme contient une « critique » extrêmement précieuse « de la culture contemporaine », de cette culture réifiée qui réprime l’individu vivant ; mais, « en tant que théorie économique de la valeur, le fétichisme de la marchandise est erroné » (p. 546). « Indéfendable du point de vue économique, la théorie du fétichisme devient extrêmement précieuse en tant que théorie sociologique » (p. 661).

La conclusion de Hammacher, selon laquelle la théorie du fétichisme de Marx est inutilisable pour comprendre l’ensemble du système économique, et en particulier la théorie de la valeur, découle d’une analyse erronée des origines « métaphysiques » de cette théorie. Hammacher se réfère à La Sainte Famille, œuvre écrite par Marx et Engels à la fin de 1844, alors que Marx était encore fortement sous l’influence des idées des socialistes utopiques et en particulier de Proudhon. Nous trouvons en effet dans cette œuvre l’embryon de la théorie du fétichisme, sous la forme d’une opposition entre les rapports « sociaux », ou « humains », et leur forme « aliénée », objectivée. La source de cette opposition est à rechercher dans la conception courante que les socialistes utopiques avaient de la nature du système capitaliste. D’après eux, ce système se caractérise par le fait que l’ouvrier est forcé d’» autoaliéner » sa personnalité et qu’il « aliène » de lui-même le produit de son travail. La domination des « objets », du capital sur l’homme, sur l’ouvrier, s’exprime par cette aliénation.

Citons certains passages de La Sainte Famille. La société capitaliste est « l’état d’aliénation pratique de l’homme par rapport à son essence objective, l’expression économique de l’auto-aliénation humaine » (La Sainte Famille, op. cit. p. 54). « Le concept d’achat implique déjà que l’ouvrier se comporte envers son produit comme envers un objet qui lui a échappé, qui est aliéné » (ibid., p. 65). « La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation ; elle y trouve une confirmation, elle reconnaît dans cette aliénation de soi sa propre puissance et possède en elle l’apparence d’une existence humaine; la seconde se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine » (ibid., p. 47).

C’est contre le sommet d’inhumanité que représente l’exploitation capitaliste, contre cette « abstraction de toute humanité, même de l’apparence d’humanité » (ibid., p. 47), que le socialisme utopique élève la voix au nom de la justice éternelle et de l’intérêt des masses laborieuses opprimées. La réalité « inhumaine » est opposée à l’utopie, à l’idéal de l’humain. C’est précisément pourquoi Marx loue Proudhon et l’oppose aux économistes bourgeois. « C’est ainsi que nous voyons les économistes tantôt mettre en valeur l’apparence d’humanité qu’ils trouvent dans les rapports économiques - c’est l’exception et cela arrive surtout quand ils s’en prennent à quelque abus très particulier -, tantôt - et c’est le cas général - considérer ces rapports dans ce qui les différencie ouvertement et radicalement de l’humain, c’est-à-dire dans leur sens strictement économique » (ibid., p. 44). « Tous les développements de l’économie politique supposent la propriété privée. Cette hypothèse de base, l’économie politique la considère comme un fait inattaquable : elle ne la soumet à aucun examen [...]. Et voici Proudhon qui soumet la propriété privée, base de l’économie politique, à un examen critique » (ibid., p. 42). « En faisant du temps de travail, c’est-à-dire de la forme immédiate de l’activité humaine en tant que telle, la mesure du salaire et la mesure permettant de déterminer la valeur du produit, Proudhon fait de l’aspect humain l’élément décisif, tandis que, dans l’ ancienne économie politique, c’était la puissance objective du capital et de la propriété foncière qui était décisive » (ibid., p. 61-62).

Ainsi, dans la société capitaliste, l’élément « matériel », la puissance du capital, domine. Cela n’est pas une interprétation illusoire, erronée (dans l’esprit humain), des rapports sociaux entre les hommes, rapports de domination et de subordination ; c’est un fait réel, social. « Ils [les ouvriers] savent que la propriété, le capital, l’argent, le travail salarié, etc., ne sont nullement de simples créations de leur imagination, mais des résultats très pratiques, très concrets de l’aliénation de leur être » (ibid., p. 66). A cet élément « matériel », qui domine en fait la vie économique, s’oppose l’élément « humain », qui est l’idéal, la norme, ce qui devrait être. Les rapports humains et leurs « formes aliénées » forment deux mondes, le monde de ce qui devrait être et le monde de ce qui est ; c’est une condamnation de la réalité capitaliste au nom de l’idéal socialiste. Cette opposition entre l’élément humain et l’élément matériel nous rappelle la théorie du fétichisme de la marchandise, mais, dans son essence, elle se situe dans un monde d’idées différent. Pour transformer cette théorie de l’ « aliénation » des rapports humains en une théorie de la « réification » des rapports sociaux (donc en une théorie du fétichisme de la marchandise), Marx a dû frayer la voie qui permet de passer du socialisme utopique au socialisme scientifique, de la louange de Proudhon à la critique virulente de ses idées, de la négation de la réalité a-u nom de l’idéal à la recherche dans cette réalité même des forces motrices d’un développement à venir. Marx a dû passer de La Sainte Famille à Misère de la philosophie. Dans la première de ces œuvres, Proudhon est loué pour avoir pris comme point de départ de ses observations la négation de la propriété privée, mais par la suite Marx construira précisément son système économique sur l’analyse de l’économie marchande, basée sur la propriété privée. Dans La Sainte Famille, Marx fait un mérite à Proudhon de sa conception du temps de travail comme base de la valeur du produit (comme « forme immédiate de l’activité humaine en tant que telle »). Mais, dans Misère de la philosophie, Proudhon est critiqué pour avoir défendu cette théorie. La formule de « la détermination de la valeur par le temps de travail » s’est transformé, dans l’esprit de Marx, de norme de ce qui devrait être en « expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle » (Misère de la philosophie, p. 78-79). De Proudhon, Marx retourne en partie à Ricardo ; de l’utopie, il passe à l’analyse de la réalité de l’économie capitaliste.

Le passage de Marx du socialisme utopique au socialisme scientifique introduit un changement essentiel dans la théorie de l’» aliénation » dont il a été question plus haut. Si l’opposition décrite auparavant par Marx entre les rapports humains et leur forme matérielle était une opposition entre ce qui devrait être et ce qui est, les deux termes de l’opposition se trouvent maintenant ramenés dans le monde tel qu’il est, dans l’être social. La vie économique de la société contemporaine, c’est d’une part l’ensemble des rapports sociaux de production, et d’autre part une série de catégories « matérielles » dans lesquelles ces rapports se réalisent. Les rapports de production entre les hommes et leur forme matérielle, tel est le contenu de la nouvelle opposition, qui a son origine dans l’ancienne opposition entre l’élément « humain » de l’économie et ses formes « aliénées ». C’est ainsi que fut découverte la formule du fétichisme de la marchandise. Mais plusieurs étapes furent encore nécessaires avant que Marx ne donne à cette théorie sa formulation définitive.

Comme on le voit d’après les citations de Misère de la philosophie, Marx y affirme à plus d’une reprise que la monnaie, le capital et les autres catégories économiques ne sont pas des choses, mais des rapports de production. Il donne une formulation générale à cette idée quand il parle du « mouvement historique des rapports de la production, dont les catégories ne sont que l’expression théorique » (Misère de la philosophie, p. 115). Marx voit déjà les rapports sociaux de production derrière les catégories matérielles de l’économie. Mais il ne se demande pas encore pourquoi les rapports de production entre les hommes reçoivent nécessairement cette forme matérielle dans une économie marchande. Le pas est franchi dans la Contribution à la critique de l’économie politique, où Marx écrit que « le travail créateur de valeur d’échange se caractérise enfin par le fait que les relations sociales entre les personnes se présentent pour ainsi dire comme inversées, comme un rapport social entre les choses » (Contribution, p. 13). Là se trouve donnée la formule exacte de l’économie marchande. Le caractère matériel, présent dans les rapports de production de l’économie marchande, est souligné, mais la cause de cette « matérialisation » de même que sa nécessité dans une économie non soumise à une régulation ne sont pas encore mis en évidence.

Dans cette « matérialisation », Marx voit apparemment avant tout une « mystification », évidente dans les marchandises, plus difficile à saisir dans l’argent et le capital. Il explique que cette mystification est possible du fait de l’ « habitude de la vie quotidienne ». « Seule l’habitude de la vie quotidienne fait considérer comme banal et allant de soi le fait qu’un rapport social de production prenne la forme d’un objet, donnant au rapport entre les personnes dans leur travail l’aspect d’un rapport qui s’établit entre les choses et entre ces choses et les personnes » (Contribution, p. 14). Hammacher a parfaitement raison de trouver très faible cette explication du fétichisme de la marchandise en termes d’habitude. Mais il se trompe complètement quand il affirme que c’est là la seule explication que donne Marx. « Il est étonnant, dit-il, que Marx ait négligé d’établir les fondements de ce point essentiel : dans Le Capital, aucune explication n’est donnée » (op. cit., p. 235). Si, dans Le Capital, il n’est pas question d’» habitude », c’est parce que toute une partie du premier chapitre, intitulée « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », contient une explication profonde et complète de ce phénomène. L’absence de régulation directe du procès social de production conduit nécessairement à une régulation indirecte de ce procès par l’intermédiaire du marché, des produits du travail, des choses. Ici, il s’agit de « matérialisation » des rapports de production, et pas seulement de « mystification » ou d’illusion. C’est l’une des caractéristiques de la structure économique de la société contemporaine. « Le comportement purement atomistique des hommes dans le procès social de production et par là même la forme matérielle, indépendante de leur contrôle et de leur action individuelle consciente, que prennent leurs propres rapports de production se manifestent tout d’abord ainsi: les produits de leurs travaux prennent en général la forme marchandise » (Das Kapital, Bd I, p. 108)[36]. La matérialisation des rapports de production ne naît pas des « habitudes », mais de la structure interne de l’économie marchande. Le fétichisme n’est pas seulement un phénomène de la conscience sociale, c’est aussi un phénomène de l’être social. Soutenir, comme le fait Hammacher, que la seule explication que Marx donne du fétichisme est celle qui a trait à l’» habitude », c’est négliger complètement la formulation définitive de la théorie du fétichisme de la marchandise que nous trouvons dans le livre I du Capital et dans le chapitre du livre III qui s’intitule « La formule trinitaire ».

Ainsi, dans La Sainte Famille, l’élément « humain » dans l’économie était opposé à l’élément « matériel », « aliéné », tout comme l’idéal était opposé à la réalité. Dans Misère de la philosophie, Marx découvre les rapports de production derrière les choses. Dans Contribution à la critique de l’économie politique, l’accent est mis sur le caractère spécifique de l’économie marchande, c’est-à-dire la « réification » des rapports de production. Une description détaillée de ce phénomène et une explication de sa nécessité objective dans une économie marchande sont données dans le livre I du Capital, surtout pour ce qui touche à la valeur (la marchandise), à l’argent et au capital. Dans le chapitre du livre III intitulé « La formule trinitaire », Marx développe de façon plus approfondie, quoique fragmentaire, ces mêmes thèses, appliquées aux catégories fondamentales de l’économie capitaliste, et il souligne particulièrement l’ « imbrication » spécifique des rapports sociaux de production avec le procès matériel de production.

II. La théorie marxienne de la valeur-travail[modifier le wikicode]

Les critiques ont souvent reproché à Marx de ne pas avoir complètement démontré sa théorie de la valeur-travail, de l’avoir simplement posée comme une évidence. D’autres ont accepté de voir dans les premières pages du Capital un certain type de démonstration et ont dirigé leur artillerie lourde contre l’argumentation par laquelle Marx ouvre son œuvre. C’est la démarche suivie par Böhm-Bawerk dans sa critique Zum Abschluss des Marxschen Systems[37]. Les arguments de Böhm-Bawerk paraissent à première vue si convaincants que l’on peut affirmer hardiment que pas une seule des critiques formulées ultérieurement n’a pu éviter de les répéter. Cependant, toute la critique de Böhm-Bawerk résiste ou s’effondre en même temps que les hypothèses sur lesquelles elle repose : à savoir que les premières pages du Capital forment la seule base sur laquelle Marx a construit sa théorie de la valeur. Rien n’est plus faux que cette conception. Dans les premières pages du Capital, Marx passe, au moyen de la méthode analytique, de la valeur d’échange à la valeur et de la valeur au travail. Mais le fondement dialectique complet de la théorie de la valeur de Marx ne peut apparaître que sur la base de la théorie du fétichisme de la marchandise, qui analyse la structure générale de l’économie marchande. C’est seulement quand on a découvert la base de la théorie de la valeur de Marx que l’on comprend bien le fameux premier chapitre du Capital. C'est seulement alors que la théorie marxienne de la valeur ainsi que nombre de critiques qui lui furent adressées apparaissent sous leur vrai jour. Il a fallu attendre le travail de Hilferding[38]pour que l'on commence à comprendre correctement le caractère sociologique de la théorie de la valeur de Marx. Le point de départ de cette théorie est un cadre social donné, une société possédant une structure de production déterminée. Cette conception a souvent été défendue par les marxistes ; mais, jusqu'à Hilferding, personne n'en avait fait la pierre angulaire de tout l'édifice de la théorie de la valeur de Marx. Hilferding mérite des louanges, malheureusement il s'est contenté de traiter les problèmes de la théorie de la valeur de façon générale, sans en présenter la base de façon systématique.

Comme nous l'avons montré dans la première partie à propos du fétichisme de la marchandise, l'acquis principal de la théorie du fétichisme n'est pas que l'économie politique dissimule derrière des catégories matérielles les rapports de production qui se nouent entre les hommes ; c'est que, dans une économie marchande-capitaliste, ces rapports de production acquièrent nécessairement une forme matérielle et ne peuvent exister que sous cette forme. Dans sa formulation abrégée courante, cette théorie dit que la valeur de la marchandise dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa production ; ou, dans sa formulation générale, que le travail est caché derrière la valeur ou contenu dans celle-ci : valeur = travail « matérialisé ». Il est plus approprié d'exprimer la théorie de la valeur de la façon inverse : dans la société marchande-capitaliste, les rapports que nouent les hommes à l'occasion de l'activité de production acquièrent la forme de la valeur des objets et ne peuvent apparaître que sous cette forme matérielle. Le point de départ de la recherche n'est plus alors la valeur, mais le travail ; ce n'est plus les transactions de l'échange marchand en tant que tel, mais la structure de production de la société marchande, l'ensemble des rapports de production entre les hommes. Les transactions de l'échange marchand sont alors les conséquences nécessaires de la structure interne de la société ; elles sont l'un des aspects du procès social de production. Le fondement de la théorie de la valeur-travail n'est pas l'analyse des transactions d'échange en tant que telles, sous leur forme matérielle, mais l'analyse des rapports sociaux de production qui s'expriment dans les transactions.

8. Caractéristiques fondamentales de la théorie de la valeur de Marx[modifier le wikicode]

Avant d’étudier en détail la théorie de la valeur de Marx, nous pensons qu’il est nécessaire d’en décrire les principales caractéristiques. Si l’on ne procède pas ainsi, la présentation des différents aspects de cette théorie et des problèmes particuliers (très complexes et très intéressants) qu’elle pose peut cacher au lecteur les idées principales sur lesquelles elle se fonde, idées qui en imprègnent chaque partie. Bien sûr, les caractéristiques générales de la théorie de Marx, telles que nous les présentons dans ce chapitre, ne pourront être complètement fondées et développées que dans les chapitres suivants. Le lecteur rencontrera donc dans ceux-ci des répétitions d’idées exprimées dans ce chapitre, mais elles seront alors présentées de façon plus détaillée.

Tous les concepts fondamentaux de l’économie politique expriment, nous l’avons vu, des rapports sociaux de production entre les hommes. Si nous étudions la théorie de la valeur de ce point de vue, il nous faut alors démontrer que la valeur : 1) est un rapport social entre les hommes, 2) qui prend une forme matérielle, et 3) qui est liée au procès de production.

A première vue, la valeur, ainsi que d’autres concepts de l’économie politique, semble être une propriété des choses. Si l’on observe le phénomène de l’échange, on constate que chaque objet s’échange sur le marché contre une quantité déterminée de n’importe quel autre objet, ou - dans les conditions de l’échange développé - contre une quantité de monnaie (d’or) avec laquelle on peut acheter n’importe quel autre objet présent sur le marché (dans les limites de cette somme, bien sûr). Cette somme d’argent, ou prix des objets, change presque chaque jour selon les fluctuations du marché. Aujourd’hui, il y avait pénurie de tissu sur le marché, le prix du tissu est monté à 3 roubles 20 kopecks l’archine [1 archine ≈ 0,1 mètre]. Dans une semaine, la quantité de tissu apportée sur le marché dépassera l’offre normale, et son prix tombera à 2 roubles 75 kopecks l’archine. Ces fluctuations quotidiennes, ces écarts de prix oscillent, si on les observe sur une longue période de temps, autour d’un certain niveau moyen qui est, par exemple, de 3 roubles l’archine. Dans la société capitaliste, ce prix moyen n’est pas proportionnel à la valeur du produit, c’est-à-dire à la quantité de travail socialement nécessaire à la production de celui-ci, mais il est proportionnel à ce qu’on appelle le « prix de production », qui est égal au coût de production du produit considéré, augmenté du profit moyen sur le capital investi. Cependant, pour simplifier l’analyse, nous pouvons faire abstraction du fait que le tissu est produit par le capitaliste avec le concours de travailleurs salariés. Comme nous l’avons vu ci-dessus, la méthode de Marx consiste à analyser séparément les différents types particuliers de rapports de production, et c’est seulement lorsque leur totalité est reconstituée que l’on a une image de l’économie capitaliste. Pour l’instant, nous considérons un seul type fondamental de rapports de production entre les hommes dans une économie marchande, le rapport qui existe entre des producteurs de marchandises isolés et formellement indépendants les uns des autres. Nous savons seulement que le tissu est produit par des producteurs de marchandises et qu’il est apporté sur le marché pour être échangé, vendu à d’autres producteurs marchands. Nous considérons une société de producteurs de marchandises, ce qu’on appelle une « économie marchande simple », par opposition à une économie capitaliste plus complexe. Dans les conditions d’une économie marchande simple, les prix moyens des produits sont proportionnels à leur valeur-travail. En d’autres termes, la valeur représente le niveau moyen autour duquel les prix de marché fluctuent, niveau avec lequel les prix coïncideraient si le travail social était réparti proportionnellement entre les différentes branches de la production. Dans ce cas, il s’établirait un état d’équilibre entre les branches de la production.

Toute société basée sur une division du travail développée suppose nécessairement une répartition donnée du travail social entre les différentes branches de la production. Tout système de division du travail est en même temps un système de répartition du travail. Dans la société communiste primitive, dans la famille paysanne patriarcale ou dans la société socialiste, le travail de tous les membres d’une unité économique donnée est réparti à l’avance, consciemment, entre les tâches individuelles, en fonction de la nature des besoins des membres du groupe et du niveau de productivité du travail. Dans une économie marchande, personne ne contrôle la répartition du travail entre les différentes branches de la production et entre les entreprises individuelles. Aucun tisserand ne connaît les besoins de la société en tissu à un moment donné, ni ne sait quelle quantité de tissu est produite par l’ensemble des entreprises qui en fabriquent. La production de tissu peut donc ou bien dépasser la demande (surproduction), ou bien rester en deçà de celle-ci (sous-production). En d’autres termes, la quantité de travail social qui est dépensée dans la production de tissu est ou bien trop grande, ou bien pas assez grande. L’équilibre entre la production de tissu et les autres branches de production est constamment perturbé. La société marchande est un système d’équilibre constamment perturbé.

Mais s’il en est ainsi, comment l’économie marchande peut-elle alors continuer à exister comme totalité de différentes branches de production complémentaires les unes des autres ? Elle ne peut exister que parce que chaque perturbation de l’équilibre provoque une tendance au rétablissement de cet équilibre. Cette tendance au retour à l’équilibre est le résultat de l’action du mécanisme du marché et des prix de marché. Dans l’économie marchande, aucun producteur de marchandises ne peut en contraindre un autre à étendre ou à restreindre sa production. C’est par l’intermédiaire de l’action qu’ils exercent sur les choses que certains individus modifient l’activité de travail d’autres individus et les amènent à étendre ou à restreindre leur production (bien qu’eux-mêmes n’en aient pas conscience). La surproduction de tissu et la chute de prix qui en résulte incitent les fabricants de tissu à diminuer leur production ; le contraire est vrai dans le cas de sous-production. Le mécanisme qui supprime surproduction et sous-production et provoque la tendance au rétablissement de l’équilibre entre les différentes branches de production de l’économie, c’est l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs.

L’échange de deux marchandises différentes à leur valeur correspond à l’état d’équilibre entre deux branches de la production. Dans cet état d’équilibre, tout transfert de travail d’une branche à une autre cesse. Il est évident que, dans ce cas, l’échange de deux marchandises à leur valeur égalise les avantages des producteurs de marchandises dans les deux branches de production et ôte tout motif à des transferts d’une branche à l’autre. Dans l’économie marchande simple, une telle égalisation des conditions de production dans les différentes branches signifie qu’une quantité déterminée de travail dépensée par les producteurs de marchandises dans les différentes sphères de l’économie procure à chacun d’eux un produit de valeur égale. La valeur des marchandises est directement proportionnelle à la quantité de travail nécessaire à leur production. Si trois heures de travail représentent la moyenne nécessaire à la production d’un archine de tissu pour un niveau donné de la technique (le travail dépensé pour la production des matières premières, des instruments de production, etc., est aussi pris en considération), et si neuf heures de travail sont nécessaires à la production d’une paire de bottes (on suppose que le travail du tisserand et celui du bottier sont du même niveau de qualification), l’échange de trois archines de tissu contre une paire de bottes correspond alors à l’état d’équilibre entre les deux types de travaux considérés. Une heure de travail du bottier et une heure de travail du tisserand sont égales l’une à l’autre, chacune représentant une portion égale du travail total de la société, réparti entre toutes les branches de la production. Le travail créateur de valeur apparaît ainsi non seulement comme du travail quantitativement réparti, mais aussi comme du travail socialement égalisé ( ou égal) ou, plus brièvement, comme du travail « social », au sens de masse totale de travail égal et homogène dont dispose la société dans son ensemble. Ces caractéristiques sociales ne sont pas propres au travail dans la seule économie marchande ; elles existent aussi, par exemple, dans la société socialiste. Dans une économie socialiste, les organes de la comptabilité-travail considèrent le travail des individus comme faisant a priori partie du travail total unifié de la société, exprimé en unités-travail sociales conventionnelles. Dans l’économie marchande, cependant, le procès de socialisation, d’égalisation et de répartition du travail se déroule de façon différente. Le travail des individus n’apparaît pas directement comme du travail social. Il ne devient social que parce qu’il est égalisé avec un autre travail, quel qu’il soit, et cette égalisation des travaux s’accomplit dans l’échange. Dans l’échange, on fait complètement abstraction des valeurs d’usage concrètes et des formes concrètes du travail. Ainsi le travail, que nous avions considéré auparavant comme social, socialement égalisé et quantitativement réparti, acquiert maintenant une caractéristique qualitative et quantitative particulière qu’il ne possède que dans une économie marchande : il apparaît comme travail abstrait et socialement nécessaire. La valeur de la marchandise est déterminée par le travail socialement nécessaire, c’est-à-dire par la quantité de travail abstrait.

Mais si la valeur est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’une unité de produit, cette quantité de travail dépend à son tour de la productivité du travail. L’accroissement de la productivité du travail fait diminuer le travail socialement nécessaire, et donc la valeur d’une unité de bien. Par exemple, l’introduction de machines rend possible la production d’une paire de bottes en six heures, au lieu de neuf heures qu’il fallait auparavant. La valeur des bottes se trouve ainsi diminuée de 9 roubles à 6 roubles (on suppose ici qu’une heure de travail du bottier représente le travail moyen et crée une valeur de 1 rouble). Les bottes à meilleur marché commencent à se répandre dans les campagnes, chassant les sandales à semelle de tille et les bottes confectionnées à domicile. La demande de souliers s’accroît et la production de souliers augmente. Dans l’économie nationale, il y a une redistribution des forces productives. Ainsi la force motrice qui transforme l’ensemble des rapports de valeur a sa source dans le progrès matériel-technique de production. L’augmentation de la productivité du travail s’exprime par une diminution de la quantité de travail concret effectivement utilisée, en moyenne, dans la production. Le résultat est (du fait du caractère double du travail, concret et abstrait) la diminution de la quantité de ce travail, qui est considéré comme « social » ou « abstrait », c’est-à-dire comme une partie du travail total, homogène, de la société. L’augmentation de la productivité du travail modifie la quantité de travail abstrait nécessaire à la production. Elle amène un changement dans la valeur du produit du travail. A son tour, le changement dans la valeur des produits modifie la répartition du travail social entre les différentes branches de la production. Productivité du travail - travail abstrait – valeur - répartition du travail social : tel est le schéma d’une économie marchande dans laquelle la valeur joue le rôle de régulateur et établit un équilibre dans la répartition du travail social entre les différentes branches de l’économie nationale (à travers des déviations et des déséquilibres constants). La loi de la valeur est la loi de l’équilibre de l’économie marchande.

La théorie de la valeur n’analyse les lois de l’échange, les lois de l’égalisation des choses sur le marché que dans la mesure où ces lois sont reliées aux lois de la production et de la répartition du travail dans l’économie marchande. Les termes de l’échange entre deux marchandises quelles qu’elles soient (nous considérons les termes moyens de l’échange, et non les prix accidentels du marché) correspondent à un niveau donné de productivité du travail dans les branches qui fabriquent ces marchandises. L’égalisation des différentes formes concrètes de travail qui composent le travail social total et qui sont réparties entre les différentes branches se réalise par l’intermédiaire de l’égalisation des choses, c’est-à-dire des produits du travaIl en tant que valeurs. Ainsi l’opinion courante qui voit dans la théorie de la valeur une théorie limitée aux rapports d’échange entre des choses est fausse. Le but de la théorie de la valeur est de découvrir les lois de l’équilibre (de l’allocation) du travail, cachées derrière la régularité de l’égalisation des choses (dans le procès d’échange). Il est tout aussi erroné de concevoir la théorie de Marx comme une analyse des rapports entre le travail et les choses, choses qui sont les produits du travail. Le rapport du travail aux choses concerne une forme concrète donnée de travail et une chose concrète donnée. C’est une relation technique qui n’est pas en elle-même l’objet de la théorie de la valeur. Ce qui constitue l’objet de la théorie de la valeur, ce sont les rapports mutuels entre les différentes espèces de travaux dans le procès de leur répartition, procès qui s’accomplit par l’intermédiaire des rapports d’échange entre les choses, c’est-à-dire entre les produits du travail. Ainsi la théorie de la valeur de Marx est parfaitement cohérente avec les postulats méthodologiques généraux de sa théorie économique, tels que nous les avons présentés ci-dessus : dans sa théorie économique, Marx n’analyse ni les rapports entre les choses ni les rapports des hommes aux choses, mais les rapports mutuels dans lesquels entrent les hommes par l’intermédiaire des choses.

Jusqu’ici, nous avons considéré la valeur principalement sous son aspect quantitatif. Nous avons traité de la grandeur de la valeur, en tant que régulateur de la répartition quantitative du travail social entre les différentes branches de production. Cette analyse nous a menés au concept de travail abstrait qui, lui aussi, a été considéré principalement sous son aspect quantitatif, comme travail socialement nécessaire. Nous devons maintenant examiner brièvement l’aspect qualitatif de la valeur. Selon Marx, la valeur n’est pas seulement le régulateur de la répartition du travail social, mais aussi une expression des rapports sociaux de production entre les hommes. De ce point de vue, la valeur est une forme sociale que les produits du travail acquièrent dans le contexte de certains rapports de production entre les hommes. Nous avions considéré la valeur comme une grandeur quantitativement déterminée, nous devons maintenant l’étudier comme une forme sociale qualitativement déterminée. En d’autres termes, nous devons passer de la théorie de la « grandeur de la valeur » à la théorie de la « forme de la valeur » (Wertform)[39].

Comme nous l’avons déjà souligné, la valeur joue dans une économie marchande le rôle de régulateur de la répartition du travail. Ce rôle de la valeur découle-t-il des caractéristiques techniques ou des caractéristiques sociales de l’économie marchande ? De l’état des forces productives ou du type de rapports de production entre les hommes ? Il suffit de poser la question pour y répondre : il découle des caractéristiques sociales de l’économie marchande. Tous les modes de répartition du travail social ne donnent pas au produit du travail la forme de valeur ; le seul à le faire est ce mode où la répartition du travail n’est pas organisée directement par la société, où la régulation se fait de façon indirecte par l’intermédiaire du marché et de l’échange des objets. Dans une communauté communiste primitive ou dans un domaine féodal, le produit du travail a une « valeur » (en russe, cennost’) au sens d’utilité, de valeur d’usage, mais il n’a pas de « valeur » (en russe, stojmost’). Le produit n’acquiert une « valeur » (stojmost’) que lorsqu’il est produit spécialement pour être vendu, lorsqu’il fait l’objet sur le marché d’une évaluation exacte et objective qui le met en équivalence (à travers l’argent) avec toutes les autres marchandises, qui lui donne la propriété d’être échangeable contre toute autre marchandise. En d’autres termes, on suppose une forme déterminée d’économie (l’économie marchande) et une forme déterminée d’organisation du travail dans le cadre d’entreprises isolées, objets d’une appropriation privée. Ce n’est pas le travail en lui-même qui donne de la valeur au produit, c’est seulement ce travail qui est organisé sous une forme sociale déterminée (sous la forme d’une économie marchande). Si les producteurs sont liés les uns aux autres en tant qu’organisateurs formellement indépendants de l’activité économique, en tant que producteurs autonomes de marchandises, les valeurs de leurs travaux se confrontent alors les unes aux autres sur le marché en tant que « valeurs ». L’égalité des producteurs de marchandises, qui dirigent des unités économiques individuelles et nouent par l’échange des rapports de production, s’exprime dans l’égalité des produits du travail en tant que valeurs. La valeur des choses exprime un type déterminé de rapports de production entre les hommes.

Si le produit du travail n’acquiert une valeur que dans une forme sociale déterminée d’organisation du travail, c’est donc que la valeur ne représente pas une « propriété » du produit du travail, mais une « forme sociale » ou une « fonction sociale » déterminées qui correspondent au rôle que joue le produit du travail comme trait d’union entre les producteurs marchands isolés, comme « intermédiaire » ou « support » de rapports de production entre les hommes. Ainsi, de prime abord, la valeur semble être simplement une propriété des choses. Si je dis : « Une table ronde en chêne peint coûte 25 roubles, ou a une valeur de 25 roubles », je donne des renseignements sur quatre caractéristiques de la table. Mais, en y réfléchissant, nous nous apercevons que les trois premières caractéristiques de la table sont radicalement différentes de la quatrième. Elles décrivent la table en tant qu’objet matériel et nous donnent des renseignements sur les aspects techniques du travail du menuisier. U n homme qui a l’expérience de ce type de caractéristiques de la table peut se faire une idée de l’aspect technique de la production, des matières premières, des accessoires, des méthodes techniques et même de l’habileté du menuisier. Mais il pourra étudier la table aussi longtemps qu’il le voudra, il n’apprendra rien sur les rapports sociaux (de production) qui existent entre le producteur de la table et le reste de la société. Il ne pourra savoir si le producteur est un travailleur indépendant, un artisan, un travailleur salarié, ou peut-être un membre d’une communauté socialiste, ou encore un menuisier amateur qui fabrique des tables pour son usage personnel. Les caractéristiques du produit qui s’expriment dans les mots : « la table a une valeur de 25 roubles » sont de nature complètement différente. Ces mots montrent que la table est une marchandise, qu’elle est produite pour le marché, que son producteur est lié aux autres membres de la société par des rapports de production qui les définissent comme propriétaires de marchandises, que l’économie a une forme sociale déterminée, la forme d’une économie marchande. Nous n’apprenons rien sur les aspects technIques de la production ou sur la table elle-même, mais nous apprenons quelque chose sur la forme sociale de la production et sur les individus qui y prennent part.

Cela signifie que la « valeur » (stojmost’) ne caractérise pas les choses, mais les rapports humains qui servent de cadre à la production de ces choses. Ce n’est pas une propriété des choses, mais une forme sociale que les choses acquièrent du fait que c’est par leur intermédiaire que les hommes entrent dans des rapports de production déterminés. La valeur est un « rapport social qui prend la forme d’un objet », un rapport de production entre les hommes qui se déguise en propriété des choses. Les rapports entre les travaux des producteurs marchands, ou le travail social, sont « matérialisés » et « cristallisés » dans la valeur des produits du travail. Cela signifie qu’il existe une correspondance entre la forme sociale déterminée de l’organisation du travail et la forme sociale particulière du produit du travail. « Le travail créateur de valeur d’échange [ou, plus exactement, « qui détermine » (setzende) - I. R.] est une forme de travail spécifiquement sociale » (Contribution, p. 15 ; souligné par Roubine). Il crée une forme sociale déterminée de la richesse, la valeur d’échange. La définition de la valeur comme expression de rapports de production entre les hommes ne contredit pas sa définition comme expression du travail abstrait, telle que nous l’avons donnée ci-dessus. La différence tient seulement à ceci: auparavant, nous avons analysé la valeur sous son aspect quantitatif (comme grandeur), alors qu’il s’agit maintenant de son aspect qualitatif (comme forme sociale). De la même façon, le travail abstrait a été d’abord présenté sous son aspect quantitatif, alors qu’on l’étudie maintenant sous son aspect qualitatif, c’est-à-dire comme travail sous une forme spécifique qui présuppose que les hommes entrent dans des rapports de production en tant que producteurs de marchandises.

La théorie marxienne de la « forme de la valeur » (c’est-à-dire de la forme sociale que revêt le produit du travail) est le produit d’une forme déterminée de travail. Cette théorie est la partie la plus spécifique et la plus originale de la théorie de la valeur de Marx. Bien avant Marx, on avait découvert que le travail est créateur de valeur, mais c’est seulement dans le cadre de la théorie de Marx que cette découverte a acquis un sens complètement différent. Marx élabore une distinction précise entre le procès de production matériel-technique et ses formes sociales, entre le travail en tant que totalité de méthodes techniques (travail concret) et le travail entendu du point de vue de ses formes sociales dans la société marchande-capitaliste (travail abstrait ou travail humain en général). Le caractère spécifique de l’économie marchande consiste en ce que le procès de production matériel-technique n’est pas soumis à une régulation directe par la société, mais est dirigé par des producteurs marchands individuels. Le travail concret est directement lié aux travaux privés des individus isolés. Les travaux privés des producteurs marchands isolés sont liés aux travaux de tous les autres producteurs de marchandises et ils ne deviennent du travail social que si le produit d’un producteur particulier est mis en équivalence, en tant que valeur, avec toutes les autres marchandises. Cette mise en équivalence de tous les produits en tant que valeurs est en même temps (comme nous l’avons montré) une mise en équivalence de toutes les formes concrètes des travaux dépensés dans les différentes sphères de l’économie. Cela signifie que les travaux privés des individus isolés n’acquièrent pas le caractère de travail social sous la forme concrète sous laquelle ils ont été dépensés dans le procès de production, mais qu’ils l’acquièrent seulement dans l’échange, qui représente une abstraction des propriétés concrètes des objets particuliers et des formes spécifiques des travaux. En réalité, du fait que dès le procès de production la production marchande est orientée vers l’échange, c’est dès le procès de production direct, avant même l’acte d’échange, que le producteur marchand réalise la mise en équivalence de son produit avec une somme déterminée de valeur (d’argent), et par là même la mise en équivalence de son travail concret avec une quantité déterminée de travail abstrait. Cette mise en équivalence des travaux comporte tout d’abord un aspect préliminaire de « représentation dans la conscience ». Mais elle doit toutefois s’accomplir dans l’acte d’échange réel. Deuxièmement, cette mise en équivalence des travaux se réalise, même sous sa forme préliminaire et bien qu’elle précède l’acte d’échange, par l’intermédiaire de la mise en équivalence des objets comme valeurs « représentées dans la conscience ». Du fait que l’égalisation des travaux par l’intermédiaire de l’égalisation des objets est un résultat de la forme sociale de l’économie marchande, dans laquelle il n’y a pas d’organisation sociale et d’égalisation directe des travaux, il s’ensuit que le travail abstrait est un concept social et historique. Le travail abstrait n’exprime pas une égalité psychologique de diverses formes de travaux, mais une égalisation sociale de différentes formes de travaux qui se réalise sous la forme spécifique de l’égalisation des produits du travail.

Le caractère particulier de la théorie de la valeur de Marx tient à ce qu’elle explique précisément le type de travail qui crée la valeur. Marx « étudia donc le travail relativement à sa propriété de former de la valeur et il établit pour la première fois quel travail forme de la valeur, pourquoi et comment il la forme ; il établit en outre que la valeur n’est en somme que du travail coagulé de cette espèce »[40][2]. C’est précisément cette explication du « caractère double du travail » que Marx considérait comme le cœur de sa théorie de la valeur[41].

Le caractère double du travail reflète donc la différence entre le procès matériel-technique de production et sa forme sociale. Cette différence, que nous avons étudiée dans la partie qui traite du fétichisme de la marchandise, est la base de toute la théorie économique de Marx, théorie de la valeur incluse. De cette différence fondamentale découle la différence entre travail concret et travail abstrait qui, à son tour, s’exprime dans l’opposition entre valeur d’usage et valeur. Dans le chapitre 1 du Capital, l’exposition de Marx suit précisément l’ordre inverse. L’analyse part des phénomènes de marché que l’on peut observer, de l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange. A partir de cette opposition, visible à la surface des phénomènes, il semble creuser pour dégager le caractère double du travail (concret et abstrait). Puis, à la fin du chapitre 1, dans le sous-chapitre consacré à la production marchande, il met à jour les formes sociales que prend le procès de production matériel-technique. La démarche utilisée par Marx dans son étude de la société humaine part des choses, puis passe au travail. Marx part des choses qui sont visibles et progresse vers les phénomènes qui doivent être expliqués au moyen de l’analyse scientifique. Il utilise cette méthode analytique dans les toutes premières pages du Capital pour simplifier la présentation. Mais le cheminement dialectique de sa pensée doit être interprété dans l’ordre inverse. Marx part de la différence entre le procès de production et sa forme sociale, c’est-à-dire de la structure sociale de l’économie marchande, passe au double caractère du travail considéré sous son aspect technique et son aspect social, puis à la double nature de la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange. Une lecture superficielle du Capital peut amener à penser que, en opposant la valeur d’usage à la valeur d’ échange, Marx désigne une propriété des choses elles-mêmes (telle est l’interprétation de Böhm-Bawerk et d’autres critiques de Marx). Le problème est en fait celui de la différence entre l’existence « matérielle » et l’existence « fonctionnelle » des choses, entre le produit du travail et sa forme sociale, entre les choses et les rapports de production « imbriqués » avec ces choses, ou les rapports de production tels qu’ils sont exprimés par les choses. Ce qui apparaît ainsi, c’est une connexion indissociable entre la théorie de la valeur de Marx et ses bases générales, méthodologiques, telles qu’elles sont formulées dans sa théorie du fétichisme de la marchandise. La valeur est un rapport de production entre des producteurs marchands autonomes ; elle prend la forme d’une propriété des choses et elle est en relation avec la répartition du travail social. Ou, si l’on considère le même phénomène d’un autre point de vue, la valeur est la propriété que possède le produit du travail de chaque producteur de marchandises et qui le rend échangeable contre les produits du travail de n’importe quel autre producteur de marchandises, dans un rapport déterminé qui correspond à un niveau donné de la productivité du travail dans les différentes branches de la production. Il s’agit d’un rapport humain qui prend la forme d’une propriété des choses et qui est en relation avec le procès de répartition du travail dans la production. En d’autres termes, il s’agit de rapports de production réifiés entre les hommes. La réification du travail dans la valeur est la conclusion la plus importante de la théorie du fétichisme ; elle explique le caractère inévitable de la « réification » des rapports de production entre les hommes dans une économie marchande. La théorie de la valeur-travail n’a pas découvert la condensation matérielle du travail (en tant qu’élément de la production) dans les objets qui sont les produits du travail ; cela a lieu dans toutes les formations économiques, c’est la base technique de la valeur, mais non sa cause. La théorie de la valeur-travail a découvert le fétiche, l’expression réifiée du travail social dans la valeur des choses. Le travail est « cristallisé » ou mis en forme dans la valeur, au sens où il acquiert la « forme (sociale) de valeur ». Le travail s’exprime et « se représente » (sich darstellt) dans la valeur. Le terme sich darstellen est souvent employé par Marx pour caractériser la relation qui existe entre travail abstrait et valeur. On peut seulement se demander pourquoi les critiques de Marx n’ont pas remarqué cette connexion indissociable entre sa théorie de la valeur-travail et sa théorie de la réification ou fétichisation des rapports de production entre les hommes. Ils ont compris la théorie de la valeur de Marx dans un sens mécaniste-naturaliste, et non dans un sens sociologique.

La théorie de Marx analyse donc les phénomènes qui se rapportent à la valeur d’un double point de vue, qualitatif et quantitatif. Elle s’appuie sur deux aspects essentiels : 1) la théorie de la forme de la valeur comme expression matérielle du travail abstrait qui, à son tour, présuppose l’existence de rapports sociaux de production entre producteurs marchands autonomes ; et 2) la théorie de la répartition du travail social, la détermination de la grandeur de la valeur par la quantité de travail abstrait qui, à son tour, dépend du niveau de productivité du travail. Ce sont les deux aspects d’un même procès : la théorie de la valeur analyse la forme sociale de la valeur, forme sous laquelle s’accomplit le procès de répartition du travail dans l’économie marchande-capitaliste. « La forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un état social où la connexité du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du travail, cette forme c’est précisément la valeur d’échange de ces produits. »[42]Ainsi la valeur apparaît-elle, qualitativement et quantitativement, comme une expression du travail abstrait. Par l’intermédiaire du travail abstrait, la valeur se rapporte à la fois à la forme sociale du procès social de production et à son contenu matériel-technique. Cela est évident si nous nous souvenons que la valeur, de même que les autres catégories économiques, n’exprime pas des rapports humains en général, mais plus spécifiquement des rapports de production entre les hommes. Quand Marx considère la valeur comme une forme sociale du produit du travail, conditionnée par une forme sociale déterminée du travail, il met en avant l’aspect qualitatif, sociologique, de la valeur. Quand le procès de répartition du travail et le développement de la productivité du travail s’accomplissent sous une forme sociale donnée, et quand on considère « des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social »[43](soumises à la loi de la répartition proportionnelle du travail), c’est alors l’aspect quantitatif (on pourrait dire mathématique) des phénomènes qui s’exprime par l’intermédiaire de la valeur qui passe au premier plan. L’erreur fondamentale de la plupart des critiques de Marx réside en ceci : 1) ils sont totalement incapables de comprendre l’aspect qualitatif, sociologique, de la théorie de la valeur de Marx ; et 2) ils limitent l’étude de l’aspect quantitatif à l’examen des proportions d’échange, c’est-à-dire aux rapports de valeur quantitatifs entre les choses; ils négligent les interrelations quantitatives entre les quantités de travail social qui se répartissent entre les différentes branches de la production et les différentes entreprises, interrelations qui sont le fondement même de la détermination quantitative de la valeur .

Nous avons examiné brièvement deux aspects de la valeur: l’aspect qualitatif et l’aspect quantitatif (c’est-à-dire la valeur comme forme sociale et la grandeur de la valeur). Chacune de ces démarches analytiques nous a conduit au concept de travail abstrait, qui à son tour ( comme le concept de valeur) nous est apparu d’abord sous son aspect qualitatif (forme sociale du travail), puis sous son aspect quantitatif (travail socialement nécessaire). La valeur nous est ainsi apparue comme l’expression du travail abstrait, exprimé sous ses aspects qualitatif et quantitatif. Le travail abstrait est le contenu ou la substance qui s’exprime dans la valeur d’un produit du travail. Notre tâche consiste aussi à examiner la valeur de ce point de vue, c’est-à-dire du point de vue de sa connexion avec le travail abstrait en tant que « substance » de la valeur.

Nous en arrivons ainsi à la conclusion qu’une connaissance complète du phénomène extrêmement complexe qu’est la valeur exige un examen approfondi de cette catégorie sous trois aspects : grandeur de la valeur, forme de la valeur et substance (contenu) de la valeur. On peut également dire que la valeur doit être étudiée : 1) comme régulateur de la répartition quantitative du travail social, 2) comme expression des rapports sociaux de production entre les hommes, et 3) comme expression du travail abstrait.

Cette division en trois points aidera le lecteur à suivre l’ordre de notre développement. Nous devons tout d’abord étudier dans son ensemble le mécanisme qui crée la connexion entre valeur et travail. Les chapitres 9 à 11 sont consacrés à ce problème. Dans le chapitre 9, la valeur est considérée comme le régulateur de la répartition du travail. Dans le chapitre 10, elle est étudiée comme expression des rapports de production entre les hommes et, dans le chapitre 11, du point de vue de son rapport avec le travail abstrait. C’est seulement sur la base d’une analyse aussi complète de l’ensemble du mécanisme qui crée la connexion entre valeur et travail que l’on peut dégager les bases de la théorie de la valeur de Marx (c’est pourquoi le contenu des chapitres 9 à 11 peut être considéré comme le fondement de la théorie de la valeur-travail). Cette analyse nous prépare à l’analyse des parties composantes de ce mécanisme : 1) la valeur qui est créée par le travail, et 2) le travail qui crée la valeur. Le chapitre 12 est consacré à l’analyse de la valeur, étudiée dans sa forme, son contenu (sa substance) et sa grandeur. Enfin, les chapitres 13 à 16 présentent une analyse du travail (créateur de valeur) sous ces trois mêmes aspects. Du fait que la valeur est une expression des rapports sociaux entre les hommes, nous devons tout d’abord donner une caractérisation générale du travail social (chapitre 13). Dans une économie marchande, le travail social acquiert une expression plus précise sous la forme du travail abstrait, qui est la « substance » de la valeur (chapitre 14). La réduction du travail concret au travail abstrait implique la réduction du travail qualifié au travail simple ( chapitre 15), c’est pourquoi la théorie du travail qualifié est le complément de la théorie du travail abstrait. Enfin, l’aspect quantitatif du travail abstrait apparaît sous la forme du travail socialement nécessaire (chapitre 16).

9. La valeur, régulateur de la production[modifier le wikicode]

Après la publication du livre I du Capital, Kugelmann écrivit à Marx que, dans l’esprit de nombreux lecteurs, il n’avait pas « démontré » la notion de valeur. Dans sa lettre, déjà citée, du 11 juillet 1868, Marx répondit avec irritation à cette objection : « N’importe quel enfant sait que toute nation crèverait qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an, mais ne fût-ce que pour quelques semaines. De même, un enfant sait que les masses de produits correspondant aux diverses masses de besoins exigent des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social. Il va de soi que la forme déterminée de la production sociale ne supprime nullement cette nécessité de la répartition du travail social en proportions déterminées : c’est la façon dont elle se manifeste qui peut seule être modifiée. Des lois naturelles ne peuvent pas être supprimées absolument. Ce qui peut être transformé, dans des situations historiques différentes, c’est uniquement la forme sous laquelle ces lois s’appliquent. Et la forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se réalise, dans un état social où la connexité du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé des produits individuels du travail, c’est précisément la valeur d’échange de ces produits. »[44]

Marx mentionne ici l’un des éléments fondamentaux de sa théorie de la valeur. Dans l’économie marchande, il n’y a personne pour organiser une régulation consciente qui fasse correspondre la répartition du travail social entre les différentes branches d’activité à l’état donné des forces productives. Du fait que, dans l’organisation de la production, les producteurs marchands individuels sont autonomes, l’exacte répétition et la reproduction à l’identique d’un procès social de production déjà donné sont complètement impossibles. Plus encore, l’élargissement proportionnel du procès est impossible. Du fait que les actions des producteurs marchands isolés ne sont ni concertées ni stables, des déviations quotidiennes sont inévitables dans le sens d’un élargissement ou d’une contraction excessifs de la production. Si chaque déviation tendait à se développer sans obstacle, la poursuite de la production deviendrait impossible; l’économie sociale, fondée sur la division du travail, s’effondrerait. Dans la réalité, chaque déviation de la production, quel qu’en soit le sens, provoque l’action de forces qui mettent un terme à la déviation dans le sens considéré et donnent naissance à des mouvements de sens contraire. Un accroissement excessif de la production entraîne une baisse des prix sur le marché. Cela amène une réduction de la production, qui tombera peut-être même au-dessous du niveau nécessaire. La réduction de la production met un terme à la baisse des prix. La vie économique est un océan en perpétuel mouvement. Il n’est pas possible d’observer, à un moment donné quelconque, l’état d’équilibre dans la répartition du travail entre les différentes branches de la production. Mais, sans une conception théorique de cet état d’équilibre, on ne peut expliquer la nature de ces fluctuations et leur direction.

L’état d’équilibre entre deux branches de production correspond à l’échange de leurs produits sur la base des valeurs de ces produits. En d’autres termes, cet état d’équilibre correspond au niveau moyen des prix. Ce niveau moyen est un concept théorique. Les prix moyens ne correspondent pas aux mouvements réels des prix de marché concrets, mais ils les expliquent. Cette formulation théorique, abstraite, du mouvement des prix est en fait la « loi de la valeur ». Il résulte de cela que toute objection à la théorie de la valeur qui part de la non-coïncidence entre les prix concrets de marché et les « valeurs » théoriques est la preuve d’une totale incompréhension du problème. Une parfaite correspondance entre prix de marché et valeur signifierait qu’est éliminé l’unique régulateur qui empêche les différentes branches de l’économie sociale de se développer de façon divergente. Cela conduirait à un effondrement de l’économie. « Il est donc possible qu’il y ait un écart, une différence quantitative entre le prix d’une marchandise et sa grandeur de valeur, et cette possibilité gît dans la forme prix elle-même. C’est une ambiguïté qui, au lieu de constituer un défaut, est au contraire une des beautés de cette forme, parce qu’elle l’adapte à un système de production où la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent, se paralysent et se détruisent mutuellement » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 111 et 112).

Un niveau donné des prix de marché, fruit de la régulation par la loi de la valeur, présuppose une répartition donnée du travail social entre les différentes branches de production et il modifie cette répartition dans un sens donné. Dans un passage du Capital, Marx parle des « variations barométriques des prix du marché » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 46). Cela doit être précisé. Les fluctuations des prix du marché sont bien un baromètre, un indicateur du procès de répartition du travail social qui se déroule dans les profondeurs de l’économie. Mais c’est un baromètre d’un genre très particulier : il ne se contente pas d’indiquer le temps qu’il fait, il intervient pour le corriger. Un climat donné peut en remplacer un autre même sans l’indication d’un baromètre. Mais une structure donnée de la répartition du travail social ne succède à une autre que par l’intermédiaire des fluctuations des prix du marché, et sous la pression de ceux-ci. Si le mouvement des prix du marché est le lien qui relie deux structures successives de la répartition du travail dans l’économie sociale, nous sommes fondés à supposer une étroite relation interne entre l’activité de travail des agents économiques et la valeur. Nous chercherons alors l’explication de cette relation dans le procès de la production sociale, c’est-à-dire dans l’activité de travail des hommes, et non dans les phénomènes qui sont extérieurs à la sphère de la production ou qui ne sont pas reliés à celle-ci par un lien fonctionnel permanent. Par exemple, nous ne rechercherons pas l’explication dans les évaluations subjectives des individus, ou dans des interrelations mathématiques entre prix et quantités de biens, si l’on considère ces interrelations comme des données isolées du procès de production. Les phénomènes liés à la valeur ne peuvent être saisis qu’en étroite relation avec l’activité de travail de la société. L’explication de la valeur doit être recherchée dans le travail social. C’est notre première conclusion, et la plus générale.

Le rôle que joue la valeur dans la régulation de la répartition du travail dans la société a été expliqué par Marx non seulement dans sa lettre à Kugelmann, mais aussi dans différents passages du Capital. C’est peut-être dans la 4e section du livre I du Capital, au chapitre 14 : « La division du travail et la manufacture » (chapitre 12 de l’édition allemande), que ces observations sont présentées de la façon la plus développée : « Tandis que dans la manufacture la loi de fer de la proportionnalité soumet des nombres déterminés d’ouvriers à des fonctions déterminées, le hasard et l’arbitraire jouent leur jeu déréglé dans la distribution des producteurs et de leurs moyens de production entre les diverses branches du travail social.

Les différentes sphères de production tendent, il est vrai, à se mettre constamment en équilibre. D’une part, chaque producteur marchand doit produire une valeur d’usage, c’est-à-dire satisfaire un besoin social déterminé : or, l’étendue de ces besoins diffère quantitativement et un lien intime les enchaîne tous en un système qui développe spontanément leurs proportions réciproques; d’autre part, la loi de la valeur détermine combien de son temps disponible la société peut dépenser à la production de chaque espèce de marchandise. Mais cette tendance constante des diverses sphères de la production à s’équilibrer n’est qu’une réaction contre la destruction continuelle de cet équilibre. Dans la division manufacturière de l’atelier, le nombre proportionnel donné d’abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d’ouvriers attachée à chaque fonction particulière ; dans la division sociale du travail, il n’agit qu’a posteriori comme nécessité fatale, cachée, muette, saisissable seulement dans les variations barométriques des prix du marché, s’imposant et dominant par des catastrophes l’arbitraire déréglé des producteurs marchands » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 45 et 46).

On retrouve la même idée dans le livre III : « La répartition du travail social et le soin d’assurer un équilibre complémentaire réciproque, l’échange de ses produits, la subordination de ce travail à la machine sociale, son insertion dans cette machine, sont abandonnés aux agissements fortuits et antagonistes des différents producteurs capitalistes individuels […] . La loi de la valeur agit ici exclusivement comme loi immanente et, pour les différents agents, comme une loi naturelle aveugle ; elle impose l’équilibre social de la production au milieu des fluctuations accidentelles de celle-ci » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 255).

Ainsi, sans une répartition proportionnelle du travail entre les différentes branches de l’économie, l’économie marchande ne peut exister. Mais cette répartition proportionnelle du travail ne peut se réaliser que si les profondes contradictions internes qui se trouvent à la base même de cette société sont surmontées. D’une part, la société marchande se trouve unifiée, par la division du travail, en une économie sociale intégrée. Les composantes individuelles de cette société sont en étroites relations mutuelles et s’influencent réciproquement. D’autre part, la propriété privée et l’activité économique autonome de producteurs marchands individuels fragmentent cette société en une multitude d’unités économiques isolées et indépendantes. Cette société marchande fragmentée « ne devient société que par le processus d’échange, lequel est le seul processus économique qu’elle connaisse »[45]. Le producteur marchand est formellement autonome. Il agit selon son propre jugement unilatéral, guidé par son intérêt propre tel qu’il le conçoit. Mais, dans le processus de l’échange, il est lié à son co-contractant (acheteur ou vendeur) et, par l’intermédiaire de celui-ci, il est indirectement en relation avec l’ensemble du marché, c’est-à-dire avec la totalité des acheteurs et vendeurs, dans des conditions concurrentielles qui tendent à ramener les prix du marché au même niveau. C’est par l’intermédiaire de l’échange, de la valeur des produits du travail, que se crée la connexion entre les productions des producteurs marchands individuels d’une même branche. Une connexion semblable se crée aussi entre les différentes branches de la production, entre les différentes régions du pays et entre les différents pays. Elle ne signifie pas seulement que les producteurs marchands échangent les uns avec les autres, elle signifie aussi qu’ils entrent dans des rapports sociaux mutuels. Du fait qu’ils sont liés dans l’échange par l’intermédiaire des produits de leurs travaux, ils se trouvent aussi liés dans leurs procès productifs, dans leur activité de travail, parce qu’ils doivent prendre en compte, dès le procès de la production directe, les conditions qu’ils supposent être celles du marché. Par l’intermédiaire de l’échange et de la valeur des marchandises, l’activité de travail de certains producteurs marchands influence l’activité de travail des autres et y apporte des modifications déterminées. D’autre part, ces modifications influencent l’activité de travail elle-même. Les composantes individuelles de l’économie sociale s’ajustent les unes aux autres. Mais cet ajustement n’est possible que si l’influence que l’une de ces composantes exerce sur une autre passe par l’intermédiaire du mouvement des prix sur le marché, mouvement qui est déterminé par la « loi de la valeur ». En d’autres termes, c’est seulement par l’intermédiaire de la valeur des marchandises que l’activité de travail des producteurs séparés et indépendants se structure dans l’unité de production qu’on appelle une économie sociale, réseau de connexions et de conditionnements mutuels des travaux des différents membres individuels de la société. La valeur est la courroie de transmission qui permet le mouvement des procès de travail d’une partie de la société à une autre, qui fait ainsi de cette société un organisme en état de fonctionner.

Nous nous trouvons donc face au dilemme suivant : dans une économie marchande, où l’activité de travail des individus n’est pas l’objet d’une régulation ni d’un ajustement mutuel direct, la connexion des activités productives des producteurs marchands individuels se manifeste par l’intermédiaire du procès d’échange, ou alors ne se manifeste pas du tout. Or, la connexion entre les composantes individuelles de l’économie sociale est un fait d’évidence. L’explication de ce fait doit donc être recherchée dans le mouvement des valeurs des marchandises. Derrière le mouvement des valeurs, nous devons découvrir les interrelations entre les activités de travail des individus. Nous retrouvons ainsi la connexion entre les phénomènes qui se rattachent à la valeur et l’activité de travail des hommes. Nous retrouvons la connexion générale entre la « valeur » et le « travail ». Notre point de départ n’est pas ici la valeur, mais le travail. La conception qui veut que Marx soit parti des phénomènes qui se rapportent à la valeur dans leur expression matérielle et les ait analysés, pour en arriver à la conclusion que le caractère commun des choses qui s’échangent et se mesurent ne peut être que le travail, est une conception fausse. Le raisonnement de Marx se déroule exactement en sens inverse. Dans l’économie marchande, le travail des producteurs marchands individuels, qui a directement la forme de travail privé, ne peut acquérir le caractère de travail social, c’est-à-dire ne peut être intégré au procès de connexion et de coordination mutuelles que par l’intermédiaire de la « valeur » des produits du travail. Le travail, en tant que phénomène social, ne peut être exprimé que par la valeur. La spécificité de la théorie de la valeur-travail de Marx tient à ce que Marx ne la fonde pas sur les propriétés de la valeur, c’est-à-dire sur l’évaluation et la mise en équivalence des choses, mais sur les caractéristiques qui sont celles du travail dans l’économie marchande, c’est-à-dire sur l’analyse de la structure du travail et des rapports de production. Marx lui-même a noté cette spécificité de sa théorie : « L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur de la valeur[46], quoique d’une manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 91 et 92 ; souligné par Roubine). Partant de l’activité de travail des hommes, Marx a montré que, dans une économie marchande, cette activité prend inévitablement la forme de la valeur des produits.

Les critiques de la théorie marxienne de la valeur combattent tout particulièrement la position « privilégiée » que le travail occupe dans cette théorie. Ils énoncent une longue liste de facteurs et de conditions qui se trouvent modifiés quand les prix des marchandises sur le marché changent. Ils mettent en cause la base sur laquelle le travail est isolé de cette liste et classé dans une catégorie spéciale. Nous devons répondre à cette objection que la théorie de la valeur n’étudie pas le travail en tant qu’élément technique de la production, mais l’activité de travail des hommes en tant que fondement de la vie sociale et les formes sociales dans lesquelles ce travail s’accomplit. Sans analyse des rapports sociaux de travail et de production, il n’est pas d’économie politique. Cette analyse montre que, dans une économie marchande, la connexion des travaux productifs des producteurs marchands ne peut s’exprimer que sous une forme matérielle, sous la forme de valeur des produits du travail.

Notre conception de la connexion causale interne entre valeur et travail ( connexion causale qui découle nécessairement de la structure même de l’économie marchande) pourra être critiquée comme trop générale et elle sera à coup sûr contestée par les adversaires de la théorie de la valeur de Marx. La formulation de la théorie de la valeur-travail, telle que nous la donnons maintenant sous sa forme la plus générale, revêtira dans la suite de notre exposé un caractère plus concret. Mais, dans cette formulation générale, la présentation du problème de la valeur élimine par avance toute une série de théories et condamne à l’échec tout un ensemble de tentatives. Concrètement, les théories qui recherchent les causes déterminantes de la valeur et de ses modifications dans des phénomènes qui ne sont pas directement en rapport avec l’activité de travail des hommes, avec le procès de production, sont dès l’abord exclues (par exemple, la théorie de l’école autrichienne, qui part des évaluations subjectives des sujets individuels, isolés du procès de production et des formes sociales concrètes dans lesquelles ce procès s’accomplit). Une telle théorie a bien pu fournir une interprétation astucieuse, elle a bien pu expliquer avec quelque succès certains phénomènes concernant les mouvements de prix, il n’en reste pas moins qu’elle souffre du vice fondamental qui gâte par avance tous ses succès particuliers : elle n’explique pas le mécanisme de la production dans la société contemporaine, ni les conditions de son fonctionnement et de son développement normaux. En excluant la valeur, la courroie de transmission, du mécanisme de la production dans l’économie marchande, cette théorie se prive elle-même de toute possibilité de comprendre la structure et le fonctionnement de ce mécanisme. Nous devons déterminer la connexion entre la valeur et le travail non seulement pour comprendre les phénomènes qui se rapportent à la « valeur », mais aussi pour comprendre le phénomène « travail » dans la société contemporaine, c’est-à-dire la possibilité de l’unité du procès de production dans une société qui se compose de producteurs marchands individuels.

10. Égalité des producteurs de marchandises et égalité des marchandises[modifier le wikicode]

La société marchande-capitaliste, de même que toute société fondée sur la division du travail, ne peut exister sans une répartition proportionnelle du travail entre les différentes branches de la production. Cette répartition du travail ne peut s’effectuer que s’il existe une connexion et un conditionnement réciproque des activités de travail des individus. Cette connexion des travaux productifs ne peut se réaliser que par l’intermédiaire du procès de l’échange sur le marché, par l’intermédiaire de la valeur des marchandises, du fait de l’absence de régulation sociale de la production marchande. L’analyse du procès d’échange, de ses formes sociales et de ses rapports avec la production dans la société marchande est par essence le sujet même de la théorie de la valeur de Marx[47].

Dans le premier chapitre du Capital, Marx admet implicitement les prémisses sociologiques de la théorie de la valeur (telles que nous les avons présentées ci-dessus), commence directement par l’analyse de l’acte d’échange, dans lequel s’exprime l’égalité des marchandises échangées. Aux yeux de la majorité des critiques de Marx, ces prémisses sociologiques sont passées inaperçues. Ces critiques n’ont pas vu que la théorie marxienne de la valeur est une conclusion qui découle de l’analyse des rapports socio-économiques qui caractérisent l’économie marchande. Cette théorie n’est pour eux rien d’autre qu’ « une preuve purement logique, une déduction dialectique de la nature de l’échange »[48].

Nous savons qu’en fait Marx n’a pas analysé l’acte d’échange en tant que tel, isolé d’une structure économique déterminée de la société. Il a analysé les rapports de production d’une société déterminée, la société marchande-capitaliste, et le rôle de l’échange dans cette société. Si quelqu’un a construit une théorie de la valeur sur la base d’une analyse de l’acte d’échange en tant que tel, isolé d’un contexte socio-économique déterminé, c’est bien Böhm-Bawerk et non Marx.

Mais si Böhm-Bawerk se trompe quand il fait découler l’égalité des biens échangés d’une analyse purement logique de l’acte d’échange, il a toutefois raison de soutenir que Marx a, dans son analyse de l’acte d’échange dans l’économie marchande, particulièrement mis l’accent sur l’égalité. « Prenons encore deux marchandises, soit du froment et du fer. Quel que soit leur rapport d’échange, il peut toujours être représenté par une équation dans la-quelle une quantité donnée de froment est réputée égale à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron de froment = a kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C’est que dans deux objets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d’échange, être réductible au troisième, indépendamment de l’autre » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 53). C’est dans ce passage que les critiques de Marx ont vu le cœur et l’unique fondement de sa théorie de la valeur, et c’est contre lui qu’ils ont dirigé l’essentiel de leurs attaques. « Je voudrais faire remarquer en passant que le premier présupposé, selon lequel, dans l’échange de deux choses, une ‘égalité’ doit se manifester, me paraît très démodé - ce qui après tout n’est pas d’une grande importance -, mais aussi très irréaliste ou, en termes clairs, que c’est une idée fausse. Là où règnent l’égalité et l’exact équilibre, il n’est nul besoin d’une quelconque modification de la situation préexistante. Si par conséquent, dans le cas d’un échange, l’affaire se termine par un changement du propriétaire des marchandises, c’est bien plutôt le signe qu’une inégalité ou une prépondérance quelconques étaient en jeu, qui furent la cause de cette modification. »[49]

Il est sans doute superflu de faire remarquer que les objections de Böhm-Bawerk manquent leur cible. Marx n’a jamais soutenu que l’échange se réalise dans les conditions d’ « exact équilibre » ; à plus d’une reprise, il a souligné que l’ « inégalité » qualitative des marchandises était le résultat nécessaire de la division du travail et représentait, en même temps, un nécessaire adjuvant à l’échange. Böhm-Bawerk s’intéressait à l’échange des marchandises en tant que valeurs d’usage et aux évaluations subjectives de l’utilité des marchandises comme stimulant pour les échangistes. Il a ainsi très correctement mis l’accent sur le facteur d’inégalité. Mais Marx s’intéressait à l’échange en tant que fait social objectif et, en soulignant l’égalité, il a mis à jour des caractéristiques essentielles de ce fait social. Il n’avait pourtant en tête aucune fantasmagorie d’état d’ « exact équilibre »[50].

Les critiques de la théorie marxienne de la valeur placent généralement le centre de gravité de cette théorie dans la définition de l’égalité quantitative des dépenses de travail nécessaires à la production des marchandises, dépenses qui se trouvent égalisées l’une à l’autre dans l’acte d’échange. Mais Marx a souligné à plusieurs reprises. l’autre aspect de sa théorie de la valeur, l’aspect qualitatif pourrait-on dire par opposition à l’aspect quantitatif dont il est question ci-dessus. Marx ne s’intéresse pas aux propriétés qualitatives des marchandises en tant que valeurs d’usage. Son attention se porte sur les caractéristiques qualitatives de l’acte d’échange en tant que phénomène socio-économique. C’est seulement sur la base de ces caractéristiques qualitatives et essentiellement sociologiques que l’on peut saisir l’aspect quantitatif de l’acte d’échange. Presque toutes les critiques de la théorie marxienne de la valeur sont viciées par une complète ignorance de cet aspect de sa théorie. Leurs interprétations sont aussi unilatérales que la conception opposée qui soutient que le phénomène de la valeur, tel que Marx l’étudie, n’est en aucune manière relié aux proportions d’échange, c’est-à-dire à l’aspect quantitatif de la valeur[51].

Si nous laissons de côté la question de l’égalité quantitative des marchandises échangées, il nous faut alors mettre en évidence que, dans une économie marchande, les contacts entre les unités économiques privées s’établissent sous la forme d’achat et de vente, sous la forme de l’égalisation des valeurs données et reçues par les unités économiques individuelles dans l’acte d’échange. L’acte d’échange est un acte d’égalisation. Cette égalisation des marchandises échangées reflète la caractéristique fondamentale de l’économie marchande : l’égalité des producteurs de marchandises. L’égalité à laquelle nous faisons référence ici ne renvoie pas à la possession par ces producteurs de moyens de production matériels égaux, mais à leur égalité en tant que producteurs autonomes de marchandises, indépendants les uns des autres. Aucun de ces producteurs ne peut agir sur un autre, directement et unilatéralement, en l’absence d’un accord formel entre eux. En d’autres termes, un producteur donné peut en influencer un autre, considéré comme un sujet économique indépendant, par l’intermédiaire des clauses de leur accord. L’absence de coercition extra-économique, l’organisation de l’activité de travail des individus non sur la base du droit public, mais sur celle du droit privé et de la prétendue liberté de contracter, sont les traits caractéristiques essentiels de la structure économique de la société contemporaine. Dans ce contexte, la forme fondamentale des rapports de production entre unités économiques privées est la forme de l’échange, c’est-à-dire de l’égalisation des valeurs échangées. L’égalité des marchandises dans l’échange est l’expression matérielle du rapport de production fondamental de la société contemporaine: la connexion entre producteurs de marchandises en tant que sujets économiques égaux, autonomes et indépendants.

Le passage suivant du Capital nous paraît fondamental pour la compréhension des idées de Marx que nous avons présentées : « Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c’est que la société grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l’expression de la valeur, l’égalité et l’équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l’idée de l’égalité humaine a déjà acquis la ténacité d’un préjugé populaire. Mais cela n’a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport social dominant » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 73)[52]. L’égalité des producteurs marchands autonomes et indépendants est la base de l’égalité des biens échangés. Telle est la caractéristique fondamentale de l’économie marchande, de sa « structure cellulaire » pour ainsi dire. La théorie de la valeur examine le procès de constitution de l’unité productive appelée économie sociale à partir de cellules séparées, indépendantes. Ce n’est pas sans raison que Marx a écrit, dans la préface à la 1e édition allemande du livre I du Capital. que « la forme marchandise du produit du travail, ou la forme valeur de la marchandise, est la forme cellulaire économique » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 18). Cette structure cellulaire de la société marchande correspond à l’ensemble des unités économiques privées, égales et formellement indépendantes.

Dans le passage sur Aristote cité ci-dessus, Marx souligne que, dans la société esclavagiste, le concept de valeur ne pouvait être déduit de la « forme valeur elle-même », c’est-à-dire de l’expression matérielle de l’égalité des marchandises échangées. Le mystère de la valeur ne peut être dévoilé que sur la base des caractéristiques de la société marchande. Il n’y a pas à s’étonner que les critiques, qui ont négligé le caractère sociologique de la théorie de la valeur de Marx, aient mal compris le passage en question. Si l’on en croit Dietzel, Marx « était guidé par l’axiome éthique de l’égalité ». Ce « fondement éthique apparaît dans le passage où Marx explique l’échec de la théorie de la valeur d’Aristote en montrant que la base naturelle de la société grecque était l’inégalité entre les hommes et entre leurs forces de travail »[53]. Dietzel ne comprend pas que Marx ne part pas d’un postulat éthique d’égalité, mais de l’égalité des producteurs de marchandises en tant que fait social fondamental de l’économie marchande. Répétons-le, il ne s’agit pas de l’égalité au sens de répartition égale des biens matériels, mais au sens d’indépendance et d’autonomie des agents économiques qui organisent la production.

Si Dietzel transforme un fait réel, la société des producteurs marchands égaux entre eux, en un postulat éthique, Croce, lui, voit dans le principe de l’égalité un type de société élaboré théoriquement et conçu par Marx sur la base de considérations théoriques, dans un but de comparaison et d’opposition avec la société capitaliste, fondée, elle, sur l’inégalité. Le propos de la comparaison serait d’expliquer les caractéristiques spécifiques de la société capitaliste. L’égalité des producteurs de marchandises n’est pas ici un idéal éthique, mais une mesure élaborée théoriquement, un étalon auquel nous mesurons la société capitaliste. Croce rappelle le passage où Marx dit que la nature de la valeur ne peut être expliquée que dans une société où la croyance dans l’égalité humaine a acquis la force d’un préjugé populaire[54]. Il pense que Marx, pour comprendre la valeur dans une société capitaliste, a pris comme type, comme étalon théorique, une valeur différente (concrète), celle que posséderaient les biens que l’on peut multiplier par le travail dans une société dépourvue des imperfections de la société capitaliste et dans laquelle la force de travail ne serait pas une marchandise. De ce raisonnement, Croce tire la conclusion suivante au sujet du caractère logique de la théorie de la valeur de Marx : « La théorie de la valeur-travail de Marx n’est pas seulement une généralisation logique, c’est aussi un fait conçu et postulé comme typique, c’est-à-dire quelque chose de plus qu’un simple concept logique. »[55]

Dietzel transformait la société de producteurs marchands égaux entre eux en un postulat éthique, Croce en fait une image concrète « élaborée dans la pensée », que l’on compare à la société capitaliste pour expliquer avec plus de clarté les caractéristiques de celle-ci. Cependant, cette société de producteurs marchands égaux n’est en réalité rien d’autre qu’une abstraction et une généralisation des caractéristiques fondamentales de l’économie marchande en général, et de l’économie capitaliste en particulier. La théorie de la valeur et sa prémisse, la société de producteurs marchands égaux, constitue une analyse de l’un des aspects de l’économie capitaliste, à savoir le rapport de production fondamental qui unit les producteurs marchands autonomes. Ce rapport est fondamental parce qu’il constitue l’économie sociale (l’objet de l’économie politique) comme totalité indiscutable, quoique plastique. Marx a exprimé avec lucidité le caractère logique de sa théorie de la valeur : « Jusqu’ici, nous ne connaissons d’autre rapport économique entre les hommes que celui d’échangistes, rapport dans lequel ils ne s’approprient le produit d’un travail étranger qu’en livrant le leur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 11). La théorie de la valeur ne nous donne pas une description de phénomènes se déroulant dans quelque société imaginaire qui serait l’opposé de la société capitaliste ; elle nous donne une généralisation de l’un des aspects de la société capitaliste.

Certes, dans la société capitaliste, les rapports de production entre les hommes en tant que membres de groupes sociaux différents ne se limitent pas aux rapports qui existent entre ces hommes en tant que producteurs marchands indépendants. Cependant, les rapports entre membres de groupes sociaux différents s’établissent, dans la société capitaliste, sous la forme et sur la base des interrelations qui existent entre ces hommes en tant que producteurs marchands égaux et autonomes. Les capitalistes et les ouvriers sont mutuellement liés par des rapports de production. Le capital est l’expression matérielle de ce rapport. Mais ils sont liés en tant que producteurs marchands formellement égaux, et c’est comme tels qu’ils concluent un contrat. La catégorie de valeur sert d’expression à ce rapport de production ou, plus exactement, à cet aspect du rapport de production qui les met en relation. Les capitalistes industriels et les propriétaires fonciers, les entrepreneurs et les capitalistes financiers entrent, eux aussi, dans des rapports contractuels réciproques en tant que possesseurs de marchandises égaux et autonomes. Cet aspect des rapports de production entre divers groupes sociaux s’exprime dans la théorie de la valeur. Ainsi se trouve expliquée l’une des caractéristiques de l’économie politique comme science. Les concepts fondamentaux de l’économie politique sont construits sur la base de la valeur et, à première vue, ils semblent même être des prolongements logiques de celle-ci. Un premier contact avec le système théorique de Marx peut amener le lecteur à se trouver d’accord avec l’interprétation de Böhm-Bawerk, selon laquelle ce système est le développement logique-déductif de concepts abstraits, leur développement Immanent, purement logique selon la méthode de Hegel. Grâce à des modifications magiques, purement logiques, la valeur se transforme en argent, l’argent en capital, le capital en capital augmenté (c’est-à-dire capital + plus-value), la plus-value en profit d’entreprise, intérêt et rente, etc. Böhm-Bawerk, qui considère à part toute la théorie de la valeur, note que les parties les plus développées du système de Marx forment un tout équilibré qui découle avec cohérence d’un point de départ erroné. « Dans ce cours médian du système marxien, le flot des développements et articulations logiques s’écoule avec une cohérence réellement imposante [...] Par leur extraordinaire cohérence interne, ces parties médianes du système, aussi faux que puisse être leur point de départ, établissent pour toujours la réputation de leur auteur comme force intellectuelle de premier rang. »[56]Venant de Böhm-Bawerk, qui fut précisément un penseur habile dans le développement logique des concepts, l’hommage n’est pas mince. Mais, en fait, la puissance de la théorie de Marx réside moins dans sa cohérence logique interne que dans le fait qu’elle est intensément nourrie d’un contenu socio-économique riche et complexe, tiré du réel et élucidé par le pouvoir de la pensée abstraite. Dans l’œuvre de Marx, un concept se transforme en un autre ; mais cela n’est pas l’effet d’un développement logique immanent, c’est le résultat de la prise en compte de tout un ensemble de conditions socio-économiques connexes. Une fantastique révolution historique (décrite par Marx dans la section sur l’accumulation primitive du capital) a été nécessaire pour que l’argent se transforme en capital.

Mais cet aspect de la question ne nous intéresse pas ici. Un concept donné ne se développe à partir d’un autre qu’en présence de conditions économiques données. Le fait est que, dans la théorie de Marx, chaque nouveau concept porte la marque du concept précédent. Tous les concepts fondamentaux du système économique paraissent être des variétés logiques du concept de valeur. La monnaie, c’est une valeur qui sert d’équivalent général. Le capital, c’est une valeur qui crée de la plus-value. Le salaire, c’est la valeur de la force de travail. Le profit, l’intérêt, la rente sont des fractions de la plus-value. A première vue, cette filiation logique des concepts fondamentaux à partir du concept de valeur semble inexplicable. Mais elle peut s’expliquer par le fait que les rapports de production de la société capitaliste qui s’expriment dans les concepts cités (capital, salaire, profit, intérêt, rente, etc.) apparaissent sous la forme de rapports entre producteurs marchands indépendants, rapports qui s’expriment par l’intermédiaire du concept de valeur. Le capital est une variété de la valeur parce que le rapport de production entre le capitaliste et l’ouvrier prend la forme d’un rapport entre producteurs marchands égaux, c’est-à-dire entre agents économiques autonomes. Le système des concepts économiques procède du système des rapports de production. La structure logique de l’économie politique en tant que science exprime la structure sociale de la société capitaliste[57].

La théorie de la valeur-travail donne une formulation théorique du rapport de production fondamental de la société marchande, le rapport de production entre producteurs marchands égaux. Cela explique la vitalité de cette théorie, qui a toujours été au tout premier plan de la science économique en dépit du torrent d’idées économiques qui se sont remplacées les unes les autres, et en dépit de toutes les attaques qui ont été dirigées contre elle sous des formes et dans des formulations toujours renouvelées. Marx notait déjà cette qualité de la théorie de la valeur-travail dans sa lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, déjà citée : « Il est vrai que l’histoire de la théorie prouve d’autre part, comme vous l’avez supposé avec raison, que la conception du rapport de valeur a toujours été la même, plus ou moins claire, tantôt entachée d’illusions, tantôt mieux définie scientifiquement. »[58]Hilferding a lui aussi fait état de la vitalité de cette théorie : « La théorie économique - avec le champ d’action que lui donne Marx dans ses Théories sur la plus-value - est une explication de la société capitaliste, qui est fondée sur la production marchande. Cette base de la vie économique, qui est restée identique en dépit d’un développement fantastique et tumultueux, explique le fait que la théorie économique reflète ce développement et conserve des lois fondamentales qui furent découvertes auparavant, en les développant mais sans les éliminer complètement. Cela signifie que le développement logique de la théorie accompagne le développement réel du capitalisme. Le procès de développement de la théorie économique, qui part des premières formulations de la loi de la valeur-travail chez Petty et Franklin et s’achève avec les considérations plus subtiles contenues dans les livres II et III du Capital, se présente comme un développement logique. »[59]Cette continuité du développement historique de la théorie de la valeur explique sa position logique centrale dans la science économique. Cette position logique ne peut être comprise que par rapport au rôle particulier que joue, dans le système des rapports de production de la société capitaliste, le rapport fondamental entre producteurs marchands considérés comme agents économiques égaux et autonomes.

Cela met en évidence l’inexactitude des interprétations qui considèrent que la théorie de la valeur-travail n’est d’aucune utilité pour expliquer la société capitaliste, et qui restreignent son champ d’application à une société imaginaire ou à une société marchande simple qui précéderait la société capitaliste. Croce se demande « pourquoi Marx, dans l’analyse des phénomènes économiques de la deuxième et de la troisième sphère [c’est-à-dire les phénomènes du profit et de la rente - I.R.], utilise toujours des concepts dont la place est seulement dans la première sphère [c’est-à-dire dans la sphère de la valeur-travail -I.R.] . Si la correspondance entre travail et valeur ne se réalise Que dans la société simplifiée de la première sphère, pourquoi insister sur la transcription des phénomènes de la deuxième dans les termes de la première ? »[60]De telles critiques sont fondées sur une compréhension unilatérale de la théorie de la valeur, qui expliquerait uniquement les proportions quantitatives de l’échange dans une économie marchande simple, et elles négligent totalement l’aspect qualitatif de la théorie de la valeur. Si la loi des proportIons quantitatives de l’échange est modifiée dans l’échange capitaliste par rapport à l’échange marchand simple, l’aspect qualitatif de l’échange est le même dans les deux économies. C’est seulement l’analyse de l’aspect qualitatif qui permet d’aborder et de saisir les proportions quantitatives. « L’expropriation d’une partie de la société et le monopole de la propriété des moyens de production de l’autre partie modifient naturellement l’échange, car ce n’est qu’en lui que peut apparaître cette inégalité des membres de la société. Mais, comme l’acte d’échange est un rapport d’égalité, l’inégalité apparaît maintenant comme égalité non plus de la valeur, mais du prix de production. »[61]Hilferding aurait dû approfondir cette idée et la traduire en termes de rapports de production.

La théorie de la valeur, dont le point de départ est l’égalité des marchandises échangées, est indispensable pour expliquer la société capitaliste et son inégalité, parce que les rapports de production entre capitalistes et ouvriers prennent la forme de rapports entre des producteurs marchands formellement égaux et indépendants. Toutes les interprétations qui séparent la théorie de la valeur de la théorie de l’économie capitaliste sont incorrectes, qu’elles restreignent ou non la sphère de la validité de la théorie de la valeur à une société imaginaire (Croce) ou a une économie marchande simple, ou même à une transformation de la valeur-travail en une catégorie purement logique (Tugan-Baranovskij), ou enfin qu’elles recourent à une séparation tranchée entre les catégories « interéconomiques », dont la valeur, et les autres catégories « sociales » (Strouvé) - sur ce dernier point, cf. ci-dessus, chapitre 6 : « Strouvé et la théorie du fétichisme de la marchandise ».

11. Égalité des marchandises et égalité des travaux[modifier le wikicode]


L’égalité des producteurs marchands, considérés comme des agents économiques autonomes, s’exprime sous la forme de l’échange : par essence, l’échange est un échange d’équivalents, une égalisation des marchandises échangées. Le rôle de l’échange dans l’économie ne se limite pas à sa forme sociale. Dans l’économie marchande, l’échange est l’un des éléments indispensables du procès de reproduction. Il permet une répartition adéquate du travail et la poursuite de la production. Dans sa forme, l’échange reflète la structure sociale de l’économie marchande. Du point de vue de son contenu, il est l’une des phases du procès de travail, du procès de reproduction. Formellement, l’acte d’échange reflète une égalisation de marchandises. Du point de vue du procès de production, il est étroitement lié à l’égalisation des travaux.

De même que la valeur exprime l’égalité de tous les produits du travail, le travail (en tant que substance de la valeur) exprime l’égalité des différents travaux, quels que soient leur forme et l’individu qui les accomplit. Les travaux sont « égaux ». Mais en quoi consiste l’égalité de ces travaux ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer trois espèces de travail égal :

  • le travail physiologiquement égal,
  • le travail socialement égalisé,
  • le travail abstrait.

Nous ne traiterons pas ici de la première forme (cf. ci-dessous, chap. 14) ; nous devons, en revanche, expliquer la différence qui sépare la deuxième et la troisième forme de travail.

Dans une économie organisée, les rapports entre les hommes sont relativement simples et transparents. Le travail acquiert directement une forme sociale, c’est-à-dire qu’il existe une certaine organisation sociale et des organismes sociaux déterminés qui répartissent le travail entre les membres individuels de la société. Ainsi le travail de chaque individu entre-t-il directement dans l’économie sociale en tant que travail concret, pourvu de toutes ses propriétés matérielles concrètes. Le travail de chaque individu est social, précisément parce qu’il est différent des travaux des autres membres de la communauté et qu’il représente un complément matériel à ces travaux. Le travail sous sa forme concrète est directement du travail social. Il est donc aussi du travail réparti. L’organisation sociale du travail consiste à répartir le travail entre les différents membres de la communauté. Inversement, la division du travail repose sur les décisions d’un organisme social donné. Le travail est en même temps social et réparti, ce qui signifie que sous sa forme matérielle-technique, ou concrète, ou utile, le travail possède ces deux propriétés.

Ce travail est-il aussi socialement égalisé ?

Si nous laissons de côté des organisations sociales fondées sur une extrême inégalité des sexes et des groupes d’individus et si nous considérons une vaste communauté connaissant la division du travail (par exemple la vaste communauté familiale, zadrouga, des Slaves du Sud), on observe alors que le procès d’égalisation devait ou tout au moins pouvait exister dans une telle communauté. Un procès de même type sera encore bien plus nécessaire dans une vaste communauté socialiste. Sans égalisation des travaux de différentes espèces accomplis par différents individus, l’organisme de la communauté socialiste ne peut décider s’il est plus avantageux ou non de dépenser, pour produire tel bien, une journée de travail qualifié ou deux journées de travail simple, un mois du travail de l’individu A ou deux mois de travail de l’individu B. Mais, dans une communauté organisée, ce procès d’égalisation du travail est fondamentalement différent de celui qui a lieu dans une économie marchande. Imaginons une communauté socialiste où existe une division du travail entre les membres de la communauté. Un organisme social déterminé égalise les travaux des différents individus, parce que sans cette égalisation il est impossible de réaliser un plan social un tant soit peu étendu. Mais, dans cette communauté, le procès d’égalisation des travaux est secondaire, il n’est qu’un complément au procès de socialisation et de répartition du travail. Le travail est avant tout du travail socialisé et réparti. La qualité de travail socialement égalisé peut aussi être introduite ici, mais comme caractéristique dérivée annexe. La caractéristique fondamentale du travail dans ce type de communauté, c’est d’être du travail social et réparti, sa propriété de travail socialement égalisé n’est qu’un complément.

Examinons maintenant les modifications qui interviendraient dans l’organisation du travail de notre communauté si nous l’imaginions non plus comme une entité organisée, mais comme une réunion d’unités économiques séparées, de producteurs marchands privés, donc comme une économie marchande.

Les caractéristiques sociales du travail telles que nous les avons déterminées dans la communauté organisée se retrouvent dans une économie marchande. Là aussi, il existe du travail social, du travail réparti et du travail socialement égalisé. Mais tous ces procès de socialisation, de répartition et d’égalisation du travail s’accomplissent sous une forme complètement différente. La combinaison de ces caractéristiques est tout à fait autre. Avant tout, dans une économie marchande, il n’existe pas d’organisation sociale directe du travail. Le travail n’est pas directement social.

Dans une économie marchande, le travail de l’individu isolé, du producteur marchand privé, n’est pas réglé directement par la société. Le travail en tant que tel, sous sa forme concrète, n’entre donc pas directement dans l’économie sociale. Il ne devient social que lorsqu’il acquiert la forme de travail socialement égalisé, ou encore le travail de chaque producteur marchand ne devient social que parce que son produit est égalisé avec les produits de tous les autres producteurs. Ainsi le travail d’un individu donné est égalisé avec le travail d’autres membres de la société et avec d’autres formes de travail. Il n’existe aucun autre moyen de déterminer le caractère social du travail dans une économie marchande.. Il n’y a pas ici de plan élaboré à l’avance pour la socialisation et la répartition du travail. La seule médiation qui permette de dIre que le travaIl d’un individu donné est intégré dans le système social de l’économie, c’est l’échange des produits du travail considéré contre tous les autres produits.

Donc, si l’on compare une économie marchande à une communauté socialiste, il semble qu’il y ait eu une permutation de deux des propriétés du travail, la propriété d’être social et la propriété d’être socialement égalisé. Dans la communauté socialiste, la propriété qu’a le travail d’être égal ou égalisé était le résultat du procès de production, des décisions de production que prenait un organisme social qui socialisait et répartissait le travail. Dans l’économie marchande, le travail ne devient social que dans la mesure où il est égalisé à toutes les autres formes de travail, dans la mesure où il se trouve socialement égalisé. Le travail social ou socialement égalisé, sous la forme spécifique qu’il revêt dans une économie marchande, peut être appelé travail abstrait.

Nous pouvons donner quelques citations des œuvres de Marx qui confirment ce que nous avons dit.

Le passage le plus frappant se trouve dans la Contribution à la critique de l’économie politique, où Marx dit que « c’est en prenant la forme de son contraire immédiat, la forme de la généralité abstraite, qu’il [le travail de l’individu isolé] devient travail social » (Contribution, p. 13) ; la forme de la généralité abstraite, c’est la forme sous laquelle le travail est égalisé avec toutes les autres formes de travail. Le travail abstrait est, sous cette forme, social : Marx caractérise souvent ainsi la forme sociale du travail dans une économie marchande. Nous pouvons aussi citer la célèbre phrase du Capital d’après laquelle, dans la production marchande, « le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain » (Le Capital. L. I, t. 1, p. 86)[62].

Ainsi, dans une économie marchande, le centre de gravité des caractéristiques sociales du travail subit un déplacement ; il n’est plus dans le fait que le travail est social, mais dans le fait que le travail est égal, qu’il est du travail socialement égalisé par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail. C’est justement parce que, dans une économie marchande, le travail ne devient social que s’il a la propriété d’être égal que ce concept d’égalité des travaux joue un rôle aussi important dans la théorie de la valeur de Marx.

Dans une économie marchande, la propriété qu’a le travail d’être social et réparti découle de l’égalité des travaux. La répartition du travail dans l’économie marchande n’est pas une répartition consciente qui se ferait en fonction de besoins déterminés et connus à l’avance ; elle est réglée par le principe de l’égal avantage de production. La répartition du travail entre différentes branches de la production s’accomplit de telle façon que les producteurs marchands de toutes les branches acquièrent, pour la dépense d’une même quantité de travail, des sommes de valeur égales.

On voit que la première caractéristique du travail abstrait (c’est-à-dire du travail socialement égalisé sous la forme spécifique qu’il prend dans une économie marchande) est qu’il ne devient social que s’il est égal. Sa seconde caractéristique est que l’égalisation des travaux s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des choses.

Dans une société socialiste, le procès d’égalisation des travaux et le procès d’égalisation des choses (des produits du travail) sont possibles, mais ils sont distincts l’un de l’autre. Lors de l’établissement du plan de production et de répartition des différentes formes de travail, la société socialiste réalise une certaine égalisation des différentes formes de travail et, simultanément, elle égalise des choses (des produits du travail) du point de vue de leur utilité sociale. « Certes, la société sera obligée de savoir même alors combien de travail il faut pour produire chaque objet d’usage. Elle aura à dresser le plan de production d’après les moyens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. »[63]Une fois terminé le procès de production, au moment où seront distribués entre les membres de la société les objets produits, il sera probablement indispensable de procéder à une certaine égalisation des choses pour les besoins de la distribution, à une évaluation consciente par la société de ces objets[64]. Il est évident que la société socialiste n’a pas à évaluer les choses, lors de leur égalisation (de leur évaluation), dans la proportion exacte du travail dépensé pour leur production. Une société organisée selon les principes d’une politique sociale pourra, par exemple, sous-évaluer le coût des objets qui satisfont les besoins culturels des larges masses populaires et surévaluer le coût des produits de luxe. Mais, même si la société socialiste évaluait les choses exactement en proportion du travail dépensé pour leur fabrication, la décision d’égalisation des choses serait distincte de la décision d’égalisation des travaux.

Il en va autrement dans une société marchande. Là, il n’existe pas de décision sociale indépendante quant à l’égalisation des travaux. L’égalisation des différentes formes de travail ne s’accomplit que sous la forme et par l’intermédiaire de l’égalisation des choses, des produits du travail. L’égalisation des choses sous la forme de valeurs sur le marché modifie la division du travail dans la société et l’activité de travail des participants à la production. L’égalisation et la distribution des marchandises sur le marché sont étroitement liées au procès d’égalisation et de répartition du travail dans la production sociale.

Marx a fréquemment souligné que, dans une économie marchande, l’égalisation sociale des travaux ne se réalise que sous une forme matérielle et par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). L’égalisation sociale du travail n’existe pas de façon indépendante ; elle ne s’accomplit que par l’intermédiaire de l’égalisation des choses. Cela signifie que l’égalité sociale des travaux ne se réalise que par l’intermédiaire des choses : « L’échange des produits en tant que marchandises est une méthode déterminée pour échanger du travail, et la dépendance du travail de l’un à l’égard du travail de l’autre est un mode déterminé du travail social ou de la production sociale » (Theorien, t. 3, p. 127). « Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail » (Le Capital, L. I, t. I, p. 84)[65]. « Le caractère social d’égalité des différents travaux [apparaît sous la forme] du caractère commun de valeur que possèdent ces objets matériellement différents, ces produits du travail » (Das Kapital, Bd I, p. 88)[66].

Rien ne serait plus faux que de faire dire à Marx, sur la base de ce passage, que l’égalité des choses en tant que valeurs ne représente rien d’autre qu’une expression d’égalité physiologique des différentes formes de travail humain (cf. ci-dessous, le chapitre 14 consacré au travail abstrait). Cette conception matérialiste-mécaniste lui est étrangère. Il parle du caractère social de l’égalité des différents types de travail, du procès social d’égalisation des travaux indispensable dans toute économie qui repose sur une division approfondie du travail. Dans l’économie marchande, ce procès ne se réalise que par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs. Cette « matérialisation » du procès social d’égalisation, qui prend la forme d’une égalisation des choses, ne signifie pas une objectivation matérielle du travail en tant qu’élément de la production, c’est-à-dire son accumulation matérielle dans les choses (les produits du travail).

« Le travail de tout individu, pour autant qu’il se manifeste en valeurs d’échange, possède ce caractère social d’égalité et il ne se manifeste que dans la valeur d’échange, pour autant que, rapporté au travail de tous les autres individus, il est considéré comme du travail égal » (Contribution, p. 11). Ici, Marx exprime clairement la connexion et le conditionnement réciproque entre procès d’égalisation des travaux et procès d’égalisation des marchandises en tant que valeurs dans l’économie marchande. Cela explique le rôle spécifique que joue le procès d’échange dans le mécanisme de l’économie marchande, comme lieu où s’égalisent les produits du travail en tant que valeurs. Le procès d’égalisation et de répartition du travail est en rapport étroit avec l’égalisation des valeurs. Les changements dans la grandeur de valeur des marchandises dépendent du travail sociale-ment nécessaire dépensé à leur production, non parce que l’égalisation des choses serait impossible sans une égalité du travail dépensé à leur production (si l’on en croit Böhm-Bawerk, c’est sur cet argument que Marx fonde sa théorie), mais parce que l’égalisation sociale des travaux ne s’accomplit dans une société marchande que sous la forme d’une égalisation des marchandises. La clé de la théorie de la valeur ne se trouve pas dans l’acte d’échange en tant que tel, dans l’égalisation matérielle des marchandises en tant que valeurs, mais dans la façon dont le travail est égalisé et réparti dans l’économie marchande. Nous retrouvons notre conclusion : c’est en analysant le « travail » dans une économie marchande que Marx a élucidé les propriétés de la « valeur ».

Cela montre clairement que Marx n’analyse l’acte d’échange que dans la mesure où celui-ci joue un rôle spécifique dans le procès de reproduction et se trouve étroitement lié à ce procès. Marx analyse la valeur des marchandises dans sa connexion avec le travail, avec l’égalisation et la répartition du travail dans la production. La théorie de la valeur de Marx n’analyse pas tout échange d’objets, mais seulement cet échange particulier qui se déroule : 1) dans une économie marchande, 2) entre des producteurs marchands autonomes, et qui 3) entretient un certain type de rapport avec le procès de reproduction dans la mesure où il représente l’une des phases nécessaires de ce procès. La connexion des procès d’échange et de répartition du travail dans la production nous conduit (pour le propos de l’analyse théorique) à concentrer notre attention sur la valeur des produits du travail, par opposition aux biens naturels qui peuvent avoir un prix (cf. ci-dessus, chap. 5), et donc seulement sur ces produits qui sont reproductibles. Si l’échange de biens naturels (la terre par exemple) est un phénomène normal de l’économie marchande, lié au procès de production, nous devons l’inclure dans le champ de l’économie politique. Mais cela doit être analysé séparément des phénomènes qui se rapportent à la valeur des produits du travail. Peu importe dans quelle mesure le prix de la terre influence le procès de production, la relation entre eux sera différente de la connexion fonctionnelle qui existe entre la valeur des produits du travail et le procès de répartition du travail dans la production sociale. Le prix de la terre et, en général, le prix des biens qui ne peuvent être multipliés ne sont pas une exception à la théorie de la valeur-travail, ils se trouvent aux frontières de cette théorie, à ses limites - limites que cette théorie trace elle-même, en tant que théorie sociologique qui analyse les lois qui déterminent les modifications de valeur et le rôle de la valeur dans le procès de production de l’économie marchande.

Ainsi Marx n’analyse-t-il pas tout échange d’objets, mais seulement l’égalisation des marchandises par l’intermédiaire de laquelle s’accomplit l’égalisation sociale des travaux dans une économie marchande. Nous analysons la valeur des marchandises comme une manifestation de l’» égalité sociale des travaux ». Nous devons relier le concept d’égalité sociale des travaux à celui d’équilibre entre les différentes espèces de travail. L’égalité des travaux correspond à un état déterminé de la répartition du travail dans la production, c’est-à-dire à un état d’équilibre, conçu théoriquement, dans lequel cessent les transferts de travail d’une branche de production à une autre. Il est évident que de tels transferts existeront toujours et qu’ils sont indispensables lorsqu’il y a une constante distorsion de proportionnalité dans la répartition du travail, du fait du caractère non organisé de l’économie. Mais ces transferts de travail servent précisément à supprimer les écarts par rapport à l’équilibre moyen, conçu théoriquement, entre les différentes branches de production. L’état d’équilibre existe (d’un point de vue théorique) quand disparaissent les motivations qui poussent les producteurs marchands à passer d’une branche à une autre, quand sont créés dans les différentes branches des avantages de production égaux. L’échange des produits du travail en fonction de leur valeur, l’égalité sociale des différentes espèces de travail correspondent à l’état d’équilibre social de la production.

Si on les considère sous leur aspect quantItatIf, les lois qui régissent cet équilibre sont différentes, pour l’économie marchande simple et pour l’économie capitaliste. Cette différence peut être expliquée par le fait que l’équilibre objectif dans la répartition du travail social se réalise par l’intermédiaire de la concurrence, du transfert de travail d’une branche à une autre, transfert qui est lié aux motivations subjectives des producteurs de marchandises[67]. Les rôles différents que jouent les producteurs marchands dans le procès social de production créent ainsi des lois d’équilibre de la répartition du travail différentes. Dans une économie marchande simple, l’égal avantage de production pour les producteurs de marchandises qui travaillent dans les différentes branches se réalise à travers l’échange des marchandises selon la quantité de travail qui a été nécessaire à leur production. S.Frank est sceptique quant à cette proposition. D’après lui, « la tendance à l’égalité des revenus dans les différentes branches de la production présuppose que le prix du produit soit proportionnel aux dépenses du producteur, de façon qu’un certain montant de revenu découle d’un certain montant de dépenses engagées pour la production. Cependant, cette proportionnalité ne suppose pas l’égalité entre le travail social dépensé par le producteur et les quanti-tés de travail qu’il obtient en échange de sa production »[68].

S. Frank ne se demande pas quel peut être le contenu des dépenses de production engagées par le petit producteur marchand, si ce n’est le travail dépensé dans la production. Pour le petit producteur marchand, la différence des conditions de production dans deux branches différentes prend la forme de conditions différentes de mise en œuvre du travail. Dans une économie marchande simple, l’échange de dix heures de travail d’une branche de production, par exemple la fabrication de chaussures, contre le produit de huit heures de travail d’une autre branche, par exemple la fabrication d’habits, entraîne nécessairement (on suppose une qualification identique pour le fabricant de chaussures et le fabricant d’habits) des avantages différents de production dans les deux branches et le transfert de travail de la fabrication de chaussures vers la fabrication d’habits. Si l’on suppose une parfaite mobilité du travail dans l’économie marchande, chaque différence plus ou moins significative dans les avantages de production engendre une tendance au transfert de travail de la branche de production la moins avantageuse vers la branche la plus avantageuse. Cette tendance subsiste jusqu’à ce que la branche la moins avantageuse soit directement menacée d’effondrement économique et se trouve dans l’impossibilité de continuer à produire du fait des conditions défavorables de vente de ses produits sur le marché.

Sur la base de ces considérations, on ne peut accepter l’interprétation de la théorie de la valeur de A. Bogdanov : « Dans une société homogène où règne une division du travail, chaque unité économique doit recevoir, en échange de ses biens, une quantité de produits (pour sa propre consommation) égale en valeur à ses propres produits, de façon que la vie économique se maintienne au même niveau qu’à la période précédente [...]. Si les unités économiques individuelles reçoivent moins que cette quantité, elles commencent à s’affaiblir, puis s’effondrent et cessent ainsi de pouvoir jouer le même rôle social qu’auparavant. »[69]Un échange de produits dans des proportions qui ne correspondent pas au travail dépensé dans la production de ces produits signifie que les unités économiques individuelles reçoivent de la société une quantité d’énergie de travail inférieure à celle qu’elles lui donnent. Ce qui conduit à leur effondrement et à l’interruption de la production. Cela signifie que le cours normal de la production n’est possible que lorsque l’échange des produits est proportionnel aux dépenses de travail[70].

Aussi originale et séduisante que soit cette interprétation de la théorie de la valeur-travail fondée sur l’» énergie », elle n’est pas satisfaisante pour trois raisons : 1) elle présuppose l’absence totale de surproduit, présupposition qui est superflue pour l’analyse de l’économie marchande et qui ne correspond pas à la réalité ; 2) si l’on accepte une telle prémisse, la loi de l’échange des produits en proportion de leurs coûts en travail s’étend à tous les cas d’interaction entre différentes unités économiques, même en l’absence des éléments qui caractérisent une économie marchande ; on arrive alors à une formule applicable à toutes les périodes historiques, faisant abstraction des particularités de l’économie marchande ; 3) l’argument de A.Bogdanov suppose que l’unité économique considérée doit recevoir (comme résultat de l’échange) une quantité déterminée de produits en nature nécessaire à la continuation de la production, il pense donc à une quantité de produits exprimée en termes physiques et non à une somme de valeurs. Bogdanov décrit la limite absolue au-delà de laquelle l’échange des objets entre une unité économique donnée et les autres unités économiques provoque la destruction de la première et la met dans l’impossibilité de continuer à produire. Cependant, dans l’analyse de l’économie marchande, le rôle décisif est joué par l’avantage relatif de production pour les producteurs marchands des différentes branches et par le transfert de travail des branches les moins avantageuses vers les branches les plus avantageuses. Dans les conditions de la production marchande simple, un égal avantage de production dans les différentes branches suppose un échange de marchandises dans des proportions qui correspondent aux quantités de travail dépensées à leur production.

Dans la société capitaliste, où le producteur de marchandises ne dépense pas son travail mais son capital, le même principe d’égal avantage s’exprime dans une formule différente : des profits égaux pour des capitaux égaux. Le taux de profit règle la répartition des capitaux entre les différentes branches de la production, et cette répartition des capitaux règle à son tour la répartition du travail entre ces branches. Le mouvement des prix sur le marché est lié à la répartition du travail par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. Il est déterminé par la valeur, par l’intermédiaire du prix de production. Nombreux sont les critiques de Marx qui ont voulu voir à cet endroit la déroute de sa théorie de la valeur[71]. Ils ont négligé le fait que cette théorie n’analyse pas seulement l’aspect quantitatif des phénomènes qui se rapportent à la valeur, mais surtout leur aspect qualitatif (social). La réification ou fétichisation des rapports de travail, les rapports de production exprimés dans la valeur des produits, l’égalité entre les producteurs de marchandises en tant qu’agents économiques, le rôle de la valeur dans la répartition du travail entre les différentes branches de la production - tout cet ensemble de phénomènes qui n’ont pas été étudiés de façon adéquate par les critiques de Marx alors qu’ils étaient élucidés par la théorie de la valeur-travail, renvoie aussi bien à une économie marchande simple qu’à une économie capitaliste. L’aspect quantitatif de la valeur intéressait également Marx, dans la mesure où il était lié au fonctionnement de la valeur comme régulateur de la répartition du travail. Les proportions quantitatives dans lesquelles les choses s’échangent sont les expressions de la loi de la répartition proportionnelle du travail social. La valeur et le prix de production sont des manifestations différentes de la même loi de répartition du travail, dans les conditions de la production marchande simple et dans celles de la société capitaliste[72]. L’équilibre et la répartition du travail sont la base de la valeur et de ses modifications aussi bien dans l’économie marchande simple que dans l’économie capitaliste. Tel est le sens de la théorie marxienne de la valeur-travail.

Dans les trois derniers chapitres, nous avons traité du mécanisme qui relie travail et valeur. La valeur a tout d’abord été considérée, dans le chapitre 9, comme le régulateur de la répartition du travail social ; puis, dans le chapitre 10, comme l’expression des rapports sociaux de production entre les hommes ; enfin, dans le chapitre 11, comme l’expression du travail abstrait. Nous pouvons maintenant procéder à une analyse plus détaillée du concept de valeur.

11. Égalité des marchandises et égalité des travaux[modifier le wikicode]


L’égalité des producteurs marchands, considérés comme des agents économiques autonomes, s’exprime sous la forme de l’échange : par essence, l’échange est un échange d’équivalents, une égalisation des marchandises échangées. Le rôle de l’échange dans l’économie ne se limite pas à sa forme sociale. Dans l’économie marchande, l’échange est l’un des éléments indispensables du procès de reproduction. Il permet une répartition adéquate du travail et la poursuite de la production. Dans sa forme, l’échange reflète la structure sociale de l’économie marchande. Du point de vue de son contenu, il est l’une des phases du procès de travail, du procès de reproduction. Formellement, l’acte d’échange reflète une égalisation de marchandises. Du point de vue du procès de production, il est étroitement lié à l’égalisation des travaux.

De même que la valeur exprime l’égalité de tous les produits du travail, le travail (en tant que substance de la valeur) exprime l’égalité des différents travaux, quels que soient leur forme et l’individu qui les accomplit. Les travaux sont « égaux ». Mais en quoi consiste l’égalité de ces travaux ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer trois espèces de travail égal :

  • le travail physiologiquement égal,
  • le travail socialement égalisé,
  • le travail abstrait.

Nous ne traiterons pas ici de la première forme (cf. ci-dessous, chap. 14) ; nous devons, en revanche, expliquer la différence qui sépare la deuxième et la troisième forme de travail.

Dans une économie organisée, les rapports entre les hommes sont relativement simples et transparents. Le travail acquiert directement une forme sociale, c’est-à-dire qu’il existe une certaine organisation sociale et des organismes sociaux déterminés qui répartissent le travail entre les membres individuels de la société. Ainsi le travail de chaque individu entre-t-il directement dans l’économie sociale en tant que travail concret, pourvu de toutes ses propriétés matérielles concrètes. Le travail de chaque individu est social, précisément parce qu’il est différent des travaux des autres membres de la communauté et qu’il représente un complément matériel à ces travaux. Le travail sous sa forme concrète est directement du travail social. Il est donc aussi du travail réparti. L’organisation sociale du travail consiste à répartir le travail entre les différents membres de la communauté. Inversement, la division du travail repose sur les décisions d’un organisme social donné. Le travail est en même temps social et réparti, ce qui signifie que sous sa forme matérielle-technique, ou concrète, ou utile, le travail possède ces deux propriétés.

Ce travail est-il aussi socialement égalisé ?

Si nous laissons de côté des organisations sociales fondées sur une extrême inégalité des sexes et des groupes d’individus et si nous considérons une vaste communauté connaissant la division du travail (par exemple la vaste communauté familiale, zadrouga, des Slaves du Sud), on observe alors que le procès d’égalisation devait ou tout au moins pouvait exister dans une telle communauté. Un procès de même type sera encore bien plus nécessaire dans une vaste communauté socialiste. Sans égalisation des travaux de différentes espèces accomplis par différents individus, l’organisme de la communauté socialiste ne peut décider s’il est plus avantageux ou non de dépenser, pour produire tel bien, une journée de travail qualifié ou deux journées de travail simple, un mois du travail de l’individu A ou deux mois de travail de l’individu B. Mais, dans une communauté organisée, ce procès d’égalisation du travail est fondamentalement différent de celui qui a lieu dans une économie marchande. Imaginons une communauté socialiste où existe une division du travail entre les membres de la communauté. Un organisme social déterminé égalise les travaux des différents individus, parce que sans cette égalisation il est impossible de réaliser un plan social un tant soit peu étendu. Mais, dans cette communauté, le procès d’égalisation des travaux est secondaire, il n’est qu’un complément au procès de socialisation et de répartition du travail. Le travail est avant tout du travail socialisé et réparti. La qualité de travail socialement égalisé peut aussi être introduite ici, mais comme caractéristique dérivée annexe. La caractéristique fondamentale du travail dans ce type de communauté, c’est d’être du travail social et réparti, sa propriété de travail socialement égalisé n’est qu’un complément.

Examinons maintenant les modifications qui interviendraient dans l’organisation du travail de notre communauté si nous l’imaginions non plus comme une entité organisée, mais comme une réunion d’unités économiques séparées, de producteurs marchands privés, donc comme une économie marchande.

Les caractéristiques sociales du travail telles que nous les avons déterminées dans la communauté organisée se retrouvent dans une économie marchande. Là aussi, il existe du travail social, du travail réparti et du travail socialement égalisé. Mais tous ces procès de socialisation, de répartition et d’égalisation du travail s’accomplissent sous une forme complètement différente. La combinaison de ces caractéristiques est tout à fait autre. Avant tout, dans une économie marchande, il n’existe pas d’organisation sociale directe du travail. Le travail n’est pas directement social.

Dans une économie marchande, le travail de l’individu isolé, du producteur marchand privé, n’est pas réglé directement par la société. Le travail en tant que tel, sous sa forme concrète, n’entre donc pas directement dans l’économie sociale. Il ne devient social que lorsqu’il acquiert la forme de travail socialement égalisé, ou encore le travail de chaque producteur marchand ne devient social que parce que son produit est égalisé avec les produits de tous les autres producteurs. Ainsi le travail d’un individu donné est égalisé avec le travail d’autres membres de la société et avec d’autres formes de travail. Il n’existe aucun autre moyen de déterminer le caractère social du travail dans une économie marchande.. Il n’y a pas ici de plan élaboré à l’avance pour la socialisation et la répartition du travail. La seule médiation qui permette de dIre que le travaIl d’un individu donné est intégré dans le système social de l’économie, c’est l’échange des produits du travail considéré contre tous les autres produits.

Donc, si l’on compare une économie marchande à une communauté socialiste, il semble qu’il y ait eu une permutation de deux des propriétés du travail, la propriété d’être social et la propriété d’être socialement égalisé. Dans la communauté socialiste, la propriété qu’a le travail d’être égal ou égalisé était le résultat du procès de production, des décisions de production que prenait un organisme social qui socialisait et répartissait le travail. Dans l’économie marchande, le travail ne devient social que dans la mesure où il est égalisé à toutes les autres formes de travail, dans la mesure où il se trouve socialement égalisé. Le travail social ou socialement égalisé, sous la forme spécifique qu’il revêt dans une économie marchande, peut être appelé travail abstrait.

Nous pouvons donner quelques citations des œuvres de Marx qui confirment ce que nous avons dit.

Le passage le plus frappant se trouve dans la Contribution à la critique de l’économie politique, où Marx dit que « c’est en prenant la forme de son contraire immédiat, la forme de la généralité abstraite, qu’il [le travail de l’individu isolé] devient travail social » (Contribution, p. 13) ; la forme de la généralité abstraite, c’est la forme sous laquelle le travail est égalisé avec toutes les autres formes de travail. Le travail abstrait est, sous cette forme, social : Marx caractérise souvent ainsi la forme sociale du travail dans une économie marchande. Nous pouvons aussi citer la célèbre phrase du Capital d’après laquelle, dans la production marchande, « le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain » (Le Capital. L. I, t. 1, p. 86)[73].

Ainsi, dans une économie marchande, le centre de gravité des caractéristiques sociales du travail subit un déplacement ; il n’est plus dans le fait que le travail est social, mais dans le fait que le travail est égal, qu’il est du travail socialement égalisé par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail. C’est justement parce que, dans une économie marchande, le travail ne devient social que s’il a la propriété d’être égal que ce concept d’égalité des travaux joue un rôle aussi important dans la théorie de la valeur de Marx.

Dans une économie marchande, la propriété qu’a le travail d’être social et réparti découle de l’égalité des travaux. La répartition du travail dans l’économie marchande n’est pas une répartition consciente qui se ferait en fonction de besoins déterminés et connus à l’avance ; elle est réglée par le principe de l’égal avantage de production. La répartition du travail entre différentes branches de la production s’accomplit de telle façon que les producteurs marchands de toutes les branches acquièrent, pour la dépense d’une même quantité de travail, des sommes de valeur égales.

On voit que la première caractéristique du travail abstrait (c’est-à-dire du travail socialement égalisé sous la forme spécifique qu’il prend dans une économie marchande) est qu’il ne devient social que s’il est égal. Sa seconde caractéristique est que l’égalisation des travaux s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des choses.

Dans une société socialiste, le procès d’égalisation des travaux et le procès d’égalisation des choses (des produits du travail) sont possibles, mais ils sont distincts l’un de l’autre. Lors de l’établissement du plan de production et de répartition des différentes formes de travail, la société socialiste réalise une certaine égalisation des différentes formes de travail et, simultanément, elle égalise des choses (des produits du travail) du point de vue de leur utilité sociale. « Certes, la société sera obligée de savoir même alors combien de travail il faut pour produire chaque objet d’usage. Elle aura à dresser le plan de production d’après les moyens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. »[74]Une fois terminé le procès de production, au moment où seront distribués entre les membres de la société les objets produits, il sera probablement indispensable de procéder à une certaine égalisation des choses pour les besoins de la distribution, à une évaluation consciente par la société de ces objets[75]. Il est évident que la société socialiste n’a pas à évaluer les choses, lors de leur égalisation (de leur évaluation), dans la proportion exacte du travail dépensé pour leur production. Une société organisée selon les principes d’une politique sociale pourra, par exemple, sous-évaluer le coût des objets qui satisfont les besoins culturels des larges masses populaires et surévaluer le coût des produits de luxe. Mais, même si la société socialiste évaluait les choses exactement en proportion du travail dépensé pour leur fabrication, la décision d’égalisation des choses serait distincte de la décision d’égalisation des travaux.

Il en va autrement dans une société marchande. Là, il n’existe pas de décision sociale indépendante quant à l’égalisation des travaux. L’égalisation des différentes formes de travail ne s’accomplit que sous la forme et par l’intermédiaire de l’égalisation des choses, des produits du travail. L’égalisation des choses sous la forme de valeurs sur le marché modifie la division du travail dans la société et l’activité de travail des participants à la production. L’égalisation et la distribution des marchandises sur le marché sont étroitement liées au procès d’égalisation et de répartition du travail dans la production sociale.

Marx a fréquemment souligné que, dans une économie marchande, l’égalisation sociale des travaux ne se réalise que sous une forme matérielle et par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). L’égalisation sociale du travail n’existe pas de façon indépendante ; elle ne s’accomplit que par l’intermédiaire de l’égalisation des choses. Cela signifie que l’égalité sociale des travaux ne se réalise que par l’intermédiaire des choses : « L’échange des produits en tant que marchandises est une méthode déterminée pour échanger du travail, et la dépendance du travail de l’un à l’égard du travail de l’autre est un mode déterminé du travail social ou de la production sociale » (Theorien, t. 3, p. 127). « Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail » (Le Capital, L. I, t. I, p. 84)[76]. « Le caractère social d’égalité des différents travaux [apparaît sous la forme] du caractère commun de valeur que possèdent ces objets matériellement différents, ces produits du travail » (Das Kapital, Bd I, p. 88)[77].

Rien ne serait plus faux que de faire dire à Marx, sur la base de ce passage, que l’égalité des choses en tant que valeurs ne représente rien d’autre qu’une expression d’égalité physiologique des différentes formes de travail humain (cf. ci-dessous, le chapitre 14 consacré au travail abstrait). Cette conception matérialiste-mécaniste lui est étrangère. Il parle du caractère social de l’égalité des différents types de travail, du procès social d’égalisation des travaux indispensable dans toute économie qui repose sur une division approfondie du travail. Dans l’économie marchande, ce procès ne se réalise que par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs. Cette « matérialisation » du procès social d’égalisation, qui prend la forme d’une égalisation des choses, ne signifie pas une objectivation matérielle du travail en tant qu’élément de la production, c’est-à-dire son accumulation matérielle dans les choses (les produits du travail).

« Le travail de tout individu, pour autant qu’il se manifeste en valeurs d’échange, possède ce caractère social d’égalité et il ne se manifeste que dans la valeur d’échange, pour autant que, rapporté au travail de tous les autres individus, il est considéré comme du travail égal » (Contribution, p. 11). Ici, Marx exprime clairement la connexion et le conditionnement réciproque entre procès d’égalisation des travaux et procès d’égalisation des marchandises en tant que valeurs dans l’économie marchande. Cela explique le rôle spécifique que joue le procès d’échange dans le mécanisme de l’économie marchande, comme lieu où s’égalisent les produits du travail en tant que valeurs. Le procès d’égalisation et de répartition du travail est en rapport étroit avec l’égalisation des valeurs. Les changements dans la grandeur de valeur des marchandises dépendent du travail socialement nécessaire dépensé à leur production, non parce que l’égalisation des choses serait impossible sans une égalité du travail dépensé à leur production (si l’on en croit Böhm-Bawerk, c’est sur cet argument que Marx fonde sa théorie), mais parce que l’égalisation sociale des travaux ne s’accomplit dans une société marchande que sous la forme d’une égalisation des marchandises. La clé de la théorie de la valeur ne se trouve pas dans l’acte d’échange en tant que tel, dans l’égalisation matérielle des marchandises en tant que valeurs, mais dans la façon dont le travail est égalisé et réparti dans l’économie marchande. Nous retrouvons notre conclusion : c’est en analysant le « travail » dans une économie marchande que Marx a élucidé les propriétés de la « valeur ».

Cela montre clairement que Marx n’analyse l’acte d’échange que dans la mesure où celui-ci joue un rôle spécifique dans le procès de reproduction et se trouve étroitement lié à ce procès. Marx analyse la valeur des marchandises dans sa connexion avec le travail, avec l’égalisation et la répartition du travail dans la production. La théorie de la valeur de Marx n’analyse pas tout échange d’objets, mais seulement cet échange particulier qui se déroule : 1) dans une économie marchande, 2) entre des producteurs marchands autonomes, et qui 3) entretient un certain type de rapport avec le procès de reproduction dans la mesure où il représente l’une des phases nécessaires de ce procès. La connexion des procès d’échange et de répartition du travail dans la production nous conduit (pour le propos de l’analyse théorique) à concentrer notre attention sur la valeur des produits du travail, par opposition aux biens naturels qui peuvent avoir un prix (cf. ci-dessus, chap. 5), et donc seulement sur ces produits qui sont reproductibles. Si l’échange de biens naturels (la terre par exemple) est un phénomène normal de l’économie marchande, lié au procès de production, nous devons l’inclure dans le champ de l’économie politique. Mais cela doit être analysé séparément des phénomènes qui se rapportent à la valeur des produits du travail. Peu importe dans quelle mesure le prix de la terre influence le procès de production, la relation entre eux sera différente de la connexion fonctionnelle qui existe entre la valeur des produits du travail et le procès de répartition du travail dans la production sociale. Le prix de la terre et, en général, le prix des biens qui ne peuvent être multipliés ne sont pas une exception à la théorie de la valeur-travail, ils se trouvent aux frontières de cette théorie, à ses limites - limites que cette théorie trace elle-même, en tant que théorie sociologique qui analyse les lois qui déterminent les modifications de valeur et le rôle de la valeur dans le procès de production de l’économie marchande.

Ainsi Marx n’analyse-t-il pas tout échange d’objets, mais seulement l’égalisation des marchandises par l’intermédiaire de laquelle s’accomplit l’égalisation sociale des travaux dans une économie marchande. Nous analysons la valeur des marchandises comme une manifestation de l’» égalité sociale des travaux ». Nous devons relier le concept d’égalité sociale des travaux à celui d’équilibre entre les différentes espèces de travail. L’égalité des travaux correspond à un état déterminé de la répartition du travail dans la production, c’est-à-dire à un état d’équilibre, conçu théoriquement, dans lequel cessent les transferts de travail d’une branche de production à une autre. Il est évident que de tels transferts existeront toujours et qu’ils sont indispensables lorsqu’il y a une constante distorsion de proportionnalité dans la répartition du travail, du fait du caractère non organisé de l’économie. Mais ces transferts de travail servent précisément à supprimer les écarts par rapport à l’équilibre moyen, conçu théoriquement, entre les différentes branches de production. L’état d’équilibre existe (d’un point de vue théorique) quand disparaissent les motivations qui poussent les producteurs marchands à passer d’une branche à une autre, quand sont créés dans les différentes branches des avantages de production égaux. L’échange des produits du travail en fonction de leur valeur, l’égalité sociale des différentes espèces de travail correspondent à l’état d’équilibre social de la production.

Si on les considère sous leur aspect quantItatIf, les lois qui régissent cet équilibre sont différentes, pour l’économie marchande simple et pour l’économie capitaliste. Cette différence peut être expliquée par le fait que l’équilibre objectif dans la répartition du travail social se réalise par l’intermédiaire de la concurrence, du transfert de travail d’une branche à une autre, transfert qui est lié aux motivations subjectives des producteurs de marchandises[78]. Les rôles différents que jouent les producteurs marchands dans le procès social de production créent ainsi des lois d’équilibre de la répartition du travail différentes. Dans une économie marchande simple, l’égal avantage de production pour les producteurs de marchandises qui travaillent dans les différentes branches se réalise à travers l’échange des marchandises selon la quantité de travail qui a été nécessaire à leur production. S.Frank est sceptique quant à cette proposition. D’après lui, « la tendance à l’égalité des revenus dans les différentes branches de la production présuppose que le prix du produit soit proportionnel aux dépenses du producteur, de façon qu’un certain montant de revenu découle d’un certain montant de dépenses engagées pour la production. Cependant, cette proportionnalité ne suppose pas l’égalité entre le travail social dépensé par le producteur et les quanti-tés de travail qu’il obtient en échange de sa production »[79].

S. Frank ne se demande pas quel peut être le contenu des dépenses de production engagées par le petit producteur marchand, si ce n’est le travail dépensé dans la production. Pour le petit producteur marchand, la différence des conditions de production dans deux branches différentes prend la forme de conditions différentes de mise en œuvre du travail. Dans une économie marchande simple, l’échange de dix heures de travail d’une branche de production, par exemple la fabrication de chaussures, contre le produit de huit heures de travail d’une autre branche, par exemple la fabrication d’habits, entraîne nécessairement (on suppose une qualification identique pour le fabricant de chaussures et le fabricant d’habits) des avantages différents de production dans les deux branches et le transfert de travail de la fabrication de chaussures vers la fabrication d’habits. Si l’on suppose une parfaite mobilité du travail dans l’économie marchande, chaque différence plus ou moins significative dans les avantages de production engendre une tendance au transfert de travail de la branche de production la moins avantageuse vers la branche la plus avantageuse. Cette tendance subsiste jusqu’à ce que la branche la moins avantageuse soit directement menacée d’effondrement économique et se trouve dans l’impossibilité de continuer à produire du fait des conditions défavorables de vente de ses produits sur le marché.

Sur la base de ces considérations, on ne peut accepter l’interprétation de la théorie de la valeur de A. Bogdanov : « Dans une société homogène où règne une division du travail, chaque unité économique doit recevoir, en échange de ses biens, une quantité de produits (pour sa propre consommation) égale en valeur à ses propres produits, de façon que la vie économique se maintienne au même niveau qu’à la période précédente [...]. Si les unités économiques individuelles reçoivent moins que cette quantité, elles commencent à s’affaiblir, puis s’effondrent et cessent ainsi de pouvoir jouer le même rôle social qu’auparavant. »[80]Un échange de produits dans des proportions qui ne correspondent pas au travail dépensé dans la production de ces produits signifie que les unités économiques individuelles reçoivent de la société une quantité d’énergie de travail inférieure à celle qu’elles lui donnent. Ce qui conduit à leur effondrement et à l’interruption de la production. Cela signifie que le cours normal de la production n’est possible que lorsque l’échange des produits est proportionnel aux dépenses de travail[81].

Aussi originale et séduisante que soit cette interprétation de la théorie de la valeur-travail fondée sur l’» énergie », elle n’est pas satisfaisante pour trois raisons : 1) elle présuppose l’absence totale de surproduit, présupposition qui est superflue pour l’analyse de l’économie marchande et qui ne correspond pas à la réalité ; 2) si l’on accepte une telle prémisse, la loi de l’échange des produits en proportion de leurs coûts en travail s’étend à tous les cas d’interaction entre différentes unités économiques, même en l’absence des éléments qui caractérisent une économie marchande ; on arrive alors à une formule applicable à toutes les périodes historiques, faisant abstraction des particularités de l’économie marchande ; 3) l’argument de A.Bogdanov suppose que l’unité économique considérée doit recevoir (comme résultat de l’échange) une quantité déterminée de produits en nature nécessaire à la continuation de la production, il pense donc à une quantité de produits exprimée en termes physiques et non à une somme de valeurs. Bogdanov décrit la limite absolue au-delà de laquelle l’échange des objets entre une unité économique donnée et les autres unités économiques provoque la destruction de la première et la met dans l’impossibilité de continuer à produire. Cependant, dans l’analyse de l’économie marchande, le rôle décisif est joué par l’avantage relatif de production pour les producteurs marchands des différentes branches et par le transfert de travail des branches les moins avantageuses vers les branches les plus avantageuses. Dans les conditions de la production marchande simple, un égal avantage de production dans les différentes branches suppose un échange de marchandises dans des proportions qui correspondent aux quantités de travail dépensées à leur production.

Dans la société capitaliste, où le producteur de marchandises ne dépense pas son travail mais son capital, le même principe d’égal avantage s’exprime dans une formule différente : des profits égaux pour des capitaux égaux. Le taux de profit règle la répartition des capitaux entre les différentes branches de la production, et cette répartition des capitaux règle à son tour la répartition du travail entre ces branches. Le mouvement des prix sur le marché est lié à la répartition du travail par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. Il est déterminé par la valeur, par l’intermédiaire du prix de production. Nombreux sont les critiques de Marx qui ont voulu voir à cet endroit la déroute de sa théorie de la valeur[82]. Ils ont négligé le fait que cette théorie n’analyse pas seulement l’aspect quantitatif des phénomènes qui se rapportent à la valeur, mais surtout leur aspect qualitatif (social). La réification ou fétichisation des rapports de travail, les rapports de production exprimés dans la valeur des produits, l’égalité entre les producteurs de marchandises en tant qu’agents économiques, le rôle de la valeur dans la répartition du travail entre les différentes branches de la production - tout cet ensemble de phénomènes qui n’ont pas été étudiés de façon adéquate par les critiques de Marx alors qu’ils étaient élucidés par la théorie de la valeur-travail, renvoie aussi bien à une économie marchande simple qu’à une économie capitaliste. L’aspect quantitatif de la valeur intéressait également Marx, dans la mesure où il était lié au fonctionnement de la valeur comme régulateur de la répartition du travail. Les proportions quantitatives dans lesquelles les choses s’échangent sont les expressions de la loi de la répartition proportionnelle du travail social. La valeur et le prix de production sont des manifestations différentes de la même loi de répartition du travail, dans les conditions de la production marchande simple et dans celles de la société capitaliste[83]. L’équilibre et la répartition du travail sont la base de la valeur et de ses modifications aussi bien dans l’économie marchande simple que dans l’économie capitaliste. Tel est le sens de la théorie marxienne de la valeur-travail.

Dans les trois derniers chapitres, nous avons traité du mécanisme qui relie travail et valeur. La valeur a tout d’abord été considérée, dans le chapitre 9, comme le régulateur de la répartition du travail social ; puis, dans le chapitre 10, comme l’expression des rapports sociaux de production entre les hommes ; enfin, dans le chapitre 11, comme l’expression du travail abstrait. Nous pouvons maintenant procéder à une analyse plus détaillée du concept de valeur.

12. Substance et forme de la valeur[modifier le wikicode]


Pour comprendre la signification dans l’œuvre de Marx du concept de « valeur », par opposition au concept de « valeur d’échange », il faut d’abord étudier de quelle façon Marx introduit ce concept de valeur. Comme on le sait, la valeur d’un produit, par exemple d’un quarter de froment, ne peut être exprimée sur le marché que sous la forme d’un produit concret déterminé que l’on acquiert en échange du premier (ici le froment) : par exemple sous la forme de vingt livres de cirage, de deux mètres de soie, d’une demi-once d’or, etc. La « valeur » du produit ne peut donc apparaître que dans sa « valeur d’échange », ou plus précisément dans ses différentes valeurs d’échange. Pourquoi alors Marx n’a-t-il pas limité son analyse à la valeur d’échange du produit, et en particulier aux proportions quantitatives d’échange d’un produit contre un autre ? Pourquoi a-t-il pensé qu’il était nécessaire de construire le concept de valeur parallèlement au concept de valeur d’échange et de le distinguer de ce dernier ?

Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx ne faisait pas encore de distinction très nette entre les deux concepts. Dans ce texte, il commence son analyse par la valeur d’usage, puis il traite de la valeur d’échange et passe de là directement à la valeur (qu’il continue d’appeler Tauschwert [valeur d’échange]). Cette transition est progressive et imperceptible dans le texte de Marx, comme s’il s’agissait de quelque chose d’évident.

Mais cette même transition apparaît de façon très différente dans Le Capital, et il est très intéressant de comparer les premières pages de la Contribution et celles du Capital.

Il y a une parfaite correspondance entre les deux premières pages de ces deux textes. L’exposition commence dans l’un comme dans l’autre par la valeur d’usage, puis passe à la valeur d’échange. On trouve dans les deux textes l’affirmation que la valeur d’échange est une forme de rapport quantitatif ou de proportion dans laquelle des produits s’échangent les uns contre les autres. Mais, après cela, les deux textes divergent. Si, dans la Contribution, Marx passe imperceptiblement de la valeur d’échange à la valeur, dans Le Capital, au contraire, il semble en rester au même endroit, comme s’il prévoyait les objections de ses adversaires. Après l’affirmation commune aux deux livres, Marx souligne : « La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif ; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto (une contradiction dans les termes). Considérons la chose de plus près » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 52).

Il est clair que Marx pense ici à un adversaire qui voudrait montrer que rien n’existe en dehors des valeurs d’échange relatives et que le concept de valeur est tout à fait superflu en économie politique. Qui était cet adversaire auquel Marx fait allusion ?

Il s’agit de Samuel Bailey ; ce dernier pensait que le concept de valeur est parfaitement inutile en économie politique et qu’on doit se limiter à l’observation et à l’analyse des proportions individuelles dans lesquelles les différents biens s’échangent. Bailey, dont les remarques superficielles eurent plus de succès que la critique ingénieuse qu’il adressa à Ricardo, tenta de saper les fondations de la théorie de la valeur-travail. Il soutenait qu’il est faux de parler de la valeur d’une table. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’une table est échangée une fois contre trois chaises, une autre fois contre deux livres de café, etc. ; la grandeur de la valeur est quelque chose de tout à fait relatif et elle est variable dans les différents exemples. Il tirait de cela des conclusions qui conduisaient à la négation du concept de valeur comme concept distinct de celui de valeur relative d’un produit donné lors d’un acte d’échange donné. Imaginons le cas suivant: la valeur d’une table est égale à trois chaises. Un an plus tard, la table s’échange contre six chaises. Nous pensons qu’il est juste de dire que, même si la valeur d’échange de la table a changé, sa valeur est restée la même. Seule la valeur des chaises a diminué, de moitié. Pour Bailey, cette affirmation est dépourvue de signification. Puisque le rapport d’échange entre la table et les chaises a changé, le rapport des chaises à la table a également changé et c’est seulement en cela que consistait la valeur de la table.

Pour réfuter la théorie de Bailey, Marx a jugé nécessaire de développer (dans Le Capital) l’idée que la valeur d’échange ne peut être saisie si on ne la ramène pas à un facteur commun, qui est la valeur. Le premier sous-chapitre du chapitre 1 du livre I est consacré à donner une base à cette idée de la transition de la valeur d’échange à la valeur et de la valeur à leur base sous-jacente commune, à savoir le travail. Le sous-chapitre 2 complète le sous-chapitre 1, puisque ici le concept de travail est analysé plus en détail. On peut dire que Marx passe des différences qui se manifestent dans la sphère de la valeur d’échange au facteur commun qui est à la base de toutes les valeurs d’échange, c’est-à-dire à la valeur (et en dernière analyse au travail). Marx montre ici l’inexactitude de la conception de Bailey qui pense qu’il est possible de limiter l’analyse à la sphère de la valeur d’échange. Dans le sous-chapitre 3, Marx suit le chemin inverse et explique comment la valeur d’un produit donné s’exprime dans ses différentes valeurs d’échange. Dans un premier temps, l’analyse a mené Marx au facteur commun, et maintenant il part du facteur commun pour aboutir aux différences. Dans un premier temps, il a réfuté la conception de Bailey, et maintenant il complète la théorie de Ricardo, qui n’expliquait pas la transition de la valeur à la valeur d’échange. Pour pouvoir réfuter la théorie de Bailey, Marx doit développer et approfondir la théorie de Ricardo.

En fait, la tentative de Bailey de montrer qu’il n’y a pas de valeur autre que la valeur d’échange fut singulièrement facilitée par le caractère unilatéral de la théorie de Ricardo. Celui-ci ne pouvait pas montrer comment la valeur s’exprime dans une forme déterminée de la valeur. Ainsi deux tâches incombent à Marx : 1) révéler l’existence de la valeur par-delà la valeur d’échange ; 2) prouver que l’analyse de la valeur mène nécessairement aux différentes formes de sa manifestation, à la valeur d’échange.

Comment Marx conçoit-il la transition de la valeur d’échange à la valeur ?

Les critiques et les commentateurs de Marx pensent en général que son argument principal repose dans la fameuse comparaison entre le froment et le fer, qui se trouve à la troisième page du livre I du Capital (p. 53 de l’édition française). Si le froment et le fer sont mis en équation l’un avec l’autre, dit Marx, alors il doit y avoir quelque chose de commun aux deux, et de grandeur égale. Ils doivent être égaux à une troisième chose, et cette chose c’est précisément leur valeur. On pense généralement que c’est là l’argument central de Marx. La plupart des critiques de sa théorie sont dirigées contre cet argument. C’est à tort que toutes les attaques dirigées contre Marx prétendent que celui-ci s’est efforcé de prouver la nécessité du concept de valeur au moyen d’un raisonnement purement abstrait.

On a complètement négligé le fait suivant. Le paragraphe dans lequel Marx traite de l’égalité du froment et du fer est une simple déduction du paragraphe précédent, qui dit : « Une marchandise donnée, par exemple un quarter de froment, s’échange contre x cirage, ou y soie, ou z or, etc., bref contre d’autres marchandises dans les proportions les plus diverses. Le froment n’a donc pas seulement une valeur d’échange, il en a un grand nombre. Mais puisque x cirage, de même que y soie et que z or , etc., sont la valeur d’échange d’un quarter de froment, c’ est donc que x cirage, y soie, z or, etc. , doivent pouvoir se remplacer mutuellement, doivent être des valeurs d’échange de même grandeur. Il s’ensuit premièrement : les valeurs d’échange courantes d’une même marchandise expriment quelque chose d’égal (ein Gleiches). Mais deuxièmement : la valeur d’échange ne peut être en général que le mode d’expression, la ‘forme phénoménale’ d’un contenu distinct d’elle-même » (Das Kapital, Bd I, p. 51)[84].

Comme on le voit dans cette citation, Marx n’examine pas le cas individuel de l’égalisation d’une marchandise donnée avec une autre. Le point de départ de son argumentation est le fait, bien connu dans l’économie marchande, que toutes les marchandises peuvent être égalisées les unes avec les autres, et le fait qu’une marchandise donnée peut être égalisée avec une infinité d’autres marchandises. En d’autres termes, le point de départ de tout le raisonnement de Marx est la structure concrète de l’économie marchande, et non la méthode purement logique de comparaison de deux marchandises entre elles.

Marx part ainsi de l’égalisation multiple de toutes les marchandises entre elles, ou du fait que chaque marchandise peut être mise en équivalence avec de nombreuses autres marchandises. Cependant, cette prémisse reste en elle-même insuffisante pour toutes les conclusions auxquelles parvient Marx. A la base de ces conclusions, il y a encore une supposition implicite que Marx formule en divers autres endroits.

Cette autre prémisse est la suivante: nous supposons que l’échange d’un quarter de froment contre toute autre marchandise est soumis à une certaine régularité. La régularité de ces actes d’échange est due à leur interdépendance dans le procès de production. Nous rejetons l’idée que le quarter de froment puisse être échangé contre une quantité arbitraire de fer, de café, etc. Nous ne pouvons accepter l’idée que les proportions d’échange soient établies au coup par coup dans l’acte d’échange lui-même, revêtant ainsi un caractère tout à fait accidentel. Nous affirmons, au contraire, que toutes les possibilités d’échange d’une marchandise donnée contre n’importe quelle autre marchandise sont soumises à certaines régularités qui ont leur source dans le procès de production. Dans ce cas, l’ensemble du raisonnement de Marx se présente sous la forme suivante.

Marx dit : prenons non pas l’échange fortuit de deux marchandises, le fer et le froment, mais l’échange sous la forme qu’il revêt réellement dans l’économie marchande. Nous nous apercevons alors que chaque objet peut être égalisé avec tous les autres objets. En d’autres termes, nous constatons une infinité de proportions d’échange entre ce produit donné et tous les autres. Mais ces proportions ne sont pas accidentelles ; elles sont régulières, et leur régularité est déterminée par des causes qui tiennent au procès de production. Nous arrivons ainsi à la conclusion que la valeur d’un quarter de froment s’exprime une première fois dans deux livres de café, une autre fois dans trois chaises et ainsi de suite, indépendamment du fait que la valeur d’un quarter de froment est restée la même dans tous ces cas. Si nous supposions que, dans chacune des innombrables proportions de l’échange, le quarter de froment a une valeur différente (et c’est à cela qu’on peut ramener la thèse de Bailey), nous introduirions un chaos complet dans les phénomènes de la formation des prix, dans les phénomènes grandioses de l’échange des produits, par l’intermédiaire duquel se structure un vaste ensemble de rapports entre toutes les formes de travail.

Le raisonnement précédent conduisit Marx à la conclusion que, bien que la valeur du produit doive nécessairement se manifester sous la forme de la valeur d’échange, il lui fallait néanmoins analyser la valeur avant la valeur d’échange et indépendamment de celle-ci. « La poursuite de notre recherche nous ramènera à la valeur d’échange comme au mode d’expression ou à la forme phénoménale nécessaires de la valeur, qui doit cependant être d’abord examinée indépendamment de cette forme. »[85]Conformément à ce principe, Marx, dans les deux premiers sous-chapitres du Capital, analyse le concept de valeur puis passe à la valeur d’échange. Cette distinction entre valeur et valeur d’échange nous conduit à nous demander : qu’est-ce que la valeur, par opposition à la valeur d’ échange ?

Si nous considérons l’opinion la plus courante et la plus répandue, on peut dire, malheureusement, que la valeur est généralement considérée comme le travail nécessaire à la production de marchandises données. Quant à la valeur d’échange d’une marchandise donnée, elle est considérée comme un autre produit contre lequel la première marchandise est échangée. Si une table donnée est produite en trois heures et est échangée contre trois chaises, on dit couramment que la valeur d’une table égale à trois heures de travail est exprimée dans un autre produit, différent de la table elle-même, à savoir trois chaises. Les trois chaises constituent la valeur d’échange de la table.

La définition courante laisse généralement non élucidée la question de savoir si la valeur est déterminée par le travail ou si la valeur est le travail lui-même. Bien sûr, du point de vue de la théorie de Marx, il est exact de dire que la valeur d’échange est déterminée par le travail, mais alors nous devons demander : qu’est-ce que la valeur déterminée par le travail ? Et à cette question nous ne trouvons pas de réponse dans les explications courantes.

Cela explique que le lecteur pense souvent que la valeur du produit n’est rien d’autre que le travail nécessaire à sa production. On en retire une impression totalement fausse d’identité entre travail et valeur.

Cette conception est largement répandue dans la littérature antimarxiste. On peut dire qu’un grand nombre des incompréhensions et des interprétations erronées que l’on peut trouver dans cette littérature sont fondées sur l’impression fausse que, pour Marx, travail et valeur se confondent.

Cette fausse impression a souvent pour origine l’incapacité à saisir la terminologie et la signification de l’œuvre de Marx. Par exemple, on interprète généralement la célèbre thèse de Marx selon laquelle la valeur est du travail « coagulé » ou « cristallisé » comme l’affirmation que le travail est de la valeur. Cette interprétation erronée découle aussi du double sens du verbe russe predstavljat’ (représenter). La valeur « représente » le travail - c’est ainsi que nous traduisons le verbe allemand darstellen. Mais cette phrase russe peut aussi être comprise non seulement dans le sens que la valeur est une représentation ou une expression du travail, mais aussi dans le sens que la valeur est du travail. Cette interprétation, qui est la plus répandue dans la littérature critique dirigée contre Marx, est bien entendu complètement fausse. Le travail ne peut être identifié à la valeur. Le travail est seulement la substance de la valeur et, pour obtenir la valeur au plein sens du mot, le travail en tant que substance de la valeur doit être étudié dans son indissociable connexion avec la « forme valeur » (Wertform) sociale.

Marx analyse la valeur dans sa forme, sa substance et sa grandeur (Wertform, Wertsubstanz, Wertgrosse). « Il était d’une importance décisive de découvrir la connexion interne nécessaire entre forme, substance et grandeur de la valeur, c’est-à-dire, exprimé de façon idéelle, de prouver que la forme de la valeur naît du concept de valeur » (Das Kapital, Bd I, éd. de 1867, p. 34 ; souligné par Marx)[86]. La connexion entre ces trois aspects reste cachée aux yeux du lecteur du fait que Marx analyse ces aspects séparément les uns des autres. Dans la première édition allemande du Capital. Marx souligne à plusieurs reprises que son objectif est l’analyse des différents aspects d’un seul et même objet : la valeur. « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur. C’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa grandeur. C’est le temps de travail. Reste la forme, qui transforme la valeur en valeur d’échange » (ibid. p. 6 ; Studienausgabe, op. cit., p. 219 ; c’est Marx qui souligne). « Jusqu’ici, nous n’avons défini que la substance et la grandeur de la valeur. Nous passons maintenant à l’analyse de la forme valeur » (ibid., p. 13 ; Studienausgabe, op. cit., p. 224). Dans la seconde édition allemande du Capital, ces phrases furent supprimées[87], mais le premier chapitre fut divisé en sous-chapitres portant des titres distincts : le premier porte en sous-titre « Substance de la valeur et grandeur de la valeur » ; le troisième s’intitule « La forme valeur ou la valeur d’échange »[88]. Quant au deuxième sous-chapitre, il est consacré au double caractère du travail, c’est un simple complément au premier, c’est-à-dire à la théorie de la substance de la valeur.

Laissons pour l’instant de côté l’aspect quantitatif, la grandeur de la valeur, et limitons-nous à l’aspect qualitatif ; on peut dire que la valeur doit être considérée du point de vue de sa « substance » (contenu) et du point de vue de la « forme valeur »[89]. La nécessité d’analyser la va-leur du point de vue des deux éléments qui la composent nous impose le recours à une méthode d’analyse génétique (dialectique). Cette méthode contient l’analyse aussi bien que la synthèse[90]. D’une part, Marx prend pour point de départ l’étude de la valeur comme forme achevée du produit du travail et, au moyen de l’analyse, il découvre le contenu (la substance) qui se trouve dans cette forme, à savoir le travail. Il suit ici la voie tracée par les économistes classiques, en particulier Ricardo, voie que Bailey s’était refusé à suivre. Mais, d’autre part, parce que Ricardo s’était contenté de réduire la forme (la valeur) au contenu (le travail), Marx veut montrer pourquoi ce contenu acquiert une forme sociale donnée. Il ne passe pas seulement de la forme au contenu, mais aussi du contenu à la forme. Le sujet de son étude est la forme valeur, c’est-à-dire la valeur en tant que forme sociale du produit du travail - forme que les Classiques considéraient comme une donnée qu’ils n’avaient pas à expliquer.

Reprochant à Bailey de limiter son analyse à l’aspect quantitatif de la valeur d’échange et d’ignorer la valeur, Marx fait observer que l’école classique pour sa part ignorait la forme valeur, bien que son analyse ait porté sur la valeur elle-même (c’est-à-dire sur le contenu de la valeur, sa détermination par le travail). « L’économie politique a bien, il est vrai, analysé la valeur et la grandeur la valeur, quoique d’une manière très imparfaite[91]. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 91-92). Les économistes classiques ont découvert le travail sous la valeur ; Marx montre que les rapports de travail entre les hommes et le travail social prennent nécessairement la forme matérielle de la valeur des produits du travail dans une économie marchande. Les Classiques ont mis en évidence le contenu de la valeur le travail dépensé dans la production des objets. Marx étudie surtout la forme valeur, c’est-à-dire la valeur comme expression matérielle des rapports de production entre les hommes et du travail social (abstrait)[92].

La forme valeur joue un rôle important dans la théorie de la valeur de Marx. Cependant, elle n’a pas attiré l’attention des critiques (à l’exception de Hilferding)[93]. Marx lui-même fait référence en passant à la forme valeur dans de nombreux passages. Dans le livre I du Capital, le troisième sous-chapitre du chapitre 1 s’intitule « La forme valeur ou la valeur d’échange » [cf. note 5 de ce chapitre]. Mais Marx ne s’attarde pas à l’explication de la forme valeur et passe rapidement aux différentes modifications qu’elle subit, aux « formes de la valeur » particulières : forme simple ou accidentelle, forme totale ou développée, forme générale, forme monnaie ou argent. Ces différentes formes de la valeur, qu’on retrouve dans chaque présentation courante de la théorie de la valeur de Marx, ont rejeté dans l’ombre la forme valeur en tant que telle. Marx a élaboré plus en détail cette forme valeur dans le passage suivant : « L’économie politique classique n’a jamais réussi à déduire de son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d’échange, et c’est là un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs représentants, tels qu’Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme quelque chose d’indifférent ou n’ayant aucun rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n’est pas seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert par cela même un caractère historique, celui d’un mode particulier de production sociale. Si on commet l’erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme marchandise et, à un degré plus développé, de la forme argent, forme capital, etc. » (Le Capital, L. I, t. 1. p. 83, note 1 ; souligné par Roubine).

La forme valeur est donc la forme la plus générale de l’économie marchande ; elle caractérise la forme sociale acquise par le procès de production à un niveau donné de son développement historique. Puisque l’économie politique analyse une forme de production sociale historiquement transitoire, la production marchande capitaliste, la forme valeur est l’une des pierres angulaires de la théorie de la valeur de Marx. Comme cela apparaît dans le passage cité ci-dessus, la forme valeur est étroitement liée à la « forme marchandise », c’est-à-dire à la caractéristique fondamentale de l’économie contemporaine, à savoir le fait que les produits du travail sont produits par des producteurs privés et autonomes. C’est seulement par l’intermédiaire de l’échange des marchandises que s’établit la connexion entre les travaux des producteurs. Dans cette forme « marchande » de l’économie, le travail social nécessaire à la production d’un produit donné n’est pas exprimé directement en unités de travail, mais indirectement sous la « forme de valeur », sous la forme d’autres produits qui s’échangent contre le produit donné. Le produit du travail est transformé en marchandise ; il a une valeur d’usage et la « forme sociale de valeur ». Ainsi le travail social est « réifié », il acquiert la forme valeur, c’est-à-dire la forme d’une propriété attachée aux choses et qui semble appartenir à ces choses elles-mêmes. C’est précisément ce travail » réifié » (et non le travail social en tant que tel) que la valeur représente. C’est ce que nous avons à l’esprit lorsque nous disons que la valeur inclut déjà en elle-même la forme sociale de valeur.

Cependant, qu’est-ce que cette forme valeur qui, par opposition à la valeur d’échange, est incluse dans le concept de valeur ?

Je ne citerai que l’une des définitions les plus claires de la forme valeur ; elle figure dans la première édition allemande du Capital : « La forme sociale de la marchandise et la forme valeur (Wertform) ou forme d’échangeabilité (Form der Austauschbarkeit), sont ainsi une seule et même chose » (Das Kapital, Bd I, éd. de 1867, p. 28 ; Studienausgabe, op. cit., p. 235 ; souligné par Marx). Comme on le voit, la forme valeur est appelée ici « forme d’échangeabilité », ou forme sociale du produit du travail ; elle exprime le fait que ce produit peut être échangé contre n’importe quelle autre marchandise, si cette échangeabilité est déterminée par la quantité de travail nécessaire à la production de la marchandise donnée. Ainsi, quand nous sommes passés de la valeur d’échange à la valeur, nous n’avons pas fait abstraction de la forme sociale du produit du travail. Nous n’avons fait abstraction que du produit concret dans lequel la valeur de la marchandise s’exprime, mais non de la forme sociale du produit du travail, de sa capacité à être échangé dans une proportion déterminée contre tout autre produit.

Nous pouvons formuler notre conclusion de la façon suivante : Marx analyse la « forme valeur » (Wertform) séparément de la « valeur d’échange » (Tauschwert). Pour pouvoir inclure la forme sociale du produit du travail dans le concept de valeur, nous avons dû scinder la forme sociale du produit en deux formes : Wertform et TauschWert. La première renvoie à la forme sociale du produit, forme qui n’est pas encore concrétisée dans des objets déterminés, mais qui représente quelque propriété abstraite des marchandises. Pour pouvoir inclure dans le concept de valeur les propriétés de la forme sociale du produit du travail et montrer ainsi le caractère inadmissible de l’assimilation du concept de valeur au concept de travail, assimilation que l’on retrouve souvent dans les exposés de vulgarisation de la théorie de Marx, il nous faut prouver que la valeur ne doit pas être seulement examinée du point de vue de sa substance (c’est-à-dire le travail), mais aussi du point de vue de la forme valeur. Pour pouvoir inclure la forme valeur dans le concept de valeur lui-même, il nous faut séparer ce concept de celui de valeur d’échange, et c’est ce que fait Marx dans son étude de ces deux concepts. Nous avons ainsi scindé la forme sociale du produit en deux parties : la forme sociale qui n’a pas encore acquis une forme concrète (c’est-à-dire la forme valeur), et la forme qui a déjà une forme concrète et indépendante (c’est-à-dire la valeur d’échange).

Après avoir examiné la forme valeur, nous devons passer à l’examen du contenu ou substance de la valeur. Tous les marxistes admettent que le travail est la substance de la valeur. Mais le problème est de savoir quel type de travail on considère. On sait que les formes les plus différentes peuvent se cacher sous le mot « travail ». De façon précise, quel type de travail constitue la substance de la valeur ?

Après avoir fait la distinction entre le travail socialement égalisé, qui peut exister dans différentes formes de division sociale du travail, et le travail abstrait, qui n’existe que dans une économie marchande, nous devons nous poser la question suivante : Marx entend-il par substance ou contenu de la valeur le travail socialement égalisé en général (c’est-à-dire le travail social en général), ou au contraire le travail abstraitement universel ? En d’autres termes, lorsque nous parlons du travail comme de la substance de la valeur, incluons-nous dans le concept de travail toutes les caractéristiques qui sont comprises dans le concept de travail abstrait, ou bien prenons-nous le travail dans le sens du travail socialement égalisé, écartant ainsi toutes les propriétés qui caractérisent l’organisation sociale du travail dans l’économie marchande ? Le concept de travail en tant que « substance » de la valeur coïncide-t-il avec le concept de travail « abstrait » créateur de valeur ? De prime abord, on peut trouver dans l’œuvre de Marx des arguments en faveur de chacune de ces deux interprétations de la substance de la valeur. On peut trouver des arguments qui semblent conforter la thèse que le travail en tant que substance de la valeur est quelque chose de plus pauvre que le travail abstrait, qu’il est le travail dépourvu des propriétés sociales qui sont les siennes dans une économie marchande.

Quels arguments trouvons-nous en faveur de cette Interprétation ?

Quand il parle de substance de la valeur, Marx fait souvent référence à quelque chose qui peut acquérir la forme sociale de valeur, mais qui peut aussi prendre une autre forme sociale. Par substance, on comprend alors quelque chose qui peut prendre des formes sociales différentes. Précisément, le travail socialement égalisé possède cette capacité, mais ce n’est pas le cas du travail abstrait (c’est-à-dire d’un travail qui a déjà acquis une forme sociale déterminée). Le travail socialement égalisé peut prendre la forme de travail organisé dans une économie marchande et la forme de travail organisé, par exemple, dans une économie socialiste. En d’autres termes, nous considérons ici l’égalisation sociale du travail d’un point de vue abstrait, sans prendre en compte les modifications introduites dans le contenu (c’est-à-dire dans le travail) par l’une ou l’autre de ses formes.

Peut-on trouver dans l’œuvre de Marx le concept de substance de la valeur utilisé dans ce sens ? Nous pouvons répondre affirmativement à cette question. Rappelons-nous, par exemple, l’expression de Marx selon laquelle la valeur d’échange n’est « pas autre chose qu’une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d’un objet » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 93). Il est évident que le travail est considéré ici comme un contenu abstrait qui peut prendre telle ou telle forme sociale : lorsque Marx, dans la célèbre lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, dit que la division sociale du travail se manifeste dans l’économie marchande sous la forme de valeur, il fait là aussi du travail socialement réparti un contenu qui peut prendre telle ou telle forme sociale. Dans le sous-chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx dit sans détour que le « contenu de la détermination de valeur »[94]peut être trouvé non seulement dans l’économie marchande, mais aussi dans la famille patriarcale et dans le domaine féodal. Ici aussi, comme on le voit, le travail est considéré comme un contenu qui peut prendre diverses formes sociales.

Cependant, on peut aussi trouver dans l’œuvre de Marx des arguments en faveur du point de vue opposé, selon lesquels nous devons considérer le travail abstrait comme la substance de la valeur. Tout d’abord, nous trouvons chez Marx des phrases qui l’affirment de façon directe, par exemple celle-ci : « Elles [les marchandises] se rapportent au travail humain abstrait comme à leur substance sociale générale » (Das Kapital, Bd I, éd. de 1867, p. 28 ; Studienausgabe, op. cit., p. 235 ; souligné par Roubine). Cette affirmation semble ne laisser aucun doute sur le fait que le travail abstrait n’est pas seulement le créateur de la valeur, mais aussi la substance et le contenu de la valeur. Nous arrivons à cette même conclusion sur la base de considérations méthodologiques. Le travail socialement égalisé acquiert la forme de travail abstrait dans l’économie marchande, et c’est seulement de ce travail abstrait que découle la nécessité de la valeur comme forme sociale du produit du travail. Il s’ensuit que, dans notre raisonnement, le concept de travail abstrait précède directement le concept de valeur. On pourrait dire que ce concept de travail doit être pris comme la base, le contenu et la substance de la valeur. Il ne faut pas oublier que, sur le problème des rapports entre le contenu et la forme, Marx adopte le point de vue de Hegel et non celui de Kant. Ce dernier faisait de la forme quelque chose d’extérieur par rapport au contenu, quelque chose qui s’ajoute de l’extérieur au contenu. Dans la philosophie de Hegel, le contenu n’est pas une chose en soi, à laquelle la forme adhère de l’extérieur. Au contraire, c’est le contenu lui-même qui, dans le cours de son développement, donne naissance à la forme qui était déjà contenue en lui à l’état latent. La forme découle nécessairement du contenu lui-même. Cela est une prémisse fondamentale de la méthodologie de Hegel et de Marx, prémisse qui s’oppose à celle de la méthodologie kantienne. Ainsi la forme valeur découle nécessairement de la substance de la valeur. Finalement, si nous considérons le travail abstrait comme substance de la valeur, nous en arrivons à une considérable simplification de tout le schéma de Marx. Dans ce cas, le travail en tant que substance de la valeur ne diffère pas du travail en tant que créateur de la valeur.

Nous sommes parvenus à ce paradoxe : Marx considère comme contenu de la valeur tantôt le travail social (ou socialement égalisé), tantôt le travail abstrait.

Comment sortir de cette contradiction ? Celle-ci disparaît si l’on se rappelle que la méthode dialectique inclut les deux méthodes d’analyse mentionnées ci-dessus : la méthode d’analyse proprement dite, qui va de la forme au contenu, et la méthode qui va du contenu à la forme. Si nous partons de la valeur comme d’une forme sociale déterminée, donnée à l’avance, et si nous nous demandons quel est le contenu de cette forme, il est clair alors que cette forme ne fait qu’exprimer en général le fait que du travail social est dépensé. La valeur est alors comprise comme une forme qui exprime le fait de l’égalisation sociale du travail, fait qui n’a pas lieu seulement dans une économie marchande mais aussi dans d’autres économies. Si nous passons, par l’analyse, des formes achevées à leur contenu, le travail socialement égalisé se trouve être la substance de la valeur. Mais c’est à une autre conclusion que nous arriverons si nous prenons comme point de départ non pas la forme achevée mais le contenu lui-même (c’est-à-dire le travail), d’où la forme (c’est-à-dire la valeur), découle nécessairement. Pour passer du travail, considéré comme contenu à la valeur considérée comme forme, il nous faut intégrer le concept de travail sous la forme sociale qui est la sienne dans l’économie marchande, c’est-à-dire que nous devons maintenant considérer le travail abstraitement universel comme la substance de la valeur. Il se peut que l’apparente contradiction que nous trouvons chez Marx dans la détermination du contenu de la valeur puisse s’expliquer précisément par la différence entre les deux méthodes.

Comme nous avons analysé séparément la forme et la substance de la valeur, nous devons étudier la relation qui existe entre elles. Quelle relation existe-t-il entre travail et valeur ? La réponse générale à cette question est la suivante : la valeur est la forme adéquate et exacte de l’expression de la substance de la valeur (c’est-à-dire du travail). Pour clarifier cette idée, revenons à l’exemple précédent : la table échangée contre trois chaises. Nous avons dit que ce procès d’échange était déterminé par une certaine régularité et dépendait du développement et des changements de la productivité du travail. Mais la valeur d’échange est la forme sociale du produit du travail, elle ne fait pas qu’exprimer les modifications du travail, elle les masque et les cache. Elle les cache pour cette simple raison que la valeur d’échange présuppose un rapport de valeur entre deux marchandises - entre la table et les chaises. Ainsi les modifications dans les proportions d’échange entre ces deux objets ne nous disent pas si le changement provient de la quantité de travail dépensée dans la production des chaises ou de la quantité de travail dépensée dans la production de la table. Si, au bout d’un certain temps, la table s’échange contre six chaises, la valeur d’échange de la table a changé. Cependant, la valeur de la table elle-même peut n’avoir pas changé du tout. Pour pouvoir analyser, sous une forme pure, dans quelle mesure les modifications de la forme sociale du produit dépendent de la quantité de travail dépensée à sa production, Marx a dû diviser cet échange en deux parties, le scinder, et analyser séparément les causes qui déterminent la valeur « absolue » de la table et les causes qui déterminent la valeur « absolue » des chaises ; un seul et même acte d’échange (en l’occurrence le fait que la table s’échange maintenant contre six chaises au lieu de trois) peut être la conséquence soit de causes qui agissent sur la table, soit de causes dont les racines se trouvent dans la production des chaises. Pour étudier séparément l’effet de chacune de ces chaînes causales, Marx a dû scinder les modifications de la valeur d’échange de la table en deux parties et supposer que ces modifications découlaient de causes tenant exclusivement à la table, c’est-à-dire de changements de la productivité du travail nécessaire à la production de la table. En d’autres termes, il a dû supposer que les chaises, de même que les autres marchandises contre lesquelles notre table était susceptible de s’échanger, conservaient leur valeur antérieure. Cela est nécessaire pour pouvoir conclure que la valeur est une forme parfaitement exacte et adéquate de l’expression du travail sous ses aspects qualitatif et quantitatif.

Jusqu’ici, nous avons examiné la connexion entre substance et forme de la valeur du point de vue qualitatif. Nous devons maintenant examiner cette même connexion du point de vue quantitatif. Nous passons ainsi de la substance et de la forme au troisième aspect de la valeur, la grandeur de la valeur. Marx étudie le travail social non seulement sous son aspect qualitatif (le travail comme substance de la valeur), mais aussi sous son aspect quantitatif (quantité de travail). De la même façon, Marx examine la valeur sous son aspect qualitatif (en tant que forme, ou forme valeur) et sous son aspect quantitatif (grandeur de valeur). Sous son aspect qualitatif, les relations qui existent entre la substance et la forme de la valeur correspondent à des relations entre le travail socialement abstrait et sa forme « réifiée », c’est-à-dire la valeur. A cet endroit, la théorie de la valeur de Marx rejoint directement sa théorie du fétichisme de la marchandise. Du point de vue quantitatif, il nous faut considérer les relations entre la quantité de travail abstrait socialement nécessaire et la grandeur de la valeur du produit, grandeur dont les modifications sont à l’origine du mouvement régulier des prix de marché. La grandeur de la valeur d’échange change en fonction de la quantité de travail abstrait socialement nécessaire mais du fait du double caractère du travail, les modifications dans la quantité de travail abstrait socialement nécessaire résultent de modifications dans la quantité de travail concret, donc du développement du procès matériel-technique de production, en particulier de la productivité du travail. Ainsi le système de la valeur tout entier est-il fondé sur un grandiose système de comptabilité et de comparaison sociales spontanées des produits de travaux de diverses espèces, exécutés par des individus différents et figurant comme des fractions du travail social abstrait total. Ce système est caché et n’apparaît pas à la surface des événements. À son tour, ce système de travail social abstrait total est mis en mouvement par le développement des forces productives matérielles, facteur ultime de développement de toute société. La théorie de la valeur de Marx se trouve ainsi reliée à sa théorie du matérialisme historique.

Dans la théorie de Marx, nous trouvons une magnifique synthèse du contenu et de la forme de la valeur d’une part, des aspects qualitatif et quantitatif de la valeur d’autre part. Marx souligne quelque part que Petty a confondu deux définitions de la valeur : « la valeur en tant que forme du travail social » et « la grandeur de la valeur déterminée par un temps de travail légal et où le travail figure en tant que source de la valeur » (Théories, t. 1, p. 422). La grandeur de Marx vient précisément de ce qu’il a donné une synthèse de ces deux définitions de la valeur. La « valeur comme expression matérielle des rapports de production entre les hommes » et la « valeur comme grandeur déterminée par la quantité de temps de travail ou temps de travail » - ces deux définitions sont inséparablement liées dans l’œuvre de Marx. Celui-ci examine l’aspect quantitatif du concept de valeur, aspect auquel les économistes classiques s’étaient intéressés de façon prédominante, mais il l’examine sur la base de l’analyse de l’aspect qualitatif de la valeur. C’est précisément la théorie de la forme valeur ou de la « valeur en tant que forme du travail social » qui représente la partie la plus spécifique de la théorie de la valeur de Marx, par rapport à la théorie des économistes classiques. On trouve fréquemment, chez les théoriciens bourgeois, l’idée que ce qui caractérise l’œuvre de Marx par comparaison avec celle des classiques, c’est la reconnaissance du travail comme « source » ou « substance » de la valeur. Comme il ressort des passages de Marx que nous avons cités, on peut aussi trouver cette reconnaissance du travail comme source de la valeur chez des économistes qui s’intéressaient principalement aux phénomènes quantitatifs liés à la valeur. En particulier, on la trouve aussi chez Smith et Ricardo. Mais on chercherait en vain chez ces auteurs une théorie de la « valeur en tant que forme du travail social ».

Avant Marx, l’attention des économistes classiques et de leurs épigones se portait soit sur le contenu de la valeur, et principalement sur son aspect quantitatif (quantité de travail), soit sur la valeur d’échange relative, c’est-à-dire sur les proportions quantitatives de l’échange. L’analyse prenait pour objet les deux extrémités de la théorie de la valeur: le développement de la productivité du travail et de la technique comme cause interne des modifications de valeur, et les changements relatifs de la valeur des marchandises sur le marché. Mais la connexion directe manquait : la forme valeur, c’est-à-dire la valeur comme forme qui se caractérise par la réification des rapports de production et la transformation du travail social en une propriété des produits du travail. Cela explique les reproches faits par Marx à ses prédécesseurs, reproches qui paraissent de prime abord contradictoires. Il reproche à Bailey d’examiner les proportions de l’échange, c’est-à-dire la valeur d’échange, alors qu’il ignore la valeur. Il voit la faiblesse des Classiques dans le fait qu’ils ont examiné la valeur et la grandeur de la valeur, le contenu et non la « forme de la valeur ». Comme nous l’avons souligné, les prédécesseurs de Marx s’intéressaient au contenu de la valeur principalement sous son aspect quantitatif (travail et grandeur du travail) et, de la même façon, à l’aspect quantitatif de la valeur d’échange. Ils ont négligé l’aspect qualitatif du travail et de la valeur, la caractéristique spécifique de l’économie marchande. L’analyse de la forme valeur est précisément ce qui donne un caractère sociologique et des traits spécifiques au concept de valeur. Cette forme valeur fait se rejoindre les deux bouts de la chaîne : le développement de la productivité du travail et les phénomènes du marché. Sans elle ces deux extrémités se séparent, et chacune d’elles se transforme en une théorie unilatérale. D’un côté, on aboutit à des dépenses de travail considérées sous l’aspect technique, indépendamment de la forme sociale du procès matériel de production (la valeur-travail comme catégorie logique) ; d’un autre côté, à des changements relatifs des prix sur le marché, à une théorie des prix qui cherche à expliquer les fluctuations des prix indépendamment de la sphère du procès de travail et du fait fondamental de l’économie sociale, le développement des forces productives.

Marx montre que sans la forme valeur il n’y a pas de valeur, et il voit parfaitement que cette forme sociale reste une forme vide si on ne la pourvoit pas de son contenu travail. Tout en notant le fait que les économistes classiques négligent la forme valeur, Marx nous met en garde contre un autre danger, la surestimation de la forme valeur sociale aux dépens de son contenu travail. « En réaction contre cela est né un système mercantiliste restauré (Ganilh...) qui ne voit dans la valeur que la forme sociale, ou plutôt son apparence privée de substance » (Das Kapital, Bd I, p. 95)[95]. Dans un autre passage, Marx dit du même Ganilh : « Ganilh a parfaitement raison quand il reproche à Ricardo et à la plupart des économistes de considérer le travail sans l’échange, bien que leur système, comme tout le système bourgeois, soit fondé sur la valeur d’échange » (Théories, t. 1, p. 227). Ganilh a raison de souligner la signification de l’échange, c’est-à-dire de la forme sociale déterminée de l’activité de travail des hommes qui s’exprime dans la forme valeur. Mais il exagère la signification de l’échange aux dépens du procès de travail productif : « Seulement Ganilh se figure avec les mercantilistes que la grandeur de la valeur elle-même est le produit de l’échange. alors que ce que l’échange confère aux produits est seulement la forme de la valeur, ou la forme de marchandise » (ibid.). La forme de la valeur est complétée par le contenu travail, la grandeur de la valeur dépend de la quantité de travail abstrait. À son tour le travail, qui est étroitement lié au système de la valeur par son aspect social ou abstrait, se trouve en étroite relation avec le système de la production matérielle par son aspect matériel-technique ou concret.

Au terme de notre analyse de la valeur du point de vue de sa substance (le travail) et de sa forme sociale, nous sommes parvenus aux résultats suivants. Nous avons radicalement rompu avec l’identification courante entre valeur et travail et nous avons ainsi défini de façon plus précise la relation qui existe entre le concept de valeur et le concept de travail. Nous avons aussi défini avec une plus grande précision le rapport entre valeur et valeur d’échange. Auparavant, quand la valeur était considérée simplement comme du travail et qu’on ne lui accordait aucune caractéristique sociale distincte, la valeur était assimilée au travail d’une part et séparée de la valeur d’échange par un abîme d’autre part. Dans le concept de valeur, les économistes ne voyaient le plus souvent qu’une répétition du travail. A partir du concept de valeur ainsi entendu, ils ne pouvaient passer au concept de valeur d’échange. Maintenant, quand nous considérons la valeur du point de vue de la substance et de la forme, nous mettons la valeur en relation avec le concept qui la précède, le travail abstrait (et en dernière analyse avec le procès matériel de production), le contenu. D’autre part, par l’intermédiaire de la forme valeur, nous avons déjà mis en rapport la valeur avec le concept qui la suit, la valeur d’échange. En fait, une fois que nous avons établi que la valeur ne représente pas du travail en général, mais du travail qui a la forme d’échangeabilité d’un produit, nous devons ensuite passer directement de la valeur à la valeur d’échange. On voit ainsi que le concept de valeur est inséparable du concept de travail d’une part, et du concept de valeur d’échange d’autre part.

13. Le travail social[modifier le wikicode]


Nous sommes arrivés à la conclusion que, dans une économie marchande, c’est par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail que s’accomplit l’égalisation des travaux. Il n’existe pas d’acte individuel d’égalisation sociale des travaux dans cette économie. Il est donc faux de présenter cette question de l’égalisation selon le schéma suivant : égalisation a priori des différentes formes de travaux par comparaison à des unités de mesure données, puis échange des produits de ces travaux dans des proportions qui dépendent des quantités de travail que ces produits contiennent, quantités préalablement mesurées et égalisées. Partant d’un tel point de vue, qui néglige le caractère anarchique et spontané de l’économie marchande-capitaliste, les économistes ont souvent pensé que l’objet de l’économie politique était de trouver un étalon qui rendrait possible dans la pratique la comparaison et la mesure de la quantité des différents produits mis en jeu par l’acte d’échange sur le marché. La théorie de la valeur-travail leur a semblé mettre l’accent sur le travail, considéré justement comme cet étalon pratique des valeurs. C’est la raison pour laquelle leur critique visait à démontrer que le travail ne pouvait être adopté comme étalon de valeur convenable, du fait de l’absence d’unités de travail établies avec précision et permettant de mesurer des types de travaux différant les uns des autres par leur intensité, leur qualification, le danger qu’ils représentent pour la santé, etc.

Ces économistes n’ont pu se dégager d’une idée fausse, solidement ancrée en économie politique, qui attribue à la théorie de la valeur une tâche qui ne lui incombe pas en propre, celle de trouver un étalon pratique des valeurs. La théorie de la valeur a en fait une tâche complètement différente, qui est théorique et non pratique. Il n’est pas nécessaire que nous cherchions un étalon pratique des valeurs qui rendrait possible l’égalisation des produits du travail sur le marché. Cette égalisation a lieu dans la réalité, chaque jour, dans le procès de l’échange sur le marché. Dans ce procès, spontanément, s’élabore un étalon de valeur, la monnaie, qui est indispensable à cette égalisation. Cet échange sur le marché n’a pas besoin d’un quelconque étalon inventé par les économistes. L’objet de la théorie de la valeur est tout à fait différent : il est de comprendre et d’expliquer théoriquement le procès d’égalisation des marchandises tel qu’il se déroule régulièrement sur le marché, procès étroitement lié à l’égalisation et à la répartition du travail social dans le procès de production ; il est donc de découvrir la relation causale entre ces deux procès, ainsi que les lois de leurs modifications. L’analyse causale du procès d’égalisation des différentes marchandises et des différentes formes de travail tel qu’il se réalise effectivement, et non la découverte d’étalons pratiques pour leur comparaison, telle est la tâche de la théorie de la valeur.

La confusion décisive que l’on trouve dans l’œuvre d’Adam Smith entre étalon de valeur et loi qui régit les variations de valeur a causé de grands dommages en économie politique, et les conséquences s’en font sentir aujourd’hui encore. Le grand mérite de Ricardo est d’avoir écarté le problème de la découverte d’un étalon pratique des valeurs, et d’avoir placé la théorie de la valeur sur la base scientifique stricte de l’analyse causale des variations des prix de marché en fonction des modifications dans la productivité du travail[96]. De ce point de vue, son successeur est Marx qui a sévèrement critiqué les conceptions qui font du travail une « mesure invariable des valeurs ». « Le problème d’une ‘mesure invariable des valeurs’ n’était en fait qu’une expression erronée pour la recherche du concept, de la nature, de la valeur elle-même » (Theorien, t. 3, p. 132). « L’ouvrage de Bailey a au moins un mérite, celui d’avoir mis en lumière par ses objections, la confusion de la mesure de la valeur, telle qu’elle se représente dans l’argent, comme une marchandise qui existe à côté des autres marchandises, avec la mesure et la substance immanentes de la valeur » (ibid.. p. 135). La théorie de la valeur ne recherche pas une « mesure externe » de la valeur, mais sa « cause », « la genèse et la nature immanente de la valeur elle-même » (ibid., p. 155, 162-163). L’analyse causale des variations de la valeur des marchandises, qui dépendent des variations de la productivité du travail - l’analyse de ces faits réels d’un point de vue qualitatif et quantitatif -, c’est ce que Marx appelle l’étude de la substance et de la mesure immanente de la valeur. « Mesure immanente » ne signifie pas ici la quantité qui est prise comme unité de mesure, mais une « quantité en rapport avec une certaine existence ou une certaine qualité »[97]. Quand Marx dit que le travail est une mesure immanente de la valeur, il faut comprendre seulement que des changements quantitatifs dans le travail nécessaire à la production d’un produit provoquent des changements quantitatifs dans la valeur de ce produit. Le terme de « mesure immanente », ainsi que bien d’autres termes, a été emprunté par Marx à la philosophie, puis introduit en économie politique. On ne peut dire que cet emprunt soit très heureux car, lors d’une lecture superficielle, ce terme fait penser le lecteur à une mesure de l’égalisation plus qu’à une analyse causale des changements quantitatifs réels. Cette terminologie malheureuse, jointe à une interprétation incorrecte du raisonnement de Marx dans les premières pages du Capital, a amené même des marxistes à introduire dans la théorie de la valeur un problème qui lui est étranger, celui de la recherche d’une mesure pratique des valeurs.

L’égalisation des travaux dans une économie marchande ne s’établit pas grâce à quelque unité de mesure déterminée au préalable, elle s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises dans l’échange. Le procès d’échange provoque des modifications substantielles aussi bien dans le produit que dans le travail du producteur de marchandises. Il n’est pas question ici de modifications naturelles, matérielles. La vente de vêtements ne peut amener de modifications dans la forme naturelle du vêtement lui-même, ni dans le travail du tailleur, ni dans la totalité des procès de travail concret déjà achevés. Mais la vente du produit change sa forme valeur, sa fonction ou sa forme sociales. Indirectement, la vente affecte l’activité de travail des producteurs de marchandises. Elle place leur travail dans un rapport déterminé avec le travail d’autres producteurs de marchandises de la même profession, c’est-à-dire qu’elle modifie la fonction sociale du travail. On peut caractériser de la façon suivante les modifications auxquelles le produit du travail est soumis par l’intermédiaire du procès d’échange: 1) le produit acquiert la capacité d’être directement échangé contre n’importe quel autre produit du travail social, c’est-à-dire qu’il affirme son caractère de produit social ; 2) le produit acquiert ce caractère social sous une forme telle qu’il est égalisé avec un produit déterminé (l’or) qui possède la propriété d’être directement échangeable contre tous les autres produits ; 3) l’égalisation de tous les produits entre eux, qui s’accomplit par l’intermédiaire de leur comparaison avec l’or (la monnaie), inclut aussi l’égalisation de différentes formes de travaux qui diffèrent par leurs différents degrés de qualification, c’est-à-dire par la durée de la période de formation ; et 4) l’égalisation des produits d’un type et d’une qualité donnés, fabriqués dans des conditions techniques différentes, c’est-à-dire avec des dépenses de quantités individuelles de travail différentes.

Ces modifications auxquelles le produit est soumis par l’intermédiaire du procès d’échange s’accompagnent de modifications analogues dans le travail du producteur de marchandises: 1) le travail du producteur marchand privé, isolé, manifeste son caractère social ; 2) la forme concrète donnée du travail est égalisée avec toutes les autres formes concrètes de travail ; cette égalisation multilatérale du travail comprend aussi : 3) l’égalisation des différentes formes de travail qui diffèrent du point de vue de la qualification ; et 4) l’égalisation des différentes dépenses individuelles de travail effectuées dans la production d’exemplaires donnés de produits d’un type et d’une qua-lité donnés. Ainsi, par l’intermédiaire du procès d’échange, le travail privé acquiert une caractéristique supplémentaire : il prend la forme de travail social, le travail concret prend la forme de travail abstrait, le travail complexe se trouve réduit au travail simple et le travail individuel au travail socialement nécessaire. En d’autres termes, le travail du producteur de marchandises, qui dans le procès de production a directement la forme d’un travail privé, concret, qualifié (c’est-à-dire différencié par un niveau de qualification déterminé, que l’on peut dans certains cas poser égal à zéro) et individuel, acquiert dans le procès d’échange des propriétés sociales qui en font un travail social, abstrait, simple et socialement nécessaire[98]. Il ne s’agit pas ici de quatre procès distincts de transformation du travail, comme cela apparaît dans la présentation du problème par certains théoriciens ; il s’agit des différents aspects du même procès d’égalisation des travaux, procès qui s’accomplit par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs. L’acte unique d’égalisation des marchandises en tant que valeurs mas-que et relègue à l’arrière-plan les propriétés du travail privé, concret, qualifié et individuel. Tous ces aspects sont si étroitement imbriqués que, dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx ne fait pas encore une distinction suffisamment claire entre eux et gomme les limites entre travail abstrait, travail simple et travail socialement nécessaire (Contribution, p. 7 à 12). Ces définitions sont par ailleurs développées dans Le Capital avec une clarté et une rigueur telles que l’attention du lecteur doit saisir l’étroite relation qui existe entre elles comme l’expression des différents aspects de l’égalisation du travail dans le procès de sa répartition. Ce dernier procès suppose : 1) interconnexion entre tous les procès de travail (travail social) ; 2) égalisation des sphères particulières de production ou sphères de travail (travail abstrait) ; 3) égalisation des formes de travail de qualifications différentes (travail simple) ; et 4) égalisation du travail effectué dans les entreprises individuelles à l’intérieur d’une sphère de production donnée (travail socialement nécessaire).

Parmi les quatre aspects du travail créateur de valeur (que nous venons de mentionner), le concept central est celui de travail abstrait. Cela s’explique par le fait que, dans une économie marchande, le travail ne devient social que sous la forme de travail abstrait, comme nous le montrerons ci-dessous. En outre, la transformation du travail qualifié en travail simple n’est qu’une partie d’un procès de transformation plus large du travail concret en travail abstrait. Enfin, la transformation du travail individuel en travail socialement nécessaire n’est que l’aspect quantitatif de ce même procès de transformation du travail concret en travail abstrait. C’est précisément pour cela que le concept de travail abstrait est un concept central dans la théorie de la valeur de Marx.

Comme nous l’avons souligné à maintes reprises, l’économie marchande se caractérise par une indépendance formelle des producteurs marchands isolés d’une part, et par des interrelations matérielles entre leurs activités de travail d’autre part. Toutefois, de quelle façon le travail privé d’un producteur marchand individuel est-il intégré dans le mécanisme du travail social et prend-il part à soit mouvement ? Comment le travail privé devient-il du travail social, comment la totalité des unités économiques privées, séparées, éparpillées, se transforme-t-elle en une économie sociale relativement unifiée, caractérisée par la masse de phénomènes se répétant régulièrement qui forme l’objet d’étude de l’économie politique ? C’est le problème fondamental de l’économie politique : le problème de la possibilité même de l’économie marchande-capitaliste et de ses conditions d’existence.

Dans une société où l’économie est organisée, le travail d’un individu sous sa forme concrète est directement organisé et dirigé par un organisme social. Il apparaît comme une partie du travail social total, comme du travail social. Dans une économie marchande, le travail d’un producteur marchand autonome, fondé sur les droits de la propriété privée, apparaît d’abord sous la forme de travail privé. « Le point de départ n’est pas le travail des individus sous forme de travail collectif, mais au contraire les travaux particuliers de personnes privées, travaux qui dans le procès d’échange seulement se révèlent travail social général en perdant leur caractère primitif. Le travail social général n’est donc pas une condition prête d’avance sous cette forme, mais un résultat auquel on aboutit » (Contribution, p. 23-24). Le travail du producteur de marchandises révèle son caractère social non pas en tant que travail concret dépensé dans le procès de production, mais seulement comme travail qui doit être égalisé avec toutes les autres formes de travail par l’intermédiaire du procès d’échange.

Mais comment le caractère social du travail peut-il s’exprimer dans l’échange ? Si un habit est le produit du travail privé d’un tailleur, on peut alors dire que la vente de l’habit, ou son échange contre de l’or, égalise le travail privé du tailleur avec une autre forme de travail privé, le travail du producteur d’or. Comment l’égalisation d’un travail privé donné avec un autre travail privé peut-elle donner au premier un caractère social ? Cela n’est possible que si le travail privé du producteur d’or est déjà égalisé avec toutes les autres formes concrètes du travail, c’est-à-dire si son produit, l’or, peut être échangé directement contre n’importe quel autre produit, par conséquent s’il joue le rôle d’un équivalent général ou de monnaie. Le travail du tailleur, du fait qu’il est égalisé avec le travail du producteur d’or, se trouve ainsi égalisé et mis en relation avec toutes les formes concrètes de travail. Égalisé avec ces formes, comme forme de travail égale à elles, le travail du tailleur se transforme de travail concret en travail général ou abstrait. Étant mis en relation avec les autres travaux dans le système unifié du travail social total, le travail du tailleur se transforme de travail privé en travail social. L’égalisation globale (par l’intermédiaire de la monnaie) de toutes les formes concrètes de travail et leur transformation en travail abstrait créent simultanément entre elles une connexion sociale qui transforme le travail privé en travail social. « Dans la valeur d’échange, le temps de travail de l’individu isolé apparaît de façon immédiate comme temps de travail général, et ce caractère général du travail individuel comme caractère social de ce dernier » (Contribution, p. 11 ; souligné par Marx)[99]. C’est seulement comme « grandeur générale » que le travail devient une « grandeur sociale » (ibid., p. 12). « Le travail général, et sous cette forme le travail social », dit Marx. Dans le premier chapitre du Capital, Marx énumère trois caractéristiques de la forme-équivalent de la valeur : 1) la valeur d’usage devient la forme dans laquelle s’exprime la valeur ; 2) le travail concret devient une forme de manifestation du travail abstrait ; et 3) le travail privé acquiert la forme de travail immédiatement social (cf. Le Capital, L. I, t. 1, p. 70-72). Marx commence son analyse par les phénomènes qui se déroulent à la surface du marché sous des formes matérielles : il commence par l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange. Il recherche l’explication de cette opposition dans l’opposition entre travail concret et travail abstrait. Il continue par l’analyse des formes sociales d’organisation du travail et passe au problème central de sa théorie économique, l’opposition entre travail privé et travail social. Dans l’économie marchande, la transformation du travail privé en travail social coïncide avec la transformation du travail concret en travail abstrait. La connexion sociale entre les activités de travail des producteurs individuels de marchandises ne se réalise qu’à travers l’égalisation de toutes les formes concrètes de travail, et cette égalisation ne s’accomplit que sous la forme d’une égalisation de tous les produits du travail en tant que valeurs. Inversement, l’égalisation des différentes formes de travail et l’abstraction de leurs propriétés concrètes représentent l’unique rapport social qui fasse de la totalité des unités économiques privées une économie sociale unifiée. Cela explique l’attention particulière que Marx accorde, dans sa théorie, au concept de travail abstrait.

14. Le travail abstrait[modifier le wikicode]


La théorie du travail abstrait est l’un des éléments fondamentaux de la théorie marxienne de la valeur. Selon Marx, le travail abstrait « crée » la valeur. Marx attachait une importance décisive à la différence entre travail concret et travail abstrait : « J’ai, le premier, mis en relief (de façon critique) ce double caractère du travail représenté dans la marchandise. Comme (la compréhension de) l’économie politique pivote autour de ce point, il nous faut ici entrer dans de plus amples détails » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 57)[100]. Après la publication du livre I du Capital, Marx écrivit à Engels : « Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre, c’est : 1) (et c’est sur cela que repose toute l’intelligence des faits) la mise en relief dès le premier chapitre du caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange ; 2) l’analyse de la plus-value, indépendamment de ses formes particulières : profit, intérêt, rente foncière, etc. »[101]

Quand on voit l’importance décisive que Marx accordait à la théorie du travail abstrait, on peut s’étonner que cette théorie ait si peu attiré l’attention de toute la littérature marxiste. Certains auteurs passent la question complètement sous silence. Par exemple, A. Bogdanov transforme le travail abstrait en « travail abstrait simple » et, laissant de côté le problème du travail concret et du travail abstrait, se limite à celui du travail simple et du travail complexe[102]. De nombreux critiques de Marx ont égale-ment préféré remplacer le travail abstrait par le travail simple, par exemple Karl Diehl[103]. Dans les présentations courantes de la théorie de la valeur de Marx, les auteurs paraphrasent avec leurs propres mots les définitions données par Marx dans la seconde partie du chapitre 1 du Capital à propos du « double caractère du travail présenté par la marchandise ». Kautsky écrit : « Le travail nous apparaît d’une part comme la dépense de force humaine de travail en général, d’autre part comme une activité humaine spécifique destinée à procurer un objet donné. Le premier aspect du travail forme l’élément commun à toutes les activités productives accomplies par les hommes, le second varie avec la nature de l’activité »[104]. Cette définition largement acceptée peut se ramener à cette affirmation très simple : le travail concret est la dépense d’énergie humaine sous une forme déterminée (confection de vêtements, tissage, etc.). Le travail abstrait est la dépense d’énergie humaine en tant que telle, indépendamment de ces formes déterminées. Ainsi défini, le concept de travail abstrait est un concept physiologique, dépouillé de tout élément social et historique. C’est un concept qui existe dans toutes les époques historiques, indépendamment de telle ou telle forme de production.

Si même des marxistes définissent couramment le travail abstrait comme une dépense d’énergie physiologique, il n’est pas étonnant que cette conception soit largement répandue dans la littérature antimarxiste. Par exemple, d’après Strouvé : « Des physiocrates et de leurs successeurs anglais, Marx a repris le point de vue matérialiste-mécaniste qui est si frappant dans sa théorie du travail. comme substance de la valeur. Cette théorie est le couronnement de toutes les théories objectives de la valeur. Elle matérialise directement la valeur, la transforme en une substance économique propre aux biens économiques, semblable à la matière physique qui est la substance des choses physiques. Cette substance économique est quelque chose de matériel parce que Marx conçoit le travail qui crée la valeur de façon purement physique, comme une dépense d’énergie nerveuse et musculaire, indépendamment du contenu concret déterminé de cette dépense, qui caractérise par une infinie variété. Le travail abstrait est chez Marx un concept physiologique, un concept idéal, et en dernière analyse un concept qui peut être ramené au travail mécanique » (préface de Strouvé à l’édition russe du livre I du Capital. 1906, p. 28). D’après Strouvé, le travail abstrait est chez Marx un concept physiologique ; c’est pourquoi la valeur créée par le travail abstrait est quelque chose de matériel. Cette interprétation est partagée par d’autres critiques de Marx. Gerlach note que, selon Marx, « la valeur est quelque chose de commun à toutes les marchandises, c’est la condition de leur échangeabilité, et elle représente une réification du travail humain abstrait »[105]. Gerlach dirige sa critique contre ce point de la théorie de la valeur de Marx : « Il est complètement impossible d’opérer une réduction physiologique du travail humain au travail simple[...]. Du fait que le travail humain est toujours accompagné et conditionné par la conscience, nous devons refuser de le réduire au mouvement des muscles et des nerfs, car cette réduction laisse toujours quelque résidu qui échappe à ce type d’analyse » (ibid., p. 49-50). « Les précédentes tentatives pour mettre en évidence expérimentalement le travail humain abstrait, ce qui est général dans le travail humain, ce qui en constitue la particularité spécifique, ont échoué ; la réduction du travail à l’énergie nerveuse et musculaire n’est pas possible » (ibid., p. 50). Cette affirmation de Gerlach, pour qui le travail ne peut être réduit à une dépense d’énergie physiologique parce qu’il contient toujours un élément conscient, n’a absolument aucun rapport avec le concept de travail abstrait tel qu’il a été élaboré par Marx sur la base de son analyse des caractéristiques de l’économie marchande. Toutefois, ces arguments de Gerlach ont paru si convaincants qu’ils ont souvent été répétés par les critiques de la théorie de la valeur de Marx[106]. Nous trouvons une version encore plus frappante de la conception naturaliste du travail abstrait dans l’œuvre de L. von Buch : le travail, dans sa forme abstraite, est considéré « comme le procès de transformation de l’énergie potentielle en travail mécanique »[107]. L’attention est ici attirée moins sur la quantité d’énergie physiologique dépensée que sur la quantité de travail mécanique reçue. Mais la base théorique de cette interprétation reste purement naturaliste et néglige complètement l’aspect social du procès de travail, c’est-à-dire précisément l’aspect qui est l’objet spécifique de l’économie politique.

Seuls quelques théoriciens ont compris que les caractéristiques du travail abstrait ne coïncidaient en aucune façon avec une égalité physiologique de différentes dépenses de travail. « Le caractère général du travail n’est pas un concept qui relève des sciences de la nature, un concept doté uniquement d’un contenu physiologique. Le travail privé est général-abstrait et par là même social, en tant qu’expression de l’activité des sujets de droits »[108]. Mais, pour Petry, la théorie de la valeur de Marx ne traite pas de la Wertgesetz (loi de la valeur), mais de la Wertbetrachtung (considération de valeur) et n’est donc pas une explication du « procès réel qui concerne les objets », mais une « condition subjective de la connaissance » (ibid., p. 50) ; cela empêche Petry de formuler de façon correcte le problème du travail abstrait[109].

On peut trouver dans l’œuvre de A. Neždanov (Čerevanin) une autre tentative pour introduire une dimension sociale dans le concept de travail abstrait. D’après Neždanov, le concept de travail abstrait n’exprime pas une égalité physiologique des dépenses de travail, mais un procès social d’égalisation des différentes formes de travail dans la production. Il s’agit d’ « un procès social important et indispensable qu’accomplit toute organisation socio-économique consciente [...]. Ce procès social de réduction de différentes formes de travail à du travail abstrait s’accomplit inconsciemment dans l’économie marchande »[110]. En considérant le travail abstrait comme une expression du procès d’égalisation des travaux dans toute économie, Neždanov néglige la forme particulière que cette égalisation prend dans une économie marchande ; dans cette dernière, elle ne s’accomplit pas directement dans le procès de production, mais par l’intermédiaire de l’échange. Le concept de travail abstrait exprime la forme historique spécifique de l’égalisation des travaux. Ce n’est pas seulement un concept social, mais aussi un concept historique.

On voit que la majorité des auteurs ont compris de façon simpliste la question du travail abstrait en le ramenant à un travail physiologique. Cela découle de ce que ces auteurs ne se sont pas astreints eux-mêmes à comprendre dans son ensemble la théorie du travail abstrait de Marx. Pour ce faire, ils auraient dû se livrer à une analyse détaillée des textes de Marx consacrés au fétichisme de la marchandise, en particulier dans la Contribution à la critique de l’économie politique où Marx développe sa théorie de façon très complète. Au lieu de se livrer à ce travail, ces auteurs ont préféré se borner à une répétition littérale de quelques phrases que Marx consacre au travail abstrait dans la 2e partie du chapitre 1 du Capital.

Dans ce texte du Capital, Marx semble bien, en effet, donner un fondement aux interprétations du travail abstrait dans un sens physiologique. « En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leurs différences, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59). Et, en conclusion, Marx souligne cette idée de façon encore plus nette : « Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine et, à ce titre de travail humain égal [NdT. : Le texte allemand précise : ou de travail humain abstrait], il forme la valeur des marchandises. De l’autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive déterminée par un but particulier et, à ce titre de travail concret et utile, il produit des valeurs d’usage ou utilités » (ibid., p. 61). Partisans et adversaires de Marx s’appuient sur les passages cités pour interpréter le travail abstrait dans un sens physiologique. Les premiers répètent cette définition en s’abstenant de l’analyser de façon critique. Les seconds lui opposent toute une série d’objections et en font parfois le point de départ de leur réfutation de la théorie de la valeur-travail. Ni les uns ni les autres n’ont remarqué que la conception simpliste du travail abstrait que l’on trouve dans ces passages, conception fondée à première vue sur une interprétation littérale du texte de Marx, n’est absolument pas compatible avec l’ensemble de la théorie de la valeur de Marx, pas plus qu’avec un grand nombre d’autres passages du Capital.

Marx a inlassablement répété que la valeur est un phénomène social, que « les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale (Wertgegenständlichkeit) » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 62 ; cf. note 4 du chapitre 11) et ne contiennent « pas un atome de matière ». Il s’ensuit que le travail abstrait, créateur de valeur, doit être compris comme une catégorie sociale dans laquelle ne pénètre « pas un seul atome de matière ». De deux choses l’une : ou bien le travail abstrait est une dépense d’énergie humaine sous une forme physiologique, et alors la valeur a aussi un caractère matériel réifié. Ou bien la valeur est un phénomène social, et le travail abstrait doit alors lui aussi être compris comme un phénomène social, lié à une forme sociale de production déterminée. Il est impossible de concilier une interprétation physiologique du concept de travail abstrait avec le caractère historique de la valeur que ce même travail crée. La dépense physiologique d’énergie en tant que telle se retrouve à toutes les époques, et autant dire alors que cette énergie crée de la va-leur à toutes les époques. Nous en arrivons alors à l’interprétation la plus grossière de la théorie de la valeur, interprétation qui contredit nettement la théorie de Marx.

Il n’existe qu’une voie pour se tirer de cette difficulté : puisque le concept de valeur a un caractère social et historique dans l’œuvre de Marx (et cela constitue précisément son apport et le trait caractéristique de sa théorie), nous devons construire le concept de travail abstrait, créateur de valeur, sur la même base. Si nous ne nous en tenons pas aux définitions préliminaires données par Marx dans les premières pages de son livre, et si nous nous employons à suivre pas à pas le développement ultérieur de sa pensée, nous trouverons dans son œuvre suffisamment d’éléments pour une théorie sociologique du travail abstrait.

Pour comprendre correctement la théorie marxienne du travail abstrait, il ne faut pas oublier un seul instant que Marx établit un lien indissociable entre le concept de travail abstrait et le concept de valeur. Le travail abstrait « crée » la valeur, il est le contenu ou la substance de la valeur. Le but que se propose Marx n’est pas (ainsi que nous l’avons souligné à plusieurs reprises) de réduire analytiquement la valeur au travail abstrait, mais de faire découler dialectiquement la valeur du travail abstrait. Et cela n’est pas possible si on ne voit dans le travail abstrait rien d’autre que du travail au sens physiologique. Ce n’est donc pas par hasard que les auteurs qui s’en tiennent fermement à une interprétation physiologique du travail abstrait se trouvent conduits à des conclusions qui contredisent nettement la théorie de Marx, en l’occurrence à la conclusion que le travail abstrait en lui-même ne crée pas de valeur[111]. Si l’on veut soutenir la célèbre thèse de Marx selon laquelle le travail abstrait crée la valeur et s’exprime dans la valeur, il faut alors renoncer à l’interprétation physiologique du concept de travail abstrait. Mais cela ne signifie pas, bien entendu, que l’on nie le fait évident que, dans toute forme sociale d’économIe, l’activité de travail des hommes s’accomplit par l’intermédiaire d’une dépense d’énergie physiologique. Le travail physiologique est le présupposé du travail abstrait en ce sens que l’on ne peut parler de travail abstrait s’il n’y a pas dépense d’énergie physiologique de la part des hommes. Mais, précisément, cette dépense d’énergie physiologique reste un présupposé, et non l’objet de notre analyse.

Dans toute forme sociale d’économie, le travail humain est à la fois matériel-technique et physiologique. Le premier adjectif ne s’applique au travail que dans la mesure où celui-ci est soumis à un plan technique défini et orienté vers la production de produits nécessaires à la satisfaction des besoins humains; le second adjectif ne s’applique au travail que dans la mesure où celui-ci représente une dépense d’énergie physiologique accumulée dans l’organisme humain et qui doit être régulièrement reproduite. Si le travail ne créait pas de produits utiles, ou s’il ne s’accompagnait pas d’une dépense d’énergie de la part de l’organisme humain, le tableau d’ensemble de la vie économique de l’humanité serait totalement différent de ce qu’il est en fait. Le travail, conçu indépendamment de telle ou telle forme d’organisation sociale de l’économie, est donc le présupposé matériel-technique aussi bien que biologique de toute activité économique. Mais on ne peut faire de ce présupposé de toute recherche économique un objet d’analyse. La dépense d’énergie physiologique en tant que telle n’est pas du travail abstrait et ne crée pas de valeur.

Jusqu’ici, nous avons examiné l’interprétation physiologique du travail abstrait sous sa forme la plus vulgaire. Les partisans de cette interprétation vulgaire prétendent que la valeur du produit est créée par le travail abstrait, conçu comme dépense d’une certaine somme d’énergie physiologique. Mais il existe des formulations plus élaborées de cette interprétation physiologique, qui tiennent approximativement le raisonnement suivant: l’égalité des produits en tant que valeurs est créée par l’égalité de toutes les formes de travail humain en tant que dépenses d’énergie physiologique. Ici, le travail n’est plus simplement conçu comme la dépense d’une certaine somme d’énergie physiologique, il est considéré du point de vue de son homogénéité physiologique avec toutes les autres formes de travail. Ici, l’organisme humain n’est plus traité simplement comme la source de l’énergie physiologique en général, mais aussi comme la source qui est capable de fournir du travail sous n’importe quelle forme concrète. Le concept de travail physiologique en général se trouve transformé en concept de travail physiologiquement égal ou physiologiquement homogène.

Toutefois, ce travail physiologiquement homogène n’est pas l’objet mais plutôt le présupposé de la recherche économique. En réalité, si le travail en tant que dépense d’énergie physiologique est un présupposé biologique de toute économie humaine, l’homogénéité physiologique du travail est alors un présupposé biologique de toute division sociale du travail. L’homogénéité physiologique du travail humain est un présupposé indispensable au transfert des hommes d’une forme de travail à une autre et, par conséquent, à la possibilité d’un procès social de répartition du travail social. Si les hommes naissaient, comme les abeilles ou les fourmis, avec des instincts de travail déterminés qui limitent à l’avance leurs capacités de travail à une seule forme d’activité, la division du travail serait alors un fait biologique et non un fait social. Si le travail de la société doit pouvoir être utilisé dans telle ou telle sphère de production, il faut alors que chaque individu soit capable de passer d’une forme de travail à une autre.

Ainsi l’égalité physiologique des travaux est une condition nécessaire de l’égalisation et de la répartition sociales du travail en général. C’est seulement sur la base de l’égalité et de l’homogénéité physiologiques du travail humain, c’est-à-dire de la diversité et des possibilités d’adaptation de l’activité de travail des hommes, que le transfert d’une activité à une autre est possible. C’est sur cette base seulement qu’est possible l’émergence du système social de division du travail, et en particulier du système de la production marchande. Quand donc nous parlons de travail abstrait, nous présupposons un travail qui est socialement égalisé, et l’égalisation sociale du travail présuppose elle-même l’homogénéité physiologique du travail, sans laquelle la division sociale du travail en tant que procès social ne pourrait s’accomplir sous quelque forme que ce soit.

L’homogénéité physiologique du travail humain est un présupposé biologique, mais non une cause du développe-ment de la division sociale du travail. (Ce présupposé résulte, pour sa part, du long procès du développement humain, et en particulier du développement des instruments de travail et de quelques organes du corps : la main et le cerveau.) Le niveau de développement et les formes de la division sociale du travail sont déterminés par des causes purement sociales et ils déterminent à leur tour dans quelle mesure la diversité des opérations de travail que l’organisme humain peut potentiellement réaliser se réalise effectivement dans la diversité des opérations de travail des hommes en tant que membres de la société. Dans un système de castes strictement observé, l’homogénéité physiologique du travail humain ne peut s’exprimer à un degré significatif. Dans une petite communauté fondée sur la division du travail, l’homogénéité physiologique du travail se manifeste dans un cercle d’individus restreint et le caractère humain du travail ne peut s’exprimer. C’est seulement sur la base de la production marchande, qui se caractérise par un large développement de l’échange, un transfert massif d’individus d’une activité à une autre et l’indifférence des individus à l’égard de la forme concrète du travail, que peut se développer le caractère d’homogénéité de toutes les activités de travail en tant que formes du travail humain en général. L’homogénéité physiologique du travail humain était un présupposé nécessaire de la division sociale du travail, mais c’est seulement à un niveau déterminé du développement social et dans une forme sociale d’économie déterminée que le travail de l’individu possède le caractère d’une forme de manifestation du travail humain en général. Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que les concepts d’homme en général et de travail humain en général sont apparus sur la base de l’économie marchande. C’est précisément ce que Marx voulait mettre en évidence en disant que le caractère humain général du travail s’exprime dans le travail abstrait.

Nous sommes arrivés à la conclusion que le travail physiologique en général, ou le travail physiologiquement égal, ne sont pas en eux-mêmes du travail abstrait, même s’ils en sont les présupposés. Le travail égal qui s’exprime dans l’égalité des valeurs doit être entendu comme un travail socialement égalisé. Puisque la valeur du produit du travail est une fonction sociale et non une fonction naturelle, le travail qui crée cette valeur est une « substance sociale », et non une substance physiologique. Marx a exprimé clairement et brièvement cette idée dans son livre Salaires, prix et profit : « Comme les valeurs d’échange des marchandises ne sont que les fonctions sociales de ces objets et n’ont rien de commun avec leurs qualités naturelles, il faut tout d’abord nous demander : quelle est la substance sociale commune à toutes les marchandises ? C’est le travail. Pour produire une marchandise, il faut y appliquer, y faire entrer une quantité déterminée de travail. Et je ne dis pas seulement de travail, mais de travail social » (Salaires, prix et profit, p. 83). Et dans la mesure où ce travail est égal, ce que l’on considère est du travail socialement égal ou socialement égalisé.

Nous ne devons donc pas nous limiter à la propriété qu’a le travail d’être égal, nous devons encore distinguer trois types de travail égal, ainsi que nous l’avons fait remarquer au chapitre 11 :

  • le travail physiologiquement égal,
  • le travail socialement égalisé,
  • le travail abstrait ou général-abstrait, c’est-à-dire le travail socialement égalisé sous la forme spécifique qu’il acquiert dans une économie marchande.

Si le travail abstrait est une propriété spécifique d’une économie marchande, on peut en revanche trouver le travail socialement égalisé dans une commune socialiste par exemple. Non seulement le travail abstrait ne coïncide pas avec le travail physiologiquement égal, mais il ne peut pas non plus être identifié au travail socialement égalisé (cf. ci-dessus, chap. 11). Tout travail abstrait est du travail social et socialement égalisé, mais tout travail socialement égalisé ne peut être considéré comme du travail abstrait. Pour que du travail socialement égalisé prenne la forme spécifique de travail abstrait, caractéristique de l’économie marchande, deux conditions sont nécessaires, comme Marx l’a bien montré. Il est nécessaire que : 1) l’égalité des différents types de travaux et des individus exprime « le caractère social spécifique des travaux privés indépendants les uns des autres » (Das Kapital, Bd I, p. 88) [cf. chap. 11, note 1] , c’est-à-dire que le travail devienne travail social seulement en tant que travail égal ; et que 2) cette égalisation des travaux s’accomplisse sous une forme matérielle, c’est-à-dire revête « la forme valeur des produits du travail »[112](ibid.). Si ces conditions ne sont pas réalisées, les travaux sont physiologiquement égaux. Ils peuvent aussi être socialement égalisés, mais ils n’entrent pas dans la catégorie de travail général-abstrait.

Si certains auteurs ont confondu à tort le travail abstrait avec le travail physiologiquement égal, d’autres ont commis une erreur tout aussi inacceptable, bien que moins grossière ; ils ont confondu le travail abstrait avec le travail socialement égalisé. Leur raisonnement peut se ramener à ceci : l’organisme d’une commune socialiste, comme nous l’avons vu, égalise les travaux de différentes espèces exécutés par différents individus dans le but de comptabiliser et de répartir le travail, c’est-à-dire qu’il ramène tous les travaux à une unité générale qui est nécessairement abstraite ; ainsi le travail acquiert-il le caractère de travail abstrait[113]. Si ces auteurs insistent sur leur droit à appeler « abstrait » le travail socialement égalisé, nous pouvons leur reconnaître ce droit ; tout auteur a le droit de donner n’importe quel nom de son choix à un phénomène, bien qu’un tel arbitraire dans la terminologie puis-se se révéler très dangereux et créer une grande confusion dans la science. Mais la discussion ne porte pas sur le nom qui est donné au travail égalisé, mais sur quelque chose d’autre. Nous nous trouvons face à cette question : qu’entendons-nous par ce « travail abstrait » qui crée la valeur et est exprimé dans la valeur, d’après la théorie de Marx ? Rappelons une nouvelle fois que Marx ne voulait pas seulement réduire analytiquement la valeur au travail, mais aussi déduire dialectiquement[114]la valeur du travail. Et, de ce point de vue, il est clair que ni le travail physiologiquement égal ni le travail socialement égalisé en tant que tels ne créent de valeur. Le travail abstrait que Marx étudie n’est pas simplement du travail socialement égalisé, c’est du travail socialement égalisé sous une forme spécifique, caractéristique d’une économie marchande. Dans le système de Marx, le concept de travail abstrait est indissolublement lié aux caractéristiques fondamentales de l’économie marchande. Pour le démontrer, il nous faut développer plus en détail les thèses de Marx sur les caractéristiques du travail abstrait.

Marx commence son analyse par la marchandise, dans laquelle il distingue deux aspects : l’aspect matériel-technique et l’aspect social (c’est-à-dire la valeur d’usage et la valeur). De la même façon, il distingue un « double caractère dans le travail présenté par la marchandise ». Le travail concret et le travail abstrait sont deux aspects (matériel-technique et social) d’un seul et même travail contenu dans la marchandise. L’aspect social de ce travail, qui crée la valeur et est exprimé dans la valeur, c’est le travail abstrait.

Commençons par la définition que Marx donne du travail concret. « En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l’homme » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 58 ; souligné par Roubine). Il est évident que le travail abstrait s’oppose au travail concret. Le travail abstrait est lié à une « forme sociale » définie et il exprime des rapports déterminés d’homme à homme dans le procès de production. Le travail concret est la définition du travail du point de vue de ses propriétés matérielles-techniques. Le travail abstrait intègre la définition des formes sociales d’organisation du travail humain. Cela n’est pas une définition générique et spécifique du travail, mais l’analyse du travail de deux points de vue : matériel-technique et social. Le concept de travail exprime les caractéristiques de l’organisation sociale du travail dans la société marchande-capitaliste[115].

Si l’on veut interpréter correctement l’opposition entre travail concret et travail abstrait, il faut partir de l’opposition que Marx établit entre travail privé et travail social, telle que nous l’avons étudiée ci-dessus.

Le travail est social lorsqu’on le considère en tant que fraction de la masse totale de travail social homogène ou, comme Marx le dit fréquemment, si on le considère du point de vue de son « rapport au travail total de la société ». Dans une vaste communauté socialiste, le travail des membres de la communauté (par exemple le travail d’un cordonnier) est directement intégré dans le procès de travail global de la société et il se trouve égalisé avec un nombre déterminé d’unités de travail social (nous nous référons ici à la phase inférieure de l’économie socialiste, alors que le travail des individus est encore évalué par la société - voir à la fin de ce chapitre pour un examen plus détaillé de ce point). Le travail sous sa forme concrète est dans ce cas directement social. Il en va différemment dans une économie marchande, dans laquelle le travail concret des producteurs n’est pas directement du travail social mais du travail privé, c’est-à-dire le travail d’un producteur marchand privé, d’un propriétaire possédant ses moyens de production sous forme privative et qui organise de façon indépendante l’activité économique. Ce travail privé ne peut devenir social que par son égalisation avec toutes les autres formes de travail, par l’égalisation de leurs produits (cf. ci-dessus, chap. 11). En d’autres termes, le travail concret ne devient pas social parce qu’il a la forme de travail concret qui produit des valeurs d’usage concrètes, par exemple des chaussures, il ne le devient que si les chaussures sont égalisées en tant que valeur avec une somme d’argent donnée (et, par l’intermédiaire de l’argent, avec tous les autres produits en tant que valeurs). Ainsi le travail matérialisé dans les chaussures se trouve-t-il égalisé avec toutes les autres formes de travail et, par conséquent, il dépouille sa forme concrète et devient du travail impersonnel, un atome dans la masse de travail social homogène. De même que les produits concrets du travail (par exemple les chaussures) ne révèlent leur caractère de valeur que si le produit dépouille sa forme concrète et est égalisé avec une somme donnée d’unités monétaires abstraites, le travail privé et concret contenu dans le produit ne révèle son caractère de travail social que s’il dépouille sa forme concrète et se trouve égalisé, dans une proportion donnée, avec toutes les autres formes de travail, c’est-à-dire s’il se trouve égalisé avec une quantité donnée de travail impersonnel, homogène, abstrait, de « travail en général ». La transformation du travail privé en travail social ne peut s’accomplir que par l’intermédiaire de la transformation du travail concret en travail abstrait. D’autre part, la trans-formation du travail concret en travail abstrait signifie : déjà son inclusion dans la masse de travail social homogène, c’est-à-dire sa transformation en travail social. Le travail abstrait est une variété du travail social ou du travail : socialement égalisé en général. C’est du travail social ou socialement égalisé sous la forme spécifique qu’il revêt dans une économie marchande. Le travail abstrait n’est pas seulement du travail socialement égalisé, c’est-à-dire dépouillé de ses propriétés concrètes, du travail impersonnel et homogène. C’est du travail qui ne devient travail ; social qu’en prenant la forme de travail impersonnel etc. homogène. Le concept de travail abstrait présuppose que le procès au cours duquel le travail devient impersonnel et égalisé soit un procès unique au cours duquel le travail se trouve en même temps « socialisé », c’est-à-dire inclus dans la masse totale du travail social. Cette égalisation du travail peut se produire dans le procès de production direct avant l’acte d’échange, mais seulement mentalement et par anticipation. Dans la réalité, elle s’accomplit par l’intermédiaire de l’acte d’échange, par l’intermédiaire de l’égalisation (même si celle-ci se fait mentalement et pari anticipation) du produit du travail considéré avec une somme d’argent donnée. Mais si cette égalisation précède l’échange, elle doit cependant se réaliser effectivement dans le processus d’échange réel.

Le rôle du travail tel que nous l’avons décrit est précisément caractéristique d’une économie marchande, et cela est particulièrement frappant si l’on compare la société marchande à d’autres formes d’économie : « Prenons les corvées et redevances en nature du Moyen Age. Ce sont les travaux déterminés[116]des individus sous leur forme de prestations en nature, c’est la particularité et non la généralité[117]du travail, qui constituent ici le lien social. Ou bien enfin, prenons le travail collectif sous sa forme originelle, tel que nous le trouvons au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés. Ici, le caractère social du travail ne provient manifestement pas de ce que le travail de l’individu prend la forme abstraite de la généralité, ou de ce que son produit prend celle d’un équivalent général. C’est le régime communautaire, sur lequel repose la production, qui empêche le travail de l’individu d’être du travail privé et son produit d’être un produit privé, et qui fait au contraire du travail individuel directement en fonction d’un membre de l’organisme social. Le travail qui se manifeste dans la valeur d’échange est, par hypothèse, le travail de l’individu isolé. C’est en prenant la forme de son contraire immédiat, la forme de la généralité abstraite, qu’il devient travail social » (Contribution, p. 13 ; souligné par Roubine). La même idée est reprise dans Le Capital. Marx dit de la société médiévale : « La forme naturelle du travail, sa particularité - et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande -, en est aussi la forme sociale » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 89). De même, dans la production agricole d’une famille paysanne de type patriarcal, « les différents types de travaux d’où dérivent ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales… » (ibid., p. 90).

Ainsi, dans la société marchande, par opposition à la famille patriarcale ou au domaine féodal dans lesquels le travail sous sa forme concrète possède un caractère directement social, le seul rapport social entre les unités économiques privées, indépendantes, s’établit par l’intermédiaire d’un échange et d’une égalisation multilatéraux des produits des formes concrètes des travaux les plus diversifiées, c’est-à-dire par l’abstraction de leurs propriétés concrètes, par la transformation de travail concret en travail abstrait. La dépense d’énergie humaine en tant que telle, au sens physiologique, n’est pas encore du travail abstrait, du travail qui crée de la valeur, même si elle en est le présupposé. L’abstraction des formes concrètes des travaux, rapport social fondamental entre producteurs marchands isolés, voilà ce qui caractérise le travail abstrait. Le concept de travail abstrait suppose une forme sociale déterminée d’organisation du travail dans une économie marchande: les producteurs marchands individuels ne sont pas directement liés entre eux dans le procès de production lui-même, dans la mesure où ce procès représente la totalité de leurs activités de travail concrètes; ce lien s’établit à travers le procès d’échange, c’est-à-dire à travers l’abstraction de ces propriétés concrètes. Le travail abstrait n’est pas une catégorie physiologique, mais une catégorie sociale et historique. Le travail abstrait ne diffère pas du travail concret seulement négativement (abstraction des formes concrètes du travail), mais aussi positivement (égalisation de toutes les formes de travail dans le cadre d’un échange multilatéral des produits du travail). « Le travail réalisé dans la valeur des marchandises n’est pas seulement représenté négativement, c’est-à-dire comme une abstraction où s’évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel ; sa nature positive s’affirme nettement. Elle est la réduction de tous ces travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même force humaine de travail » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 79-80). À d’autres endroits, Marx souligne que cette réduction des formes concrètes du travail à du travail abstrait s’accomplit définitivement dans le procès d’échange. Toutefois, dans le procès de production direct, cette réduction a un caractère anticipé ou idéal du fait que la production est destinée à l’échange (cf. ci-dessous). Dans la théorie de la valeur de Marx, la transformation du travail concret en travail abstrait n’est pas un acte théorique d’abstraction dans le but de trouver une unité de mesure générale, universelle. Cette transformation est un événement social réel. L’expression théorique de ce fait social, à savoir l’égalisation sociale des différentes formes de travail et non leur égalité physiologique, c’est la catégorie de travail abstrait. Le fait de négliger cette nature positive, sociale, du travail abstrait conduit à interpréter ce dernier comme un calcul de dépenses de travail dans un sens physiologique, c’est-à-dire comme une propriété purement négative, une abstraction des formes spécifiques des travaux concrets.

Le travail abstrait apparaît et se développe dans la mesure où l’échange devient la forme sociale du procès de production, donnant à ce dernier la forme de la production marchande. Si l’échange n’est pas la forme sociale de la production, il ne peut y avoir de travail abstrait. Ainsi, dans la mesure où le marché et la sphère de l’échange sont étendus, dans la mesure où les unités économiques individuelles sont entraînées dans l’échange dans la mesure où ces unités se structurent en une économie sociale unifiée et par la suite en une économie mondiale, les propriétés caractéristiques du travail que nous avons appelé abstrait se trouvent renforcées. C’est ainsi que Marx écrit : « C’est seulement le commerce extérieur, le développement du marché en marché mondial, qui transforme la monnaie en monnaie universelle et le travail abstrait en travail social. La richesse abstraite, la valeur, la monnaie et donc le travail abstrait se développent dans la mesure où le travail concret se transforme en une totalité de modes de travail différents qui embrasse le marché mondial » (Theorien, t. 3, p. 250 ; souligné par Marx). Quand l’échange est maintenu à l’intérieur des frontières nationales, le travail abstrait n’existe pas encore sous sa forme la plus développée. Le caractère abstrait du travail n’atteint sa perfection que lorsque le commerce international met en rapport et unifie tous les pays, et quand le produit du travail national perd ses propriétés concrètes spécifiques, du fait qu’il entre sur le marché mondial et se trouve égalisé avec les produits du travail des industries nationales les plus variées. Ce concept de travail abstrait est en fait bien éloigné du concept de dépense de travail au sens physiologique, qui ne fait référence ni aux propriétés qualitatives de l’activité de travail ni aux formes sociales de l’organisation du travail.

Dans la production fondée sur l’échange, le producteur ne s’intéresse pas à la valeur d’usage du produit qu’il fabrique, mais seulement à sa valeur. Les produits ne l’intéressent pas comme résultats du travail concret, mais comme fruits du travail abstrait, c’est-à-dire dans la mesure où ils peuvent dépouiller la forme utile qui leur est propre et se transformer en argent, puis, par l’intermédiaire de l’argent, en une série infinie de valeurs d’usage. Si, du point de vue de la valeur, une occupation est moins avantageuse qu’une autre pour le producteur, celui-ci passera d’une forme concrète d’activité à une autre, en supposant qu’il existe dans l’économie marchande une parfaite mobilité du travail. L’échange crée l’indifférence du producteur à l’égard de son travail concret (cela, bien sûr, sous la forme d’une tendance qui est interrompue et affaiblie par des influences de sens contraire). « L’indifférence à l’égard de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. Là le travail est devenu, non seulement sur le plan des catégories mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général et a cessé, en tant que détermination, de ne faire qu’un avec les individus sous quelque aspect particulier. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux Etats-Unis. C’est donc là seulement que l’abstraction de la catégorie ‘travail’, ‘travail en général’, travail ‘sans phrase’, point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie moderne place au premier rang et qui exprime un rapport très ancien et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne [...]. Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur nature abstraite - pour toutes les époques, n’en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci » [118]. Nous avons longuement cité ce texte de Marx car il démontre irréfutablement qu’il est impossible de définir le « travail abstrait » ou le « travail en général » dans un sens physiologique. Le travail en général existe à première vue dans toutes les formes de société, mais il est en réalité le produit de conditions historiques, celles d’une économie marchande, et ne « prend toute sa signification » que dans cette économie. Le travail abstrait devient un rapport social entre les membres d’une société s’il est médiatisé par l’échange et l’égalisation des produits des formes de travail les plus diverses : « Dans ce monde [le monde des marchandises], le caractère humain ou général du travail forme son caractère social spécifique » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 80), et c’est seulement ce caractère social du travail, abstrait de ses propriétés concrètes, qui lui donne le caractère de travail abstrait créateur de valeur. Dans la valeur, le « caractère général du travail individuel » apparaît « comme son caractère social » - Marx répète cette idée constamment dans la Contribution à la critique de l’économie politique.

Ainsi, dans la mesure où l’on peut déduire dialectiquement la valeur du travail, ce travail ne peut être que du travail organisé dans la forme sociale déterminée qu’il prend dans une économie marchande. Ni le travail physiologiquement égal ni le travail socialement égalisé en général ne peuvent créer de valeur. On ne peut aboutir à un autre concept, moins concret, de travail que si l’on se contente d’une réduction purement analytique de la valeur au travail. Si nous partons de la valeur comme forme sociale donnée, achevée, du produit du travail (ce qui ne nécessite aucune explication particulière), et si nous nous demandons à quelle espèce de travail on peut ramener la valeur, nous répondrons brièvement : au travail égal. En d’autres termes, si l’on ne peut déduire dialectiquement la valeur que du travail abstrait, caractéristique d’une forme sociale concrète donnée, la réduction analytique de la valeur au travail n’aboutit, du point de vue de la caractérisation du travail, qu’au travail socialement égalisé en général[119], ou même au travail physiologiquement égal. Peut-être est-ce précisément cela qui explique que, dans la seconde partie du chapitre 1 du livre I du Capital, Marx, ayant réduit analytiquement la valeur au travail, souligne le caractère d’égalité physiologique des travaux sans plus s’appesantir sur la forme sociale d’organisation du travail dans l’économie marchande[120]. D’autre part, partout où Marx veut déduire dialectiquement la valeur du travail abstrait, il souligne que la forme sociale du travail dans l’économie marchande est la caractéristique du travail abstrait.

Après avoir expliqué la nature sociale du travail abstrait et sa relation au procès d’échange, il nous faut répondre à certaines observations critiques qui ont été adressées à notre conception du travail abstrait. Certains critiques pensent que notre conception peut conduire à la conclusion que le travail abstrait n’a son origine que dans l’acte d’échange, ce qui entraînerait que la valeur tient elle aussi son origine uniquement de l’échange. Or, selon le point de vue de Marx, la valeur et donc aussi le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès de production. Nous touchons ici à une question très sérieuse et délicate, celle des rapports entre la production et l’échange. Comment résoudre ce problème ? D’une part, la valeur et le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès d’échange et, d’autre part, Marx dit à plusieurs reprises que le travail abstrait présuppose le procès d’échange.

On peut citer plusieurs exemples. D’après Marx, Franklin a perçu le caractère abstrait du travail, mais il n’a pas saisi que c’était « le travail général abstrait, le travail social issu de l’aliénation universelle des travaux individuels » (Contribution, p. 33). La principale erreur de Franklin est donc de ne pas avoir pris en considération le fait que le travail abstrait est issu de l’aliénation du travail individuel.

Cette citation n’est pas isolée dans l’œuvre de Marx. Dans les éditions successives du Capital, Marx a souligné avec une netteté croissante l’idée que, dans une économie marchande, c’est seulement l’échange qui transforme le travail concret en travail abstrait.

Examinons le passage célèbre que nous avons déjà cité ci-dessus : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux » (Le Capital, L. I, t. 1,p. 86). Dans la 1e édition du Capital, ce passage avait précisément le sens opposé. Voici ce que Marx écrit dans la version primitive de son livre : « Les hommes mettent leurs produits en rapport les uns avec les autres à titre de valeurs dans la mesure où ces choses sont de simples enveloppes matérielles d’un travail humain identique... » (Das Kapital, 1867, p. 38 ; Studienausgabe, op. cit., p. 242 ; souligné par Marx). Pour éviter qu’on ne voie dans ce texte l’idée que les hommes égalisent consciemment et par avance leurs travaux réciproques comme travaux abstraits, Marx a complètement modifié le sens de sa phrase dans la 2e édition et il a souligné le fait que l’égalisation, des travaux en tant que travaux abstraits ne s’accomplit que par l’intermédiaire de l’échange des produits du travail. Cela constitue une modification significative intervenue entre la 1e et la 2e édition.

Mais, comme nous l’avons signalé, Marx ne s’en est pas tenu à la révision de la 2e édition du livre I du Capital. Il a encore corrigé ce texte pour l’édition française de 1875. Il écrit alors qu’il y a introduit les modifications qu’il n’avait pu insérer dans la 2e édition allemande[121]. Pour cette raison, Marx conférait à l’édition française du Capital une valeur scientifique indépendante, égale à celle de l’original allemand.

Dans la 2e édition allemande du Capital. nous trouvons cette citation célèbre : « L’égalité de travaux qui diffèrent toto coelo (complètement) les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans leur réduction au caractère commun qu’ils possèdent en tant que dépense de force humaine de travail, de travail humain abstrait » (Das Kapital, Bd I, p. 87-88 ; Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). Dans l’édition française, Marx remplace le point final par une virgule[122]et ajoute : « et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers » (ibid.). Cet ajout est significatif ; il montre de façon frappante à quel point Marx était éloigné de l’interprétation physiologique du travail abstrait. Comment réconcilier ces affirmations de Marx, que l’on pourrait multiplier, avec son idée fondamentale que la valeur est créée dans la production ?

Ce n’est pas difficile.

Le problème vient de ce que, lorsqu’on étudie la question du rapport qui existe entre l’échange et la production, on ne fait pas correctement la différence entre deux acceptions du concept d’échange. Il faut distinguer l’échange en tant que forme sociale du procès de reproduction et l’échange en tant que phase particulière de ce procès de reproduction, phase qui alterne avec la phase de production directe.

De prime abord, il semble que l’échange soit un moment particulier du procès de reproduction. Le procès de production direct se déroule d’abord, puis vient ensuite la phase de l’échange. Ici, l’échange est séparé de la production et se dresse face à elle. Mais l’échange n’est pas seulement un moment particulier du procès de reproduction ; il marque de son empreinte spécifique la totalité du procès de reproduction. Il est une forme sociale particulière du procès social de production. La production fondée sur l’échange privé... c’est par ces mots que Marx caractérise souvent une économie marchande. De ce point de vue, « l’échange des produits à titre de marchandises est [...] un mode déterminé du travail social ou de la production sociale » (Theorien, t. 3, p. 127). Si nous tenons compte du fait que l’échange est une forme sociale du procès de production, une forme qui laisse son empreinte sur le déroulement du procès de production lui-même, de nombreuses affirmations de Marx deviennent alors parfaitement claires. Quand Marx répète constamment que le travail abstrait est seulement le résultat de l’échange, cela signifie qu’il est le résultat d’une forme sociale donnée du procès de production. C’est seulement dans la mesure où le procès de production prend la forme de la production marchande, c’est-à-dire de la production fondée sur l’échange, que le travail acquiert la forme de travail abstrait et les produits du travail la forme de valeur.

Ainsi l’échange est-il avant tout une forme du procès de production, ou une forme du travail social. Du fait que l’échange est effectivement la forme dominante du procès de production, il laisse son empreinte sur la phase de la production directe. En d’autres termes, du fait qu’une personne produit après être entrée dans l’acte d’échange, et avant d’entrer dans l’acte d’échange suivant, le procès de production direct acquiert des propriétés sociales déterminées qui correspondent à l’organisation de l’économie marchande fondée sur l’échange. Même si le producteur de marchandises est encore dans son atelier et si, à un moment donné, il n’entre pas en relation d’échange avec d’autres membres de la société, il n’en ressent pas moins déjà la pression de toutes les personnes qui entrent sur le marché, qu’elles soient ses fournisseurs, ses concurrents, les clients de ses concurrents, etc., et, en dernière analyse, la pression de tous les membres de la société. Ce rapport économique et ces rapports de production, qui se réalisent directement dans l’échange, étendent leur influence même au-delà de la durée des actes d’échange concrets donnés. Ces actes laissent une empreinte sociale marquée sur l’individu et sur le produit de son travail. Dès le procès de production direct lui-même, le producteur apparaît comme un producteur de marchandises. son travail a le caractère de travail abstrait et son produit le caractère de valeur.

Ici, toutefois, il est nécessaire de mettre en garde contre les erreurs suivantes. De nombreux auteurs pensent, que, du fait que le procès de production direct possède déjà des propriétés sociales déterminées, cela signifie que les produits du travail et le travail sont caractérisés point par point, dans la phase de production directe, par ces mêmes propriétés sociales qui les caractérisent dans la phase de l’échange. Une telle supposition est erronée ; bien que les deux phases (la phase de la production et la phase de l’échange) soient étroitement liées l’une à l’autre, cela ne signifie pas que la phase de la production soit devenue la phase de l’échange. Il existe une certaine similitude entre elles, mais il subsiste également une certaine différence. En d’autres termes, nous pensons que, à partir du moment où l’échange devient la forme dominante du travail social et où les individus produisent spécialement pour l’échange, le caractère de valeur du produit du travail est pris en considération dans la phase de la production directe. Mais ce caractère de valeur du produit n’est pas encore le caractère que ce dernier acquiert quand il est, dans la pratique, échangé contre de l’argent, ou quand, pour reprendre les termes de Marx, sa valeur « idéale » s’est transformée en valeur « réelle » et quand la forme sociale « marchandise » est remplacée par la forme sociale « argent ».

Cela est vrai aussi du travail. Nous savons que les producteurs de marchandises prennent en considération l’état du marché et de la demande pendant le procès de production direct. Ils produisent exclusivement pour transformer leur produit en argent, et donc leur travail privé et concret en travail social et abstrait. Mais cette intégration du travail de l’individu dans le mécanisme du travail de la société tout entière n’est encore qu’hypothétique et aléatoire, elle reste soumise à une vérification très brutale dans le procès d’échange, vérification qui peut donner des résultats positifs ou négatifs pour le producteur marchand considéré. L’activité de travail des producteurs de marchandises dans la phase de production est donc directement du travail privé et concret et elle n’est travail social qu’indirectement, ou de façon latente comme le dit Marx.

Aussi, lorsque nous lisons un texte de Marx, en particulier ses descriptions de la façon dont l’échange influence la valeur et le travail abstrait, nous devons toujours nous demander à quoi il fait référence dans chaque cas à l’échange comme forme du procès de production lui-même, ou à l’échange comme moment particulier, par opposition au moment de la production. Dans la mesure où il traite de l’échange comme forme du procès de production, Marx dit clairement que sans échange il n’y a ni travail abstrait ni valeur. Le travail n’acquiert le caractère de travail abstrait que dans la mesure où l’échange se développe. Quand Marx parle de l’échange en tant que moment particulier qui se dresse face à la production, il dit que, même avant le procès d’échange, le travail et le produit du travail possèdent des caractéristiques sociales déterminées, mais que ces caractéristiques doivent être validées dans le procès d’échange. Dans le procès de production direct, le travail n’est pas encore travail abstrait dans le plein sens du mot, il doit encore le devenir (werden). L’œuvre de Marx offre de nombreuses citations à l’appui de cette thèse. Citons deux passages de la Contribution : « Mais, en fait, les travaux individuels qui se manifestent dans ces valeurs d’usage particulières ne deviennent (werden) du travail général et, sous cette forme, du travail social qu’en s’échangeant réellement entre eux proportionnellement à la durée du temps de travail que contiennent ces valeurs d’usage. Le temps de travail social n’existe pour ainsi dire qu’à l’état latent dans ces marchandises et il ne se révèle (offenbart sich) que dans le procès d’échange » (Contribution, p. 23). Marx écrit plus loin : « Les marchandises qui s’affrontent ont maintenant un double mode d’existence, réel en tant que valeurs d’usage et idéal en tant que valeurs d’échange. Elles représentent maintenant les unes pour les autres la double forme du travail qu’elles contiennent, le travail concret particulier existant réellement dans leur valeur d’usage, tandis que le temps de travail abstrait général revêt dans leur prix une existence figurée (vorgestelltes Dasein) » (ibid., p. 43).

Pour Marx, les marchandises et l’argent ne perdent pas leurs différences du fait que chaque marchandise doive être transformée en argent ; chaque terme est dans la réalité ce que l’autre est idéalement, tandis que l’autre est idéalement ce que le premier est réellement. Tout cela montre qu’il ne faut pas envisager le problème de façon trop littérale. Il ne faudrait pas croire que, parce que dans le procès de production direct les producteurs de marchandises sont directement liés entre eux par des rapports de production, leurs produits et leurs travaux possèdent déjà de ce fait un caractère directement social. Il n’en est pas ainsi dans la réalité. Le travail des producteurs de marchandises est directement privé et concret, mais il acquiert une propriété sociale supplémentaire, « idéale » ou « latente » sous la forme de travail abstrait général et social. Marx s’est toujours moqué des utopistes qui rêvaient de la disparition de l’argent et croyaient au « dogme suivant lequel [...] le travail particulier de l’individu privé qu’elle [la marchandise] contient est immédiatement travail social » (Contribution, p. 57).

Il nous faut maintenant répondre à la question suivante : le travail abstrait, que nous considérons comme une pure « substance sociale », peut-il avoir une détermination quantitative, c’est-à-dire une grandeur déterminée ? Il est évident que, dans la théorie de Marx, le travail abstrait est une grandeur déterminée, et c’est précisément pour cela que le produit du travail n’acquiert pas seulement la forme sociale de valeur, mais possède aussi une valeur d’une grandeur déterminée. Pour comprendre la possibilité d’une détermination quantitative du travail abstrait, nous devons de nouveau recourir à la comparaison du travail abstrait avec le travail socialement égalisé tel qu’on le trouve dans une communauté socialiste. Nous supposons que les organismes de cette communauté égalisent des travaux de différents types exécutés par différents individus. Par exemple, une journée de travail simple est prise comme unité, et une journée de travaIl qualifié comme trois unités ; une journée de travail de l’ouvrier expérimenté A est réputée égale à deux journées de travail de l’ouvrier inexpérimenté B, et ainsi de suite. Sur la base de ces principes généraux, les organismes qui établissent la comptabilité sociale savent que l’ouvrier A a dépensé dans le procès social de production vingt unités de travail et l’ouvrier B dix unités de travail. Cela signifie-t-il que A a réellement travaillé deux fois plus long-temps que B ? Pas du tout. Ce calcul prouve moins encore que A a dépensé deux fois plus d’énergie physiologique que B. Du point de vue de la longueur effective du temps de travail, il se peut que A et B aient travaillé un nombre égal d’heures. Du point de vue de la quantité d’énergie physiologique dépensée dans le procès de travail, il se peut que A ait dépensé moins d’énergie que B. Néanmoins, la quantité de travail social qui revient à A est supérieure à la quantité de travail qui revient à B. Ce travail représente une pure substance sociale. Les unités de ce travail sont des unités d’une masse homogène de travail social, calculées et égalisées par des organismes sociaux. En même temps, ce travail social a une grandeur qui est entièrement déterminée, mais (il ne faut pas l’oublier) une grandeur qui a un caractère purement social. Les vingt unités de travail qui reviennent à A ne représentent pas un nombre d’heures de travail, pas plus qu’une somme d’énergie physiologique effectivement dépensée, mais un nombre d’unités de travail social, c’est-à-dire une grandeur sociale. Le travail abstrait est précisément une grandeur sociale de ce type. Dans une économie marchande spontanée, il joue le rôle que le travail socialement égalisé joue dans une économie socialiste consciemment organisée. C’est pourquoi Marx souligne constamment que le travail abstrait est une « substance sociale » et sa grandeur une « grandeur sociale ».

Seul ce type d’interprétation sociologique du travail abstrait peut nous faire comprendre la proposition centrale de Marx, selon laquelle le travail abstrait « crée » la valeur ou trouve son expression dans la forme de valeur. La conception physiologique du travail abstrait pourrait facilement nous conduire à une conception naturaliste de la valeur, conception qui contredit nettement la théorie de Marx. D’après celle-ci, le travail abstrait et la valeur se caractérisent par la même nature sociale et représentent des grandeurs purement sociales. Travail abstrait signifie « détermination sociale du travail », valeur signifie « propriété sociale du produit du travail ». Seul le travail abstrait, qui présuppose des rapports de production déterminés entre les hommes, crée de la valeur ; ce n’est pas le cas du travail entendu au sens matériel-technique ou physiologique[123]. Les rapports entre le travail abstrait et la valeur ne peuvent être pensés comme des rapports entre des causes physiques et des effets physiques. La valeur est une expression matérielle du travail social sous la forme spécifique que possède le travail dans une économie marchande, à savoir le travail abstrait. Cela signifie que la valeur est du travail coagulé, « une simple coagulation de travail humain indifférencié » (Das Kapital, Bd I, p. 52), des « cristaux de cette substance sociale commune [le travail] » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 54). Ces remarques ont valu à Marx d’être fréquemment attaqué pour sa construction « naturaliste » de la théorie de la valeur. Mais elles ne peuvent être comprises correctement que si on les rapproche de la théorie du fétichisme de la marchandise et de la « réification » des rapports sociaux. Le premier postulat de Marx est que les rapports sociaux de production entre les hommes s’expriment sous une forme matérielle. Il s’ensuit que le travail social (c’est-à-dire abstrait) s’exprime sous la forme de valeur. Ainsi la valeur est-elle du travail « réifié », « matérialisé » et, en même temps, une expression des rapports de production entre les hommes. Ces deux définitions de la valeur se contredisent l’une l’autre si l’on considère le travail au sens physiologique ; mais elles se complètent parfaitement s’il est question du travail social. Le travail abstrait et la valeur ont une nature sociale, et non une nature matérielle-technique ou physiologique. La valeur est une propriété sociale (ou une forme sociale) d’un produit du travail, de même que le travail abstrait est une substance sociale qui se trouve à la base de la valeur. Néanmoins, le travail abstrait, de même que la valeur qu’il crée, n’a pas seulement un aspect qualitatif, il possède aussi un aspect quantitatif. Il possède une grandeur déterminée, de même que le travail comptabilisé par les organismes de la communauté socialiste a une grandeur déterminée.

Pour en terminer avec le problème de la détermination quantitative du travail abstrait, il nous faut mettre en garde contre une possible méprise. Il pourrait sembler à première vue que si le travail abstrait est le résultat de l’égalisation sociale des travaux par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail, le seul critère d’égalité ou d’inégalité de deux dépenses de travail est le fait de leur égalité ou de leur inégalité dans le procès d’échange. De ce point de vue, nous ne pourrions parler d’égalité ou d’inégalité de deux dépenses de travail avant le moment de leur égalisation sociale dans le procès d’échange. D’autre part, si dans le procès d’échange ces dépenses de travail sont socialement égalisées, nous devrons les considérer comme égales, même si elles ne le sont pas dans le procès de production direct (par exemple si l’on considère le nombre d’heures de travail).

Cette interprétation conduit à des conclusions fausses. Elle nous ôte le droit de dire que, dans le procès d’échange, des quantités égales de travail, et quelquefois des quantités très inégales, sont socialement égalisées ; c’est par exemple le cas dans l’échange des produits d’un travail très qualifié contre les produits d’un travail non qualifié, ou dans l’échange de produits à leur prix de production dans une économie capitaliste, etc. Il faudrait admettre, dans le cadre de l’hypothèse étudiée, que l’égalisation sociale du travail dans le procès d’échange s’accomplit isolément, sans aucun lien de dépendance à l’égard des aspects quantitatifs qui caractérisent le travail dans le procès de production direct (par exemple la durée, l’intensité, la longueur de la formation nécessaire pour obtenir un niveau de qualification donné, etc.) ; l’égalisation sociale se verrait ainsi privée de toute régularité, dans la mesure où elle serait exclusivement déterminée par la spontanéité du marché.

Il est facile de démontrer que la théorie du travail abstrait telle que nous l’avons développée ci-dessus n’a rien à voir avec cette fausse interprétation. Revenons à l’exemple de la communauté socialiste. Les organismes de la communauté socialiste reconnaissent à l’ouvrier A un droit à vingt heures de travail social et à l’ouvrier B un droit à dix heures de travail social, Ces calculs sont effectués par les organismes de la communauté socialiste sur la il base des propriétés qui caractérisent le travail dans le procès matériel-technique de production (par exemple sa durée, son intensité, la quantité de biens produits, et ainsi de suite). Si ces organismes prenaient comme unique critère de décision la quantité d’énergie physiologique dépensée par les ouvriers (nous supposons que cette quantité peut être déterminée au moyen de recherches psychophysiologiques) pour déterminer la part quantitative qui revient à chaque ouvrier, nous dirions que les bases de l’égalisation sociale du travail sont ces propriétés du travail qui le caractérisent d’un point de vue physiologique, et non d’un point de vue matériel-technique. Mais cela ne changerait pas le problème. Dans les deux cas, nous pourrions dire que l’acte d’égalisation sociale de deux dépenses de travail s’accomplit sur la base de caractéristiques qui se trouvent en dehors de l’acte d’égalisation lui-même. Il ne s’ensuit d’ailleurs nullement que l’égalité sociale de deux dépenses de travail, déterminée sur la base de leur égalité physiologique, soit identique à cette égalité physiologique. Même si nous supposons qu une expression numérique donnée de deux quantités de travail social (20 heures et 10 heures de travail social) coïncide exactement avec l’expression numérique de deux quantités d’énergie physiologique (20 unités et 10 unités d’énergie physiologique), il subsiste une différence essentielle entre la nature du travail social et la dépense d’énergie physiologique, l’égalisation sociale du travail et son égalité physiologique. Cela est encore plus vrai dans les cas où l’égalisation sociale ne se règle pas sur la base d’une seule, mais de toute une série de propriétés qui caractérisent le travail sous ses aspects matériel-technique ou physiologique, Dans ce cas, le travail socialement égal n’est pas seulement qualitativement différent du travail physiologiquement égal, mais en outre sa détermination quantitative ne peut être comprise que comme le résultat de l’égalisation sociale du travail. Les caractéristiques, qualitatives aussi bien que quantitatives, du travail social ne peuvent être comprises sans une analyse de la forme sociale du procès de production dans lequel se déroule l’égalisation sociale du travail.

C’est précisément le cas dans une économie marchande. L’égalité de deux quantités de travail abstrait signifie leur égalité en tant que fractions du travail social total - égalité qui s’établit seulement dans le procès d’égalisation sociale du travail au moyen de l’égalisation des produits du travail, Nous établissons ainsi que, dans une économie marchande, l’égalité sociale de deux dépenses de travail, ou leur égalité sous la forme de travail abstrait, s’accomplit par l’intermédiaire du procès d’échange. Mais cela ne nous empêche pas de mettre en évidence une série de propriétés quantitatives qui caractérisent le travail sous ses aspects matériel-technique et physiologique, et qui influencent de façon causale la détermination quantitative du travail abstrait avant l’acte d’échange et indépendamment de celui-ci. Les plus importantes de ces propriétés sont : 1) la durée de la dépense de travail, ou la quantité de temps de travail ; 2) l’intensité du travail ; 3) la qualification du travail ; et 4) la quantité de produits fabriquée par unité de temps. Examinons brièvement chacune de ces propriétés.

Marx considère que la quantité de temps de travail dépensée par l’ouvrier est le fait fondamental qui caractérise la détermination quantitative du travail. Cette méthode de détermination quantitative du travail par le temps de travail est caractéristique de la méthode sociologique de Marx. Si nous examinions la détermination quantitative du travail dans un laboratoire psychophysiologique, il nous faudrait prendre comme unité de travail une certaine quantité d’énergie physiologique dépensée. Mais si nous considérons la répartition du travail social total entre les individus et les branches de la production - répartition qui s’accomplit consciemment dans une communauté socialiste et spontanément dans une économie marchande -, différentes quantités de travail apparaissent sous la forme de différentes quantités de temps de travail. C’est ainsi que Marx utilise fréquemment « temps de travail » pour « travail » et examine le temps de travail comme la substance matérialisée dans le produit (Contribution, p. 10 et 11).

Marx prend donc la durée du travail, ou sa « grandeur extensive », comme la mesure fondamentale du travail (Le Capital, L. I, t. 2, p. 192). A côté de cette propriété, Marx introduit l’intensité du travail, la « grandeur intensive du travail », c’est-à-dire la « quantité de travail donnée dépensée dans un temps donné » (Das Kapital, Bd I, p. 542) [NdT. : traduction légèrement différente dans Le Capital, L. I, t. 2, p. 192], comme mesure complémentaire et secondaire. Une heure de travail d’une intensité supérieure est réputée égale, par exemple, à une heure et demie d’un travail d’une intensité normale. En d’autres termes, le travail plus intensif est reconnu égal au travail plus prolongé. L’intensité est traduite en unités de temps de travail, ou la grandeur intensive en grandeur extensive. Cette réduction de l’intensité du travail au temps de travail montre de façon frappante à quel point Marx subordonnait les propriétés qui caractérisent le travail sous son aspect physiologique aux propriétés sociales de ce même travail, propriétés qui jouent un rôle décisif dans le procès social de répartition du travail.

Le rôle secondaire de l’intensité du travail par rapport au temps de travail apparaît de façon encore plus frappante dans les observations ultérieures de Marx. Selon celles-ci, la propriété d’intensité du travail n’est prise en considération pour déterminer une quantité de travail abstrait que lorsque les dépenses de travail considérées diffèrent dans une mesure plus ou moins grande, du niveau moyen. Mais « si le travail atteignait simultanément dans toutes les industries d’un pays le même degré supérieur d’intensité, cela deviendrait désormais le degré d’intensité ordinaire du travail national et cesserait entrer en ligne de compte » (Le Capital, I. I, t. 2, p. 196-197)[124]. En d’autres termes, si dans un pays donné, à deux époques différentes séparées par un intervalle de cinquante ans un million de journées de travail de huit heures sont dépensées quotidiennement pour la production, la somme de valeurs créée quotidiennement restera identique, même si l’intensité moyenne du travail s’est accrue par exemple d’une fois et demie au cours du demi-siècle écoulé, ce qui revient à une augmentation de la quantité d’énergie physiologique dépensée. Ce raisonnement de Marx prouve qu’on ne peut confondre le travail physiologique avec le travail abstrait, et que la quantité d’énergie physiologique ne peut pas être prise comme propriété quantitative fondamentale qui détermine le montant de travail abstrait et la grandeur de la valeur créée. Marx considère le temps de travail comme la mesure du travail, et l’intensité ne joue qu’un rôle complémentaire et subordonné.

Nous consacrerons le prochain chapitre au problème du travail complexe (ou qualifié). Soulignons seulement ici que Marx, fidèle à sa conception générale du temps de travail, réduit la journée de travail qualifié à un nombre donné de journées de travail simple, c’est-à-dire là aussi au temps de travail.

Jusqu’ici, nous avons examiné l’égalisation de quantités de travail dépensées dans des branches de production, différentes. Considérons maintenant des dépenses de travail différentes dans la même branche de production (ou plus précisément, des dépenses en vue de la production de biens de même type et de même qualité) ; leur égalisation est soumise au principe suivant : deux dépenses de travail sont reconnues égales si elles créent des quantités égales du produit donné, bien que ces dépenses de travail puissent être en fait très différentes les unes des autres du point de vue de la durée du travail, de son intensité, etc. La journée de travail d’un ouvrier plus qualifié, ou qui travaille avec de meilleurs instruments de production, est socialement égalisée avec deux journées de travail d’un ouvrier moins qualifié, ou d’un ouvrier qui travaille avec, de mauvais moyens de production, bien que la quantité d’énergie physiologique dépensée dans le premier cas puisse être bien inférieure à ce qu’elle est dans le second. Dans ce cas, la propriété décisive qui détermine le caractère quantitatif du travail abstrait et socialement nécessaire n’est en aucune façon la somme d’énergie physiologique dépensée. Ici aussi, Marx réduit le travail de l’ouvrier que distingue son habileté ou la meilleure qualité de ses moyens de production à du temps de travail socialement nécessaire, c’est-à-dire qu’il égalise le travail à une quantité donnée de temps de travail.

Nous voyons que la détermination quantitative du travail abstrait est conditionnée de façon causale par une série de propriétés qui caractérisent le travail sous ses aspects matériel-technique et physiologique dans le procès de production direct, antérieurement au procès d’échange et indépendamment de celui-ci. Mais si deux dépenses de travail données, indépendamment du procès d’échange, peuvent être différentes du point de vue de la durée, de l’intensité, du niveau de qualification ou de productivité technique, l’égalisation sociale de ces dépenses de travail ne s’accomplit dans une économie marchande que par l’intermédiaire de l’échange. Le travail socialement égalisé et le travail abstrait diffèrent qualitativement et quantitativement du travail considéré sous son aspect matériel-technique ou son aspect physiologique.

15. Le travail qualifié[modifier le wikicode]

Dans le procès d’échange s’accomplit l’égalisation des produits de différentes espèces concrètes de travaux, et donc aussi l’égalisation de ces travaux eux-mêmes. Si les autres conditions ne sont pas modifiées, les différences entre les formes concrètes de travaux ne jouent aucun rôle dans l’économie marchande et le produit d’une heure de travail du cordonnier se trouve égalisé avec le produit d’une heure de travail du tailleur. Cependant, les différentes espèces de travaux s’accomplissent dans des conditions inégales ; les travaux diffèrent les uns des autres par leur intensité, le danger qu’ils présentent pour la santé, la longueur de la période d’apprentissage, etc. Le procès d’échange élimine les différences qui séparent les formes de travail ; en même temps, il élimine la différence entre les conditions dans lesquelles ils s’accomplissent et convertit les différences qualitatives en différences quantitatives. Du fait de la différence de ces conditions, le produit d’une journée de travail du cordonnier s’échange, par exemple, contre le produit de deux journées de travail d’un ouvrier du bâtiment non qualifié ou d’un terrassier, ou contre le produit d’une demi-journée de travail d’un bijoutier. Sur le marché, des objets produits en des temps inégaux se trouvent égalisés en tant que valeurs. De prime abord, cette analyse contredit la prémisse fondamentale de la théorie de Marx selon laquelle la valeur du produit du travail est proportionnelle au temps de travail consacré à sa production. Voyons comment résoudre cette contradiction.

Parmi les différentes conditions d’accomplissement du travail mentionnées ci-dessus, les plus importantes sont l’intensité du genre de travail considéré et la durée de la formation et de l’apprentissage nécessaires pour la profession considérée. La question de l’intensité du travail ne pose pas de problèmes théoriques particuliers et nous ne la traiterons qu’incidemment. Notre attention se portera principalement sur le problème du travail complexe (qualifié).

Définissons tout d’abord le travail complexe et le travail simple. Le travail simple est « une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59 ; souligné par Roubine). Par opposition au travail simple, nous appellerons travail complexe le travail qui nécessite un apprentissage spécial, c’est-à-dire « un apprentissage professionnel plus long et une culture générale plus importante que chez la moyenne des ouvriers »[125] Il ne faut pas se représenter le travail simple moyen comme une grandeur qui serait égale chez différents individus et qui resterait immuable au cours du développement historique. Le travail simple moyen possède des caractères différents dans différents pays et à des époques différentes, mais il représente une grandeur donnée dans une société donnée à chaque phase de son développement (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59). Le travail que n’importe quel ouvrier moyen anglais peut accomplir nécessiterait un certain apprentissage pour l’ouvrier russe. Le travail que l’ouvrier russe moyen peut accomplir à l’heure actuelle aurait été considéré, dans la Russie d’il y a un siècle, comme supérieur à la moyenne du point de vue de la complexité.

La différence entre travail simple et travail complexe se manifeste : 1) par l’accroissement de valeur des produits fabriqués par le travail qualifié ; et 2) par l’accroissement de valeur de la force de travail qualifiée, c’est-à-dire par l’accroissement de salaire du travailleur salarié qui possède cette qualification. D’une part, le produit d’une journée de travail du bijoutier a une valeur deux fois plus grande que le produit d’une journée de travail du cordonnier. D’autre part, l’ouvrier bijoutier reçoit de son patron un salaire supérieur à celui que le cordonnier reçoit du sien, Le premier phénomène est une propriété de la société marchande en général, il caractérise les rapports que les hommes considérés comme producteurs de marchandises nouent entre eux. Le second phénomène est une propriété de la seule économie capitaliste, il caractérise les rapports que les hommes nouent entre eux en tant que capitalistes et travailleurs salariés. Comme la théorie de la valeur étudie les propriétés de l’économie marchande en général, nous traiterons uniquement de la valeur des marchandises et non de la valeur de la force de travail, nous ne prendrons en considération dans ce chapitre que la valeur des objets produits par la force de travail qualifiée et nous laisserons de côté le problème de la valeur de la force de travail qualifiée.

Il nous faut distinguer avec précision le concept de travail qualifié de deux autres concepts avec lesquels il est souvent confondu : l’habileté (ou la dextérité) et l’intensité. Quand nous parlons de travail qualifié, nous faisons référence au niveau moyen de qualification (d’apprentissage) requis pour être employé dans la forme de travail considérée, dans la profession ou la spécialité en question. Cette qualification moyenne doit être distinguée de la qualification individuelle du producteur particulier dans le contexte de la même profession ou de la même spécialité. Le travail du bijoutier requiert en moyenne un haut niveau de qualification, mais différents bijoutiers peuvent faire preuve dans leur travail de différents degrés d’expérience, d’entraînement, d’adresse; ils sont différents les uns des autres du point de vue de leur dextérité ou de leur habileté dans leur travail (Le Capital. I. I, t. 1, p, 54-55 et 197). Si les cordonniers produisent en moyenne une paire de chaussures par jour et si un cordonnier plus habile et mieux entraîné en produit deux paires, alors il s’ensuit naturellement que le produit d’une journée de travail du cordonnier supérieurement qualifié (ici deux paires de chaussures) aura une valeur deux fois plus grande que le produit d’une journée de travail du cordonnier d’habileté moyenne (une paire de chaussures). Cela est évident du fait que la valeur est déterminée, comme nous le montrerons en détail dans le chapitre suivant, par le travail socialement (et non individuellement) nécessaire à la production. Les différences d’habileté ou de dextérité entre deux cordonniers différents peuvent être mesurées avec précision par les quantités différentes d’ objets qu’ils produisent dans le même temps (avec des instruments de travail semblables et toutes autres conditions égales par ailleurs). Le concept d’habileté ou de dextérité entre donc dans la théorie du travail socialement nécessaire et ne présente pas de difficultés particulières. La question du travail qualifié soulève, elle, des problèmes bien plus grands. Ces problèmes tiennent aux valeurs différentes que possèdent des objets produits dans le même temps par deux producteurs travaillant dans des branches différentes, donc des producteurs dont les produits ne sont pas comparables entre eux. Les économistes qui réduisent le travail qualifié à l’habileté ne font qu’éluder le problème. Ainsi, par exemple, L. Boudin prétend que la valeur plus grande que possède le produit du travail qualifié peut s’expliquer par le fait que le travailleur qualifié produit une plus grande quantité de produits[126]. F. Oppenheimer écrit que Marx, en concentrant son attention sur la qualification « acquise », résultat d’ « une éducation et d’un apprentissage plus longs », a négligé la qualification « innée ». Mais, à notre avis, Oppenheimer inclut dans cette qualification innée l’habileté individuelle des producteurs particuliers, ce qui relève du travail socialement nécessaire et non du travail qualifié, comme il le pense[127].

D’autres auteurs ont tente de ramener le travaIl complexe à du travail plus intensif L’intensité ou la tension du travail est déterminée par la quantité de travail dépensée en une unité de temps. De même que nous pouvons observer des différences individuelles dans l’intensité du travail entre deux producteurs dans la même profession, nous pouvons également observer des intensités de travail différentes dans deux professions différentes (cf. Le Capital, L. I, t. 2, p. 196 et 224). Des biens produits par des travaux de même durée mais d’intensité différente ont des valeurs différentes, car la quantité de travail abstrait ne dépend pas seulement de la longueur du temps de travail mais aussi de l’intensité du travail (voir la fin du chapitre précédent).

Certains auteurs ont donc essayé, nous l’avons dit, de résoudre le problème du travail complexe en le ramenant à un travail d’intensité (ou de tension) supérieure. « Le travail complexe ne peut produire une valeur plus grande que le travail simple que dans des conditions qui en font un travail plus intense que le travail simple », écrit Liebknecht[128]. La plus grande intensité du travail complexe s’exprime tout d’abord par une plus grande dépense d’énergie mentale, « une attention, un effort intellectuel et une dépense mentale » supérieurs. Supposons que le cordonnier dépense 0,25 d’unité d’énergie mentale par unité de travail musculaire et que le bijoutier en dépense 1,5. Dans cet exemple, une heure de travail du cordonnier représente une dépense de 1,25 unité d’énergie (aussi bien musculaire que mentale) et une heure de travail du bijoutier représente 2,5 unités d’énergie, c’est-à-dire que le travail du bijoutier crée deux fois plus de valeur. Liebknecht lui-même est parfaitement conscient qu’une telle supposition a un caractère « hypothétique »[129]. Non seulement cette supposition nous paraît dénuée de fondement, mais encore elle est démentie par les faits. Nous considérons des formes de travail complexe qui créent des marchandises de valeur supérieure du fait de la durée de l’apprentissage requis. Mais ces formes ne sont pas supérieures, du point de vue de l’intensité, à des formes de travail moins qualifiées. Ce que nous devons expliquer, c’est pourquoi le travail qualifié, indépendamment de son niveau d’intensité, crée un produit de valeur supérieure[130].

Nous nous trouvons confrontés au problème suivant : pourquoi des dépenses de travail de durée égale, dans deux professions qui possèdent deux niveaux différents de qualification (de durée de l’apprentissage), créent-elles des marchandises de valeurs différentes ? On peut trouver dans la littérature marxiste deux conceptions différentes quant à la réponse à apporter à cette question. L’une d’elles se trouve développée dans l’œuvre de A. Bogdanov. Celui-ci note qu’une force de travail qualifiée « ne peut fonctionner normalement qu’à la condition que soient satisfaits chez le travailleur des besoins plus variés et plus importants, donc à condition qu’il consomme une plus grande quantité de différents produits. Ainsi la force de travail qualifiée a une plus grande valeur-travail et coûte à la société une plus grande quantité de son travail. C’est pourquoi cette force de travail donne à la société un travail vivant plus complexe, c’est-à-dire ‘multiplié’ »[131]. Si le travailleur qualifié absorbe des biens de consommation et, par conséquent, une énergie sociale dans une proportion cinq fois plus grande que le simple travailleur, alors une heure de son travail produira une valeur cinq fois supérieure à celle d’une heure de travail simple.

L’argumentation de Bogdanov nous paraît inacceptable avant tout pour des raisons méthodologiques. Dans le principe, Bogdanov déduit la valeur supérieure du produit du travail qualifié de la valeur supérieure de la force de travail qualifiée. Il explique la valeur de marchandises par la valeur de la force de travail. Cependant, l’ordre d’analyse de Marx est exactement inverse. Dans la théorie de la valeur, quand il explique la valeur des marchandises produites par le travail qualifié, il analyse les rapports entre les hommes en tant que producteurs de marchandises dans une économie marchande simple ; à ce stade de l’étude, la valeur de la force de travail en général, et plus particulièrement celle de la force de travail qualifiée, n’existe pas encore pour lui (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59, note 2)[132]. Dans l’œuvre de Marx, la valeur des marchandises est déterminée par le travail abstrait qui représente par lui-même une quantité sociale et n’a pas de valeur. Cependant, chez Bogdanov, le travail, ou le temps de travail, qui détermine la valeur a à son tour une valeur. La valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail matérialisé en elles, et la valeur de ce temps de travail est déterminée par la valeur des biens de consommation nécessaires à la subsistance du travailleur[133]. Nous nous trouvons ainsi enfermés dans un cercle vicieux dont Bogdanov essaie de s’échapper par une argumentation qui, à notre avis, n’est pas convaincante[134].

Indépendamment de ces défauts méthodologiques, notons que Bogdanov indique seulement la limite minimum absolue au-dessous de laquelle la valeur des produits du travail qualifié ne peut descendre. En toutes circonstances, la valeur doit être suffisante pour conserver la force de travail qualifiée à son niveau antérieur de façon qu’elle ne soit pas forcée de se déqualifier (d’être ramenée à un niveau inférieur de qualification). Mais, comme nous l’avons souligné, outre la limite minimum absolue, les avantages relatifs des différentes formes de travail jouent un rôle décisif dans l’économie marchande[135]. Supposons que la valeur du produit d’un certain type de travail qualifié corresponde parfaitement à la conservation de la force de travail qualifiée du producteur, mais soit insuffisante pour rendre le travail dans la profession considérée plus avantageux que le travail dans d’autres professions qui demandent des périodes de formation plus brèves. Dans ces conditions, il se produira un transfert de travail au détriment de la profession considérée ; ce transfert se prolongera jusqu’au moment où la valeur du produit de cette profession s’élèvera à un niveau établissant une égalité relative dans les conditions de production et un état d’équilibre entre les différentes formes de travail. Dans l’analyse des problèmes du travail qualifié, nous devons prendre comme point de départ non l’équilibre entre la consommation et la productivité d’une forme de travail donnée, mais l’équilibre entre les différentes formes de travail. Nous retrouvons ainsi le point de départ fondamental de la théorie de la valeur de Marx, à savoir la répartition du travail social entre les différentes branches de l’économie sociale.

Dans les chapitres précédents, nous avons développé l’idée que l’échange des produits de différentes formes de travail en fonction de leur valeur correspond à l’état d’équilibre entre deux branches données de la production. Cette proposition générale s’applique parfaitement aux cas où l’on échange les produits de deux formes de travail ayant des niveaux de qualification différents. La valeur du produit du travail qualifié doit excéder la valeur du produit du travail simple (ou du travail moins qualifié en général) du montant de valeur qui compense les différences des conditions de production et établit un équilibre entre ces formes de travail. Le produit d’une heure de travail du bijoutier est égalisé sur le marché avec le produit de deux heures de travail du cordonnier, parce que l’équilibre dans la répartition du travail entre ces deux branches de production s’établit précisément pour cette proportion d’échange-là et que c’est pour cette proportion d’échange-là que le transfert de travail d’une branche à l’autre cesse. Le problème du travail qualifié se ramène à l’analyse des conditions d’équilibre entre différentes formes de travail qui diffèrent du point de vue de la qualification. Ce problème n’est pas encore résolu, mais le voilà posé de façon correcte. Nous n’avons pas encore répondu à notre question, mais nous avons déjà dégagé les grandes lignes de la méthode, de la voie qui nous mènera au but.

De nombreux auteurs marxistes ont emprunté cette voie[136]. Ils ont concentré l’essentiel de leur attention sur le fait que le produit du travail qualifié n’est pas seulement résultat du travail directement dépensé dans sa production, mais aussi du travail nécessaire à l’apprentissage du travailleur dans la profession considérée. Ce travail-là entre aussi dans la valeur du produit et l’augmente dans une proportion correspondante. « Dans ce qu’elle doit donner en échange du produit du travail qualifié, la société paie donc un équivalent de la valeur que les travaux qualifiés auraient créé s’ils avaient été directement consommés par la société »[137], et non dépensés à acquérir une force de travail qualifiée. Ces procès de travail se composent d’une part du travail du maître artisan et de celui de l’instituteur, travaux dépensés pour l’éducation du travailleur dans une profession donnée, et d’autre part du travail de l’élève lui-même pendant la période d’apprentissage, Étudiant la question de savoir si le travail de l’instituteur entre ou non dans la valeur du produit du travail qualifié, Otto Bauer a parfaitement raison de prendre comme point de départ de son raisonnement les conditions d’équilibre entre différentes branches de production. Il parvient aux conclusions suivantes : « De même que la valeur créée par le travail dépensé dans le procès de production direct et que la valeur transférée par l’instituteur à la force de travail qualifiée, la valeur qui est créée par l’instituteur au cours de l’apprentissage est aussi l’un des facteurs déterminants de la valeur des biens produits par le travail qualifié au stade de la production marchande simple. »[138]

Le travail dépensé lors de l’éducation des producteurs d’une profession donnée entre donc dans la valeur du produit du travail qualifié. Mais, dans des professions qui se caractérisent par une qualification élevée et une plus grande complexité du travail, l’apprentissage des travail-leurs s’accomplit habituellement en s’appuyant sur la sélection à partir d’un grand nombre d’étudiants parmi les plus capables. Sur trois individus qui font des études pour être ingénieurs, il n’y en aura peut-être qu’un seul qui obtiendra son diplôme et atteindra son but. Ainsi la dépense de travail de trois étudiants et l’accroissement corrélatif de la dépense de travail du professeur sont-ils nécessaire pour la production d’un ingénieur. L’ attirance vers une profession donnée d’étudiants parmi lesquels un tiers seulement ont une chance d’atteindre leur but ne s’accomplira donc dans une mesure suffisante que si l’augmentation de valeur des produits de la profession considérée peut compenser les dépenses de travail indispensables (et qui sont dans une certaine mesure perdues). Toutes conditions égales par ailleurs, la valeur moyenne du produit d’une heure de travail dans les professions où l’apprentissage requiert des dépenses de travail de la part de nombreux candidats sera supérieure à la valeur moyenne d’une heure de travail dans les professions où ces difficultés n’existent pas[139]. Cela augmente la valeur du produit du travail hautement qualifié[140].

Comme nous le voyons, la réduction du travail qualifié au travail simple est l’un des résultats du procès social objectif d’égalisation des différentes formes de travail, procès qui s’accomplit dans la société capitaliste par l’intermédiaire de l’égalisation des marchandises sur le marché. Nous ne devons pas répéter l’erreur d’Adam Smith qui « prend à tort l’équation objective qu’établit brutalement le procès social entre les travaux inégaux pour l’égalité de droits subjective des travaux individuels » (Contribution, p. 37). Si le produit d’une heure de travail du bijoutier s’échange contre le produit de deux heures de travail du cordonnier, ce n’est pas parce que le bijoutier considère subjectivement que son travail a deux fois plus de valeur que celui du cordonnier. Ce sont au contraire les évaluations conscientes, subjectives, des producteurs qui sont déterminées par le procès objectif d’égalisation des différentes marchandises et, par l’intermédiaire des marchandises, par l’égalisation des différentes formes de travail sur le marché. Finalement, le bijoutier est motivé par le calcul qu’il fait à l’avance que le produit de son travail aura deux fois plus de valeur que le produit du travail du cordonnier. S’il peut anticiper consciemment ce qui se passera sur le marché, c’est seulement parce que sa conscience fixe et généralise l’expérience passée. Ce qui se passe ici est analogue à ce que Marx décrit quand il explique le taux de profit plus élevé que l’on obtient dans les branches de l’économie capitaliste qui encourent des risques spéciaux, des difficultés, etc. « Après que les prix moyens et les prix de marché correspondants se sont consolidés pendant un certain temps, les capitalistes individuels prennent conscience qu’au cours de cette uniformisation certaines différences se compensent et ils ne tardent pas à les inclure dans leurs comptes réciproques » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 223 ; souligné par Marx). Exactement de la même manière, dans l’acte d’échange le bijoutier tient compte par avance de sa haute qualification. Celle-ci « intervient dans le calcul en tant que raison de compensation valable une fois pour toutes » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 224). Mais ce calcul est seulement un résultat du procès social d’échange, un résultat des actions conflictuelles d’un grand nombre de producteurs de marchandises. Si nous prenons le travail d’un travailleur non qualifié (un terrassier) comme travail simple, et si nous prenons une heure de ce travail comme unité, alors une heure de travail du bijoutier est égale par exemple à quatre unités, non parce que le bijoutier évalue son travail et lui attribue la valeur de quatre unités, mais parce que sur le marché son travail est égalisé avec quatre unités de travail simple. La réduction du travail complexe au travail simple est un procès réel qui s’accomplit par l’intermédiaire du procès d’échange et ramène en dernière analyse à l’égalisation de différentes formes de travail dans le procès de répartition du travail social, et non aux différentes évaluations de différentes formes de travail ou à la définition de différentes valeurs du travail[141]. Du fait que l’égalisation de différentes formes de travail a lieu dans l’économie marchande par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail en tant que valeurs, la réduction du travail complexe au travail simple ne peut s’accomplir autrement que par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail. « Lors même qu’une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène dans une proportion quelconque, au produit d’un travail simple dont elle ne représente par conséquent qu’une quantité déterminée » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59). « Partout, les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c’est-à-dire dans une certaine masse d’or ou d’argent. Par cela même, les différents genres de travail représentés par ces valeurs ont été réduits, dans des proportions différentes, à des sommes déterminées d’une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l’or ou l’argent » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 198)[142]. Supposer que la réduction du travail complexe au travail simple doit s’accomplir à l’avance et précéder l’échange pour que soit possible l’acte d’égalisation des produits du travail, c’est ne pas comprendre la base même de la théorie de la valeur de Marx.

Comme nous le voyons, il n’est pas nécessaire de rejeter la théorie de la valeur-travail pour expliquer la valeur supérieure des produits du travail qualifié ; il faut seulement comprendre clairement l’idée de base de cette théorie qui analyse la loi de l’équilibre et de la répartition du travail social dans l’économie marchande-capitaliste. C’est de ce point de vue qu’il nous faut juger les arguments de ces critiques de Marx[143]qui font du problème du travail qualifié la cible principale de leurs attaques et y voient le point le plus vulnérable de sa théorie. Les objections de ces critiques peuvent se regrouper en deux propositions fondamentales : 1) peu importe comment les marxistes expliquent les causes de la valeur supérieure que possèdent les produits du travail qualifié, il n’en reste pas moins comme un fait de l’échange que des objets produits par des quantités inégales de travail s’échangent en tant qu’équivalents, ce qui contredit la théorie de la valeur-travail ; 2) les marxistes ne peuvent dégager le critère ou l’étalon grâce auquel nous pourrions égaliser à l’avance une unité de travail qualifié, par exemple une heure de travail du bijoutier, avec un nombre déterminé d’unités de travail simple.

La première objection se fonde sur l’idée erronée que la théorie de la valeur-travail fait dépendre exclusivement l’égalité des marchandises de l’égalité physiologique des dépenses de travail nécessaires à leur production. Dans cette interprétation de la théorie de la valeur-travail, on ne peut nier qu’une heure de travail du bijoutier et quatre heures de travail du cordonnier représentent, d’un point de vue physiologique, des quantités de travail inégales. Toute tentative pour présenter une heure de travail qualifié comme du travail physiologiquement condensé et égal, du point de vue de l’énergie, à plusieurs heures de travail simple nous paraît vaine et méthodologiquement incorrecte. Le travail qualifié est bien du travail condensé, multiple, élevé à la puissance ; mais il n’est pas condensé physiologiquement, il l’est socialement. La théorie de la valeur-travail n’affirme pas l’égalité physiologique mais l’égalisation sociale des travaux, égalisation qui, à son tour, s’accomplit naturellement sur la base des propriété qui caractérisent le travail du point de vue matériel-technique et du point de vue physiologique (cf. la fin du chapitre précédent). Sur le marché, les produits ne s’échangent pas en tant que quantités de travail égales, mais en tant que quantités de travail égalisées. Il nous revient d’analyser les lois de l’égalisation sociale des différentes formes de travail dans le procès de la répartition sociale du travail. Si ces lois expliquent les raisons de l’égalisation d’une heure de travail du bijoutier avec quatre heures de travail d’un ouvrier non qualifié, alors notre problème est résolu et peu importe l’égalité ou l’inégalité physiologiques de ces quantités de travail socialement égalisées.

La seconde objection formulée par les critiques de Marx assigne à la théorie économique une tâche qui ne lui revient en aucune manière : celle de trouver une mesure de valeur qui rendrait possible dans la pratique la comparaison des différentes espèces de travail entre elles. Cependant, la théorie de la valeur n’a pas à s’occuper de l’analyse ou de la recherche d’une mesure opérationnelle d’égalisation : elle recherche une explication causale du procès objectif d’égalisation de différentes formes de travail, procès qui s’accomplit effectivement dans la réalité, de l’économie marchande-capitaliste[144]. Dans cette société le procès se déroule spontanément ; il n’est pas organisé. L’égalisation de différentes formes de travail ne s’accomplit pas directement, elle s’établit par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail sur le marché, elle est le résultat des actions conflictuelles d’un grand nombre de producteurs de marchandises. Dans ces conditions, « la société est le seul comptable compétent pour calcul le niveau des prix, et la méthode que la société emploi pour ce faire est la méthode de la concurrence »[145]. Les critiques de Marx qui assignent au travail simple le rôle d’étalon opérationnel et d’unité pour l’égalisation du travail remplacent la société capitaliste par une économie organisée. Dans une économie organisée, les différentes formes de travail sont mutuellement égalisées de façon directe, sans échange sur le marché, sans concurrence, sans égalisation des objets en tant que valeurs sur le marché.

Si nous rejetons cette confusion des points de vue théorique et pratique pour nous en tenir de façon cohérente à un point de vue théorique, nous aboutissons à la conclusion que la théorie de la valeur explique de façon parfaitement exacte la cause de la valeur supérieure du travail hautement qualifié, ainsi que les changements de cette valeur. Si la période d’apprentissage est abrégée, ou en général si les dépenses de travail nécessaires à l’apprentissage pour une profession donnée sont réduites, la valeur du produit de cette profession diminue. Cela explique toute une série d’événements de la vie économique. Ainsi, par exemple, par rapport à la seconde moitié du XIXe siècle, la valeur du produit du travail des employés de commerce, de même que la valeur de leur force de travail, a diminué dans d’importantes proportions. Cela peut s’expliquer par le fait que « la formation professionnelle, les connaissances commerciales et linguistiques, etc. , en même temps que progressent la science et l’instruction publique, se répandent de façon toujours plus rapide, plus facile, plus générale, à meilleur compte… » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 70).

Dans ce chapitre, comme dans le précédent, nous avons pris comme point de départ un état d’équilibre entre les différentes branches de la production sociale et les différents genres de travail. Mais, nous le savons, l’économie marchande-capitaliste est un système dans lequel l’équilibre est constamment détruit. L’équilibre apparaît seulement sous la forme d’une tendance, annulée ou différée par des facteurs qui la contrecarrent. Dans le domaine du travail complexe, la tendance à l’établissement d’un équilibre entre les différents genres de travail est plus faible, dans la mesure où une longue période d’apprentissage ou des coûts de formation élevés dans une profession donnée opposent d’importants obstacles au transfert de travail de cette profession à d’autres, plus simples. Quand nous appliquons un schéma théorique à la, réalité, le retard provoqué par ces obstacles doit être pris en considération. Les difficultés qu’il y a à se faire admettre donnent à celles-ci une espèce de monopole. À côté de cela, on trouve « des emplois inférieurs, mal payés et, à cause de leur simplicité même, toujours surchargés de candidats » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 121). Il arrive fréquemment que la difficulté d’admission dans les professions à haute qualification et la sélection qui intervient lors de cette admission rejettent de nombreux candidats malheureux dans des professions inférieures, accroissant ainsi la surcharge de ces professions[146]. De plus, la complexité croissante de la technique et de l’organisation du procès capitaliste de production augmente la demande pour les nouveaux genres de travail qualifié, augmentant de façon disproportionnée le paiement de cette force de travail et de ses produits. C’est, pour ainsi dire, une prime pour le temps dépensé à l’acquisition d’une qualification (temps qui peut être plus ou moins long). Cette prime est le résultat d’un procès dynamique de modification de la qualification du travail. Mais, exactement de la même façon que l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs n’infirme pas la théorie de la valeur mais au contraire la rend possible, la « prime de qualification », qui signifie l’absence d’équilibre entre différentes formes de travail, mène à son tour à un accroissement du travail qualifié et à la répartition des forces productives dans le sens d’un équilibre de l’économie sociale.

16. Le travail socialement nécessaire[modifier le wikicode]

Dans les chapitres précédents, nous nous sommes plus particulièrement préoccupés de l’analyse de l’aspect qualitatif du travail créateur de valeur ; nous pouvons maintenant en venir à une analyse plus précise de l’aspect quantitatif.

On sait que Marx, lorsqu’il établit que les changements de la grandeur de la valeur des marchandises dépendent des changements dans la quantité de travail dépensée à leur production, n’entend pas par là le travail individuel effectivement dépensé par un producteur donné à la production d’une marchandise donnée, mais la quantité de travail nécessaire en moyenne pour produire cette marchandise, pour un niveau donné de développement des forces productives. « Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. Après l’introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il a fallu peut-être moitié moins de travail qu’auparavant pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la moitié d’une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la valeur première » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 55).

La grandeur du temps de travail socialement nécessaire est déterminée par le niveau de développement des forces productives, compris au sens large de totalité des éléments matériels et humains de la production. Le temps de travail socialement nécessaire ne change pas seulement en relation avec les modifications des « conditions de la production », c’est-à-dire des éléments matériels-techniques organisationnels, il change aussi en relation avec les modifications de la force de travail, de « l’habileté et de l’intensité du travail ».

Dans un premier temps de son analyse, Marx suppose que tous les exemplaires d’une espèce donnée de produit sont fabriqués dans des conditions moyennes normales, égales. Le travail individuel dépensé pour chaque exemplaire coïncide quantitativement avec le travail socialement nécessaire, et la valeur individuelle avec la valeur sociale ou de marché. Jusque-là, la différence entre travail individuel et travail socialement nécessaire, entre valeur individuelle et valeur sociale (de marché), n’est pas encore prise en compte. C’est pourquoi Marx parle simplement de « valeur », et non de « valeur de marché » (il n’est pas question de la valeur de marché dans le livre I du Capital).

Dans la suite de son analyse, Marx suppose que différents exemplaires d’une espèce donnée de marchandises sont produits dans des conditions techniques différentes. C’est alors qu’apparaît l’opposition entre valeur individuelle et valeur sociale (de marché). En d’autres termes, le concept de valeur se trouve approfondi et défini de façon plus précise comme valeur sociale ou de marché. De la même façon, le temps de travail socialement nécessaire s’oppose au temps de travail individuel, qui est différent dans les diverses entreprises d’une même branche de production. Nous exprimons ainsi la propriété suivante l’économie marchande : le même prix s’établit pour toutes les marchandises d’une espèce et d’une qualité données qui s’échangent sur le marché, et cela indépendamment des conditions techniques particulières dans lesquelles marchandises ont été produites, indépendamment du temps de travail individuel dépensé à leur production dans les différentes entreprises. Une société dans laquelle l’économie a une forme marchande ne règle pas directement l’activité de travail des hommes, elle la règle par l’intermédiaire de la valeur des produits du travail, par l’intermédiaire des marchandises. Le marché ne prend pas en compte les propriétés individuelles et les différences des activités de travail des producteurs marchands individuels dans leurs différentes unités économiques. « Chaque marchandise particulière compte en général comme un exemplaire moyen de son espèce » (Le Capital, L. I, t. 1 p. 55). Une marchandise individuelle n’est pas vendue à sa valeur individuelle, mais à sa valeur sociale moyenne, que Marx appelle valeur de marché dans le livre III du Capital.

On peut classer toutes les entreprises d’une même branche de production en fonction de leur niveau de développement technique, en partant des plus productives pour terminer par les plus arriérées. Quelles que soient les différences entre les valeurs individuelles des produits de chacune de ces entreprises ou de chacun de ces groupes d’entreprises (dans un souci de simplification, nous reprendrons la distinction que fait Marx entre trois types d’entreprises : à productivité élevée, moyenne ou basse), leurs produits sont vendus sur le marché au même prix, déterminé en dernière analyse (à travers écarts et destructions) par la valeur moyenne ou de marché : « Les marchandises dont la valeur individuelle est au-dessous de leur valeur de marché réalisent une plus-value extra ou surprofit, tandis que celles dont la valeur individuelle est au-dessus de la valeur de marché ne parviennent pas à réaliser toute la plus-value qu’elles contiennent » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 194). Cette différence entre la valeur de marché et la valeur individuelle, qui est à l’origine des différences entre les avantages de production obtenus par des entreprises se situant à des niveaux de productivité du travail différents, est le principal moteur du progrès technique dans la production capitaliste. Chaque entreprise capitaliste s’efforce d’introduire les derniers perfectionnements techniques, de diminuer la valeur individuelle de sa production par rapport à la valeur de marché moyenne et obtenir ainsi la possibilité d’extraire un surprofit. Les entreprises à technologie arriérée s’efforcent d’abaisser la valeur individuelle de leurs produits, si possible jusqu’au niveau de leur valeur de marché ; sinon, elles sont menacées par la concurrence des entreprises plus productives et risquent l’effondrement économique. Le triomphe de la production à grande échelle sur la petite entreprise, l’accroissement du progrès technique et la concentration de la production dans des entreprises plus vastes et techniquement mieux au point, telles sont les conséquences de la vente des marchandises sur le marché en fonction de leur valeur de marché moyenne, et non de leur valeur individuelle.

Si nous considérons un niveau de développement des; forces productives donné pour une branche de production donnée (la branche est définie comme la totalité des entreprises, celles-ci se situent à des niveaux de productivité très différents), la valeur de marché est une grandeur déterminée. Mais il est faux de penser qu’elle est donnée ou établie à l’avance, qu’elle est calculée sur la base d’une technique donnée. Comme nous l’avons souligné, les techniques en usage dans les entreprises sont différentes. La valeur de marché est une grandeur qui s’établit comme résultat d’un conflit sur le marché entre un grand nombre de vendeurs-producteurs de marchandises qui produisent dans des conditions techniques différentes et qui jettent sur le marché des marchandises possédant des valeurs individuelles différentes. Comme nous l’avons déjà signalé au chapitre 13, la transformation du travail individuel en travail socialement nécessaire s’accomplit par l’intermédiaire de ce même procès d’échange qui transforme le travail privé et concret en travail social et abstrait : « Les diverses valeurs individuelles doivent être égalisées pour ne faire qu’une seule valeur sociale : la valeur de marché dont il a été question plus haut. Pour ce faire, une concurrence parmi les producteurs d’une même espèce de marchandises est nécessaire, ainsi que l’existence d’un marché où ils offrent tous ensemble leurs marchandises » (Le Capital, L. 111, t. 6, p. 196). La valeur de marché est une résultante de la lutte sur le marché entre différents producteurs d’une branche de production donnée (nous considérons ici des conditions de marché normales, ce qui suppose un équilibre de l’offre et de la demande, et donc un équilibre entre les branches de production considérées et les autres ; sur ce point, voir ci-dessous). De même, le travail socialement nécessaire, qui détermine la valeur de marché, est la résultante de différents niveaux de productivité du travail dans différentes entreprises. Le travail socialement nécessaire ne détermine la valeur des marchandises que dans la mesure où le marché rassemble tous les producteurs de la branche considérée et les place dans les mêmes conditions d’échange marchand. La valeur de marché créée est uniforme pour toutes les marchandises d’une espèce et d’une qualité données, elle est fonction de l’extension du marché et de la subordination des producteurs de marchandises isolées aux forces du marché. De la même façon, le concept de travail socialement nécessaire acquiert de l’importance. La valeur de marché s’établit par l’intermédiaire de la concurrence entre les producteurs de la même branche de production. Mais, dans la société capitaliste développée, il y a aussi une concurrence des capitaux investis dans différentes branches de production. Le transfert de capitaux d’une branche à une autre, c’est-à-dire « la concurrence des capitaux entre les différentes sphères [...], est à l’origine du prix de production, équilibrant les taux de profit entre ces différentes sphères » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 196). La valeur de marché prend la forme du prix de production.

Si la valeur de marché s’établit seulement comme résultat du procès social de concurrence entre des entreprises situées à des niveaux de productivité différents, nous devons alors nous demander quel groupe d’entreprises détermine la valeur de marché. En d’autres termes, quelle grandeur représente le temps de travail moyen socialement nécessaire qui détermine la valeur de marché ? « Il faut considérer la valeur de marché d’une part comme la valeur moyenne des marchandises produites dans une sphère, d’autre part comme la valeur individuelle des marchandises produites aux conditions moyennes de la sphère et qui constituent la grande masse de ses produits » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 194). Si nous faisons l’hypothèse simplificatrice que, pour la totalité des marchandises d’une branche de production donnée, la valeur de marché coïncide avec la valeur individuelle (même si elle s’écarte des valeurs individuelles des exemplaires individuels), la valeur de marché des marchandises sera alors égale à la somme des valeurs individuelles des marchandises de la branche donnée, divisée par le nombre de marchandises. Mais, à une étape ultérieure de l’analyse, nous devons supposer que, pour l’ensemble de la branche de production, la somme des valeurs de marché peut s’écarter de la somme des valeurs individuelles (ce qui a lieu, par exemple, dans l’agriculture) ; la coïncidence de ces deux sommes n’est maintenue que pour l’ensemble de toutes les branches de production ou pour l’ensemble de l’économie sociale. Dans ce cas, la valeur de marché ne coïncide plus exactement avec la somme de toutes les valeurs individuelles divisée par le nombre de marchandises de l’espèce considérée. La détermination quantitative des valeurs de marché est alors soumise aux lois suivantes. Pour Marx, la valeur de marché est voisine, dans des conditions normales, de la valeur individuelle de la masse dominante des produits d’une branche de production donnée. Si une part importante des marchandises est produite dans des entreprises qui travaillent au niveau moyen de productivité du travail, et si seule une part insignifiante est produite dans les conditions les plus mauvaises, la valeur de marché sera alors réglée par les entreprises de productivité moyenne, c’est-à-dire que la valeur de marché sera voisine de la valeur individuelle des objets produits par ce type d’entreprise. C’est le cas le plus fréquent. Si « la fraction des marchandises produites dans de mauvaises conditions [est] relativement importante par rapport à la moyenne et à l’autre extrême », c’est-à-dire les marchandises produites dans les meilleures conditions, « c’est cette fraction qui fixe alors la valeur de marché ou la valeur sociale » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 198), c’est-à-dire que celle-ci est voisine des valeurs individuelles de ces marchandises (et coïncide complètement avec elles dans quelques cas, par exemple dans l’agriculture). Enfin, si les marchandises produites dans les meilleures conditions dominent le marché, elles exerceront alors une influence décisive sur la valeur de marché. En d’autres termes, le travail socialement nécessaire peut se rapprocher du travail de productivité moyenne (c’est ce qui se produit dans la majorité des cas), aussi bien que du travail de productivité supérieure ou inférieure. Il faut seulement que le travail de productivité supérieure (ou inférieure) jette sur le marché la quantité la plus importante de marchandises, de façon à devenir le travail moyen (non au sens de productivité moyenne, mais au sens de productivité la plus répandue) d’une branche de production donnée[147].

Le raisonnement de Marx tel que nous l’avons présenté suppose un déroulement normal de la production, un équilibre entre l’offre de marchandises et la demande réelle c’est-à-dire une situation où les acheteurs achètent la masse totale des marchandises d’une espèce donnée à leur valeur de marché normale. Comme nous l’avons vu, la valeur de marché est déterminée par le travail de productivité supérieure, moyenne ou inférieure ; toutes ces formes de travail peuvent représenter le travail socialement nécessaire, tout dépend de la structure technique de la branche de production considérée et des rapports entre les entreprises situées à des niveaux de productivité différents dans la branche. Mais ces différents modes de détermination des valeurs de marché, dans des conditions d’offre et de demande normales, doivent être distingués strictement des cas où il y a écart entre l’offre et la demande, que le prix de marché soit supérieur à la valeur de marché (excès de demande) ou qu’il lui soit inférieur (excès d’offre). « Nous ne tenons pas compte ici de l’encombrement du marché où c’est toujours la fraction produite dans les meilleures conditions qui règle le prix du marché ; en effet, nous n’avons pas affaire ici au prix de marché dans ce qu’il a de différent de la valeur de marché, mais aux diverses déterminations de la valeur de marché elle-même » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 199). Comment pouvons-nous expliquer des changements de la valeur de marché en fonction de la prépondérance numérique d’un groupe d’entreprises ou d’un autre (de productivité élevée, moyenne ou basse) ?

La réponse à cette question peut être trouvée dans le mécanisme de répartition du travail et d’équilibre entre les différentes branches de la production sociale. La valeur de marché correspond à l’état d’équilibre théoriquement défini entre les différentes branches de la production. Si les marchandises sont vendues à leur valeur de marché, alors l’état d’équilibre est maintenu, c’est-à-dire que la production d’une branche donnée ne s’étend pas, ou ne se contracte pas aux dépens d’autres branches. L’équilibre entre les différentes branches de la production, l’adéquation de la production sociale aux besoins sociaux et la coïncidence des prix de marché avec les valeurs de marché - tous ces facteurs sont en rapport étroit, et concomitant. « Afin que le prix de marché de marchandises identiques, mais dont chacune serait produite dans des conditions individuelles de nuance différente, corresponde à la valeur de marché et ne s’en écarte ni par excès ni par défaut, il est nécessaire que la pression exercée les unes sur les autres par les divers vendeurs soit assez forte pour jeter sur le marché juste la quantité de marchandises requise par le besoin social, c’est-à-dire la quantité que la société est capable de payer à la valeur de marché » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 196). La coïncidence des prix et des valeurs de marché correspond à l’état d’équilibre entre les différentes branches de la production. Nous comprendrons clairement comment des travaux de haute, moyenne ou basse productivité déterminent des différences dans les valeurs de marché si nous concentrons notre attention sur le rôle des valeurs de marché dans le mécanisme de répartition et d’équilibre du travail. Si les entreprises à haute productivité sont dominantes, ou plus exactement si les masses de produits fabriqués dans les meilleures conditions sont dominantes, la valeur de marché ne pourra être réglée par la valeur de la production réalisée dans les conditions moyenne ou mauvaise, car cela provoquerait une augmentation des surprofits dans les entreprises à haute productivité et conduirait à une importante extension de la production dans ces entreprises. Cette extension de la production (dans le cas où ce groupe d’entreprises joue un rôle dominant) provoquerait un excès d’offre sur le marché et les prix pivoteraient autour du niveau de valeur de ces entreprises à haute productivité. On peut appliquer un raisonnement semblable aux cas de prédominance numérique d’un autre groupe d’entreprises, en l’occurrence celles qui ont une productivité moyenne ou basse. On peut expliquer différents cas de régulation des valeurs de marché (ou, ce qui est la même chose, de détermination du travail socialement nécessaire) par les différentes conditions d’équilibre d’une branche de production donnée avec les autres branches. Cet équilibre dépend de la dominance d’entreprises situées à différents niveaux de productivité, c’est-à-dire qu’il dépend en dernière analyse du niveau de développement des forces productives.

Le travail socialement nécessaire, qui détermine la valeur de marché des marchandises dans une branche donnée de la production, peut donc être du travail de productivité haute, moyenne ou basse. Quel travail est socialement nécessaire, cela dépend du niveau de développement des forces productives dans la branche de production considérée, et avant tout de la prépondérance quantitative d’entreprises situées à des niveaux de productivité différents (comme nous l’avons déjà dit, nous ne considérons pas le nombre d’entreprises mais la masse de marchandises qu’elles produisent). Mais ce n’est pas tout[148].

Supposons que deux branches de production se caractérisent par une répartition quantitative tout à fait identique des entreprises en fonction de leurs niveaux de productivité. Disons que les entreprises de productivité moyenne représentent 40 % et les entreprises de productivité haute ou basse 30 % chacune. Il existe toutefois entre ces deux branches de production la différence essentielle suivante. Dans la première branche, la production dans les entreprises les mieux équipées est susceptible d’expansion rapide et importante (par exemple en raison d’avantages particuliers dans la concentration de la production, de la possibilité d’importer ou de produire rapidement à l’intérieur du pays les machines nécessaires ; en raison de l’abondance des matières premières, de la disponibilité d’une force de travail apte à la production industrielle, etc.). Dans l’autre branche, la production industrielle ne peut connaître qu’une expansion moindre et plus lente à se réaliser. On peut dire à l’avance que, dans la première branche, la valeur de marché tendra à s’établir (si, bien sûr, toutes les autres conditions sont les mêmes) à un niveau plus bas que dans la seconde branche, c’est-à-dire que dans la première branche la valeur de marché sera plus proche des dépenses de travail des entreprises à haute productivité. Toutefois, dans la seconde branche, il se peut que la valeur de marché augmente. Si la valeur de marché dans la première branche s’élevait au niveau de celle de la seconde branche, cela provoquerait une expansion rapide et importante de la production des entreprises à haute productivité, un excès d’offre sur le marché, la rupture de l’équilibre entre l’offre et la demande, la chute des prix. Pour la première branche de production, le maintien de l’équilibre avec les autres branches de production suppose que la valeur dé marché soit voisine des dépenses des entreprises de productivité supérieure. Dans la seconde branche de production, l’équilibre de l’économie sociale est possible pour un niveau supérieur de la valeur de marché, c’est-à-dire pour des prix voisins des dépenses de travail dans les entreprises de productivité moyenne et basse.

Enfin, il peut aussi se trouver des cas où l’équilibre de l’économie sociale a lieu quand la valeur de marché n’est pas déterminée par les dépenses de travail individuelles d’un groupe d’entreprises donné (par exemple à haute productivité), mais par le montant moyen des dépenses de travail dans le groupe donné, augmenté du montant moyen dans le groupe le plus proche du groupe considéré. Cela peut se produire fréquemment si, dans la branche de production considérée, les entreprises ne sont pas divisées selon leur productivité en trois groupes, comme nous l’avons supposé, mais en deux groupes de productivité haute ou basse. Il est évident que la « valeur moyenne » n’est pas considérée ici comme une moyenne arithmétique : elle peut être plus proche des dépenses du groupe de productivité supérieure ou du groupe de productivité inférieure, suivant les conditions d’équilibre entre la branche considérée et les autres branches de production. L. Boudin simplifie donc excessivement le problème quand il dit que, dans le cas d’introduction d’améliorations techniques et de nouvelles méthodes de production, « la valeur des marchandises produites [...] ne sera pas mesurée par la dépense moyenne de travail, mais soit par la dépense qui correspond à la vieille méthode, soit par celle qui correspond à la nouvelle »[149].

Les différents cas de détermination de la valeur de marché (et donc de détermination du travail socialement nécessaire) s’expliquent ainsi par les différentes conditions d’équilibre entre la branche donnée et les autres branches de l’économie sociale, en fonction du niveau de développement des forces productives. La croissance de la force productive du travail dans une branche de production donnée, qui change les conditions d’équilibre de cette branche par rapport aux autres, modifie la grandeur du travail socialement nécessaire et la valeur de marché. Le temps de travail « varie avec chaque modification de la force productive du travail » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 55). « En général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article et plus est grande sa valeur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 56). Dans la théorie de Marx, le concept de travail socialement nécessaire est étroitement lié à celui de force productive du travail. Dans une économie marchande, le développement des forces productives trouve son expression économique dans les modifications du travail socialement nécessaire et dans les changements de la valeur de marché des marchandises particulières, qui est déterminée par le travail socialement nécessaire. Le mouvement de la valeur sur le marché est le reflet du procès de développement de la productivité du travail. Sombart a donné, dans son célèbre article consacré au livre III du Capital, une formulation frappante de cette idée : « La valeur est une forme historique spécifique dans laquelle s’exprime la force productive du travail social qui gouverne, en dernière analyse, tous les phénomènes économiques »[150]. Cependant, Sombart a commis une erreur en voyant dans la théorie du travail socialement nécessaire la totalité de la théorie de la valeur de Marx. La théorie du travail socialement nécessaire concerne seulement l’aspect quantitatif de la valeur, et non son aspect qualitatif. « Le fait que le quantum de travail contenu dans une marchandise soit le quantum socialement nécessaire à la production de cette marchandise - et donc que le temps de travail soit le temps de travail socialement nécessaire - est une détermination qui ne concerne que la grandeur de la valeur » (Theorien, t. 3, p. 133). Sombart s’est borné à un aspect de la théorie de Marx, celui qui étudie de quelle façon les modifications de grandeur de la valeur dépendent de la dynamique du procès matériel de production, et il n’a pas vu la partie la plus originale de la théorie de Marx, la théorie de la forme valeur[151].

Nous avons signalé ci-dessus que les différents cas de détermination de la valeur de marché que nous avons examinés doivent être distingués strictement du cas où il y a un écart des prix par rapport aux valeurs de marché résultant d’une offre ou d’une demande excessives. Si la valeur de marché est déterminée par les valeurs moyennes dans des conditions normales, alors, là où la demande est excessive, le prix de marché s’écartera par en haut de la valeur de marché pour se rapprocher des dépenses des entreprises à basse productivité. Le contraire se produira dans le cas d’une offre excessive. Si la quantité de pro-duits sur le marché « est plus ou moins grande que la demande, des écarts entre prix de marché et valeur de marché se produisent » (Le Capital, L. III, t, 6, p. 201). Marx distingue nettement les cas où la valeur de marché est déterminée, par exemple, par les dépenses dans les entreprises à haute productivité, du fait que la plupart des marchandises sont produites dans ces entreprises, et les cas où la valeur de marché est déterminée normalement par la valeur moyenne, mais où, du fait de l’excès d’offre, le prix de marché est supérieur à la valeur de marché et est déterminé par les dépenses dans les entreprises à haute productivité (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 198-199 et 201-204). Dans le premier cas, la vente de produits en fonction des dépenses de travail dans les entreprises à haute productivité signifie un état normal des affaires sur le marché, et il y a équilibre entre la branche de production considérée et les autres branches. Dans le second cas, la vente de marchandises d’après les mêmes dépenses est la conséquence d’un niveau anormalement élevé de l’offre sur le marché, et cela engendre inévitablement une contraction de la production dans la branche considérée, cela signifie donc une absence d’équilibre entre les différentes branches. Dans le premier cas, les marchandises sont vendues à leur valeur de marché. Dans le second, le prix des marchandises s’écarte de ces valeurs de marché déterminées par le travail socialement nécessaire.

Cela posé, nous voyons clairement l’erreur que commettent ceux des interprètes de Marx qui prétendent que, même dans les cas d’offre excessive (ou de pénurie de marchandises) sur le marché, les marchandises sont vendues d’après le travail socialement nécessaire dépensé à leur production. Par travail socialement nécessaire, ils n’entendent pas seulement le travail nécessaire à la production d’un exemplaire d’une marchandise donnée pour Un niveau de développement des forces productives donné, mais la somme de travail total que la société considérée comme un tout peut dépenser à la production d’une espèce donnée de marchandises. Si, pour un niveau de développement des forces productives donné, la société peut dépenser 1 million de jours de travail à la production de chaussures (avec une production de 1 million de paires de chaussures) et si la société dépense 1 250 000 jours à cette activité, alors les 1 250 000 paires de chaussures fabriquées représentent seulement 1 million de jours de travail socialement nécessaire et une paire de chaussures représente 0,8 jours de travail. Une paire de chaussures ne sera pas vendue 10 roubles (si nous supposons que le travail d’une journée crée une valeur de 10 roubles), mais 8 roubles. Peut-on dire, du fait de cette production excessive, que la quantité de travail socialement nécessaire contenue dans une paire de chaussures a changé, bien que la technique de production des chaussures n’ait pas du tout changé ? Ou doit-on dire : bien que la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’une paire chaussures n’ait pas changé, les chaussures sont vendu en raison de l’excès d’offre, à un prix de marché qui est inférieur à la valeur de marché déterminée par le travail socialement nécessaire ? Les interprètes de Marx dont il est question ici répondent à la question de la première façon : ils aboutissent ainsi à une interprétation « économique » du concept de travail nécessaire, c’est-à-dire qu’ils admettent que le travail socialement nécessaire ne change pas seulement en relation avec les modifications de la force productive du travail, mais aussi en relation avec les modifications de l’équilibre entre offre et demande sociales. En définissant de quelle façon le travail socialement nécessaire dépend de la force productive du travail, nous avons donné une réponse du second type. Dans un cas, le progrès technique a abaissé le temps nécessaire à la production d’une paire de chaussures de 10 à 8 heures. Cela signifie une diminution du travail socialement nécessaire, une bais de la valeur, une chute générale du prix des chaussures considérée comme phénomène normal et durable. Dans l’autre cas, c’est à cause de la surproduction de chaussures qu’une paire de chaussures est vendue 8 roubles, bien qu’il ait fallu 10 heures pour la produire, comme auparavant. C’est là un état anormal des affaires sur le marché, qui amène la contraction de la production de chaussures ; la chute des prix est temporaire, ils tendront par la suite à revenir à leur niveau antérieur. Dans le premier cas, nous avons une modification dans les conditions de la production, c’est-à-dire une modification du temps de travail nécessaire[152]. Dans le second cas, « bien que chaque portion du produit n’ait coûté que le temps de travail socialement nécessaire (en supposant ici que les conditions de production ne changent pas), l’on a employé dans cette branche une masse totale de travail social superflue, une quantité totale supérieure à la masse nécessaire » (Théories, t. 1, p. 260).

Ceux qui proposent d’étendre le concept de travail socialement nécessaire commettent les erreurs méthodologiques fondamentales suivantes :

  • Ils confondent un état normal des affaires sur le marché avec un état anormal, les lois de l’équilibre entre différentes branches de production avec des cas de rupture d’équilibre qui ne peuvent être que temporaires.
  • Ce faisant, ils détruisent le concept de travail socialement nécessaire. qui suppose l’équilibre entre la branche de production considérée et les autres branches.
  • Ils ignorent le mécanisme de l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs et considèrent de façon erronée la vente des biens à n’importe quel prix dans n’importe quelles conditions anormales sur le marché comme une vente qui correspond à la valeur de ces biens. Ils confondent le prix et la valeur.
  • Ils détruisent l’étroite relation qui existe entre le concept de travail socialement nécessaire et le concept de force productive du travail, ce qui leur permet de faire varier le premier sans modification du second.

Dans le chapitre suivant, nous examinerons plus en détail l’interprétation « économique » du travail socialement nécessaire.

17. Valeur et besoin social[modifier le wikicode]

I. Valeur et demande[modifier le wikicode]

Les partisans de la prétendue conception « économique » du travail socialement nécessaire disent ceci : une marchandise ne peut être vendue à sa valeur qu’à la condition que la quantité globale de marchandises d’un certain type qui est produite corresponde au volume du soin social pour ces biens, ou, ce qui revient au même, que la quantité de travail effectivement dépensée dans la branche d’industrie considérée coïncide avec la quantité de travail que la société peut dépenser à la production du type de marchandises considéré, en supposant un niveau de développement des forces productives donné. Il est toutefois évident que cette dernière quantité de travail dépend du volume du besoin social des produits considérés, ou du montant de la demande qu’ils suscitent. Cela signifie que la valeur des marchandises ne dépend pas seulement de la productivité du travail (qui exprime la quantité de travail nécessaire à la production des marchandises dans des conditions techniques données), mais aussi du volume des besoins sociaux ou de la demande. Les adversaires de cette conception objectent que des changements dans la demande qui ne sont pas accompagnés de changements dans la productivité du travail et dans les techniques de production ne provoquent que des écarts temporaires des prix de marché par rapport aux valeurs, mais non des changements permanents, à long terme, dans les prix moyens, c’est-à-dire qu’ils ne provoquent pas de modification de la valeur elle-même. Pour comprendre ce point, il faut examiner les effets du mécanisme de l’offre et de la demande (ou de la concurrence)[153].

« Dans l’offre et la demande, l’offre est égale à l’ensemble des vendeurs ou des producteurs d’une certaine catégorie de marchandises et la demande égale à la totalité des acheteurs ou des consommateurs de la même catégorie de marchandises (qu’ils soient individuels ou productifs). » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 208). Concentrons d’abord notre attention sur la demande. Nous devons la définir de façon plus précise : la demande est égale à la somme des acheteurs multipliée par la quantité moyenne de marchandises que chacun d’eux achète, c’est-à-dire qu’elle est égale à la somme des marchandises qui peuvent trouver acheteur sur le marché. De prime abord, il semble que le volume de la demande soit une quantité définie avec précision et qui dépend du volume de besoin social pour un produit donné. Mais ce n’est pas le cas. « La détermination quantitative de ce besoin est éminemment élastique et fluctuante. Sa fixité n’est qu’apparente. Si les moyens de subsistance étaient meilleur marché ou le salaire-argent plus élevé, les ouvriers achèteraient davantage et le ‘besoin social’ de telle marchandise se révélerait plus grand. » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 204 ; souligné par Roubine). Comme nous le voyons, le volume de la demande est déterminé non seulement par le besoin donné au moment donné, mais aussi par la taille du revenu ou la capacité de paiement des acheteurs et par le prix des marchandises. La demande de coton d’une population paysanne peut augmenter du fait : 1) d’un besoin croissant de coton dans cette population, par suite du remplacement du lin filé à domicile (nous laissons de côté la question des causes économiques ou sociales de ce changement des besoins) ; 2) d’un accroissement du revenu du pouvoir d’achat des paysans ; 3) d’une chute du prix du coton. Si l’on suppose une structure donnée des besoins et un pouvoir d’achat donné (c’est-à-dire une répartition donnée des revenus dans la société), la demande d’une marchandise particulière change en relation avec les modifications de son prix. « Le mouvement [de la demande] se fait en sens inverse du prix ; elle augmente quand le prix baisse et inversement » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 206). « L’extension (comme le rétrécissement) du marché dépend du prix de la marchandise isolée et [...] cette extension est inversement proportionnelle à la hausse ou la baisse de ce prix » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 126). L’influence de la baisse de prix des marchandises sur l’extension de la consommation de ces mêmes marchandise sera plus intense si cette baisse n’est pas temporaire mais de longue durée, c’est-à-dire si elle est le résultat d’une hausse de la productivité du travail dans la branche considérée et d’une chute de la valeur du produit (cf. Le Capital, L. III, t. 8, p. 48).

Le volume de la demande d’une marchandise déterminée change donc quand le prix de cette marchandise change. La demande est une quantité qui n’est déterminée que pour un prix donné des marchandises. La sensibilité du volume de la demande à l’égard des modifications de prix est inégale pour les différentes marchandises. La demande de biens de subsistance, par exemple le pain, le sel, etc., se caractérise par une faible élasticité, c’est-à-dire que les fluctuations du volume de la consommation de ces marchandises, et donc de la demande de ces marchandises, ont une ampleur moindre que les fluctuations correspondantes des prix. Si le prix du pain tombe à la moitié de son niveau précédent, la consommation de pain ne doublera pas, elle s’accroîtra dans une proportion moindre. Cela ne signifie pas que la baisse du prix du pain n’accroît pas la demande de pain. La consommation directe de pain augmente dans une certaine proportion. En outre, « une partie des céréales peut être consommée sous forme d’eau-de-vie ou de bière. L’augmentation de la consommation de ces deux denrées n’est nullement confinée dans d’étroites limites » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 48). Enfin, « l’augmentation de la production de blé et l’abaissement de son prix peuvent avoir pour conséquence que le froment devient l’aliment principal des masses populaires, au lieu du seigle ou de l’avoine » (ibid.), ce qui accroît la demande de froment. Les biens de subsistance eux-mêmes sont donc soumis à la loi générale d’après laquelle les variations du volume de la consommation, et donc du volume de la demande, changent pour une marchandise donnée en sens inverse de la variation du prix. Que la demande soit dépendante du prix, cela est parfaitement évident si on garde à l’esprit le faible niveau du pouvoir d’achat des masses populaires, et en premier lieu des travailleurs salariés, dans la société capitaliste. Les masses laborieuses n’ont accès qu’aux marchandises bon marché. C’est seulement dans la mesure où certaines marchandises deviennent moins chères qu’elles entrent dans les modèles de consommation de la majorité de la population et qu’elles deviennent objet d’une demande de masse.

Dans la société capitaliste, le besoin social en général de même que le besoin social muni d’un pouvoir d’achat, ou la demande correspondante, ne représentent pas, nous l’avons vu, des grandeurs fixes précisément déterminées. La grandeur d’une demande particulière est déterminée par un prix donné. Si nous disons que la demande de tissu dans un pays donné est de 240 000 archines pour une année, il nous faut évidemment préciser : « à un prix donné », par exemple 2 roubles 75 kopecks l’archine. La demande peut donc être représentée par un tableau qui montre les différentes quantités demandées par rapport aux différents prix. Examinons le tableau suivant, qui concerne la demande de tissu[154]:

Tableau 1 :

Prix

(en roubles par archines)

Demande

(en archines)

7 r.30 000
6 r.50 000
5 r.75 000
3 r. 50 k.100 000
3 r. 25 k.120 000
3 r.150 000
2 r. 75 k.240 000
2 r. 50 k.300 000
2 r.360 000
1 r.450 000

On peut allonger ce tableau vers le haut ou vers le bas : vers le haut, jusqu’au point où les marchandises trouveront un très petit nombre d’acheteurs issus des classes riches de la société ; vers le bas, jusqu’au point où le besoin de tissu de la majorité de la population sera satisfait si pleinement qu’un nouvel abaissement du prix du tissu n’amènera aucune nouvelle extension de la demande. Entre ces deux extrêmes, un nombre infini de combinaisons entre le volume de la demande et le niveau des prix est possible. Laquelle de ces combinaisons possibles aura lieu dans la réalité ? Sur la base de la seule demande, on ne peut voir si un volume de demande de 30 000 archines à 7 roubles l’archine a une plus grande probabilité de réalisation qu’un volume de demande de 450 000 archines à 1 rouble l’archine, ou encore si c’est une combinaison située entre ces deux extrêmes qui est la plus probable. Le volume réel de la demande est déterminé par la grandeur de la productivité du travail, qui s’exprime dans la valeur d’un archine de tissu.

Examinons les conditions dans lesquelles le tissu est produit. Supposons que toutes les entreprises qui produisent le tissu le produisent dans les mêmes conditions techniques. La productivité du travail dans la fabrication du tissu se trouve à un niveau tel qu’il est nécessaire de dépenser 2 heures trois quarts de travail (y compris les matières premières, les machines, etc.) pour produire un archine de tissu. Si nous supposons qu’une heure de travail crée une valeur égale à 1 rouble, nous obtenons une valeur de marché égale à 2 roubles 75 kopecks l’archine. Dans une économie capitaliste le prix moyen du tissu n’est pas égal à la valeur-travail, mais au prix de production. Dans ce cas, nous supposons que le prix de production est égal à 2 roubles 75 kopecks. Dans la suite de notre analyse, nous considérerons en général que la valeur de marché est égale soit à la valeur-travail, soit au prix de production. Une valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks est un minimum au-dessous duquel le prix du tissu ne peut tomber durablement, car une telle chute de prix provoquerait une réduction de la production de tissu et un transfert de capitaux vers d’autres branches. Nous supposons aussi que la valeur d’un archine de tissu est de 2 roubles 75 kopecks quelle que soit la plus ou moins grande quantité de tissu qui est produite. En d’autres termes, l’augmentation de la production de tissu ne modifie pas la quantité de travail ou les coûts de production dépensés pour la production d’un archine de tissu. Dans ce cas, la valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks, « le minimum qui satisfait les producteurs, est aussi [...] le maximum »[155]au-dessus duquel le prix ne peut s’élever durablement, car une telle hausse de prix amènerait un transfert de capitaux en provenance des autres branches et une extension de la production de tissu. Ainsi, parmi le nombre infini des combinaisons possibles du volume de la demande et du prix, il n’en est qu’une seule qui peut exister durablement, celle pour laquelle la valeur de marché est égale au prix, c’est-à-dire la combinaison qui occupe, dans le tableau 1, la septième place en partant du haut : 2 roubles 75 kopecks, 240 000 archines. Bien entendu, cette combinaison ne se réalise pas exactement, mais elle représente l’état d’équilibre, le niveau moyen autour duquel fluctuent les prix de marché réels et le volume réel de la demande. La valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks détermine le volume de la demande réelle, 240 000 archines, et l’offre (c’est-à-dire le volume de la production) tendra vers ce montant. Une augmentation de la production, au niveau de 300 000 archines par exemple, amène, comme on le voit dans le tableau, une baisse du prix au-dessous de la valeur de marché, approximativement à 2 roubles 50 kopecks, qui est désavantageux pour les producteurs et les contraint à diminuer leur production. L’inverse se passera dans le cas d’une contraction de la production en dessous de 240 000 archines. Les proportions normales de production ou d’offre sont égales à 240 000 archines. Ainsi toutes les combinaisons de notre tableau, à l’exception d’une seule, ne peuvent exister que temporairement, comme expression d’une situation anormale sur le marché, indiquant un écart du prix du marché par rapport à la valeur de marché. Parmi toutes les combinaisons possibles, seule celle qui correspond à la valeur de marché : 2 roubles 75 kopecks pour 240 archines, représente un état d’équilibre. La valeur de marché de 2 roubles 75 kopecks peut être appelée un prix d’équilibre ou prix normal, et le montant de la production, 240 000 archines, peut être appelé un montant d’équilibre[156], qui représente à la fois la demande normale et l’offre normale.

Parmi l’infinité de combinaisons de demande instables, nous n’avons trouvé qu’une seule combinaison stable d’équilibre, qui se compose d’un prix d’équilibre (valeur) et du montant d’équilibre correspondant. On peut expliquer la stabilité de cette combinaison par la stabilité du prix de production (de la valeur), mais non par la stabilité du montant d’équilibre. Le mécanisme de l’économie capitaliste n’explique pas pourquoi le volume de la demande tend vers un montant de 240 000 archines, quelles que soient les fluctuations vers le haut ou vers le bas. Mais ce mécanisme explique parfaitement pourquoi les prix de marché doivent tendre vers la valeur (ou le prix de production) de 2 roubles 75 kopecks, en dépit de toutes les fluctuations ; et ainsi le volume de la demande tend vers 240 000 archines. L’état de la technologie détermine la valeur du produit, et la valeur détermine à son tour le volume normal de la demande et la quantité normale d’offre qui lui correspond, si nous supposons un niveau donné des besoins et du revenu de la population. L’écart entre l’offre réelle et l’offre normale (c’est-à-dire la surproduction ou la sous-production) provoque un écart entre le prix de marché et la valeur. Cet écart de prix provoque à son tour une tendance à la modification de l’offre réelle dans la direction de l’offre normale. Si tout ce système de fluctuations, ou ce mécanisme d’offre et de demande, tourne autour de quantités constantes - les valeurs - qui sont déterminées par la technique de production, il s’ensuit que des modifications de ces valeurs, résultant du développement des forces productives, provoquent des modifications correspondantes dans tout le mécanisme d’offre et de demande. Un nouveau centre de gravité se crée dans le mécanisme de marché. Des changements dans les valeurs modifient le volume de la demande normale. Si, du fait du développement des forces productives, la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’un archine de tissu diminue de 2 heures trois quarts à 2 heures et demie, et donc si la valeur d’un archine de tissu tombe de 2 roubles 75 kopecks à 2 roubles 50 kopecks, le montant de la demande normale et de l’offre normale s’établira alors au niveau de 300 000 archines (pour des besoins et un pouvoir d’achat inchangés dans la population). Des changements dans la valeur provoquent des changements dans l’offre et la demande. « Par conséquent, si ce sont l’offre et la demande qui règlent le prix de marché ou plus exactement les écarts des prix de marché par rapport à la valeur de marché, par contre c’est la valeur de marché qui règle le rapport entre l’offre et le demande ou qui constitue le centre autour duquel les fluctuations de l’offre et de la demande font varier les prix de marché » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 197). En d’autres termes, la valeur (ou le prix normal) détermine la demande normale et l’offre normale. Les écarts entre la demande et l’offre réelles et leurs niveaux normaux déterminent « le prix de marché ou plus exactement les écarts des prix de marché par rapport à la valeur de marché », écarts qui à leur tour provoquent un mouvement de rétablissement de l’équilibre. La valeur règle le prix par l’intermédiaire de la demande normale et de l’offre normale. Nous appelons état d’équilibre entre offre et demande l’état dans lequel les marchandises sont vendues à leur valeur. Et puisque la vente des marchandises à leur valeur correspond à l’état d’équilibre entre les différentes branches de la production, nous sommes conduits à la conclusion suivante : il y a équilibre entre demande et offre s’il y a équilibre entre les différentes branches de production. Ce serait une erreur méthodologique que de prendre l’équilibre entre demande et offre comme point de départ de l’analyse économique. L’équilibre dans la répartition du travail social entre les différentes branches de production reste le point de départ, comme ce fut le pour nos analyses antérieures.

Que les conceptions de l’offre et de la demande exprimées par Marx dans le chapitre 10 du livre III du Capital (et ailleurs) soient fragmentaires n’empêche pas que nous trouvions dans son œuvre des indications qui témoignent qu’il comprenait bien le mécanisme de l’offre et de la mande dans le sens exposé ci-dessus, D’après Marx, le prix de marché correspond à la valeur de marché à condition que les vendeurs jettent « sur le marché juste la quantité de marchandises requise par le besoin social, c’est-à-dire la quantité que la société est capable de payer à la valeur de marché » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 196). Pour lui, « la quantité requise par le besoin social » dépend de la quantité de marchandises qui trouve acheteur sur le marché au prix qui est égal à la valeur, c’est-à-dire la quantité que nous avons appelée demande normale ou offre normale. Ailleurs, Marx parle de « la différence entre la quantité de marchandises produites et la quantité de marchandises permettant la vente à la valeur de marché » (ibid., p. 201), c’est-à-dire la différence entre demande réelle et demande normale. Ainsi s’expliquent divers passages dans lesquels Marx parle du besoin social usuel et du volume usuel l’offre et de la demande. Il vise ici la demande normale et l’offre normale, qui correspondent à une valeur donnée et qui changent si la valeur change. Marx dit, à propos d’un économiste anglais : « Cet homme intelligent ne comprend pas que, dans le cas présent, c’est justement le changement dans les frais de production (cost of production), partant de la valeur, qui avait entraîné la modification de la demande et donc aussi du rapport entre l’offre et la demande. Cette modification de la demande peut donc amener une modification de l’offre, ce qui prouverait exactement le contraire de ce que notre penseur veut prouver ; cela prouverait que la modification dans les frais de production n’est nullement réglée par le rapport offre-demande, mais qu’au contraire elle règle elle-même ce rapport » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 206-207, note 1 ; souligné par Roubine).

Nous avons vu que des changements de la valeur (si les besoins et le pouvoir d’achat de la population restent inchangés) provoquent des changements dans le volume normal de la demande. Voyons maintenant s’il y a aussi une relation inverse, Si une modification a long terme de la demande provoque un changement de la valeur du produit dans des conditions techniques de production inchangées. Nous nous référons à des modifications stables et à long terme de la demande, et non à des changements temporaires qui influencent seulement le prix de marché. De tels changements à long terme (par exemple l’accroissement de demande pour un produit donné), qui sont indépendants des variations de la valeur des produits, peuvent advenir soit à la suite d’un accroissement du pouvoir d’achat de la population, soit à la suite d’un accroissement des besoins pour un produit donné. L’intensité des besoins peut augmenter pour des raisons sociales ou naturelles (par exemple, des modifications de longue durée des conditions climatiques peuvent créer une plus grande demande de vêtements d’hiver). Nous traiterons plus en détail cette question par la suite. Pour l’instant, nous accepterons comme une donnée que le tableau de la demande de tissu change, par exemple à cause d’un besoin accru de vêtements d’hiver. Les changements dans ce tableau s’expriment par le fait que désormais un nombre plus grand d’acheteurs acceptent de payer un prix plus élevé pour le tissu, c’est-à-dire qu’un plus grand nombre d’acheteurs et une plus grande demande correspondent à chaque prix du tissu. Le tableau prend la forme suivante :

Tableau 1

Prix

(en roubles par archines)

Demande

(en archines)

7 r.50 000
6 r.75 000
5 r.100 000
3 r. 50 k.150 000
3 r. 25 k.200 000
3 r.240 000
2 r. 75 k.280 000
2 r. 50 k.320 000
2 r.400 000
1 r.500 000

Le prix de marché qui correspondait à la valeur dans tableau 1 était 2 roubles 75 kopecks, et le volume normal la demande et de l’offre était de 240 000 archines. Le changement de la demande, tel qu’il apparaît dans le tableau 2, a d’abord fait monter le prix du tissu à environ 3 roubles l’archine, du fait que seulement 240 000 archines de tissu étaient disponibles sur le marché. D’après notre tableau, telle est la quantité recherchée par les acheteurs au prix de 3 roubles. Tous les producteurs vendent leurs marchandises, mais au prix de 3 roubles, et non à 2 roubles 75 kopecks comme auparavant. Comme les techniques de production n’ont pas changé (par hypothèse), les producteurs reçoivent un surprofit de 25 kopecks par archine. Cela provoque une extension de la production, et peut-être même un transfert de capitaux en provenance des autres sphères (à travers l’augmentation des crédits que les banques accordent à l’industrie du tissu). La production augmentera jusqu’à ce qu’elle atteigne le point où l’équilibre entre l’industrie du tissu et les autres branches de production sera rétabli. Cela a lieu quand la production de l’industrie du tissu passe de 240 000 à 280 000 archines, qui seront vendus au prix antérieur de 2 roubles 75 kopecks. Ce prix correspond à l’état de la technique et de la valeur de marché. L’augmentation, ou la diminution, de la demande ne peut causer une hausse, ou une baisse, de la valeur du produit si les conditions techniques de production ne changent pas, mais elle peut provoquer une augmentation, ou une diminution, de la production dans une branche donnée. La valeur du produit est déterminée exclusivement par le niveau de développement des forces productives et par les techniques de production. Par conséquent, la demande n’influence pas la grandeur de la valeur ; c’est au contraire la valeur qui, combinée avec la demande qui est en partie déterminée par la valeur, détermine le volume de la production dans une branche donnée, c’est-à-dire la répartition des forces productives. « L’intensité des besoins influence la répartition des forces productives de la société, mais la valeur relative des différents produits est déterminée par le travail dépensé à leur production »[157].

En reconnaissant l’influence qu’exercent les modifications de la demande sur le volume de la production, sur son expansion ou sa contraction, entrons-nous en contradiction avec la thèse fondamentale de la théorie économique de Marx, selon laquelle le développement de l’économie est déterminé par les conditions de la production, par la structure et le niveau de développement des forces productives ? Pas du tout. Si des modifications de la demande d’une marchandise donnée influencent le volume de la production de cette marchandise, ces modifications de la demande sont à leur tour provoquées par les causes suivantes : 1) des changements de la valeur d’une marchandise donnée, par exemple sa diminution à la suite d’un développement des forces productives dans une branche productive donnée ; 2) des changements dans le pouvoir d’achat, ou le revenu, des différents groupes sociaux ; cela signifie que la demande est déterminée par le revenu des différentes classes sociales (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 209-210) et « est essentiellement conditionnée par les rapports des différentes classes entre elles et par leur position économique respective » (ibid., p. 197), qui a son tour varie en relation avec les modifications des forces productives ; 3) enfin, des changements dans l’intensité ou la priorité des besoins pour une marchandise donnée. De prime abord, il semble que dans ce dernier cas nous rendions la production dépendante de la consommation. Mais il nous faut nous demander quelles sont les causes qui modifient l’intensité des besoins pour une marchandise donnée. Nous supposons que si le prix des charrues en fer et le pouvoir d’achat de la population restent les mêmes, et si le besoin de ces charrues s’accroît du fait de la substitution de charrues en fer aux charrues en bois, l’accroissement du besoin provoquera une hausse temporaire du prix de marché des charrues au-dessus de leur valeur, ce qui aura pour résultat d’accroître la production de charrues. L’accroissement du besoin ou de la demande provoque une extension de la production. Toutefois, cette augmentation de la demande a été provoquée par le développement des forces productives non pas dans la branche considérée (la production de charrues), mais dans d’autres branches (l’agriculture). Prenons un autre exemple, qui concerne les biens de consommation. Une propagande anti-alcoolique bien conçue fait diminuer la demande de boissons alcoolisées ; leur prix tombe temporairement au-dessous de leur valeur, ce qui a pour résultat de diminuer la production des distilleries. C’est à dessein que nous avons choisi un exemple dans lequel la réduction de la production est provoquée par des causes sociales de caractère idéologique, et non économique. Il est évident que le succès d’une propagande anti-alcoolique dépend du niveau économique, social, culturel et moral de différents groupes sociaux, niveau qui à son tour change en fonction de tout un ensemble complexe de conditions sociales qui le conditionnent. Ces conditions sociales peuvent être expliquées en dernière analyse par le développement des activités productives de la société. Pour terminer, nous pouvons passer des conditions économiques et sociales qui modifient la demande aux phénomènes naturels qui peuvent, eux aussi, influencer dans certains cas le volume de la demande. Des modifications importantes et à long terme des conditions climatiques peuvent renforcer, ou diminuer, le besoin de vêtements d’hiver et amener une extension, ou une contraction, de la production de ces vêtements. Il n’est pas besoin de signaler ici que des changements de la demande à la suite de causes purement naturelles, indépendamment de causes sociales, sont rares. Mais même de tels cas ne contredisent pas la thèse de la primauté de la production sur la consommation. Cette thèse ne doit pas être interprétée comme si la production s’accomplissait automatiquement, dans une espèce de vide, en dehors d’une société d’êtres vivants, avec la variété de leurs besoins fondés sur des nécessités biologiques (nourriture, protection contre le froid, etc.). Les objets avec lesquels l’homme satisfait ses besoins et la façon dont il les satisfait sont déterminés par le développement de la production et, à leur tour, ils modifient le caractère des besoins donnés et peuvent même en créer de nouveaux. « La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents » (« Introduction... », Contribution, p. 157). Sous cette forme particulière, la faim est le résultat d’un long développement historique et social. Exactement de la même façon, des changements dans les conditions climatiques provoquent le besoin de différents biens, par exemple d’un tissu d’une qualité et d’une fabrication déterminées, c’est-à-dire un besoin dont le caractère est déterminé par le développement antérieur de la société et, en dernière analyse, par ses forces productives. L’augmentation quantitative de la demande de tissu est différente pour les diverses classes sociales et dépend de leur revenu. Si, dans une période de production donnée, un niveau donné des besoins de tissu (niveau fondé sur des nécessités biologiques) est un fait donné à l’avance ou une prémisse de la production, une telle structure des besoins est à son tour le résultat d’un développement social antérieur. « Le procès même de la production transforme ces données naturelles en données historiques et, s’ils apparaissent pour une période comme des prémisses naturelles de la production, ils en ont été pour une autre période le résultat historique » (ibid., p. 161). Le caractère et le changement du besoin d’un produit donné, même si celui-ci est fondamentalement un besoin physiologique, sont déterminés par le développement des forces productives qui peut advenir dans une sphère de production donnée ou dans d’autres sphères, dans le présent ou dans une période historique révolue. Marx ne nie pas l’influence de la consommation sur la production, ni les interactions entre elles (ibid., p. 163-164). Mais son but est de trouver une régularité sociale derrière la modification des besoins, régularité qui, en dernière analyse, peut être expliquée par une régularité du développement des forces productives.

II. Valeur et répartition proportionnelle du travail[modifier le wikicode]

Nous sommes parvenus à la conclusion que le volume de la demande d’un produit donné est déterminé par la valeur du produit et qu’il change quand la valeur change (si les besoins et le pouvoir productif de la population sont donnés). Le développement des forces productives dans une branche donnée change la valeur du produit et donc le volume de la demande sociale de ce produit. Comme on peut le voir dans le tableau de demande 2, un volume déterminé de demande correspond à une valeur donnée du produit. Le volume de la demande est égal au nombre d’unités du produit qui sont désirées au prix donné. La multiplication de la valeur d’une unité de produit (déterminée par les conditions techniques de production) par le nombre d’unités qui seront vendues à la valeur donnée exprime le besoin social solvable du produit considéré[158]. C’est ce que Marx appelle le « besoin social quantitativement déterminé » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 27) pour un produit donné, la « quantité de ce besoin social » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 200), une « certaine quantité de besoins sociaux » (ibid., p. 203). « Un certain volume de production sociale dans les diverses sphères de production » (ibid., p. 203), « la reproduction annuelle à une échelle donnée » (ibid.) correspondent à ce besoin social. Ce volume ordinaire, normal, est déterminé par la répartition du travail « dans les diverses sphères de production proportionnellement à ces besoins quantitativement définis » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 27).

Une grandeur donnée de la valeur unitaire d’une marchandise détermine donc le nombre de marchandises qui trouveront acheteur, et le produit de ces deux nombres (valeur multipliée par quantité) exprime le volume du besoin social, par lequel Marx entend toujours le besoin social muni de moyens de paiement (cf. Le Capital, L. III, t.6, p 196-197, 204, 207). Si la valeur d’un archine est 2 roubles 75 kopecks, le nombre d’archines de tissu recherché sur le marché est égal à 240 000. Le volume du besoin social est exprimé par la quantité suivante : 2 roubles 75 kopecks x 240 000 = 660 000 roubles. Si 1 rouble représente la valeur créée par une heure de travail, 660 000 heures de travail social moyen sont alors dépensées à la production de tissu, pour une répartition proportionnelle du travail entre les différentes branches de production données. Dans la société capitaliste, cette somme n’est déterminée à l’avance par personne ; personne ne la vérifie, et son obtention n’est l’affaire de personne. Elle s’établit seulement comme résultat de la concurrence sur le marché, au cours d’un procès qui est constamment interrompu par des déviations et des effondrements, un procès dans lequel « le hasard et l’arbitraire jouent leur jeu déréglé » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 45), comme Marx l’a souligné à maintes reprises (dans le livre I du Capital). Ce nombre exprime seulement le niveau moyen, ou le centre stable, autour duquel fluctuent les volumes réels de l’offre et de la demande. La stabilité de ce montant du besoin social (660 000) s’explique exclusivement par le fait qu’il représente une combinaison, ou une multiplication, de deux nombres, dont l’un (2 roubles 75 kopecks) est la valeur unitaire de la marchandise, déterminée par les techniques de production, et représente un centre stable autour duquel fluctuent les prix de marché. L’autre nombre, 240 000 archines, dépend du premier. Le volume de la demande et de la production sociales dans une branche donnée fluctuent autour du chiffre de 660 000, précisément parce que les prix de marché fluctuent autour de la valeur de 2 roubles 75 kopecks. La stabilité d’un volume donné de besoins sociaux est le résultat de la stabilité d’une grandeur de valeur donnée, qui est le centre des fluctuations des prix de marché[159].

Les partisans de l’interprétation « économique » du travail socialement nécessaire font marcher tout ce procès sur la tête en prenant son résultat final, le chiffre de 660 000 roubles, la valeur de la masse globale de marchandises dans une branche donnée, comme point de départ de leur analyse. Ils disent : pour un niveau de développement des forces productives donné, la société peut dépenser 660 000 heures de travail à la production de tissu. Ces heures de travail créent une valeur de 660 000 roubles. La valeur des marchandises de la branche donnée doit par conséquent égale à 660 000 roubles ; elle ne peut être ni plus grande plus petite. Cette quantité fixée une fois pour toutes détermine la valeur d’une unité particulière de produit : ce chiffre est égal au quotient obtenu en divisant 660 000 par le nombre d’unités produites. Si on produit 240 000 unités de tissu, la valeur d’un archine est alors égale à 2 roubles 75 kopecks ; si la production augmente jusqu’à 264 000 archines, la valeur tombe alors à 2 roubles 50 kopecks ; et si la production tombe à 220 000 archines, la valeur monte alors à 3 roubles. Chacun de ces produits (2 r. 75 k. x 240 000 ; 2 r. 50 k. x 264 000 ; 3 r. x 220 000) est égal à 660 000. La valeur d’une unité de produit peut changer (2 r. 75 k., 2 r. 50 k. ou 3 r.) même si la technique de production ne change pas. La valeur globale de l’ensemble des produits (660 000) a un caractère constant et stable. Le montant global de travail requis dans une sphère de production donnée pour une répartition proportionnelle donnée du travail (660 000 heures de travail) a aussi un caractère stable et constant. Dans des conditions données, cette grandeur constante peut être combinée de différentes manières entre ces deux éléments : la valeur unitaire de la marchandise et la quantité de marchandises fabriquée (2 r. 75 k. x 240 000 = 2 r. 50 k. x 264 000 ; 3 r. x 220 000 = 660 000). La valeur de la marchandise n’est donc pas déterminée par le montant du travail nécessaire à la production d’une unité de marchandises, mais le montant total alloué à la sphère de production donnée[160]divisé par la quantité de marchandises produites.

Le résumé que donnent de leur argumentation les partisans de la prétendue conception « économique » du travail socialement nécessaire est, à notre avis, inexact pour les raisons suivantes :

  • En prenant la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (quantité qui résulte du procès complexe de la concurrence sur le marché) comme point de départ de son analyse, l’interprétation « économique » imagine que la société capitaliste fonctionne selon le schéma d’une société socialiste organisée, dans laquelle la répartition proportionnelle du travail est calculée à l’avance.
  • Cette interprétation ne recherche pas ce qui détermine la quantité de travail qui est allouée à une sphère donnée, quantité qui, dans une société capitaliste, n’est déterminée par personne ni maintenue consciemment par quiconque. Une telle analyse montrerait que cette quantité de travail est le résultat, ou le produit, de la multiplication de la valeur unitaire par la quantité de marchandises demandées sur le marché à un prix donné. La valeur n’est pas déterminée par la quantité de travail dans la sphère donnée, c’est plutôt cette quantité qui présuppose la valeur comme grandeur dépendant de la technique de production.
  • L’interprétation « économique » ne déduit pas le volume stable et constant (dans des conditions données) du travail alloué à une sphère donnée (660 000 heures de travail) de la valeur unitaire stable de la marchandise (2 roubles 75 kopecks ou 2 heures trois quarts de travail). Tout au contraire, cette analyse déduit le caractère stable de la valeur que possède la masse totale des produits d’une sphère donnée de la multiplication de deux facteurs différents (la valeur unitaire et la quantité). Cela l’amène à conclure que la grandeur de la valeur d’une unité de produit (2 roubles 75 kopecks, 2 roubles 50 kopecks ou 3 roubles) est instable et changeante. Elle nie ainsi complètement le rôle de la valeur unitaire du produit comme centre de gravité des fluctuations de prix et comme régulateur fondamental de l’économie capitaliste.
  • L’interprétation « économique » ne prend pas en compte le fait que, parmi toutes les combinaisons possibles qui produisent 660 000 archines à un stade donné de la technique (et justement avec une dépense de 2 heures trois quarts de travail socialement nécessaire pour la production d’un archine de tissu), une seule combinaison est stable : la combinaison d’équilibre constant (c’est-à-dire 2 r. 75 k. x 240 000 = 660 000). Les autres combinaisons ne peuvent être que des combinaisons de déséquilibre, temporaires, transitoires. L’interprétation « économique » confond l’état d’équilibre avec l’état d’équilibre perturbé, la valeur avec le prix.

Il faut distinguer deux aspects de l’interprétation « économique » : premièrement, cette interprétation s’efforce d’établir certains faits ; et deuxièmement, elle s’efforce de les expliquer théoriquement. Elle établit que tout changement dans le volume de la production (si la technique ne change pas) provoque un changement inversement proportionnel du prix de marché du produit donné. Du fait de cette proportionnalité inverse dans le changement des deux quantités, leur produit reste une quantité inchangée, constante. C’est ainsi que si la production de tissu décroît de 240 000 archines à 220 000 archines, donc de 11/12, le prix de l’archine de tissu passera de 2 roubles 75 kopecks à 3 roubles, donc s’accroîtra de 12/11. La multiplication du nombre de marchandises par le prix unitaire donnera dans les deux cas un résultat de 660 000. Cherchant à expliquer ce fait, l’interprétation « économique » établit que la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (660 000 heures de travail) est une grandeur constante, qui détermine la somme des valeurs et des prix de marché de tous les produits de la sphère considérée. Puisque cette grandeur est constante, le changement de la quantité de biens produits dans cette sphère provoque un changement inversement proportionnel de valeur et du prix de marché unitaires. La quantité de travail dépensé dans la sphère de production considérée règle aussi bien la valeur que le prix de l’unité de produit.

Même si l’interprétation « économique » rendait compte de façon correcte de ces variations inversement proportionnelles de la quantité de produits et du prix unitaire, l’explication théorique qu’elle en donne n’en serait pas moins fausse. L’augmentation du prix d’un archine de tissu de 2 roubles 75 kopecks à 3 roubles, dans le cas d’une baisse de la production de 240 000 à 220 000 archines signifie un changement du prix de marché du tissu et un écart de ce prix par rapport à la valeur qui, elle, reste la même, c’est-à-dire égale à 2 roubles 75 kopecks, pour des conditions techniques inchangées. Ainsi la quantité de travail allouée à la sphère de la production considérée n’est pas le régulateur de la valeur unitaire de ce produit, mais seulement de son prix de marché. A tout instant, le prix de marché du produit sera égal à la quantité de travail indiquée, divisée par le nombre de marchandises produites. C’est de cette façon que certains partisans de l’interprétation « technique » posent le problème ; ils reconnaissent le fait de la proportionnalité inverse entre les modifications de la quantité et du prix de marché du produit, mais ils rejettent l’explication donnée par les défenseurs de l’interprétation « économique »[161]. Il ne fait aucun doute que cette interprétation, selon laquelle la somme des prix de marché des produits d’une branche de production donnée représente, en dépit de toutes les fluctuations de prix, une quantité constante déterminée par la quantité de travail allouée à la sphère considérée, peut s’appuyer sur certaines observations de Marx[162]. Néanmoins, nous pensons que la thèse d’une proportionnalité inverse entre les variations des quantités et les variations des prix de marché des produits se heurte à plusieurs objections très sérieuses :

  • Cette thèse contredit des faits empiriques qui montrent, par exemple, que lorsque le nombre de marchandises produites double, le prix de marché ne tombe pas à la moitié du prix précédent, mais au-dessus ou au-dessous de ce prix dans des proportions différentes suivant les produits. Dans ce contexte, on peut observer une différence particulièrement nette entre les biens de subsistance et les produits de luxe. D’après certaines évaluations, le doublement de l’offre de pain fait baisser le prix de quatre ou cinq fois.
  • La conception théorique de la proportionnalité inverse entre les variations de la quantité et les variations des prix des produits n’a pas été prouvée. Pourquoi le prix devrait-il passer de 2 roubles 75 kopecks (niveau du prix normal ou de la valeur) à 3 roubles (soit une augmentation de 12/11 à partir du prix original) si la production est réduite de 240 000 à 220 000, soit de 11/12 par rapport au volume précédent ? N’est-il pas possible que, dans la fabrication du tissu, le prix de 3 roubles puisse correspondre non à un volume de production de 220 000 archines (comme l’affirme la théorie de la proportionnalité), mais a une quantité de 150 000 archines, comme cela apparaît dans notre tableau 1 ? Où se trouve, dans la société capitaliste, le mécanisme qui rend le prix de marché du tissu invariablement égal à 660 000 roubles ?
  • Cette dernière question révèle la faiblesse méthodologique de la théorie que nous avons examinée. Dans la société capitaliste, les lois qui régissent les phénomènes économiques ont des effets semblables à ceux de la loi de la pesanteur, qui « se fait sentir à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 87), c’est-à-dire qu’elles représentent des tendances, des centres de fluctuations et de déviations régulières. La théorie que nous critiquons transforme une tendance ou une loi qui règle des événements en un fait empirique : la somme des prix de marché coïncide parfaitement avec la quantité de travail allouée à la sphère de production considérée, et cela non seulement dans des conditions d’équilibre, c’est-à-dire comme somme des valeurs de marché, mais dans n’importe quelle situation de marché et à n’importe quel moment. Non seulement cette supposition d’une « harmonie préétablie » est réfutée, mais encore elle ne correspond pas aux bases méthodologiques générales de la théorie marxienne de l’économie capitaliste.

Les objections que nous avons présentées nous contraignent à rejeter la thèse de la proportionnalité inverse entre les variations de la quantité et les variations du prix de marché des produits, c’est-à-dire la thèse de la stabilité empirique de la somme des prix de marché des produits d’une sphère donnée. Les affirmations de Marx dans ce contexte ne doivent pas être comprises, selon nous, dans, le sens d’une exacte proportionnalité inverse, mais dans le sens d’une direction inverse des variations de la quantité et des variations du prix de marché des produits. Tout accroissement de la production au-delà de son volume normal provoque une chute du prix au-dessous de la valeur et une diminution de la production provoque une hausse du prix. Ces deux facteurs (la quantité des produits et leur prix de marché) changent dans des directions opposées, même si ce n’est pas dans une proportionnalité inverse. De ce fait, la quantité de travail allouée à une sphère donnée ne joue pas seulement le rôle de centre de l’équilIbre, de niveau moyen de fluctuations vers lequel tend la somme des prix de marché, elle représente aussi dans une certaine mesure une moyenne mathématique de la somme des prix de marché qui changent quotidiennement. Mais ce caractère de moyenne mathématique ne signifie absolument pas que les deux quantités coïncident parfaitement et, de plus, il n’a pas de signification théorique particulière. Dans l’œuvre de Marx, nous trouvons généralement une formulation plus prudente quant aux variations de sens inverse de la quantité des produits et de leur prix de marché (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 194-195 ; Theorien, t. 3, p. 279). Notre interprétation de Marx nous paraît d’autant plus justifiée que l’on trouve parfois dans son œuvre une négation explicite de la proportionnalité inverse entre les variations de la quantité des produits et les variations de leur prix. Il note que, dans le cas d’une mauvaise récolte, « la somme des prix de la masse moindre des céréales est plus grande que ne l’était la somme des prix de leur masse supérieure » (Contribution, p. 73). C’est l’expression de la célèbre loi, dont il a été question ci-dessus, d’après laquelle la diminution de la production de céréales à la moitié de son montant antérieur fait augmenter le prix du poud[163]de céréales dans une proportion supérieure à deux, si bien que la somme des prix du blé augmente. Dans un autre passage, Marx rejette la théorie de Ramsey, selon laquelle la chute de la valeur du produit à la moitié de son niveau précédent, à la suite d’une amélioration de la production, s’accompagne d’un doublement de la production : « La valeur de la marchandise tombe, mais pas en proportion de sa quantité. La marchandise peut doubler en quantité, alors que sa valeur, la valeur de la marchandise particulière comme celle du produit total, peut diminuer de 2 à 1,25, au lieu de diminuer de 2 à 1 » (Theorien, t. 3, p. 340), comme cela serait le cas à en croire Ramsey et les partisans de la théorie que nous examinons ici. Si la baisse du prix des marchandises de 2 roubles à 1 rouble 25 kopecks (à la suite d’améliorations techniques) peut s’accompagner d’un doublement de la production de ce produit, inversement un doublement anormal de la production peut être accompagné d’une baisse de prix de 2 roubles à 1 rouble 25 kopecks et non à 1 rouble comme le voudrait la thèse de la proportionnalité inverse.

Nous considérons donc comme incorrecte la thèse selon laquelle la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée, et aux produits particuliers fabriqués dans cette sphère, détermine la valeur de l’unité de produit (comme le soutiennent les partisans de l’interprétation « économique ») ou coïncide précisément avec le prix de marché d’une unité de produit (comme le soutiennent ces mêmes partisans de l’interprétation « économique » et certains partisans de l’interprétation « technique »). La valeur unitaire du produit est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à sa production. Si le niveau de la technique est donné, elle représente une grandeur constante qui ne change pas lorsque varie la quantité de biens produits. Le prix de marché dépend de la quantité de biens produits et change dans la direction opposée (mais sans proportionnalité inverse) à ce changement de quantité. Toutefois, le prix de marché ne coïncide pas parfaitement avec le quotient obtenu en divisant la quantité de travail allouée à la sphère de production considérée par le nombre de biens produits. Cela signifie-t-il que nous négligions complètement la quantité de travail allouée à cette sphère de production (pour une répartition proportionnelle du travail donnée) ? Absolument pas. La tendance à une répartition proportionnelle du travail (il serait plus exact de parler d’une répartition déterminée et stable[164]du travail) entre les différentes sphères de production, qui dépend du niveau général de développement des forces productives, représente un fait fondamental de la vie économique, fait qui est l’objet de notre étude. Mais, comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, dans une société capitaliste qui se caractérise par l’anarchie de sa production, cette tendance ne représente pas le point de départ du procès économique mais plutôt son résultat final. Ce résultat ne se manifeste pas avec précision dans les faits empiriques, il représente seulement le centre des fluctuations et des écarts. Nous reconnaissons que la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (pour une répartition proportionnelle du travail donnée) joue un certain rôle dans la régulation de l’économie capitaliste ; mais : 1) c’est un régulateur au sens de tendance, de niveau d’équilibre, de centre de fluctuations, et absolument pas au sens d’expression exacte d’événements empiriques, en l’occurrence les prix de marché ; et 2) ce qui est encore plus important, ce régulateur appartient à tout un système de régulateurs et il est le dérivé du régulateur fondamental de ce système, la valeur, centre des fluctuations des prix de marché.

Prenons un exemple avec des chiffres simples. Supposons que a, quantité de travail socialement nécessaire pour produire un archine de tissu (pour une technique moyenne donnée), soit égal à 2 heures, ou encore que la valeur d’un archine de tissu soit égale à 2 roubles ; pour cette valeur donnée, b, quantité de tissu qui peut être vendue sur le marché, et donc volume normal de la production, est de 100 archines de tissu. Il s’ensuit que c, quantité de travail requise par la sphère de production considérée, est de 2 heures x 100 = 200 heures, ou encore que la valeur totale du produit de cette sphère est égale à 2 roubles x 100 = 200 roubles. Nous voilà en présence de trois régulateurs, ou de trois grandeurs régulatrices, et chacun d’eux est un centre de fluctuations pour des grandeurs déterminées, empiriques, réelles. Examinons la première grandeur a1. Dans la mesure où elle exprime la quantité de travail nécessaire à la production d’un archine de tissu (2 heures de travail), cette grandeur influence la dépense réelle de travail dans les différentes entreprises de l’industrie du tissu. Si un groupe donne d’entreprises de basse productivité dépense non pas deux, mais trois heures de travail par archine, il sera progressivement éliminé par les entreprises plus productives, à moins qu’il ne s’adapte à leur niveau technique plus élevé. Si un groupe donné d’entreprises dépense non pas 2 heures, mais 1 heure et demie, il éliminera progressivement les entreprises plus arriérées et, au bout d’un certain temps, il fera diminuer le travail socialement nécessaire à 1 heure et demie. Bref, le travail individuel et le travail socialement nécessaire (bien qu’ils ne coïncident pas) montrent une tendance à l’égalisation. Si la même grandeur a2 indique la valeur de l’unité de produit (2 roubles), elle est le centre des fluctuations des prix de marché. Si le prix de marché tombe en dessous de 2 roubles, la production diminue et il y a un transfert de capital vers l’extérieur de la sphère. Si les prix s’élèvent au-dessus de la valeur, il se passe le phénomène inverse. La valeur et le prix de marché ne coïncident pas, mais la première est le régulateur, le centre des fluctuations du second.

Passons maintenant à la seconde grandeur régulatrice, désignée par la lettre b : le volume normal de la production, 100 archines, est le centre des fluctuations du volume de production réel de la sphère considérée. Si l’on produit plus de 100 archines, le prix tombe au-dessous de la valeur de 2 roubles l’archine et une réduction de la production s’amorce. C’est l’inverse qui se passe dans le cas d’une sous-production. Comme on le voit, le second régulateur (b) dépend du premier (a2) non seulement en ce sens que la grandeur de la valeur détermine le volume de la production (pour une structure des besoins et un pouvoir d’achat de la population donnés), mais aussi en ce sens que la distorsion du volume de la production (surproduction ou sous-production) est corrigée par l’écart des prix de marché par rapport aux valeurs. Le volume normal de la production, 100 archines (b), est le centre des fluctuations du volume réel de la production précisément parce que la valeur de 2 roubles (a2) est le centre des fluctuations des prix de marché.

Passons enfin à la troisième grandeur régulatrice c, qui représente le produit des deux premières, c’est-à-dire 200 = 2 x 100, ou c = ab. Toutefois, on l’a vu, a peut avoir deux sens : a1représente la quantité de travail dépensée à la production d’un archine de tissu (2 heures), a représente la valeur d’un archine (2 roubles). Si nous prenons a1b = 2 heures de travail x 100 = 20 heures de travail, nous obtenons la quantité de travaIl allouée à la sphère de production considérée (pour une répartition proportionnelle du travail donnée), ou le centre des fluc-tuations des dépenses de travail réelles dans cette sphère. Si nous prenons a2b = 2 roubles x 100 = 200 roubles, nous obtenons la somme des valeurs des produits de la sphère, ou le centre des fluctuations de la somme des valeurs de marché des produits de cette sphère. Nous ne nions donc absolument pas que la troisième grandeur c = 200 joue également le rôle de régulateur, de centre des fluctuations. Cependant, nous déduisons ce rôle du rôle régulateur de ses composantes a et b. Comme on le voit, c = ab et le rôle régulateur de c est le résultat du rôle régulateur de a et de celui de b. 200 heures de travail constituent le centre des fluctuations de la quantité de travail dépensée dans la sphère de production considérée précisément parce que 2 heures de travail constituent la dépense moyenne par unité de produit, et que 100 archines constituent le centre des fluctuations du volume de la production. Exactement de la même façon, 200 roubles constituent le centre des fluctuations de la somme des prix de marché précisément parce que 2 roubles, la valeur, représentent le centre des fluctuations des prix de marché par unité de produit, et que 100 archines représentent le centre des fluctuations du volume de la production. Ces trois grandeurs régulatrices a, b et c constituent un système unifié de régulation dans lequel c est la résultante de a et b, tandis que b à son tour change en fonction des changements de a. La dernière grandeur a, c’est-à-dire la quantité de travail socialement nécessaire à la production d’une unité de produit (2 heures de travail), ou la valeur d’une unité de produit (2 roubles), est la grandeur régulatrice fondamentale de tout le système d’équilibre de l’économie capitaliste.

Nous avons vu que c = ab. Cela signifie que c peut changer en cas de changement de a ou de changement de b. Cela signifie que la quantité de travail dépensée dans la sphère considérée s’écarte de l’état d’équilibre (ou de la répartition proportionnelle du travail) soit parce que la quantité de travail par unité de production est plus grande ou plus petite que celle qui est socialement nécessaire pour une quantité normale de biens produits, soit parce que la quantité d’unités produites est trop grande ou trop petite comparée à la quantité normale de production, pour une dépense normale de travail par unité de production. Dans le premier cas, 100 archines sont produits, mais dans des conditions techniques qui peuvent, par exemple, être en dessous du niveau moyen, avec une dépense de 3 heures de travail par archine. Dans le second cas, la dépense de travail par archine est égale à la quantité normale, heures de travail, mais on a produit 150 archines. Dans les deux cas, la dépense totale de travail dans la sphère de production est de 300 heures au lieu des 200 heures qui sont la norme. A partir de ce fait, les partisans de l’interprétation « économique » considèrent que les deux cas sont équivalents. Ils affirment que la surproduction est équivalente à une dépense excessive de travail par unité de production. Cette affirmation s’explique par le fait que toute leur attention se concentre exclusivement sur la grandeur régulatrice résultante c. De ce point de vue, il y a dans les deux cas dépense excessive de travail dans la sphère étudiée : 300 heures de travail au lieu de 200. Mais si nous ne nous en tenons pas à cette grandeur résultante, si nous considérons ses composantes, les grandeurs régulatrices de base, le tableau change. Dans le premier cas, la cause de l’écart relève du domaine de a (la dépense de travail par unité de produit) ; dans le second cas, elle relève du domaine de b (le montant de biens produits). Dans le premier cas, c’est l’équilibre entre des entreprises qui se situent à différents niveaux de productivité à l’intérieur d’une même sphère qui s’effondre. Dans le second cas, c’est l’équilibre entre la quantité produite dans la sphère considérée et la quantité produite dans les autres sphères, c’est-à-dire l’équilibre entre les différentes sphères de production, qui s’effondre. C’est pourquoi, dans le premier cas, l’équilibre sera rétabli par la redistribution des forces productives des entreprises techniquement arriérées vers les entreprises les plus productives à l’intérieur de la sphère ; dans le second cas, il sera rétabli par la redistribution des forces productives entre les différentes sphères de production. Confondre les deux cas, c’est sacrifier les intérêts de l’analyse scientifique des événements économiques à une analogie superficielle et, comme Marx le dit souvent, à l’amour des « abstractions forcées », c’est-à-dire au désir de faire entrer à toute force des phénomènes de nature économique différente dans le concept de travail socialement nécessaire.

L’erreur fondamentale de l’interprétation « économique » ne tient donc pas au fait qu’elle ne parvient pas à reconnaître le rôle régulateur de la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée (pour une répartition proportionnelle du travail donnée), mais au fait que : 1) elle interprète de façon erronée le rôle d’un régulateur de l’économie capitaliste et transforme un niveau d’équilibre, un centre de fluctuations, en un reflet d’un fait empirique ; et 2) elle assigne à ce régulateur un caractère indépendant et fondamental, alors qu’il appartient à un système complexe de régulateurs et a en fait un caractère dérivé. La valeur ne peut pas être déduite de la quantité de travail allouée à une sphère donnée, parce que la quantité de travail change en relation avec les variations de la valeur qui reflètent le développement de la productivité du travail. En dépit des prétentions de ses partisans, l’interprétation « économique » ne complète pas l’interprétation « technique », elle s’en sépare en affirmant que la valeur change en relation avec le nombre des biens produits (pour une technique constante et donnée), elle rejette le concept de valeur comme grandeur qui dépend de la productivité du travail L’interprétation « technique » quant à elle, est capable de donner une explication complète des phénomènes de la répartition proportionnelle du travail dans la société et du rôle régulateur de la quantité de travail allouée à une sphère de production donnée, c’est-à-dire d’expliquer ces phénomènes que l’interprétation « économique » prétendait avoir élucidés, à en croire ses partisans.

III. Valeur et volume de la production[modifier le wikicode]

Dans nos schémas d’offre et de demande (cf. ci-dessus), nous avons supposé que les dépenses de travail nécessaires à la production d’une unité de bien restaient constantes quand le volume de la production augmentait. Introduisons maintenant une nouvelle hypothèse : une nouvelle quantité additionnelle de produits sera produite dans des conditions plus mauvaises que précédemment. Rappelons-nous la théorie ricardienne de la rente différentielle. D’après cette théorie, l’accroissement de la demande de céréales, conséquence de l’accroissement de la population, rend nécessaire la mise en culture de terres moins fertiles ou de parcelles plus éloignées du marché. La quantité de travail nécessaire à la production d’un poud de blé dans les conditions les moins favorables (ou au transport du blé) s’accroît donc. Puisque précisément cette quantité de travail détermine la valeur de toute la masse de blé produite, la valeur du blé augmente. On peut observer le même phénomène dans les mines, où il y a mouvement des mines riches vers les mines moins abondantes. L’augmentation de la production s’accompagne d’une élévation de la valeur unitaire du produit, alors qu’auparavant nous considérions celle-ci comme indépendante du volume de la production. On retrouve une situation analogue dans les branches d’industrie où la production s’accomplit dans des entreprises situées à des niveaux de productivité différents. Supposons que les entreprises qui possèdent la productivité la plus élevée, qui donc pourraient offrir des biens au prix le plus bas, ne puissent pas produire la quantité de biens qui serait demandée sur le marché à ce prix le plus bas. Du fait que la production doit aussi avoir lieu dans des entreprises de productivité moyenne et basse, la valeur de marché des marchandises sera déterminée par la valeur des marchandises produites dans les conditions moyennes ou moins favorables (cf. le chapitre sur le travail socialement nécessaire). Dans ce cas aussi, l’augmentation de la production implique un accroissement de valeur, et donc un accroissement du prix unitaire du produit. Considérons le tableau d’offre suivant :

Tableau 3 :

Volume de la production

(en archines)

Prix de production (ou valeur)

(en roubles)

100 0002 r. 75 k.
175 0003 r.
200 0003 r. 25 k.

Nous supposons que si le niveau du prix est inférieur à 2 roubles 75 kopecks, les producteurs ne produiront pas du tout et interrompront la production (à l’exception peut-être de groupes insignifiants de producteurs, qui ne sont pas pris en compte). Dans la mesure où le prix augmente jusqu’au niveau de 3 roubles 25 kopecks, la production attirera des entreprises de productivité moyenne et basse. Cependant, un prix supérieur à 3 roubles 25 kopecks rapporterait un profit tellement élevé aux entrepreneurs que nous pouvons considérer le niveau de production à ce prix comme illimité, par rapport à la demande limitée. Les prix peuvent donc fluctuer de 2 roubles 75 kopecks à 3 roubles 25 kopecks, et le volume de la production de 100 000 archines à 200 000 archines. A quel niveau s’établiront alors le prix et la production ?

Revenons au tableau de demande et comparons-le au tableau d’offre. On voit que le prix s’établit au niveau de 3 roubles, et le volume de production à 150 000 archines. Il y a équilibre entre offre et demande, et le prix coïncide avec la valeur-travail (ou avec le prix de production), qui est déterminée par les dépenses de travail dans les entreprises de productivité moyenne. Supposons maintenant (comme nous l’avons fait ci-dessus) que, pour telle ou telle raison (du fait de l’augmentation du pouvoir d’achat de la population ou de l’augmentation de l’intensité des besoins), la demande de tissu s’accroisse et s’exprime dans le tableau de demande 2. Le prix de 3 roubles ne peut être maintenu, parce qu’à ce prix l’offre est de 150 000 archines et la demande de 240 000 archines. Du fait de cet excès de demande, le prix augmentera jusqu’à atteindre le niveau de 3 roubles 25 kopecks. A ce prix, la demande et l’offre sont égales à 200 000 archines et sont en équilibre. En même temps, le nouveau prix de 3 roubles 25 kopecks coïncide avec la valeur nouvelle (ou le prix de production), qui est en augmentation et qui est maintenant déterminée, du fait de l’extension de la production de 150 000 archines à 200 000 archines, par les dépenses de travail dans les entreprises à basse productivité du travail.

Tout à l’heure, nous avons dit que l’augmentation de la demande influençait le volume de la production, mais non la grandeur de la valeur (dans le cas précédent, l’accroissement de la production de 240 000 à 280 000 archines se faisait pour la même valeur de 2 roubles 75 kopecks) ; maintenant, l’accroissement de la demande provoque un accroissement de la production de 150 000 à 200 000 archines, qui s’accompagne d’un accroissement de la valeur de 3 roubles à 3 roubles 25 kopecks. D’une certaine façon, la demande détermine la valeur.

Cette conclusion est d’une importance décisive pour les représentants de l’école anglo-américaine et de l’école mathématique en économie politique, y compris Alfred Marshall[165]. Certains de ces économistes soutiennent que Ricardo a ruiné sa propre théorie de la valeur-travail par sa théorie de la rente différentielle, et qu’il a frayé la voie à une théorie de l’offre et de la demande qu’il rejetait et, en dernière analyse, à une théorie qui définit la grandeur de la valeur par la grandeur des besoins. Ces économistes s’appuient sur le raisonnement suivant. La valeur est déterminée par les dépenses de travail réalisées sur les parcelles de terre les plus mauvaises ou dans les conditions les moins favorables. Cela signifie que la valeur s’accroît avec l’extension de la production à des terres plus mauvaises ou, en général, à des entreprises moins productives, c’est-à-dire qu’elle s’accroît dans la mesure où la production s’accroît. Et comme l’augmentation de la production résulte d’une augmentation de la demande, la valeur ne règle donc pas l’offre et la demande comme le pensaient Ricardo et Marx, c’est au contraire la valeur qui est elle-même déterminée par l’offre et demande.

Les défenseurs de cette thèse oublient un élément très important. Dans l’exemple que nous avons discuté, des changements dans le volume de la production signifient en même temps des changements dans les conditions techniques de production de la branche. Examinons trois exemples.

Dans le premier cas, la production ne s’accomplit que dans les entreprises les meilleures, qui fournissent au marché 100 000 archines au prix de 2 roubles 75 kopecks. Dans le deuxième cas (d’où nous sommes partis dans notre exemple), la production s’effectue dans les entreprises les meilleures et les entreprises moyennes, qui produisent toutes ensemble 150 000 archines au prix de 3 roubles. Dans le troisième cas, la production a lieu dans les entreprises les meilleures, les entreprises moyennes et les plus mauvaises et elle atteint un niveau de 200 000 archines pour un prix de 3 roubles 25 kopecks. Dans les trois cas, qui correspondent à notre tableau 3, ce n’est pas seulement le volume de la production qui est différent, c’est aussi les conditions techniques de production dans la branche. La valeur a changé précisément parce que les conditions de production ont changé dans cette branche. Il nous est impossible de tirer de cet exemple la conclusion que les variations de valeur sont dé-terminées par des variations de la demande, plutôt que par des changements des conditions techniques de production. Au contraire, la conclusion peut seulement être que des modifications de la demande ne peuvent influencer la grandeur de la valeur autrement qu’en modifiant les conditions tech-niques de la production dans la branche. Ainsi la proposition fondamentale de la théorie de Marx, selon laquelle des variations de la valeur sont déterminées exclusivement par des changements des conditions techniques, reste valable. La demande ne peut influencer la valeur directement, mais seulement indirectement, en modifiant le volume de la production et par conséquent les conditions techniques de réalisation de celle-ci. Cette influence indirecte de la demande sur la valeur contredit-elle la théorie de Marx ? Absolument pas. La théorie de Marx définit la relation causale entre des variations de la valeur et le développement des forces productives. Mais le développement des forces productives, à son tour, est soumis à l’influence de toute une série de conditions sociales, politiques et même culturelles (par exemple, l’influence du niveau de la culture et des connaissances techniques sur la productivité du travail). Le marxisme a-t-il jamais nié que la politique douanière ou le mouvement des enclosures ont eu une influence sur le développement des forces productives ? Ces facteurs peuvent même amener indirectement un changement de la valeur des produits. La prohibition des importations de matières premières bon marché et la nécessité de les produire à l’intérieur du pays, au prix d’importantes dépenses de travail, augmentent la valeur du produit fabriqué à partir de ces matières premières. Les enclosures, qui ont rejeté les paysans vers des terres plus mauvaises et plus lointaines, ont conduit à une augmentation du prix des céréales. Cela signifie-t-il que les variations de la valeur sont causées par les enclosures ou les politiques tarifaires, et non par les changements des conditions techniques de production ? Au contraire, nous en concluons que des conditions économiques et sociales de différente nature, parmi lesquelles les changements de la demande, peuvent affecter la valeur non pas au même titre que les conditions techniques de production, mais seulement par l’intermédiaire des changements de celles-ci. Ainsi la technique de production reste le seul facteur déterminant de la valeur. Marx pensait que ce type d’effet indirect de la demande sur la valeur (par l’intermédiaire de changements des conditions techniques de production) était parfaitement possible. Dans Le Capital, il fait référence au passage de conditions de production meilleures à des conditions plus mauvaises tel que nous l’avons étudié. « Une dernière éventualité est que, dans l’une ou l’autre sphère de production, la valeur de marché elle-même monte pour un temps plus ou moins long ; cette hausse est due alors au fait qu’une partie des produits demandés au cours de cette période doit être produite dans des conditions pires » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 206)[166]. D’autre part, la diminution de la demande peut aussi influencer la grandeur de la valeur du produit. « Si, par exemple, le prix de marché baisse par suite d’une diminution de la demande, il se peut alors que du capital soit retiré ; l’offre s’en trouvera diminuée. Mais il est également possible dans ce cas que la valeur de marché elle-même subisse une baisse à la suite d’inventions diminuant le temps de travail nécessaire » (ibid., p. 205-206). « Dans ce cas, le prix de la marchandise aurait changé de valeur en agissant sur l’offre - sur les coûts de production » (Théories, t. 2, p. 22). On sait que, dans des conditions de crise et de diminution des ventes, il y a souvent introduction de nouvelles méthodes de production qui abaissent la valeur des produits. Personne ne dirait que dans ces cas la diminution de la valeur est due à la diminution de la demande, et non à l’amélioration des conditions techniques de production. Et il est difficile de dire, d’après l’exemple cité ci-dessus, que l’accroissement de la valeur est le résultat de l’accroissement de la demande, et non de la détérioration des conditions techniques moyennes de production dans la branche considérée.

Examinons cette même question sous un autre angle. Les partisans de la théorie de l’offre et de la demande affirment que seule la concurrence, ou le point d’intersection des courbes d’offre et de demande, détermine le niveau des prix. Les partisans de la théorie de la valeur-travail affirment que le point d’intersection et d’équilibre de l’offre et de la demande ne change pas au hasard, mais fluctue autour d’un niveau donné, déterminé par les conditions techniques de production. Examinons cette question sur l’exemple déjà utilisé.

Le tableau de demande montre la possibilité de nombreuses combinaisons du volume de la demande et du prix ; il ne nous donne aucune indication sur la combinaison qui peut avoir lieu dans la réalité. Aucune combinaison n’a de chances supérieures aux autres. Mais sitôt que nous nous tournons vers le tableau d’offre, nous pouvons affirmer sans hésitation que la structure technique de la branche de production donnée et son niveau de productivité du travail sont limités à l’avance par les niveaux extrêmes des fluctuations de la valeur, 2 roubles 75 kopecks et 3 roubles 25 kopecks. Quel que soit le volume de la demande, la chute des prix au-dessous de 2 roubles 75 kopecks rend la poursuite de la production désavantageuse et impossible pour des conditions techniques données. En revanche, une hausse des prix au-dessus de 3 roubles 25 kopecks amène un énorme accroissement de l’offre et un mouvement opposé des prix. Cela signifie que seulement trois combinaisons d’offre, déterminées par les conditions techniques de la branche, se trouvent face à l’infinité des demandes possibles. Les changements maximum et minimum que la valeur peut subir sont établis à l’avance. Notre tâche principale dans l’analyse de l’offre et de la demande consiste à trouver les « limites déterminantes ou les grandeurs limitatives » (Le Capital, L. III, t. 7, p. 29).

Pour l’instant, nous connaissons seulement les limites des changements de valeur, mais nous ne savons pas encore si la valeur sera égale à 2 roubles 75 kopecks, 3 roubles ou 3 roubles 25 kopecks. Les changements du volume de la production (100 000, 150 000 ou 200 000 archines) et l’extension de la production à des entreprises plus arriérées modifient la grandeur moyenne du travail socialement nécessaire par unité de produit, c’est-à-dire modifient la valeur ou le prix de production). Ces changements s’expliquent par les conditions techniques dans la branche considérée.

Parmi les trois niveaux de valeur possibles, celui qui est atteint dans la réalité est le niveau pour lequel le volume de l’offre est égal au volume de la demande (dans le tableau de demande 1, cette valeur est de 3 roubles ; dans le tableau 2, elle est de 3 roubles 25 kopecks). Dans les deux cas, la valeur correspond parfaitement aux conditions techniques de la production. Dans le premier cas, la production de 150 000 archines est réalisée dans les meilleures entreprises. Dans le second cas, pour que 200 000 archines soient produits, il faut que les entreprises moins bonnes produisent elles aussi. Cela accroît les dépenses moyennes de travail socialement nécessaire et donc la valeur. Par conséquent, nous retrouvons notre conclusion précédente, selon laquelle la demande ne peut influencer le volume de production que de façon indirecte. Mais puisqu’un changement du volume et de la production est équivalent à un changement des conditions techniques moyennes de production (pour des caractéristiques données de la branche), cela conduit à une augmentation de la valeur. Dans chaque cas donné, les limites des changements possibles de la valeur, et la grandeur de la valeur qui prévaut dans la réalité (évidemment comme centre des fluctuations des prix de marché), sont complètement déterminées par les conditions techniques de la production. Laissant de côté toute une série de conditions plus complexes et de méthodes détournées, notre analyse (dont le but est de découvrir des régularités dans l’apparent chaos du mouvement des prix et dans la concurrence, dans ce qui constitue à première vue des rapports accidentels de l’offre et de la demande) nous a conduit directement au niveau de développement des forces productives, niveau qui, dans l’économie marchande-capitaliste, se reflète dans la forme sociale spécifique de la valeur et dans des changements dans la grandeur de la valeur[167]

IV. Les équations d’offre et de demande[modifier le wikicode]

D’après l’analyse précédente, il ne nous sera pas difficile de déterminer la valeur selon les célèbres « équations d’offre et de demande », par lesquelles l’école mathématique formule sa théorie des prix. Cette école ressuscite une vieille théorie de l’offre et de la demande en éliminant ses contradictions logiques internes sur la base d’une méthodologie nouvelle. Si l’ancienne théorie enseignait que le prix est déterminé par les rapports entre l’offre et la demande, l’école mathématique moderne développe avec rigueur la thèse de la dépendance du volume de l’offre et de la demande par rapport au prix. Ainsi la proposition d’une dépendance causale du prix à l’égard de la demande et de l’offre enferme dans un cercle vicieux. La théorie de la valeur-travail fait sortir de ce cercle vicieux ; elle établit que, même si le prix est déterminé par l’offre et la demande, l’offre est à son tour déterminée par la loi de la valeur. L’offre change en relation avec le développement des forces productives et les variations de la quantité de travail socialement nécessaire. L’école mathématique a trouvé une issue différente à ce cercle vicieux : elle renonce à la question même de la dépendance causale entre les phénomènes de prix pour se limiter à une formulation mathématique de la dépendance fonctionnelle entre les prix d’une part, le volume de l’offre et de la demande d’autre part. Cette théorie ne se demande pas pourquoi les prix changent, mais montre seulement comment se produisent des changements simultanés des prix et de la demande (ou de l’offre). La théorie illustre cette dépendance fonctionnelle entre phénomènes par le diagramme suivant[168]:

Diagramme 1

Les points 1, 2, 3, etc., sur l’axe horizontal (axe des abscisses) donnent le prix de l’unité du produit : 1 rouble, 2 roubles, 3 roubles, etc. Les points sur l’axe vertical (axe des ordonnées) donnent la quantité offerte ou demandée, par exemple I correspond à 100 000 unités, II à 200 000 etc. La courbe de demande est décroissante ; elle commence très haut pour des prix bas ; si le prix est voisin de zéro, la demande est supérieure à X, c’est-à-dire à 1 million. Si le prix est de 10 roubles, la demande tombe à zéro. A chaque prix correspond un volume de demande. Pour connaître le volume de la demande, par exemple quand le prix est de 2 roubles, il faut élever une perpendiculaire jusqu’au point où l’on rencontre a courbe de demande. L’ordonnée sera approximativement IV, ce qui signifie que pour un prix de 2 roubles, la demande sera de 400 000. La courbe d’offre varie en sens inverse de la courbe de demande. Elle croît quand le prix augmente. Le point d’intersection des courbes d’offre et de demande détermine le prix des marchandises. Si nous projetons ce point sur l’axe des abscisses, nous obtenons un résultat voisin de 3, c’est-à-dire que le prix est égal à 3 roubles. La somme indiquée par l’axe des ordonnées sera approximativement de III, ce qui signifie qu’au prix de 3 roubles l’offre et la demande sont approximativement égales à 300 000 et qu’elles s’égalisent à ce niveau ; elles sont en équilibre. C’est l’égalisation de l’offre et de la demande qui advient dans le cas considéré d’un prix de 3 roubles. Pour tout autre prix, l’équilibre est impossible. Si le prix est inférieur à 3 roubles, la demande sera supérieure à l’offre ; si le prix est supérieur à 3 roubles, l’offre excédera la demande.

Il découle du diagramme que le prix est déterminé exclusivement par le point d’intersection des courbes d’offre et de demande. Comme ce point d’intersection change à chaque déplacement de l’une des deux courbes, par exemple de la courbe de la demande, il semble de prime abord que la variation de la demande modifie le prix, même s’il n’y a pas de changements dans les conditions de la production. Par exemple, dans le cas d’un accroissement de la demande (cf. sur le diagramme la courbe de demande accrue en pointil-lés), la courbe de demande rencontrera la courbe d’offre inchangée en un point différent, qui correspondra à un prix de 5 roubles. Cela signifie que dans le cas d’un accroissement de la demande, tel qu’il apparaît sur le diagramme, l’équilibre entre l’offre et la demande s’établira au prix de 5 roubles. Tout se passe comme si le prix n’était pas déterminé par les conditions de la production, mais exclusivement par les courbes d’offre et de demande. La modification de la seule demande change le prix, qui est identifié à la valeur.

Cette conclusion résulte d’une construction erronée de la courbe d’offre. Cette courbe est construite sur le modèle de la courbe de demande, mais dans la direction inverse en partant du prix le plus bas. En fait, les économistes de l’école mathématique considèrent que si le prix est voisin de zéro, il n’y a aucune offre de produits. C’est pourquoi ils ne font pas partir la courbe d’offre de zéro, mais d’un prix voisin de 1 proche sur notre diagramme de 2l3, c’est-à-dire de 66,66 kopecks. Si le prix est de 66,66, l’offre est voisine de la moitié du vecteur unitaire de l’axe des ordonnées, elle est donc égale à 50 000 ; si le prix est de 3 roubles, l’offre est égale à III, c’est-à-dire à 300 000. pour un prix de 10 roubles, la courbe s’accroît jusqu’à environ VI- VII ; l’offre est donc approximativement égale à 650 000 unités. Une telle courbe d’offre est possible si nous considérons une situation du marché à un moment donné. Si nous supposons que le prix normal est de 3 roubles et le volume normal de 300 000, il est possible que si les prix tombent brutalement à 66,66 kopecks une petite partie seulement des producteurs soient effectivement contraints de vendre leurs produits à un prix si bas ; par exemple, 50 000 unités seront vendues à ce prix. D’autre part, un accroissement inhabituel des prix au niveau de 10 roubles forcera les producteurs à jeter sur le marché tous les stocks et réserves disponibles et à étendre immédiatement leur production dans la mesure du possible. Il peut se faire, bien que cela ne soit pas très vraisemblable, qu’ils arrivent ainsi à fournir au marché 650 000 unités de biens. Mais considérons maintenant non plus le prix accidentel d’un jour donné, mais le prix moyen, permanent, stable, qui détermine le volume moyen, constant, normal de l’offre et de la demande. Si nous voulons trouver une connexion fonctionnelle entre le niveau moyen des prix et le volume moyen de l’offre et de la demande sur le diagramme, nous noterons avant tout la construction erronée de la courbe d’offre. Si un volume moyen d’offre de 300 000 correspond à un prix moyen de 3 roubles, la chute du prix à 66,66 kopecks, si l’on considère la technique de production antérieure comme don-née, n’aura pas pour résultat la réduction de l’offre moyenne à 50 000, mais l’arrêt total de l’offre et le transfert de capitaux de la branche considérée vers d’autres branches. D’autre part, si le prix moyen (pour des conditions de production constantes données) passe de 3 roubles à 10 roubles, cela entraînera un transfert continu de capitaux en provenance d’autres branches, et l’accroissement du volume moyen d’offre ne sera pas limité à 650 000, il augmentera bien au-delà de ce niveau. Théoriquement, l’offre augmentera jusqu’à ce que cette branche ait absorbé complètement toutes les autres branches de production. En pratique, la quantité fournie sera supérieure à n’importe quel volume de demande et nous la considérons comme une grandeur infinie. Comme on le voit, certains exemples d’équilibre entre l’offre et la demande, représentés sur notre diagramme, conduisent inéluctablement à la destruction de l’équilibre entre les différentes branches de la production, c’est-à-dire au transfert de forces productives d’une branche à une autre. Comme ce type de transfert modifie le volume de l’offre, il conduit aussi à une destruction de l’équilibre entre offre et demande. Par conséquent, le diagramme nous donne seulement une image d’un état momentané du marché, il ne nous montre pas un équilibre à long terme, stable, entre l’offre et la demande, équilibre qui ne peut être conçu théoriquement que comme résultat de l’équilibre entre les différentes branches de la production. Du point de vue de l’équilibre dans la répartition du travail social entre les différentes branches de la production, la forme de la courbe d’offre doit être complètement différente de celle du diagramme 1.

Supposons tout d’abord, comme nous l’avons fait au début de ce chapitre, que le prix de production ( ou la valeur) de l’unité de production soit une grandeur donnée (par exemple 3 roubles), indépendante du volume de la production si les conditions techniques de production restent inchangées. Cela signifie que, pour un prix de 3 roubles, l’équilibre s’établit entre la branche de production considérée et les autres branches, et que les transferts de capitaux d’une branche à une autre s’arrêtent. Il s’ensuit que la chute du prix au-dessous de 3 roubles provoquera un transfert de capitaux hors de la sphère considérée et une tendance à l’arrêt total de la fabrication de la marchandise considérée. En revanche, l’augmentation du prix au-delà de 3 roubles provoquera un transfert de capitaux en provenance des autres sphères et une tendance à un accroissement illimité de la production (soulignons que, pas plus ici qu’auparavant, il n’est question d’une augmentation ou d’une diminution temporaire du prix; il s’agit d’un niveau de prix constant, à long terme, et d’un volume moyen, à long terme, de l’offre et de la demande). Donc, si le prix est inférieur à 3 roubles, l’offre se tarira complètement, et s’il est supérieur à 3 roubles, on peut considérer l’offre comme illimitée par rapport à la demande. Nous ne construisons pas de courbe d’offre. L’équilibre entre l’offre et la demande ne peut être établi que si le niveau des prix coïncide avec la valeur (3 roubles). La grandeur de la valeur (3 roubles) détermine le volume de la demande effective d’une marchandise et le volume d’offre correspondant (300 000 unités de produit). Le diagramme a la forme suivante :

Diagramme 2

Comme on le voit sur ce diagramme, les conditions techniques de production (ou le travail socialement nécessaire au sens technique) déterminent la valeur, centre autour duquel fluctuent les prix moyens (dans une économie capitaliste, ce centre ne sera pas la valeur-travail mais plutôt le prix de production). La quantité ne peut être établie, sur l’axe des ordonnées, qu’en relation avec le chiffre 3, qui signifie une valeur de 3 roubles. La courbe de demande détermine seulement la quantité exprimée par l’axe des ordonnées, c’est-à-dire le volume de la demande effective et le volume de la production qui, sur le dia-gramme, est voisin de la quantité III, c’est-à-dire 300 000. Un déplacement de la courbe de demande, par exemple un accroissement de la demande pour telle ou telle raison, ne peut qu’accroître le volume de l’offre (dans l’exemple donné jusqu’à VI, c’est-à-dire jusqu’à 600 000, comme le montre la courbe en pointillés), mais il n’accroît pas le prix moyen qui reste, comme auparavant, de 3 roubles. Ce prix est déterminé exclusivement par la productivité du travail ou par les conditions techniques de production.

Introduisons maintenant (comme ci-dessus) une hypothèse supplémentaire. Supposons que, dans la branche considérée, les entreprises de haute productivité ne puissent fournir sur le marché qu’une quantité limitée de biens ; le reste des biens doit être produit dans des entre-prises de productivité moyenne ou basse. Si le prix de 2 roubles 50 kopecks est le prix de production (ou la valeur) dans les entreprises les plus avancées, le volume de l’offre sera de 200 000 unités ; si le prix est de 3 roubles, l’offre sera de 300 000 et, pour un prix de 3 roubles 50 kopecks, de 400 000. Si le prix moyen est inférieur à 2 roubles 50 kopecks, la tendance à un arrêt complet de la production devient dominante. Si le prix moyen est supé-rieur à 3 roubles 50 kopecks, c’est une tendance à l’expansion illimitée de l’offre qui devient dominante. De ce fait, les fluctuations des prix moyens sont limitées à l’avance par le minimum de 2 roubles 50 kopecks et le maximum de 3 roubles 50 kopecks. Trois niveaux de prix moyens, ou de valeurs, sont possibles à l’intérieur de ces limites : 2 roubles 50 kopecks, 3 roubles et 3 roubles 50 kopecks. Chacun d’eux correspond à un volume déterminé de production (200 000, 300 000 et 400 000) et donc à un niveau donné des techniques de production. Le diagramme a la forme suivante :

Diagramme 3

Si, dans le diagramme 2, l’offre de biens (de la part des producteurs) avait lieu au prix de 3 roubles, elle a maintenant lieu même si le prix n’atteint que 2 roubles 50 kopecks. Dans ce cas, elle est égale à II, c’est-à-dire à 200 000 (quantité obtenue par projection de la lettre A sur l’axe des ordonnées). Si le prix est de 3 roubles, l’offre passera à III, c’est-à-dire à 300 000 ; sur le diagramme, cela correspond à la lettre C. Si le prix est de 3 roubles 50 kopecks, l’offre sera égale à IV, c’est-à-dire 400 000 (ce qui correspond à la projection de B sur l’axe des ordonnées). La courbe ACB est la courbe d’offre. Le point d’intersection de cette courbe d’offre et de la courbe de demande (au point C) détermine le volume réel d’offre et la valeur, centre de fluctuation des prix, qui lui correspond. Dans l’exemple donné, le prix s’établit à 3 roubles et le volume de la production est égal à III, c’est-à-dire à 300 000. La production s’effectuera dans les entreprises supérieures et moyennes. Dans ces conditions techniques de production, la valeur et le prix moyen sont égaux à 3 roubles. Si la courbe de demande moyenne se déplaçait légèrement vers le bas à la suite d’une décroissance à long terme de la demande, elle pourrait rencontrer la courbe de demande au point A ; dans ce cas, le volume moyen de l’offre serait égal à 200 000 unités et seules les entreprises les meilleures produiraient ; la valeur tomberait à 2 roubles 50 kopecks. Si la courbe de demande se déplaçait légèrement vers le haut du fait d’une augmentation de la demande, elle pourrait rencontrer la courbe d’offre au point B ; le volume moyen de l’offre serait égal à IV, c’est-à-dire à 400 000, et la valeur serait de 3 roubles 50 kopecks. Le rapport entre les courbes d’offre et de demande qui a été formulé par l’école mathématique, et que cette école présente sous la forme du diagramme 1, existe dans la réalité (si on examine le prix moyen et le volume moyen de l’offre et de la demande), mais seulement à l’intérieur d’étroites limites de fluctuations des prix : entre 2 roubles 50 kopecks et 3 roubles 50 kopecks, c’est-à-dire dans des limites qui sont entièrement déterminées par les techniques de production dans des entreprises se situant à différents niveaux de productivité et par les rapports quantitatifs entre ces entreprises, autrement dit par le niveau technique moyen de la branche considérée. C’est seulement dans ces étroites limites que l’offre a la forme d’une courbe croissante. Chaque point de la courbe montre alors le volume de la production et le prix correspondant. C’est seulement a l’intérieur de ces étroites limites que des changements dans la courbe de demande, qui modifient le point d’intersection de la courbe de demande et de la courbe d’offre (points A, C ou B), changent le volume de la production. Ces changements influencent les conditions techniques moyennes dans lesquelles la masse totale des produits est fabriquée et influencent ainsi la grandeur de la valeur (2 roubles 50 kopecks, 3 roubles, 3 roubles 50 kopecks). Mais cette influence de la demande sur la valeur n’opère qu’à travers, des changements dans les conditions techniques de production et elle est confinée dans des limites étroites, qui sont fonction de la structure technique de la branche considérée. Seule la demande peut franchir ces limites, mais son influence indirecte sur la valeur (par l’intermédiaire des techniques de production) cesse. Supposons, par exemple, que la demande s’accroisse et corresponde à la courbe en pointillés du diagramme. Dans le diagramme l, tracé par les économistes de l’école mathématique, cet accroissement de la demande situe l’intersection de la courbe d’offre et de la courbe de la demande à un point qui correspond au prix de 5 roubles. Il semble que l’accroissement de la demande ait directement augmenté la valeur de la marchandise. Cependant, sur le diagramme 3, le prix moyen ne peut être supérieur à 3 roubles 50 kopecks, parce qu’un tel accroissement provoquerait une tendance à un accroissement illimité de l’offre, c’est-à-dire que l’offre dépasserait la demande. La courbe d’offre ne va pas au-delà de B. Ainsi la courbe de demande accrue ne coupe pas la courbe d’offre ; elle coupe la parallèle à l’axe des ordonnées qui passe par B et qui correspond au prix moyen maximum de 3 roubles 50 kopecks. Cela signifie que si le volume de la production augmente jusqu’à VII, c’est-à-dire 700 000 unités, à la suite d’un accroissement de la demande, la valeur et le prix moyen resteront, comme auparavant, de 3 roubles 50 kopecks (plus précisément, le prix sera légèrement plus élevé que 3 roubles 50 kopecks et tendra en décroissant vers cette valeur, puisque du fait de notre supposition, si le prix est de 3 roubles 50 kopecks, la quantité produite est seulement de 400 000). Les différences entre les diagrammes 1 et 3 consistent donc en ceci :

  • dans le diagramme 1, nous avons deux courbes (demande et offre) qui ne dépendent pas des conditions de production. Leur intersection peut se produire à n’importe quel point, cela dépend seulement de la forme des courbes ; par conséquent, le point d’intersection peut être fixé par la concurrence à n’importe quel niveau. Tout changement de la demande change directement le prix, qui est considéré comme identique à la valeur ;
  • dans le diagramme 3, l’offre n’a pas à l’avance la forme d’une courbe qui permettrait une infinité de points d’intersection; elle a la forme d’un court segment de droite ACB, qui est déterminé par les conditions techniques de production. La concurrence est réglée à l’avance par les conditions de production. Ces conditions établissent les limites des changements de la valeur ou des prix moyens. D’autre part, la valeur, qui s’établit dans chaque cas à l’intérieur de ces limites, correspond exactement aux conditions de production dans lesquelles est fabriqué le volume donné de la production. La demande ne peut influencer la valeur directement et sans limitations, elle ne peut l’influencer qu’indirectement par l’intermédiaire des modifications des conditions techniques de production, et à l’intérieur d’étroites limites qui sont aussi déterminées par ces conditions techniques. Par conséquent, la prémisse fondamentale de la théorie de Marx reste en vigueur : la valeur et ses modifications sont déterminées exclusivement par le niveau de développement de la productivité du travail, ou par la quantité de travail social nécessaire à la production d’une unité de produit dans des conditions techniques moyennes données

18. Valeur et prix de production[modifier le wikicode]

Après en avoir terminé avec l’étude des rapports de production entre producteurs de marchandises (théorie de la valeur) et entre capitalistes et ouvriers (théorie du capital), Marx en vient, dans le livre III du Capital, à l’analyse des rapports de production entre capitalistes industriels des différentes branches de production (théorie des prix de production). La concurrence des capitaux entre différentes sphères de production conduit à la formation d’un taux de profit général moyen et à la vente des marchandises à leur prix de production, qui est égal au coût de production augmenté du profit moyen et qui ne coïncide pas quantitativement avec la valeur-travail des marchandises. Le niveau des coûts de production et du profit moyen, ainsi que les variations de ces grandeurs, s’explique par les changements de la productivité du travail et de la valeur-travail des marchandises ; cela signifie que les lois qui régissent les variations des prix de production ne peuvent être saisies que si l’on part de la loi de la valeur-travail. D’autre part, le taux de profit moyen et le prix de production, qui sont les régulateurs de la répartition du capital entre les différentes branches de la production, régissent indirectement (par l’intermédiaire de la répartition des capitaux) la répartition du travail social entre les différentes sphères de production. L’économie capitaliste est un système de répartition de capitaux en équilibre dynamique, mais cette économie ne cesse pas pour autant d’être un système de répartition du travail en équilibre dynamique, comme c’est le cas pour toute économie fondée sur la division du travail. Il convient seulement de voir, sous le processus visible de répartition des capitaux, le procès invisible de répartition du travail social. Marx a réussi à montrer clairement la relation entre ces deux procès en explicitant le concept qui sert de lien entre eux, c’est-à-dire le concept de composition organique du capital. Si nous connaissons la façon dont un capital donné se répartit en capital constant et capital variable, et si nous connaissons le taux de plus-value, nous pouvons facilement déterminer la quantité de travail que ce capital met en mouvement ; nous pouvons alors passer de la répartition du capital à la répartition du travail.

Dans le livre III du Capital, Marx donne donc la théorie du prix de production en tant que régulateur de la répartition du capital ; cette théorie se trouve liée à la théorie de la valeur de deux manières : d’une part, le prix de production découle de la valeur-travail ; d’autre part, la répartition du capital conduit à la répartition du travail social. A la place du schéma d’une économie marchande simple : productivité du travail - travail abstrait – valeur - répartition du travail social, nous avons dans une économie capitaliste un schéma plus complexe : productivité du travail - travail abstrait – valeur - prix de production - répartition du capital - répartition du travail social. La théorie marxienne du prix de production ne contredit pas la théorie de la valeur-travail. Elle est fondée sur cette théorie et l’inclut comme l’une de ses composantes. Cela est clair si l’on se rappelle que la théorie de la valeur-travail analyse seulement un type de rapport de production entre les hommes (le rapport entre producteurs de marchandises). La théorie des prix de production, quant à elle, suppose l’existence de trois types fondamentaux de rapports de production entre les hommes dans la société capitaliste (rapports entre producteurs de marchandises, rapport entre capitalistes et ouvriers, rapport entre groupes particuliers de capitalistes industriels). Si nous limitons l’économie capitaliste à ces trois types de rapports de production, cette économie devient alors semblable à un espace tridimensionnel dans lequel il n’est possible de déterminer une position qu’à l’aide de trois dimensions, ou de trois plans. De même qu’un espace tridimensionnel ne peut être réduit à un espace plan, la théorie de l’économie capitaliste ne peut être réduite à une seule théorie, la théorie de la valeur-travail. De même que, dans un espace tridimensionnel, il est nécessaire de déterminer la distance de chaque point par rapport à chacun des trois plans, la théorie de l’économie capitaliste présuppose la théorie des rapports de production entre producteurs de marchandises, c’est-à-dire la théorie de la valeur-travail. Les critiques de la théorie de Marx qui ont vu une contradiction entre la théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production n’ont pas compris la méthode de Marx. Cette méthode consiste à analyser de façon logique différents types de rapports de production entre les hommes ou, pour ainsi dire, différentes dimensions sociales.

I. Répartition et équilibre des capitaux[modifier le wikicode]

Comme on l’a vu, Marx analyse les changements de la valeur des marchandises en étroite relation avec l’activité de travail des producteurs de marchandises. L’échange de deux produits du travail à leur valeur en travail signifie que l’équilibre existe entre deux branches de production données. Des modifications de la valeur-travail d’un produit détruisent cet équilibre du travail et provoquent un transfert de travail d’une branche de production à une autre, amenant une redistribution des forces productives dans l’économie sociale. Des modifications de la force productive du travail provoquent une augmentation ou une diminution du montant de travail nécessaire à la production de biens donnés, et donc un accroissement ou une diminution correspondants de la valeur des marchandises. Des changements de la valeur amènent à leur tour une nouvelle répartition du travail entre la branche productive considérée et les autres. La productivité du travail agit sur la répartition du travail social par l’intermédiaire de la valeur-travail.

La relation causale plus ou moins directe qui existe entre la valeur-travail des produits et la répartition du travail social suppose que des changements de cette valeur des produits affectent directement les producteurs, c’est-à-dire les organisateurs de la production, provoquant leur transfert d’une sphère à une autre et, par conséquent, la redistribution du travail. En d’autres termes, on suppose que l’organisateur de la production est un producteur direct, un travailleur, et en même temps un propriétaire de moyens de production, par exemple un artisan ou un petit paysan. Ce petit producteur s’efforce d’orienter son travail vers les sphères de la production où une quantité donnée de travail lui rapportera un produit qui sera évalué à un haut niveau sur le marché. Le résultat de la répartition du travail social entre les différentes sphères de production est qu’une quantité déterminée de travail d’intensité, de qualification égales, etc., rapporte une valeur de marché approximativement égale aux producteurs de toutes les sphères de production. En engageant leur travail vivant dans la production de souliers ou dans la taille de vêtements, les artisans engagent en même temps du travail passé, accumulé, c’est-à-dire des instruments de travail et des matières premières (ou des moyens de production au sens large de ces termes) qui sont nécessaires à la production dans leur branche. Ces moyens de production ne sont pas en général bien compliqués ; leur valeur est relativement peu importante, et par conséquent ils ne conduisent naturellement pas à des différences significatives entre les sphères particulières de la production artisanale. La répartition du travail (travail vivant) entre les différentes branches de production s’accompagne d’une répartition des moyens de production (travail passé) entre ces branches. La répartition du travail, qui est réglée par la loi de la valeur, a un caractère premier, fondamental ; la répartition des instruments de travail a un caractère dérivé, secondaire.

La répartition du travail est complètement différente dans une économie capitaliste. Comme les organisateurs de la production sont dans ce cas des capitalistes industriels, l’expansion ou la contraction de la production, c’est-à-dire la répartition des forces productives, dépend d’eux. Les capitalistes investissent leurs capitaux dans la sphère de production qui rapporte le plus de profit. Le transfert de capital vers une sphère de production crée une demande accrue de travail dans cette branche et, par conséquent, un accroissement des salaires. Cela attire les ouvriers, le travail vivant, dans la branche considérée[169]. La répartition des forces productives entre les différentes sphères de l’économie sociale prend la forme d’une répartition des capitaux entre ces sphères. A son tour, cette ré-partition des capitaux conduit à une répartition correspondante du travail vivant, ou de la force de travail. Si, dans un pays donné, on observe un accroissement des investissements de capital dans le secteur de l’extraction du charbon et un accroissement du nombre des ouvriers travaillant à la mine, on peut se demander lequel de ces événements est la cause de l’autre. Naturellement, tout le monde sera d’accord sur la réponse ; c’est le transfert de capital qui a provoqué le transfert de force de travail, et non l’inverse. Dans la société capitaliste, la répartition du travail est réglée par la répartition du capital. Ainsi, si notre but est (comme auparavant) d’analyser les lois de la répartition du travail social dans l’économie sociale, il nous faudra emprunter un chemin détourné et commencer par une analyse préliminaire des lois de la répartition du capital.

Le petit producteur marchand dépense son travail dans la production et essaie d’obtenir une valeur de marché proportionnelle au travail dépensé pour son produit. Cette valeur de marché doit être suffisante pour sa subsistance et celle de sa famille, et pour la poursuite de la production au niveau précédent ou à un niveau en léger accroissement. Quant au capitaliste, c’est son capital qu’il dépense dans la production. Il fait en sorte que le capital qui lui revient soit supérieur au capital qu’il avait investi. Marx exprime cette différence dans ses célèbres formules de la production marchande simple M–A–M (marchandise–argent–marchandise) et de l’économie capitaliste A–M–A + a (argent–marchandise–somme d’argent accrue). Si nous scindons cette courte formule, nous découvrirons des différences techniques (production à petite et grande échelle) et des différences sociales (quelle classe sociale organise la production) entre la production marchande simple et l’économie capitaliste. Nous découvrirons des différences dans les motivations des producteurs (l’artisan s’efforce d’assurer sa subsistance, le capitaliste d’accroître la valeur) qui résultent du caractère différent de la production et de la position sociale différente des producteurs. « Le contenu objectif de la circulation A-M-A’, c’est-à-dire la plus-value qu’enfante la valeur, tel est son but subjectif, intime » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 156). Le capitaliste dirige son capital vers l’une ou l’autre des sphères de production, cela dépend de la mesure dans laquelle le capital investi dans la sphère donnée s’accroît. La répartition des capitaux entre les différentes sphères de production dépend du taux d’accroissement du capital qui prévaut dans ces sphères.

Le taux d’accroissement du capital est déterminé par le rapport entre pl, l’accroissement de capital, et C, le capital investi. Dans l’économie marchande simple, la va-leur des marchandises s’exprime par la formule M = c + (v + pl)[170]. L’artisan retranche la valeur des moyens de production qu’il a utilisés, c’est-à-dire c, de la valeur du produit fini, et le reste (v + pl), qu’il a ajouté par son travail, est dépensé en partie pour sa subsistance propre et celle de sa famille (v), le reliquat représentant un fonds pour l’extension de la consommation ou de la production (pl). La valeur de ce même produit a, pour le capitaliste, la forme M = (c + v) + pl. Le capitaliste retranche (c + v) = C, capital investi ou coût de production, de la valeur de la marchandise, que cette somme ait été dépensée à l’achat de moyens de production (c) ou de force de travail (v). Il considère le reste (pl) comme son profit[171]. Par conséquent, c + v = C et pl = p. La formule M = (c + v) + pl se transforme en M = C + p, c’est-à-dire « valeur de la marchandise = coût de production + profit » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 56). Toutefois, le capitaliste ne s’intéresse pas à la quantité absolue de profit, mais au rapport du profit au capital investi, c’est-à-dire au taux de profit

Le taux de profit exprime « la proportion dans laquelle le capital total a été mis en valeur: son degré de mise en valeur » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 65). Notre affirmation précédente selon laquelle la répartition du capital dépend de son taux d’accroissement dans les différentes sphères de la production signifie que le taux de profit devient le régulateur de la répartition du capital.

Le transfert de capitaux de sphères de production à bas taux de profit vers des sphères de production à taux de profit élevé crée une tendance à l’égalisation des taux de profit dans toutes les sphères de production, une tendance à l’établissement d’un taux de profit général. Bien entendu, cette tendance ne se réalise jamais complètement dans une économie capitaliste non organisée, puisque dans cette économie il n’existe pas d’équilibre complet entre les différentes sphères de production. Mais cette absence d’équilibre, qui s’accompagne de différences dans les taux de profit, provoque le transfert de capitaux. Ce transfert tend à égaliser les taux de profit et à établir l’équilibre entre les différentes branches productives. « Ce nivellement constant d’inégalités non moins constantes » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 211) provoque la lutte du capital pour obtenir le taux de profit le plus élevé. Dans la production capitaliste, « il s’agit plutôt [de] retirer [de la circulation] pour le capital avancé à la production une plus-value ou un profit égaux à ceux que rapporte tout autre capital de même grandeur ou au prorata de sa grandeur, quelle que soit la branche de production où il est utilisé [...]. Sous cette forme, le capital prend conscience qu’il est une force sociale à laquelle chaque capitaliste participe proportionnellement à sa part de l’ensemble du capital social » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 210). Pour que s’établisse un tel taux de profit général moyen, l’existence d’une concurrence entre les capitalistes engagés dans les différentes branches de la production est nécessaire. Il faut aussi qu’existe la possibilité de transferts de capitaux d’une branche à l’autre, car si tel n’était pas le cas, il pourrait s’établir des taux de profit différents dans des branches différentes de la production. Si cette concurrence des capitaux est possible, l’équilibre entre les différences branches productives ne peut être admis théoriquement que dans le cas où les taux de profit qui existent dans ces branches sont approximativement égaux. Les capitalistes qui travaillent dans des conditions moyennes, socialement nécessaires, à l’intérieur de ces branches productives obtiendront le taux de profit général moyen.

Des capitaux d’égale valeur investis dans des sphères de production différentes rapportent le même profit. Des capitaux qui diffèrent par leur taille rapportent des profits proportionnels à leur taille. Si les capitaux C et C1 rapportent des profits p et p1, alors:

p’ est le taux de profit général moyen. Mais d’où le capitaliste tire-t-il son profit ? Du prix de vente des marchandises. Le profit du capitaliste p est un excédent, égal au prix de vente de la marchandise moins les coûts de production. Les prix de vente des différentes marchandises doivent donc être fixés à un niveau auquel les capitalistes, les producteurs de ces marchandises, recevront un excédent provenant du prix de vente, un profit qui sera proportionnel à la taille du capital investi, après déduction et remboursement des coûts de production. Le prix de vente des biens, qui couvre les coûts de production et rapporte en outre un profit moyen sur l’ensemble du capital investi, est appelé prix de production. En d’autres termes, le prix de production est le prix des marchandises pour lequel le capitaliste gagne un profit moyen sur le capital investi. Comme l’équilibre entre les différentes branches de production suppose, on l’a vu, que les capitalistes de toutes les branches de production reçoivent un profit moyen, l’équilibre entre ces branches suppose que les produits sont vendus à leur prix de production. Le prix de production correspond à l’équilibre de l’économie capitaliste. C’est un niveau de prix moyen, théoriquement défi-ni, pour lequel il n’y a plus de transferts de capitaux d’une branche à l’autre. La valeur-travail correspondait à l’équilibre du travail entre les différentes sphères de production, le prix de production correspond à l’équilibre des capitaux investis dans les différentes sphères. Le prix de production « est la condition de l’offre, de la reproduction de la marchandise de chaque sphère de production particulière » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 213), c’est-à-dire la condition de l’équilibre entre les différentes sphères de l’économie capitaliste.

Le prix de production ne doit pas être confondu avec le prix de marché, qui fluctue constamment au-dessus et au-dessous de lui, tantôt le dépassant, tantôt tombant au-dessous de lui. Le prix de production est un centre d’équilibre théoriquement défini, un régulateur des fluctuations perpétuelles des prix de marché. Dans les conditions d’une économie capitaliste, le prix de production remplit la même fonction sociale que le prix de marché déterminé par les dépenses de travail dans les conditions de la production marchande simple. Le premier est tout autant que le second un « prix d’équilibre », mais la valeur-travail correspond à un état d’équilibre dans la répartition du travail entre les différentes sphères de la production marchande simple, alors que le prix de production correspond à un état d’équilibre dans la répartition des capitaux entre les différentes sphères de l’économie capitaliste. A son tour, la répartition des capitaux amène une certaine répartition du travail. On voit que la concurrence conduit à l’établissement d’un niveau du prix des marchandises différent dans des formes sociales d’économie différentes. Comme le dit Hilferding, tout à fait à propos, la concurrence ne peut expliquer que la « tendance à l’établissement d’une égalité dans les rapports économiques » pour les producteurs marchands individuels. Mais en quoi consiste l’égalité dans les rapports économiques ? Elle dépend de la structure sociale objective de l’économie sociale. Dans un cas ce sera une égalité du travail, dans l’autre cas une égalité du capital.

Le prix de production est égal, comme on l’a vu, au coût de production augmenté du profit moyen sur le capital investi. Si le taux de profit moyen est donné, il n’est pas difficile de calculer le prix de production. Supposons que le capital investi soit de 100 et le taux de profit moyen de 22 %. Si le capital avancé est amorti dans l’année, le coût[172]de production est égal au capital tout entier. Le prix de production est égal à 100 + 22 = 122. Le calcul est plus complexe si une partie seulement du capital fixe investi s’use pendant l’année. Si le capital de 100 se décompose en 20 v et 80 c, parmi lesquels 50 c seulement sont usés dans l’année, le coût de production est alors égal à 50 c + 20 v = 70. A cette somme on ajoute 22 %. Ce pourcentage n’est pas rapporté au coût de production (70), mais au capital total investi (100). Ainsi le prix de production sera-t-il de 70 + 22 = 92 (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 173). Si, pour un même capital constant de 80 c, 30 c seulement s’usaient dans l’année, le coût de production serait alors de 30 c + 20 v = 50. A cette somme on ajouterait, comme ci-dessus, le profit de 22 %. Le prix de production de la marchandise est égal au coût de production augmenté du profit moyen sur le capital total investi.

II. Répartition des capitaux et répartition du travail[modifier le wikicode]

Pour simplifier nos calculs, nous supposerons que tout le capital investi s’use dans l’année, c’est-à-dire que les coûts de production sont égaux au capital investi. Si deux marchandises sont produites au moyen des capitaux C et C1, le prix de production de la première marchandise est égal à C + p’C et celui de la seconde à C1 + p’Cl[173]. Les prix de production des deux marchandises sont dans le rapport suivant :

Les prix de production des marchandises sont proportionnels aux capitaux au moyen desquels les marchandises sont produites. Les marchandises ont le même prix de production si elles sont produites avec des capitaux semblables. L’égalisation sur le marché de deux marchandises produites dans des branches différentes signifie l’égalité des deux capitaux.

L’égalisation sur le marché de marchandises produites avec des capitaux égaux signifie une égalisation des marchandises produites avec des quantités de travail inégales. Des capitaux égaux ayant des compositions organiques différentes mettent en mouvement des quantités différentes de travail. Supposons qu’un capital de 100 se compose de 70 c et de 30 v. Un autre capital de 100 se compose de 90 c et de 10 v. Si le taux de plus-value est de 100 %, le travail vivant des ouvriers est deux fois plus important que le travail payé exprimé par le capital variable (c’est-à-dire le salaire). Ainsi 70 unités de travail passé et 60 unités de travail vivant sont dépensées dans la production de la première marchandise, soit un total de 130 ; 90 unités de travail passé et 20 unités de travail vivant sont dépensées dans la production de la seconde marchandise, soit un total de 110. Comme les deux marchandises sont produites par des capitaux égaux, elles sont mutuellement égalisées sur le marché, bien qu’elles aient été produites par des quantités inégales de travail. L’égalité des capitaux signifie l’inégalité du travail.

La divergence entre la taille des capitaux et la quantité de travail est due aussi à la différence des périodes de rotation de la fraction variable du capital. Supposons que la composition organique des deux capitaux soit la même, par exemple 80 c + 20 v. Mais la fraction variable du premier capital circule une fois par an et celle du second trois fois par an, c’est-à-dire qu’à chaque tiers de l’année le capitaliste paie 20 v à ses ouvriers. La somme des salaires payés aux ouvriers pendant l’année est égale à 60. Il est évident que les dépenses de travail pour l’obtention de la première marchandise sont de 80 + 40 = 120, et pour la seconde marchandise de 80 + 120 = 200. Mais, du fait que les capitaux investis, en dépit des différences de leurs périodes de rotation, sont de 100 dans les deux cas, les marchandises sont égalisées l’une à l’autre, bien qu’elles aient été produites par des quantités inégales de travail. Il est nécessaire de remarquer que « la différence du temps de rotation n’a en elle-même d’importance que pour autant qu’elle affecte la masse de surtravail qu’un même capital peut s’approprier et réaliser dans un temps donné » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 169), c’est-à-dire si nous considérons la période de rotation du capital variable. Le phénomène mentionné ici, c’est-à-dire la différence des compositions organiques des capitaux et des périodes de rotation, peut se ramener en dernière analyse au fait que la taille du capital ne peut en elle-même servir d’indicateur du montant de travail vivant qu’elle met en mouvement, car ce montant dépend : 1) de la taille du capital variable, et 2) du nombre de ses rotations.

Nous arrivons par conséquent à une conclusion qui, à première vue, contredit la théorie de la valeur-travail. En partant de la loi fondamentale d’équilibre de l’économie capitaliste, c’est-à-dire de l’égalité des taux de profit dans toutes les sphères de production, de la vente des marchandises à leur prix de production calculé sur la base des taux de profit égaux, nous arrivons aux résultats suivants. Des capitaux égaux mettent en œuvre des quantités inégales de travail. Des prix de production égaux correspondent à des valeurs-travail inégales. Dans la théorie de la valeur-travail, les éléments fondamentaux de notre raisonnement étaient la valeur-travail des marchandises, qui dépendait de la productivité du travail, et la répartition du travail entre les différentes sphères de production en état d’équilibre. Mais le prix de production ne coïncide pas avec la valeur-travail et la répartition des capitaux ne coïncide pas avec la répartition du travail. Cela signifie-t-il que les éléments fondamentaux de la théorie de la valeur-travail sont complètement superflus pour l’analyse de l’économie capitaliste, que nous devons jeter par-dessus bord ce bagage théorique inutile et concentrer exclusivement notre attention sur le prix de production et la répartition des capitaux ? Nous essaierons de montrer que l’analyse des prix de production et de la répartition des capitaux présuppose à son tour la valeur-travail, et que ces maillons essentiels de la théorie de l’économie capitaliste n’excluent pas ceux qui constituent la théorie de la valeur-travail, telle qu’elle a été étudiée ci-dessus. Au contraire, dans le cours de notre analyse, nous montrerons que le prix de production et la répartition des capitaux conduisent à la valeur-travail et à la répartition du travail, et que, parallèlement à celles-ci, ils sont partie intégrante d’une théorie générale de l’économie capitaliste. Il nous faut construire une passerelle pour passer de la répartition des capitaux à la répartition du travail ainsi que du prix de production à la valeur. Pour commencer, nous nous attaquerons à la première partie de cette tâche.

Nous avons vu que la répartition des capitaux ne coïncidait pas avec la répartition du travail, que l’égalité des capitaux signifiait une inégalité des travaux. Si un capital de 100 dépensé dans une sphère de production donnée est égalisé, par l’intermédiaire de l’échange des marchandises sur le marché, avec un capital de 100 dépensé dans n’importe quelle autre sphère de production, et s’il y a des différences dans les compositions organiques de ces capitaux, cela signifie que la quantité donnée de travail dépensé dans la première branche sera égalisée avec une autre quantité de travail dépensée dans la seconde branche, alors que ces deux quantités ne sont pas égales. Il nous reste maintenant à déterminer avec précision quelles quantités de travail dépensées dans les différentes sphères de production sont égalisées. Le fait que la taille des capitaux ne coïncide pas quantitativement avec les sommes de travail qu’ils mettent en mouvement ne signifie pas qu’il n’y ait pas une étroite relation entre ces capitaux et le travail. Cette connexion peut apparaître si nous connaissons la composition organique des capitaux. Si le premier capital se compose de 80 c + 20 v et le second de 70 c + 30 v, et si le taux de plus-value est de 100 %, le premier capital met alors en mouvement 40 unités de travail vivant et le second 60. Le taux de plus-value étant donné, « une certaine quantité de travail variable représente donc une certaine quantité de force de travail mise en mouvement, partant une quantité donnée de travail en voie de se matérialiser » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 161). « Par conséquent, le capital variable sert ici, comme c’est toujours le cas pour un salaire donné, d’indice de la masse du travail mise en mouvement par un capital total donné » (ibid.). Nous savons ainsi que, dans la première sphère de production, le montant total des dépenses de travail est de 120 (80 passé et 40 vivant) et, dans la seconde, de 130 (70 passé et 60 vivant). Partant de la répartition des capitaux entre les diverses sphères de production (100 dans chaque), nous sommes arrivés, par l’intermédiaire de la composition organique du capital, à la répartition du travail social entre ces sphères (120 dans la première et 130 dans la seconde). Nous savons que le montant de travail de 120 dépensé dans la première branche est égalisé avec une masse de travail de 130 dépensée dans la seconde sphère. L’économie capitaliste établit l’équilibre entre des quantités inégales de travail si elles se trouvent mises en mouvement par des capitaux égaux. Par l’intermédiaire des lois de l’équilibre des capitaux, nous en sommes arrivés à l’équilibre dans la répartition du travail. Dans les conditions de la production marchande simple, l’équilibre s’établit entre des quantités égales de travail et, dans les conditions de la société capitaliste, il s’établit entre des quantités inégales. Mais la tâche de l’analyse scientifique consiste à formuler clairement les lois de l’équilibre et de la répartition du travail, quelle que soit la forme qu’elles revêtent. Si nous considérons un schéma simple de répartition du travail déterminé par la valeur-travail (qui à son tour dépend de la productivité du travail), nous obtenons une formule d’équilibre entre des quantités égales de travail. Si nous supposons que la répartition du travail est déterminée par la répartition des capitaux, répartition qui acquiert un sens en tant que maillon intermédiaire dans la chaîne causale, la formule de la répartition du travail dépend alors de la formule de la répartition des capitaux : des masses inégales de travail mises en mouvement par des capitaux égaux sont égalisées l’une à l’autre. L’objet de notre analyse reste, comme auparavant, l’équilibre et la répartition du travail social. Dans l’économie capitaliste, cette répartition se réalise par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. C’est la raison pour laquelle la formule de, l’équilibre du travail devient plus complexe que pour l’économie marchande simple ; elle découle de la formule de l’équilibre des capitaux.

Comme nous l’avons vu, l’égalisation des objets sur le marché est étroitement liée à l’égalisation du travail, même dans une société capitaliste. Les produits de deux sphères sont égalisés sur le marché, et s’ils ont été produits avec des quantités égales de capital et avec des dépenses de travail inégales, cela signifie que, dans le procès de répartition du travail social entre les différentes branches, des masses de travail inégales mises en mouvement par des capitaux égaux sont égalisées l’une à l’autre. Marx ne s’est pas borné à mettre en évidence le fait que deux marchandises ayant des prix de production égaux ont des valeurs inégales : il nous a donné la formule théorique de l’écart des prix de production aux valeurs. Il ne s’est pas non plus borné à l’affirmation que, dans l’économie capitaliste, des masses inégales de travail dépensées dans différentes sphères sont égalisées l’une à l’autre : il nous a donné la formule théorique de l’écart de la répartition du travail à la répartition des capitaux, c’est-à-dire qu’il a établi une relation entre ces deux procès, par l’intermédiaire du concept de composition organique du capital.

Pour illustrer ce que nous avons mis en évidence, nous pouvons citer la première moitié du tableau donné par Marx dans le livre III du Capital (nous avons changé certains intitulés de colonnes). « Prenons cinq sphères différentes de production dans lesquelles ont été investis des capitaux ayant tous une composition organique différente » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 171 ). La somme globale du capital social est égale à 500 et le taux de plus-value est de 100 %.

Répartition

des capitaux

Composition organique

du capital

Répartition

du travail

I. 10080 c + 20 v120
II. 10070 c + 30 v130
III. 10060 c + 40 v140
IV. 10085 c + 15 v115
V. 10095 c + 5 v105

Nous avons intitulé la troisième colonne « répartition du travail ». Cette colonne indique le montant du travail dépensé dans chaque sphère. Marx l’appelle « valeur produite », parce que la valeur-travail du produit total de chaque sphère de production est déterminée par la quantité de travail dépensée dans chaque sphère. D’après les critiques de la théorie de Marx, cet intitulé « valeur produite » est fictif, construit artificiellement et superflu du point de vue théorique. Ils ne prennent pas en compte le fait que cette colonne n’indique pas seulement la valeur des différentes sphères de production, mais aussi la répartition du travail social entre les différentes sphères de production, c’est-à-dire un phénomène qui existe objectivement et a une signification fondamentale pour la théorie économique. Rejeter cette colonne revient à rejeter la théorie économique, qui analyse l’activité de travail de la société. Le tableau montre clairement comment Marx a jeté une passerelle entre la répartition du capital et la répartition du travail social, par l’intermédiaire de la composition organique du capital[174]. Ainsi la chaîne causale des connexions devient mieux articulée et acquiert la forme suivante : prix de production - répartition du capital - répartition du travail social. Nous devons passer maintenant à l’analyse du premier maillon de cette chaîne, le prix de production, et voir si ce maillon n’en présuppose pas d’autres situés avant lui.

III. Le prix de production[modifier le wikicode]

Nous avons établi ci-dessus le schéma suivant des relations causales : prix de production - répartition du capital - répartition du travail. Le point de départ de ce schéma est le prix de production. Pouvons-nous dans notre analyse en rester au prix de production, ou faut-il aller plus loin ? Qu’est-ce que le prix de production ? Les coûts de production plus le profit moyen. Mais en quoi consistent les coûts de production ? Ils se composent de la valeur du capital constant et du capital variable dépensés dans la production. Franchissons un pas de plus et demandons-nous à quoi est égale la valeur du capital constant et du capital variable. Elle est bien sûr égale à la valeur des marchandises qui les composent (machines, matières premières, biens de subsistance, etc.). Toute notre argumentation tourne ainsi dans un cercle vicieux : la valeur des marchandises s’explique par les prix de production, c’est-à-dire les coûts de production ou la valeur du capital, et la valeur du capital s’explique à son tour par la valeur des marchandises. « C’est un cercle vicieux de vouloir déterminer la valeur de la marchandise par la valeur du capital, car la valeur du capital est égale à la valeur des marchandises dont il se compose » (Theorien, t. 3, p. 71).

Pour que le prix de production ne tourne pas dans un cercle vicieux, il nous faut trouver quelles conditions conduisent à des modifications des prix de production et des taux moyens de profit. Nous commencerons par les coûts de production.

Si le taux de profit moyen reste inchangé, le prix de production des marchandises change avec les coûts de production. Les coûts de production des marchandises varient dans les cas suivants : 1) quand les quantités relatives des moyens de production et le travail nécessaire à la production changent, c’est-à-dire quand la productivité du travail dans la sphère de production considérée change, les prix restant constants ; 2) quand les prix des moyens de production changent, ce qui présuppose des changements de la productivité du travail dans les branches qui produisent ces moyens de production (les quantités relatives des moyens de production et de la force de travail restant constantes). Dans les deux cas, les coûts de production varient en relation avec les changements de la productivité du travail et, par conséquent, en relation avec des changements de la valeur-travail. Ainsi « le taux général de profit reste constant. Alors le prix de production d’une marchandise ne peut changer que par suite d’une modification de sa propre valeur ; ce qui veut dire qu’une quantité de travail plus ou moins grande est nécessaire pour le reproduire ; la productivité du travail change soit dans l’élaboration définitive de la marchandise, soit dans la fabrication de celles qui entrent dans sa production. Le prix de production des filés de coton peut baisser parce que le coton brut est produit à meilleur compte ou parce que le travail de filage est devenu plus productif à cause d’une amélioration des machines » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 220 ; voir aussi p. 182-183). Il faut noter que les prix de production exprimés quantitativement ne correspondent pas exactement à la valeur-travail des marchandises qui en sont les éléments. « Puisqu’il est possible que le prix de production s’écarte de la valeur de la marchandise, son coût de production renfermant le prix de production d’une autre marchandise peut lui aussi se trouver au-dessus ou au-dessous de cette fraction de sa valeur globale que constitue la valeur des moyens de production consommés » (ibid., p. 181). On voit que ce fait, auquel Tugan-Baranovskij attache une si grande importance dans sa critique de la théorie de Marx, était bien connu de Marx lui-même. Ce dernier avait même averti qu’ « une erreur est toujours possible quand, dans une sphère de production particulière, on pose le coût de production de la marchandise comme égal à la valeur des moyens de production consommés au cours de sa production » (ibid.). Mais cet écart ne contredit absolument pas le fait que des changements de la valeur-travail, consécutifs à des changements de la productivité du travail, provoquent des changements des coûts de production et par conséquent des prix de production. C’est précisément ce qu’il fallait prouver. Le fait que les expressions quantitatives de différentes séries d’événements divergent ne supprime pas l’existence d’une relation causale entre ces événements, ni la dépendance des changements de l’une des séries à l’égard des changements dans l’autre série. Notre tâche est accomplie dès lors que nous avons établi les lois de cette dépendance.

La seconde partie du prix de production, à côté des coûts de production, est le profit moyen, c’est-à-dire le taux moyen de profit multiplié par le capital. Nous devons examiner maintenant plus en détail la formation du profit moyen, sa grandeur et ses modifications.

La théorie du profit analyse les interrelations et les lois du changement des revenus des capitalistes industriels et des groupes de capitalistes. Mais les rapports de production entre capitalistes individuels et entre groupes de capitalistes ne peuvent être compris sans une analyse préliminaire du rap-port de production fondamental entre la classe des capitalistes et celle des travailleurs salariés. Ainsi la théorie du profit, qui analyse les interrelations entre les revenus des capitalistes individuels et des groupes de capitalistes, est construite par Marx sur la base de la théorie de plus-value, dans laquelle il analyse les rapports entre le revenu de la classe capitaliste et celui de la classe des travailleurs salariés.

La théorie de la plus-value nous enseigne que, dans la société capitaliste, la valeur du produit se décompose en trois parties. Une partie (c) compense la valeur du capital constant usé dans la production - c’est une valeur reproduite et non une valeur nouvellement produite. Si l’on soustrait cette valeur de la valeur totale du produit (M - c), on obtient la valeur produite par le travail vivant, « créée » par lui. Cette valeur est le résultat du procès de production considéré. A son tour, elle se compose de deux parties ; l’une (v) rembourse les ouvriers pour la valeur des biens de subsistance, c’est-à-dire procure leurs salaires, ou le capital variable. Le reliquat pl = M – c - v = M - (c + v) = M - C est la plus-value qui appartient au capitaliste et qu’il dépense pour sa consommation personnelle et pour l’extension de la production (c’est-à-dire l’accumulation). Ainsi toute la valeur reçue se divise en fonds de reproduction du capital constant (c), fonds de subsistance du travail ou de reproduction de la force de travail (v) et fonds pour la subsistance du capitaliste et pour la reproduction élargie (pl).

La plus-value naît de la différence entre le travail dépensé par les ouvriers dans le procès de production et le travail nécessaire à la production de leur fonds de subsistance. Cela signifie que la plus-value s’accroît dans la mesure où s’accroît le travail dépensé dans la production, et où décroît le travail nécessaire à la production du fonds de subsistance des ouvriers. La plus-value est déterminée par la différence entre le travail total et le travail payé, c’est-à-dire par le travail non payé ou surtravail. La plus-value est « créée » par le surtravail. Toutefois, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, c’est avoir une fausse idée de la question que de penser que le surtravail, l’activité matérielle, « crée » la plus-value comme une propriété des choses. Le surtravail « s’exprime », « se manifeste », « se représente » (sich darstellt) dans la plus-value. Des changements de la grandeur de la plus-value dépendent des changements de la quantité de surtravail.

La grandeur de la plus-value dépend : 1) de son rapport au travail nécessaire, payé, c’est-à-dire du taux de surtravail ou du taux de plus-value pl/v ; 2) si nous considérons ce taux comme une donnée, du nombre d’ouvriers [175], c’est-à-dire de la quantité de travail vivant mis en mouvement par le capital. Si le taux de plus-value est donné, la somme totale de la plus-value dépend de la quantité totale de travail vivant et, par conséquent, du surtravail. Prenons maintenant deux capitaux égaux à 100, qui rapportent des profits égaux du fait de la tendance à l’égalisation des taux de profit. Si les capitaux sont dépensés exclusivement pour le paiement de la force de travail (v), ils mettent en mouvement des masses égales de travail vivant et, par conséquent, de surtravail. Ici, des profits égaux correspondent à des capitaux égaux et également à des quantités de surtravail égales, si bien que le profit coïncide avec la plus-value. Nous arrivons au même résultat si les deux capitaux sont répartis dans des proportions égales entre capital constant et capital variable. L’égalité des capitaux variables signifie l’égalité du travail vivant mis en mouvement par ces capitaux. Mais si un capital de 100 dans une sphère de production donnée se compose de 70 c + 30 v alors qu’un autre capital de 100 dans une autre sphère se compose de 90 c + 10 v, la masse de travail vivant que ces deux capitaux mettent en mouvement et, par conséquent, les masses de surtravail, ne sont pas égales. Néanmoins, ces capitaux, du fait qu’ils sont égaux, rapportent des profits égaux, par exemple 20, en raison de la concurrence des capitaux entre les différentes sphères de production. Il est évident que les profits que ces capitaux rapportent ne correspondent pas aux masses de travail vivant qu’ils mettent en mouvement et, par conséquent, aux masses de surtravail. Les profits ne sont pas proportionnels aux masses de travail. En d’autres termes, les capitalistes reçoivent des profits globaux qui diffèrent de ceux qu’ils recevraient si les profits étaient proportionnels au surtravail ou à la plus-value. C’est seulement dans ce contexte que l’on peut comprendre l’affirmation de Marx que les capitalistes « n’en retirent pas [de la vente de leurs marchandises] la plus-value, donc le profit, résultant de la production de ces marchandises dans leur propre sphère » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 175). Quelques critiques de Marx ont cru comprendre que le premier des capitaux ci-dessus « donnait » au second 10 unités de travail mises en œuvre par lui-même ; une partie de surtravail et de la plus-value « déborderait », comme un liquide, d’une sphère de production à une autre, des sphères à basse composition organique du capital aux sphères qui se caractérisent par une composition organique du capital élevée : « La plus-value extorquée aux ouvriers dans des branches particulières de production doit s’écouler d’une sphère à une autre jusqu’à ce que les taux de profit soient égaux et que tous les capitaux obtiennent un taux de profit moyen [...]. Cependant, une telle supposition est impossible, car la plus-value ne représente pas un prix monétaire original, mais seulement du temps de travail cristallisé. Sous cette forme, elle ne peut s’écouler d’une sphère à l’autre. Et ce qui est encore plus important, ce n’est pas en réalité la plus-value qui s’écoule, ce sont les capitaux eux-mêmes qui s’écoulent d’une sphère de production à une autre jusqu’à ce que les taux de profit soient égalisés. »[176]Il est parfaitement évident, et cela n’a nul besoin d’être prouvé ici, que selon Marx le procès d’égalisation des taux de profit s’accomplit par l’intermédiaire du transfert des capitaux, et non des plus-values, d’une sphère à l’autre (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 175, 196, 210, 250 et passim). Du fait que les prix de production établis dans différentes sphères de production contiennent des taux de profit égaux, le transfert des capitaux entraîne que les profits reçus par les capitaux ne sont pas proportionnels aux quantités de travail vivant, ni au surtravail mis en œuvre par ces capitaux. Mais si le rapport entre les profits de deux capitaux engagés dans des sphères de production différentes ne correspond pas au rapport entre les quantités de travail vivant engagées par ces capitaux, il ne s’ensuit pas qu’une partie du surtravail et de la plus-value soit transférée, » déborde » d’une sphère de production à une autre. Une telle conception, fondée sur une interprétation littérale de quelques affirmations de Marx, se glisse parfois subrepticement dans les œuvres de certains marxistes ; elle naît d’une vision de la valeur comme objet matériel ayant les caractéristiques d’un liquide. Toutefois, si la valeur n’est pas une substance qui s’écoule d’un producteur à l’autre, mais un rapport social entre les hommes, fixé, « exprimé », « représenté » dans les choses, alors la conception du débordement de la valeur d’une sphère de production à une autre ne résulte pas de la théorie de la valeur de Marx ; tout au contraire, elle contredit fondamentalement la théorie marxienne de la valeur comme phénomène social.

Le fait qu’il n’y ait pas, dans la société capitaliste, de lien de dépendance direct entre le profit du capitaliste et la quantité de travail vivant, et donc de surtravail, mis en mouvement par le capital signifie-t-il que nous devrions abandonner complètement la recherche des lois de formation du taux de profit moyen et des causes qui influent sur son niveau ? Pourquoi le taux de profit moyen est-il dans un pays donné de 10 %, et non de 5 % ou de 25 % ? Nous ne demandons pas à l’économie politique de nous donner une formule exacte pour le calcul du taux de profit moyen dans chaque cas. Nous lui demandons de ne pas prendre un taux de profit donné comme point de départ de l’analyse (point de départ qui n’aurait pas à être expliqué), mais au contraire de déterminer les causes fondamentales de la chaîne des événements qui provoquent des variations dans un sens ou dans un autre du taux de profit moyen, c’est-à-dire d’expliquer les changements qui déterminent le niveau du profit. Tel est le but que se fixe Marx dans les célèbres tableaux du chapitre 9 du livre III du Capital. Comme le second et le troisième des tableaux de Marx prennent en compte la consommation partielle de capital fixe, nous prendrons comme base son premier tableau de façon à ne pas compliquer les calculs. Nous compléterons ce tableau comme il convient. Marx prend cinq sphères de production différentes, avec des compositions organiques différentes des capitaux investis dans ces sphères. Le taux de plus-value est partout égal à 100 %.

CapitauxValeur-travail

des produits

Plus-valueTaux de profit moyenPrix de production des produitsEcart du prix de production par rapport à la valeur

(et du profit par rapport à la plus-value)

I. 80 c + 20 v1202022 %122+ 2
II. 70 c + 30 v1303022 %122- 8
III. 60 c + 40 v1404022 %122- 18
IV. 85 c + 15 v1151522 %122+ 7
V. 95 c + 5 v105522 %122+ 17
390 c + 110 v61011022 %1220
78 c + 22 v-22---

Le capital social total est de 500 ; il se décompose en 390 c et 100 v. Ce capital est réparti en cinq sphères, à raison de 100 dans chaque. La composition organique du capital montre combien de travail vivant, et par conséquent de surtravail, il y a dans chaque sphère. La valeur-travail totale du produit est de 610 et la plus-value totale de 110. Si les marchandises de chaque sphère étaient vendues à leur valeur ou, ce qui revient au même, si les profits dans chaque sphère correspondaient aux quantités de travail vivant, et donc au surtravail, engagées dans chaque sphère, les taux de profit des sphères particulières de production seraient 20 %, 30 %, 40 %, 15 % et 5 %. Les sphères à basse composition organique du capital obtiendraient un profit plus élevé, et les sphères à haute composition organique un profit plus bas. Mais, nous le savons, il n’est pas possible qu’existent dans la société capitaliste des taux de profit différents, car cela amènerait un transfert des capitaux des sphères à bas taux de profit vers les sphères à taux de profit élevé, jusqu’à ce que le même taux de profit s’établisse partout. Le taux de profit dans le cas donné est de 22 %. Les marchandises produites par des capitaux égaux, d’un montant de 100, sont vendues à des prix de production égaux (122), bien qu’elles soient produites avec des quantités inégales de travail. Chaque capital de 100 reçoit un profit de 22 %, bien que ces capitaux égaux aient mis en mouvement des quantités inégales de surtravail dans les différentes sphères. « Pour 100 par exemple, chaque capital avancé, quelle que soit sa composition, rapporte chaque année, ou dans un tout autre laps de temps, le profit qui, pour cette période, revient à ces 100 considérés comme tantième partie du capital total. En ce qui concerne le profit, les différents capitalistes jouent ici le rôle de simples actionnaires d’une société par actions dans laquelle les parts de profit sont également réparties pour chaque fraction de 10 ; elles ne diffèrent pour les divers capitaux que par l’importance du capital que chacun a mis dans l’entreprise commune, c’est-à-dire par la participation proportionnelle de chacun à cette entreprise, suivant le nombre de ses actions » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 175).

A quel niveau s’établit le taux de profit moyen ? Pourquoi ce taux est-il égal précisément à 22 % ? Imaginons que toutes les sphères de production soient regroupées par ordre décroissant en fonction du montant de travail vivant mis en mouvement par un capital de 100. Les fractions variables des capitaux (en pourcentage) diminuent à partir du haut (ou encore la composition organique augmente en allant du haut vers le bas). Parallèlement à cela, et dans le même rapport, les taux de profit diminuent de haut en bas. Le taux de profit qui échoit à chaque capital dépend (dans cet exemple) de la quantité de travail vivant que le capital met en mouvement, ou de la taille de son capital variable. Mais, comme on le sait, une telle différence dans les taux de profit est impossible. La concurrence entre les capitaux établit un taux de profit moyen pour toutes les sphères de production ; ce taux de profit se situe quelque part vers le milieu des taux de profit rangés en ordre décroissant. Ce taux moyen de profit correspond au capital qui met en mouvement une quantité moyenne de travail vivant, ou encore à une taille moyenne du capital variable. En d’autres termes, « le taux de profit moyen n’est rien d’autre que le profit, calculé en pourcentage, dans cette sphère de composition moyenne, dans laquelle, par conséquent, le profit coïncide avec la plus-value » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 189). Dans le cas considéré, le capital social total de 500 se décompose en 390 c + 110 v, la composition moyenne de chacun de ces 100 est de 78 c + 22 v ; si le taux de plus-value est de 100 %, chaque montant de 100 de ce capital de composition organique moyenne obtient un taux de plus-value de 22 %. La grandeur de cette plus-value détermine le niveau du taux de profit moyen. Par conséquent, ce taux est déterminé par le rapport de la masse totale de plus-value (pl) produite dans la société au capital social total (C), soit p’ = pl/C.

Marx parvient à la même conclusion en procédant de façon différente. Il utilise la méthode de comparaison, comme il le fait souvent pour expliquer les propriétés caractéristiques de l’économie capitaliste. Dans le problème considéré, la question du taux moyen de profit, il compare l’économie capitaliste développée à : 1) une économie marchande simple, et 2) une économie capitaliste embryonnaire ou hypothétique qui diffère du capitalisme développé par l’absence de concurrence entre les capitaux de différentes sphères de production, c’est-à-dire une société dans laquelle chaque capital est immobilisé à l’intérieur de sa sphère de production.

Supposons dans un premier temps une société de petits producteurs marchands qui possèdent des moyens de production d’une valeur de 390 unités-travail ; le travail vivant de ses membres se monte à 220. Les forces productives de la société, qui représentent 610 unités de travail vivant et passé, sont réparties entre cinq sphères de production. La combinaison de travail vivant et de travail passé est différente d’une sphère à l’autre, en fonction des caractéristiques techniques de chaque sphère. Supposons que les combinaisons soient les suivantes (le premier chiffre représente le travail passé, le second le travail vivant) : I, 80 + 40 ; II, 70 + 60 ; III, 60 + 80 ; IV, 85 + 30 ; V, 95 + 10. Supposons que la productivité du travail atteint un niveau de développement tel que le petit producteur reproduit la valeur de ses biens de subsistance avec la moitié de son travail. La valeur totale de la production (610) se scinde en fonds pour la reproduction des moyens de production (390), fonds pour la subsistance des producteurs (110) et plus-value (110). La plus-value reste entre les mains de ces mêmes petits producteurs. Ils peuvent la dépenser pour augmenter leur consommation, pour étendre leur production (ou en partie dans un but et en partie dans l’autre). Cette plus-value de 110 sera répartie proportionnellement entre les différentes sphères de production et les producteurs individuels en fonction du travail dépensé. La répartition entre ces différentes sphères sera : 20, 30, 40, 15 et 5. En fait, ces masses de plus-value sont proportionnelles seulement aux masses de travail vivant, à l’exclusion du travail passé alloué à chaque sphère. Si les masses de plus-value sont rapportées à la quantité totale de travail (vivant et passé) dans chaque sphère, elles conduisent à des taux de profit inégaux[177]. Mais, dans une économie marchande simple, les producteurs ne connaissent pas la catégorie profit. Ils ne considèrent pas les moyens de production comme un capital qui doit rapporter un taux de profit donné, mais comme des conditions pour la mise en action du travail, conditions qui donnent à chaque producteur de marchandises la possibilité de poser son travail comme équivalent à celui des autres producteurs de marchandises, et dans lesquelles des quantités égales de travail vivant rapportent des valeurs égales.

Supposons maintenant que des capitalistes, et non plus des petits producteurs marchands, dominent l’économie. Les autres conditions sont inchangées. La valeur du produit global et la valeur des fonds individuels entre les-quels il se partage restent inchangées. La seule différence, c’est que le fonds pour l’augmentation de la consommation ou l’extension de la production (la plus-value), de 110, ne reste pas entre les mains des producteurs directs, mais dans celles des capitalistes. La même valeur sociale totale est répartie de façon différente entre les différentes classes sociales. Comme la valeur du produit des sphères particulières de production n’a pas changée, la plus-value est répartie dans les mêmes proportions que précédemment entre les sphères particulières et les capitalistes individuels. Les capitalistes de chacune des cinq sphères obtiennent respectivement : 20, 30, 40, 15 et 5. Mais ils rapportent ces masses de plus-value au capital total investi, qui est de 100 dans chaque sphère. Il en résulte que les taux de profit sont différents. Ils ne peuvent être différents qu’en raison de l’absence de concurrence entre les sphères particulières de production.

Passons pour terminer du capitalisme hypothétique au capitalisme réel, où il y a concurrence des capitaux entre les différentes sphères de production. Ici, on ne peut avoir des taux de profit différents parce que cela provoquerait un mouvement de capitaux d’une sphère à l’autre jusqu’à ce que toutes les sphères aient le même taux de profit. En d’autres termes, la répartition de la masse précédente de plus-value entre les différentes sphères et entre les capitalistes individuels va maintenant être différente ; elle sera proportionnelle aux capitaux investis dans les sphères. La répartition de la plus-value est modifiée, mais la valeur totale du fonds d’augmentation de la consommation et d’élargissement de la reproduction reste la même. La masse précédente de plus-value est maintenant répartie entre les capitalistes individuels en fonction de la taille de leurs capitaux. On obtient ainsi le taux de profit moyen. Celui-ci est déterminé par le rapport de la plus-value totale au capital social total.

La comparaison d’une économie marchande simple, d’une économie capitaliste hypothétique et d’une économie capitaliste réelle n’est pas développée par Marx sous la forme que nous avons présentée. Marx parle de production marchande simple dans le chapitre 10 du livre III. Il prend une société capitaliste hypothétique comme base de son analyse dans le chapitre 8 et dans les tableaux du chapitre 9, où il suppose l’absence de concurrence entre les sphères particulières et des taux de profit différents. La comparaison que nous avons faite entre les trois types différents d’économie suscite certains doutes. Une économie marchande simple suppose la domination du travail vivant sur le travail passé, et un rapport approximativement homogène entre travail vivant et travail passé dans les différentes branches de production. Pourtant, dans nos schémas, ce rapport est supposé être différent pour chaque sphère. Cette objection n’a pas grande signification, parce que des rapports différents entre travail vivant et travail passé (même s’ils ne sont pas caractéristiques d’une économie marchande simple) ne sont pas en contra-diction, d’un point de vue logique, avec ce type d’économie et peuvent être utilisés à titre d’hypothèse dans un raisonnement théorique. Des doutes plus sérieux s’élèvent à propos du schéma de l’économie capitaliste embryonnaire ou hypothétique. Si l’absence de concurrence entre les capitalistes des différentes sphères de cette économie explique pourquoi les marchandises ne sont pas vendues à leur prix de production, cette même condition empêche d’expliquer la vente des marchandises à leur valeur-travail. Dans l’économie marchande simple, la vente des biens à leur valeur-travail ne peut avoir lieu qu’à la condition que le travail puisse être transféré d’une sphère à l’autre, c’est-à-dire qu’il y ait concurrence entre les sphères de production. Marx note quelque part que la vente des biens à leur valeur-travail suppose comme condition nécessaire qu’aucun monopole naturel ou artificiel ne permette à l’une des parties contractantes de vendre au-dessus de la valeur, ou ne la contraigne à vendre au-dessous de la valeur (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 194). Mais s’il n’y a pas de concurrence entre les capitaux, si chaque capital est immobilisé dans sa sphère, il en résulte une situation de monopole. La vente à des prix supérieurs à la valeur ne provoque pas un afflux de capitaux en provenance des autres sphères. La vente à des prix inférieurs à la valeur ne cause pas une sortie de capitaux de la sphère en question en direction des autres sphères. Il n’y a aucune régularité dans l’établissement des proportions d’échange entre marchandises en fonction de leurs valeurs-travail. Sur quelle base, le schéma de l’économie capitaliste embryonnaire suppose-t-il la vente des marchandises à leur valeur, alors qu’il n’y a pas de concurrence entre les capitalistes des différentes sphères ?

On ne peut répondre à cette question que si on explique le schéma comme nous l’avons fait ci-dessus. Le schéma 2 n’est pas une image d’un capitalisme embryonnaire qui aurait existé dans l’histoire, mais un schéma théorique hypothétique qui découle du schéma 1 (économie marchande simple) au moyen d’une procédure méthodologique qui consiste à changer seulement l’une des conditions du schéma, toutes les autres conditions restant inchangées. Dans le schéma 2, une seule condition est modifiée par rapport au schéma 1. On suppose que l’économie n’est plus gérée par des petits producteurs marchands, mais par des capitalistes. Les autres conditions sont supposées être restées les mêmes qu’auparavant : la masse de travail vivant et de travail passé dans chaque sphère, la valeur du produit total et la masse de plus-value, et donc le prix des produits ; le prix de vente des marchandises, dans sa liaison avec leurs valeurs, est maintenu au même niveau que précédemment. La vente des marchandises à leur valeur est une condition théorique qui est transférée du schéma 1 au schéma 2 et elle n’est possible que si une condition théorique supplémentaire est remplie, à savoir l’absence de concurrence entre capitalistes des différentes sphères. Par conséquent, comme nous changeons cette dernière condition lorsque nous passons du schéma 2 au schéma 3 (capitalisme développé), c’est-à-dire comme nous introduisons l’hypothèse de concurrence des capitaux, la vente des biens à leur valeur fait place à la vente des biens à leur prix de production, par laquelle des capitalistes réalisent un taux de profit moyen. Mais en accomplissant cette transition du schéma 2 au schéma 3 par la même procédure méthodologique, c’est-à-dire en changeant une seule condition, nous laissons sans changement les autres conditions, en particulier la masse de plus-value précédente. Nous arrivons ainsi à la conclusion que la formation d’un taux général moyen de profit reflète une redistribution d’une masse totale de plus-value identique à celle des schémas précédents entre capitalistes. La part de cette plus-value dans le capital social total détermine le niveau du taux de profit moyen. Répétons que cette « redistribution » de la plus-value ne doit pas, à notre avis, être comprise comme un procès historique qui aurait réellement eu lieu et qui aurait été précédé par une économie capitaliste embryonnaire caractérisée par des taux de profit différents dans différentes sphères de production[178]. C’est un schéma théorique de répartition du profit dans l’économie capitaliste. Ce schéma découle du premier schéma (production marchande simple) par l’intermédiaire d’une double modification des hypothèses. En passant du schéma 1 au schéma 2, nous avons supposé que la classe sociale qui s’approprie la plus-value changeait. En passant du schéma 2 au schéma 3, nous avons supposé que, dans le contexte de la même classe de capitalistes, une redistribution du capital avait lieu entre les différentes sphères. Ces deux transitions représentent par essence deux maillons logiques d’un seul raisonnement. Elles sont séparées dans un souci de clarté, bien qu’elles n’existent pas séparément. Selon nous, il est erroné de transformer le maillon logique intermédiaire, le schéma 2, en une description d’une économie qui aurait existé historiquement comme transition de la production marchande simple à la production capitaliste développée.

Le taux de profit moyen est donc quantitativement déterminé par le rapport entre la masse totale de plus-value et le capital social total. Dans le système de Marx, la grandeur du taux de profit moyen découle de la masse totale de plus-value et non des différents taux de profit, comme il pourrait le sembler dans une première lecture du texte de Marx. Le fait de déduire le taux de profit moyen de l’existence de taux de profit différents amène des objections fondées sur le fait que l’existence de taux de profit différents dans des sphères différentes n’est pas prouvée d’un point de vue logique ou historique. Selon cette thèse, l’existence de taux de profit différents est le résultat de la vente de produits de différentes sphères à leur valeur. Mais, comme nous l’avons vu ci-dessus, des taux de profit différents dans des sphères de production différentes jouent seulement le rôle de schéma théorique dans l’œuvre de Marx, pour expliquer au moyen d’une comparaison la formation et la grandeur d’un taux de profit moyen. Marx lui-même souligne que « le taux général du profit est donc déterminé par deux facteurs :

  • par la composition organique des capitaux dans les diverses sphères de production, partant par les divers taux de profit des sphères particulières ;
  • par la répartition de la totalité du capital social dans ces différentes sphères, donc par la grandeur relative du capital investi dans chaque sphère particulière, autre-ment dit à un taux de profit particulier; ce qui veut dire par la fraction de la masse de tout le capital social, absorbée par chaque sphère de production particulière » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 179). Il est bien évident que les divers taux de profit des sphères particulières ne sont utilisés par Marx que comme expression numérique, comme indicateur, de la composition organique du capital, c’est-à-dire des masses de travail vivant, et donc de surtravail, mises en mouvement par 100 unités de capital dans telle ou telle sphère. Ce facteur se combine aux autres ; la quantité de surtravail qui revient à chacune des 100 unités de capital dans chaque sphère est multipliée par la taille (le nombre de centaines) du capital investi dans la sphère considérée. Nous obtenons comme résultat la masse de surtravail et de plus-value d’abord dans les sphères particulières, puis dans l’ensemble de l’économie sociale. Ainsi le taux moyen de profit n’est pas déterminé en dernière analyse par les divers taux de profit dans les diverses sphères, mais plutôt par la masse totale de plus-value et le rapport de cette masse à la totalité du capital social[179], c’est-à-dire par des grandeurs qui ne sont pas théorique-ment suspectes du point de vue de la théorie de la valeur-travail. En même temps, ces grandeurs reflètent des faits réels de l’économie sociale, à savoir la masse de travail social vivant et le capital social. Le caractère spécifique de la théorie marxienne des prix de production tient précisément au fait que toute la question des rapports mutuels entre plus-value et profit est transposée du niveau des capitaux individuels à celui du capital social total. C’est pourquoi, dans notre présentation de la théorie de Marx, des taux de profit différents dans des sphères différentes ne constituent pas un maillon intermédiaire nécessaire pour une théorie du taux de profit moyen ; cela peut être brièvement résumé comme suit. Dans l’économie capitaliste, la répartition du capital n’est pas proportionnelle à la répartition du travail vivant. Une quantité différente de travail vivant, et donc de surtravail, revient à chacune des 100 unités de capital dans les différentes sphères. (Les différents taux de profit représentent des expressions numériques de ce rapport mutuel entre surtravail et capital dans chaque sphère.) Cette composition organique du capital dans les diverses sphères et la taille du capital dans chaque sphère déterminent la masse totale de surtravail et de plus-value dans les sphères particulières et dans l’économie tout entière. Du fait de la concurrence des capitaux, des capitaux égaux appartenant à des sphères différentes obtiennent des profits égaux ; par conséquent, les profits gagnés par les capitaux individuels ne sont pas proportionnels aux quantités de travail vivant mises en mouvement par ces capitaux. Le profit n’est donc pas proportionnel à la plus- value, mais il est déterminé par le taux de profit moyen, c’est-à-dire par le rapport entre plus-value totale et capital social total.

Si la lecture du chapitre 8 du livre III du Capital donne l’impression que la diversité des taux de profit, qui découle de la vente des marchandises à leur valeur, joue le rôle d’un maillon indispensable de la construction de Marx, cela s’explique par les caractéristiques suivantes de sa méthode d’exposition. Quand Marx traite des articulations décisives de son système, quand il doit passer des définitions générales à des explications plus détaillées, de concepts généraux aux modifications de ces concepts, d’une « détermination formelle » à une autre, il a recours à la méthode d’exposition suivante. Grâce à une énorme puissance de réflexion, il tire toutes les conclusions logiques de la première définition qu’il a donnée, développant audacieusement toutes les conséquences qui découlent du concept et les conduisant à leur conclusion logique. Il montre au lecteur toutes les contradictions inhérentes à ces conséquences, c’est-à-dire leur écart avec la réalité. Quand l’attention du lecteur est tendue jusqu’à ses limites, quand il semble à ce lecteur que la définition de départ doit être complètement rejetée du fait de son caractère contradictoire, Marx vient à son aide et suggère une issue à ce problème, issue qui ne consiste pas à rejeter la première définition, mais plutôt à la modifier, à la développer et à la compléter. Ainsi les contradictions disparaissent. C’est la méthode qu’emploie Marx dans le chapitre 4 du livre I du Capital[180], quand il examine la transition de la valeur des marchandises à la valeur de la force de travail. Il en arrive à conclure qu’il est impossible que la plus-value se forme sur la base de l’échange de marchandises à leur valeur, conclusion qui contredit ouvertement la réalité. Dans la suite de l’analyse, cette conclusion est démentie par la théorie de la valeur de la force de travail. Telle est précisément la façon dont le chapitre 8 du livre III du Capital est construit. Sur la base de la vente des marchandises à leur valeur, Marx conclut qu’il existe différents taux de profit dans différentes sphères. Il tire de cette conclusion toutes les conséquences qu’elle renferme et établit, à la fin du chapitre 8, que cette conclusion contredit la réalité et que cette contradiction doit être résolue. Dans le livre I du Capital, Marx n’affirme nulle part que l’existence de la plus-value est impossible ; de même, il ne dit pas dans le livre III que des taux de profit différents sont possibles. L’impossibilité de la plus-value dans le chapitre 4 (cf. note 12) du livre I et la possibilité de taux de profit différents dans le chapitre 8 du livre III ne sont pas des étapes, nécessaires d’un point de vue logique, des constructions de Marx, mais des preuves a contrario. Le fait que ces conclusions mènent à une absurdité logique montre que l’analyse n’est pas encore terminée et doit être poursuivie. Marx ne détermine pas l’existence de taux de profit différents, mais montre au contraire le caractère erroné de toute théorie fondée sur une telle prémisse.

Nous sommes arrivés à la conclusion que le taux de profit moyen est déterminé par le rapport de la plus-value totale au capital social total. Il s’ensuit que des changements du taux de profit moyen peuvent intervenir à la suite de changements du taux de plus-value, ou de changements du rapport entre la plus-value totale et le capital social total. Dans le premier cas, la modification « peut [...] provenir d’une hausse ou d’une baisse de la valeur de la force de travail ; ni l’une ni l’autre ne peuvent intervenir sans un changement dans la productivité du travail produisant des moyens de subsistance, partant sans modification dans la valeur des marchandises qui entrent dans la consommation de l’ouvrier » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 219). Prenons maintenant le second cas, dans lequel les modifications ont pour origine le capital, en l’occurrence une augmentation ou une diminution de sa fraction cons-tante. La modification du rapport entre capital constant et travail reflète une modification de la productivité du travail. « Il y a donc eu modification dans la productivité du travail, il doit donc y avoir eu aussi modification dans la valeur de certaines marchandises » (ibid.). Des changements du taux moyen de profit, qu’ils aient pour origine le taux de plus-value ou le capital, sont dans les deux cas provoqués en dernière analyse par des modifications de la productivité du travail et, par conséquent, par des changements dans la valeur de certains biens.

Des changements des coûts de production et du taux de profit moyen découlent par conséquent de changements de la productivité du travail. Et comme le prix de production se décompose en coûts de production plus profit moyen, des modifications dans les prix de production sont en dernière analyse provoquées par des changements de la productivité du travail et de la valeur de certains biens. Si la modification des prix de production vient d’un changement des coûts de production, cela signifie que la productivité du travail dans la sphère de production considérée et la valeur des biens de cette sphère ont changé. « Si le prix de production d’une marchandise varie à la suite d’un changement dans le taux général de profit et bien que sa propre valeur ait pu rester constante, il faut cependant qu’une modification de valeur se soit produite dans d’autres marchandises » (ibid.), c’est-à-dire une modification de la productivité du travail dans d’autres sphères. Dans chaque cas, le prix de production change en relation avec des changements de la productivité du travail et des changements correspondants de la valeur. Productivité du travail - travail abstrait[181]- valeur - coût de production plus profit moyen - prix de production : tel est le schéma des relations causales entre le prix de production d’une part, la productivité du travail et la valeur d’autre part.

IV. Valeur-travail et prix de production[modifier le wikicode]

Pour terminer, nous pouvons maintenant considérer la chaîne des maillons logiques qui complètent la théorie marxienne du prix de production. Cette chaîne se compose des maillons fondamentaux suivants : productivité du travail - travail abstrait valeur - prix de production - répartition des capitaux - répartition du travail. Si nous comparons ce schéma à six éléments au schéma à quatre éléments de la production marchande simple : productivité du travail - travail abstrait valeur - répartition du travail, nous voyons que les maillons de la production marchande simple sont devenus des composantes du schéma de l’économie capitaliste. Par conséquent, la théorie de la valeur-travail est la base nécessaire de la théorie des prix de production, et cette théorie est elle-même un développement nécessaire de la théorie de la valeur-travail.

La publication du livre III du Capital a donné naissance à une énorme littérature sur les prétendues contradictions qui existeraient entre le livre I et le livre III du Capital. D’après ces critiques, Marx aurait totalement répudié dans le livre III sa théorie de la valeur-travail, et certains ont même affirmé que jamais, lors de la rédaction du livre I, il n’aurait soupçonné les difficultés et les contradictions dans lesquelles allait l’entraîner la théorie de la valeur-travail, quand il lui faudrait expliquer le taux de profit. Dans son avant-propos au livre III du Capital, Kautsky nous apprend que, lorsque le premier livre du Capital fut publié, la théorie des prix de production exposée dans le livre III avait déjà été élaborée dans ses moindres détails. Déjà, dans le livre I, Marx souligne fréquemment que dans la société capitaliste les prix de marché moyens s’écartent des valeurs. Le contenu du tome 3 des Theorien über den Mehrwert nous apporte également un autre élément important. Toute l’économie politique postricardienne tourne autour de la question du rapport entre valeur-travail et prix de production. La réponse à cette question fut une tâche historique pour la pensée économique. Dans l’esprit de Marx, le mérite particulier de sa théorie de la valeur était d’avoir apporté une solution à ce problème.

Les critiques qui ont vu des contradictions entre le livre I et le livre III du Capital sont partis d’une conception étroite de la théorie de la valeur, n’y voyant qu’une formule exprimant les proportions quantitatives d’échange entre marchandises. Selon ce point de vue, la théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production ne représentent pas deux étapes ou degrés logiques d’abstraction du même phénomène économique, mais plutôt deux théories ou deux affirmations différentes qui se contredisent mutuellement. D’après la première théorie, les marchandises s’échangent en proportion des dépenses de travail nécessaires à leur production. D’après la seconde théorie, ces marchandises ne s’échangent pas proportionnellement à ces dépenses. Quelle étrange méthode d’abstraction, disent les critiques de Marx ; d’abord, il affirme une chose, puis une autre qui contredit la première. Mais ces critiques n’ont pas compris que la formule quantitative de l’échange des marchandises n’est que l’ultime conclusion d’une théorie extrêmement complexe qui traite de la forme sociale des phénomènes qui ont trait à la valeur, reflet d’un type déterminé de rapports sociaux entre les hommes, tout autant que du contenu de ces phénomènes, à savoir leur rôle de régulateur de la répartition du travail social.

L’anarchie de la production sociale, l’absence de rapports sociaux directs entre producteurs, l’influence mutuelle qu’ils exercent sur leurs activités de travail par l’intermédiaire de choses qui sont les produits de leur travail, la connexion entre le mouvement des rapports de production entre les hommes et le mouvement des choses dans le procès de la production matérielle, la « réification » des rapports de production, la transformation de leurs propriétés en propriétés des « choses » - tous ces phénomènes du fétichisme de la marchandise sont présents au même titre dans toute économie marchande, qu’elle soit simple ou capitaliste. Ils caractérisent de la même façon la valeur-travail et les prix de production. Mais toute économie marchande est fondée sur la division du travail, c’est-à-dire qu’elle représente un système de travail réparti. Comment s’accomplit cette division du travail social entre diverses sphères de production ? Elle est réglée par le mécanisme des prix de marché, qui provoque des afflux et des reflux de travail. Les fluctuations des prix de marché font preuve d’une certaine régularité, oscillant autour d’un certain niveau moyen, autour d’un « stabilisateur » de prix, comme Oppenheimer l’a nommé à juste titre[182]. Ce stabilisateur de prix change à son tour en relation avec l’accroissement de la productivité du travail et sert de régulateur de la répartition du travail. L’augmentation de la productivité du travail influence la répartition du travail social par l’intermédiaire du mécanisme des prix de marché dont le mouvement est soumis à la loi de la valeur. C’est le mécanisme abstrait le plus simple de répartition du travail dans l’économie marchande. Ce mécanisme existe dans toute économie marchande, y compris l’économie capitaliste. Il n’existe pas d’autre mécanisme que la fluctuation des prix de marché pour répartir le travail dans l’économie capitaliste. Mais du fait que l’économie capitaliste est un système complexe de rapports sociaux de production, dans lequel les rapports entre les hommes ne se limitent pas à des rapports entre possesseurs de marchandises, mais prennent encore la forme de rapports entre capitalistes et travailleurs salariés, le mécanisme qui répartit le travail fonctionne de façon plus complexe. Comme les petits producteurs marchands dépensent leur propre travail dans la production, l’accroissement de la productivité du travail, exprimé dans la valeur des produits, provoque des afflux et des reflux de travail, c’est-à-dire qu’il influence la répartition du travail social. En d’autres termes, l’économie marchande simple se caractérise par une relation causale directe entre la productivité du travail, telle qu’elle s’exprime dans la valeur des produits, et la répartition du travail[183]. Dans l’économie capitaliste, cette relation causale ne peut être directe, du fait que la répartition du travail s’accomplit par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. L’augmentation de la productivité du travail, telle qu’elle s’exprime dans la valeur des produits, ne peut influencer la répartition du travail autrement que par l’influence qu’elle exerce sur la répartition des capitaux. A son tour, cette influence sur la répartition des capitaux n’est possible que si des changements de la productivité du travail et de la valeur amènent des changements des coûts de production ou du taux de profit moyen, c’est-à-dire s’ils influencent les prix de production.

Le schéma productivité du travail - travail abstrait – valeur - répartition du travail représente donc, pour ainsi dire, un modèle théorique de relations causales directes entre l’augmentation de la productivité du travail, exprimée dans la valeur, et la répartition du travail social. Le schéma productivité du travail - travail abstrait – valeur - prix de production - répartition des capitaux - répartition du travail représente un modèle théorique du même enchaînement causal, dans lequel toutefois la productivité du travail n’affecte pas la répartition du travail directement, mais par l’intermédiaire d’un « maillon intermédiaire » (expression que Marx utilise fréquemment dans ce contexte) : le prix de production et la répartition des capitaux. Dans les deux schémas, le premier et le dernier terme sont les mêmes. Le mécanisme des relations causales qui les unissent est aussi le même. Mais, dans le premier schéma, nous supposons que le lien causal est plus immédiat et plus direct. Dans le second cas, nous introduisons des éléments qui compliquent la situation, c’est-à-dire des maillons intermédiaires. Tel est le cheminement habituel de l’analyse abstraite, cheminement que Marx emprunte dans toutes ses constructions. Le premier schéma représente un modèle plus abstrait, plus simplifié des événements, mais un modèle qui est indispensable à la compréhension des formes plus complexes que prennent les événements qui se déroulent dans la société capitaliste. Si nous limitons le champ de l’analyse aux maillons intermédiaires qui sont visibles à la surface des phénomènes de l’économie capitaliste, c’est-à-dire au prix de production et à la répartition des capitaux, notre analyse restera incomplète dans les deux directions, vers le début et vers la fin. Il nous faudra alors prendre le prix de production (c’est-à-dire les coûts de production augmentés du profit moyen) comme point de départ. Mais si le prix de production est exprimé en termes de coûts de production, nous rapportons simplement la valeur du produit à celle de ses composantes, c’est-à-dire que nous restons enfermés dans un cercle vicieux. Le profit moyen reste inexpliqué, de même que son volume et ses modifications. Le prix de production ne peut donc être expliqué que par des changements dans la productivité du travail ou dans la valeur-travail des produits. D’une part, nous nous trompons si nous considérons la répartition des capitaux comme le point final de notre analyse ; il nous faut encore passer à la répartition du travail. La théorie des prix de production doit donc absolument être fondée sur la théorie de la valeur-travail. D’autre part, la théorie de la valeur-travail doit être développée et complétée par la théorie des prix de production. Marx rejetait toute tentative de construire la théorie de l’économie capitaliste directement à partir de la théorie de la valeur-travail, en évitant les maillons intermédiaires, le profit moyen et le prix de production. Ces tentatives visaient selon lui à « faire coïncider par la force et directement les rapports concrets avec le rapport simple de valeur » (Theorien, t. 3, p. 121), à « présenter comme existant ce qui n’existe pas » (ibid., p. 83).

La théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production ne sont donc pas les théories de deux types différents d’économie, mais des théories d’une seule et même économie capitaliste prise à deux niveaux d’abstraction. La théorie de la valeur-travail est une théorie de l’économie marchande simple non pas en ce sens qu’elle expliquerait le type d’économie qui a précédé l’économie capitaliste, mais en ce sens qu’elle ne décrit qu’un seul aspect de l’économie capitaliste, c’est-à-dire les rapports de production entre producteurs de marchandises, rapports qui sont caractéristiques de toute économie marchande.

V. Fondements historiques de la théorie de la valeur-travail[modifier le wikicode]

Après la publication du livre III du Capital, des adversaires de la théorie de la valeur de Marx, et dans une certaine mesure ses partisans, ont donné corps à l’idée que les conclusions du livre III démontraient que la loi de la valeur était inapplicable à l’économie capitaliste. C’est pour cette raison que certains marxistes ont eu la tentation de construire de prétendus fondements « historiques » de la théorie de la valeur-travail. Ils ont ainsi soutenu que, même si la loi de la valeur, telle que Marx l’expose dans le livre I du Capital, n’est pas applicable à l’économie capitaliste, elle est néanmoins parfaitement valable pour la période historique qui précède l’émergence du capitalisme, période dans laquelle domine une économie de petits artisans et de petits paysans. On peut trouver dans le livre III du Capital certains passages pouvant justifier ce type d’interprétation. C’est ainsi que Marx écrit qu’ « il est tout à fait conforme à la réalité de considérer que la valeur des marchandises précède, du point de vue non seulement théorique mais aussi historique, leur prix de production » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 193 ; souligné par Roubine). Ces commentaires cursifs de Marx ont été développés en détail par Engels dans son article publié en 1895 dans Die Neue Zeit[184]. Dans cet article, Engels donne une base à l’idée que la loi de la valeur de Marx fut en vigueur pendant toute une période historique qui a duré de cinq à sept mille ans, période qui aurait commencé avec l’apparition de l’échange et se serait terminée au XVe siècle avec l’émergence du capitalisme. L’article d’Engels trouva d’ardents défenseurs, mais aussi des adversaires tout aussi ardents, jusque chez les marxistes. Les adversaires soulignaient qu’avant l’apparition du capitalisme l’échange n’investissait pas l’économie sociale tout entière, qu’il ne s’étendit tout d’abord qu’aux surplus qui subsistaient après satisfaction des besoins des unités économiques naturelles et autosuffisantes, que le mécanisme de l’égalisation générale sur le marché de différentes dépenses individuelles de travail effectuées dans des unités économiques séparées n’existait pas et, par conséquent, qu’il n’est pas approprié de parler de travail abstrait et de travail socialement nécessaire, concepts qui sont au cœur de la théorie de la valeur-travail. Nous ne nous intéresserons pas ici à la controverse historique sur la question de savoir si les marchandises étaient ou non échangées en proportion du travail dépensé à leur production avant l’apparition du capitalisme. Pour des raisons méthodologiques, nous sommes opposés au rapprochement de cette question et de la question de la signification théorique de la loi de la valeur-travail pour l’explication de l’économie capitaliste.

Revenons-en pour commencer à l’œuvre de Marx. Certains passages du livre III du Capital peuvent être utilisés par les partisans d’une explication historique de la valeur-travail. Cependant, maintenant que d’autres œuvres de Marx sont disponibles, nous savons avec certitude que Marx lui-même était fortement opposé à cette idée que la loi de la valeur était en vigueur dans la période qui a précédé le développement du capitalisme. Marx a critiqué l’opinion de l’économiste anglais Torrens, qui était partisan d’une thèse que l’on retrouve jusque dans l’œuvre d’Adam Smith. Torrens prétendait que le plein développement d’une économie marchande, et par conséquent le plein développement des lois qui existent dans cette économie, n’est possible que dans le capitalisme et non auparavant. « Ainsi la loi de la valeur est censée exister dans une production qui ne fabrique pas de marchandises (ou n’en fabrique que dans une mesure limitée), et elle est censée ne pas exister dans une production fondée sur l’existence du produit sous la forme de marchandise. La loi elle-même, de même que la marchandise comme forme générale du produit, est abstraite de la production capitaliste, et c’est précisément pour cette production capitaliste qu’elle est censée ne pas valoir » (Theorien, t. 3, p. 69) « c’est-à-dire que la loi de la valeur, qui est abstraite de la production capitaliste, contredit les apparences de cette production » (ibid., p. 68). Ces remarques ironiques de Marx montrent clairement ce qu’il pense de l’interprétation qui fait de la théorie de la valeur une loi qui fonctionne dans l’économie précapitaliste, mais non dans l’économie capitaliste. Comment alors concilier ces affirmations avec les quelques observations du livre III du Capital ? L’apparente divergence entre les deux disparaît si nous faisons retour à l’ « Introduction à la critique de l’économie politique », qui nous donne de précieuses indications sur la méthode d’analyse abstraite de Marx. Celui-ci souligne que la méthode qui va des concepts abstraits aux concepts concrets n’est qu’une façon pour la pensée de s’approprier le concret, mais que ce n’est pas de cette façon-là que les phénomènes concrets adviennent dans la réalité (« Introduction… », Contribution, p. 165). Cela signifie que le passage de la valeur-travail, ou de l’économie marchande simple, au prix de production, ou à l’économie capitaliste, est une méthode pour s’approprier le concret, l’économie capitaliste. C’est une abstraction théorique, et non une image de la transition historique de l’économie marchande simple à l’économie capitaliste. Cela confirme l’opinion, formulée ci-dessus, que les tableaux du chapitre 9 du livre III du Capital, qui illustrent la formation d’un taux de profit général moyen à partir de taux de profit différents, décrivent le schéma théorique d’un phénomène et non le développement historique de ce phénomène. « La catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d’échange [...], ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné » (ibid.), en l’occurrence l’économie capitaliste.

Après avoir expliqué le caractère théorique des catégories abstraites, Marx se demande: « Ces catégories simples n’ont-elles pas aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes ?» (ibid., p. 166). Il répond que de tels cas sont possibles. Une catégorie simple (par exemple la valeur) peut exister historiquement avant la catégorie concrète (par exemple le prix de production). Mais, dans ce cas, la catégorie simple conserve un caractère embryonnaire, rudimentaire, qui reflète des rapports de « concret non développé ». Ainsi, bien qu’historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète, elle peut appartenir dans « son complet développement - en compréhension et en extension[185]- précisément à une forme de société complexe » (ibid., p. 167). Si nous appliquons cette conclusion à la question qui nous intéresse, nous pouvons dire: la valeur-travail (ou la marchandise) est un préalable historique par rapport au prix de production (ou au capital). Elle existait sous forme rudimentaire avant le capitalisme, et c’est seulement le développement de l’économie marchande qui a préparé la base de l’économie capitaliste. Mais la valeur-travail sous forme développée existe seulement dans le capitalisme. La théorie de la valeur-travail, qui développe dans un système logique complet les catégories de valeur, travail abstrait, travail socialement nécessaire, etc., exprime « la relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné », c’est-à-dire exprime l’abstraction de l’économie capitaliste.

La question historique de savoir si les marchandises étaient échangées proportionnellement aux dépenses de travail avant l’apparition du capitalisme doit être distinguée de la question de la signification théorique de la théorie de la valeur-travail. Si l’on répondait par l’affirmative à la première question, et si l’analyse de l’économie capitaliste n’avait nul besoin de la théorie de la valeur-travail, nous pourrions considérer cette théorie comme une introduction historique à l’économie politique, mais en aucun cas comme la base théorique fondamentale sur laquelle est construite l’économie politique de Marx. Au contraire, si l’on répond par la négative à la question historique, mais si l’on prouve que la théorie de la valeur-travail est indispensable à la compréhension théorique des phénomènes complexes de l’économie capitaliste, cette théorie restera le point de départ de la théorie économique, comme elle l’est maintenant. En bref, de quelque façon que l’on résolve la question historique de l’influence de la loi de la valeur dans la période qui a précédé le capitalisme, cette solution ne décharge pas le moins du monde les marxistes de la responsabilité de relever le défi de leurs adversaires à propos de la signification théorique de la loi de la valeur pour la compréhension de l’économie capitaliste. La confusion des deux interprétations (théorique et historique) de la théorie de la valeur n’est pas seulement sans objet, comme nous l’avons montré, elle est en outre nuisible. Cette interprétation met au premier plan les proportions d’échange et ignore la forme sociale et la fonction sociale de la valeur comme régulateur de la répartition du travail, fonction que la valeur ne remplit à grande échelle que dans une économie marchande développée, c’est-à-dire une économie capitaliste. Si le chercheur découvre que des tribus primitives qui vivent dans des conditions naturelles et n’ont que rarement recours à l’échange sont guidées par les dépenses de travail quand elles établissent les proportions d’échange, il sera enclin à voir ici la catégorie de valeur. La valeur se transforme alors en une catégorie suprahistorique, en dépenses de travail indépendantes de la forme sociale de l’organisation du travail[186]. L’interprétation historique de la question nous conduit ainsi à négliger le caractère historique de la catégorie de valeur. D’autres auteurs, prétendant que « l’apparition de la valeur d’échange doit être recherchée dans une économie naturelle qui se transforme en une économie monétaire », déterminent finalement la valeur non en fonction du travail que le producteur dépense dans la production, mais en fonction du travail que le producteur devrait dépenser en l’absence d’échange et de la nécessité dans laquelle il se trouve de fabriquer le produit par son travail propre[187].

La théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production diffèrent l’une de l’autre non comme des théories différentes s’appliquant à des périodes historiques différentes, mais comme une théorie abstraite et un fait concret, comme deux degrés d’abstraction de la même théorie de l’économie capitaliste. La théorie de la valeur-travail suppose seulement des rapports de production entre des producteurs de marchandises. La théorie des prix de production suppose, en outre, des rapports de production entre capitalistes et ouvriers d’une part, entre divers groupes de capitalistes industriels d’autre part.

19. Le travail productif[modifier le wikicode]


Pour formuler de façon judicieuse le problème du travail productif, nous devons tout d’abord accomplir une tâche préliminaire : nous devons déterminer le sens exact de la théorie marxienne du travail productif. Il n’est malheureusement pas une seule partie de l’abondante littérature critique consacrée à Marx qui soit aussi remplie que celle-ci de confusions conceptuelles et de désaccords, aussi bien parmi les marxistes eux-mêmes qu’entre ceux-ci et leurs adversaires.

Pour comprendre les thèses de Marx, il faut partir du chapitre 4 du tome 1 des Théories sur la plus-value, chapitre qui a pour titre « Théories sur le travail productif et le travail improductif ». On trouve dans le chapitre 16 du livre I du Capital une brève présentation des idées formulées dans le chapitre 4 des Théories. « La production capitaliste n’est pas seulement production de marchandises, elle est par essence production de plus-value. Le travailleur ne produit pas pour lui, mais pour le capital. Il ne suffit donc plus qu’il produise en général. Il doit produire de la plus-value. Donc n’est censé productif que le travailleur qui rapporte une plus-value au capitaliste, ou dont le travail féconde le capital. S’il est permis de choisir un exemple en dehors de la sphère de la production matérielle, un maître d’école est un travailleur productif dès lors qu’il ne se contente pas de former (bearbeiten) la tête de ses élèves, mais qu’il se déforme (abarbeitet) lui-même pour enrichir son patron. Que ce dernier ait investi son capital dans une fabrique de leçons plutôt que dans une fabrique de saucisses, cela ne change rien au rapport. Le concept de travailleur productif ne renferme donc plus simplement un rapport entre activité et effet utile, entre travailleur et produit du travail, mais encore un rapport social de production spécifique, apparu historiquement, qui estampille le travailleur comme moyen immédiat de mise en valeur du capital » (Das Kapital, Bd I, p. 532)[188]. Puis Marx promet d’étudier en détail la question dans le livre IV du Capital, c’est-à-dire dans les Théories sur la plus-value[189]. En effet, à la fin du tome 1 des Théories sur la plus-value, on trouve une digression qui représente par elle-même un développement détaillé des idées déjà formulées dans le livre I du Capital.

Tout d’abord, Marx note que « seule l’étroitesse d’esprit bourgeoise, qui tient les formes capitalistes de production pour ses formes absolues - donc pour les formes naturelles, éternelles, de la production -, peut confondre la question de savoir ce qu’est le travail productif du point de vue du capital avec celle de savoir en général quel travail est productif ou ce qu’est en général le travail productif » (Théories, t. 1, p. 460 ; souligné par Marx). Marx rejette comme inutile la question de savoir quel type de travail est productif en général, dans toutes les époques historiques, indépendamment des rapports sociaux existants. Chaque système de rapports de production, chaque ordre économique, a son concept de travail productif. Marx limite son analyse à la question de savoir quel travail est productif du point de vue du capital, ou dans le système capitaliste d’économie. La réponse qu’il donne est la suivante : « Le travail productif est donc - dans le système de la production capitaliste - celui qui produit de la plus-value pour son employeur, ou qui transforme les conditions objectives du travail en capital et leur possesseur en capitaliste, donc le travail qui produit son propre produit en tant que capital » (ibid., p. 464). « Seul est productif le travail qui se transforme directement en capital, donc le travail qui constitue le capital variable comme variable » (ibid., p. 460). En d’autres termes, le travail productif est le « travail qui s’échange immédiatement contre le capital » (ibid., p. 167), c’est-à-dire le travail que le capitaliste achète comme capital variable dans le but de l’utiliser à la création de valeurs d’échange et de plus-value. Le travail improductif est « du travail qui ne s’échange pas contre du capital mais immédiatement contre les divers éléments, tels l’intérêt et les rentes, qui participent au profit du capitaliste, en qualité d’associés » (ibid., p. 167).

De ces définitions de Marx, il découle nécessairement deux conclusions : 1) tout travail qu’un capitaliste achète avec son capital variable pour en tirer une plus-value est un travail productif, indépendamment du fait que ce travail se matérialise ou non dans des objets matériels, et indépendamment de la question de savoir si ce travail est ou n’est pas objectivement nécessaire ou utile au procès de la production sociale (par exemple, le travail d’un clown employé par un directeur de cirque) ; 2) tout travail que le capitaliste n’achète pas avec son capital variable n’est pas productif du point de vue de l’économie capitaliste, bien que ce travail puisse être objectivement utile et puisse être matérialisé dans des biens de consommation matériels qui satisfont des besoins humains de subsistance. De prime abord, ces deux conclusions sont paradoxales et contredisent la conception courante du travail productif. Toutefois, elles découlent logiquement de la définition de Marx. Et Marx les applique hardiment. « Un comédien par exemple, un clown même, est par conséquent un travailleur productif, du moment qu’il travaille au service d’un capitaliste (de l’entrepreneur), à qui il rend plus de travail qu’il n’en reçoit sous forme de salaire, tandis qu’un travailleur qui se rend au domicile du capitaliste pour lui raccommoder ses chausses ne lui fournit qu’une valeur d’usage et ne demeure qu’un travailleur improductif. Le travail du premier s’échange contre du capital, le travail du second contre du revenu. Le premier crée une plus-value ; dans le cas du second, c’est un revenu qui est consommé » (ibid., p. 167). A première vue, cet exemple est parfaitement paradoxal. Le travail inutile du clown est considéré comme productif, alors que le travail extrêmement utile du tailleur est considéré comme improductif. Quel est le sens des définitions données par Marx ?

Dans la majorité des manuels d’économie politique, le travail productif est étudié du point de vue de sa nécessité objective pour la production sociale en général, ou pour la production de biens matériels. Dans cette optique, le facteur décisif est le contenu du travail, c’est-à-dire son résultat, qui est habituellement un objet matériel pour lequel du travail est dépensé et qui est créé par le travail. Mis à part l’énoncé, le problème posé par Marx n’a rien de commun avec ce problème-là. Pour Marx, travail productif signifie : travail qui est intégré dans le système social de production donné. Marx s’intéresse à la question de savoir de quelle production sociale il s’agit, comment l’activité de travail des hommes qui sont engagés dans le système de production sociale se distingue de l’activité de travail des hommes qui ne sont pas engagés dans la production sociale (par exemple, le travail consacré à la satisfaction de besoins personnels ou le travail domestique). Selon quel critère l’activité de travail des hommes est-elle incluse dans la production sociale, qu’est-ce qui en fait du travail productif ?

Marx donne à cette question la réponse suivante. Tout système de production se caractérise par l’ensemble des rapports de production qui sont déterminés par la forme sociale de l’organisation du travail. Dans la société capitaliste, le travail est organisé sous la forme de travail salarié, c’est-à-dire que l’économie est organisée sous la for-me d’entreprises capitalistes dans lesquelles les travailleurs salariés travaillent sous les ordres d’un capitaliste. Ils créent des marchandises et rapportent une plus-value au capitaliste. Seul le travail qui est organisé dans le cadre d’entreprises capitalistes,qui a la forme de travail salarié loué par le capital pour en extraire de la plus-value, est inclus dans le système de la production capitaliste. Ce travail-là est un travail productif.Tout type de travail intégré dans ce système de production sociale, c'est-à-dire tout type de travail organisé sous la forme sociale déterminée qui est caractéristique de ce système de production, peut être considéré comme productif. En d'autres termes, le travail est considéré comme productif ou improductif non pas du point de vue de son contenu, c'est-à-dire du caractère de l'activité de travail concrète, mais du point de vue de la forme sociale de son organisation,de sa cohérence avec les rapports de production qui caractérisent l'ordre économique qui règne dans la société. Marx note à maintes reprises cette caractéristique. C' est ce qui distingue nettement sa théorie des théories conventionnelles sur le travail productif, qui attribuent un rôle décisif au contenu de l'activité de travail : « Ces définitions [du travail productif données par Marx - I.R.] n'ont donc pas pour origine la détermination matérielle du travail (ni la nature de son produit ni la détermination du travail comme travail concret) mais une forme spéciale déterminée, les rapports sociaux de production dans lesquels le travail s'accomplit réellement » (ibid., p. 167). « Il s'agit d'une détermination du travail qui ne provient pas de son contenu ou de son résultat, mais de sa forme sociale déterminée » (ibid., p. 168). « Les caractéristiques matérielles du travail, et par conséquent de son produit, n'ont rien à voir avec cette distinction entre travail productif et travail improductif » (ibid., p. 169). « Le contenu, le caractère concret, l'utilité particulière du travail sont pour le moment indifférents » (ibid.. p. 473). « Cette distinction entre travail productif et improductif n'a rien à voir ni avec la spécialité particulière du travail considéré ni avec la valeur d'usage particulière dans laquelle s'incarne cette spécialité » (ibid., p. 1.70-171).

Il résulte de tout cela que, d'un point de vue matériel, un seul et même travail est productif ou improductif (c'est-à-dire est ou n'est pas inclus dans le système capitaliste de production) suivant qu'il est ou n'est pas organisé dans le cadre d'une entreprise capitaliste. « Par exemple, l'ouvrier d'une fabrique de pianos est un travailleur productif. Son travail non seulement remplace le salaire qu'il consomme, mais le produit - le piano -, marchandise vendue par le fabricant, contient une valeur supplémentaire, excédent dans la valeur du salaire. Au contraire, admettons que j'achète tout le matériel nécessaire pour fabriquer un piano (ou même que l'ouvrier le possède lui-même), et qu'au lieu d'acheter le piano dans un magasin je le fasse fabriquer dans ma maison ; dans ce cas, le fabricant de pianos est un travailleur improductif, parce que son travail s'échange directement contre mon revenu » (ibid., p. 171). Dans le premier cas, le travailleur qui a produit le piano l'a fait dans le cadre d'une entreprise capitaliste et donc dans le système de production capitaliste. Il en va autrement dans le second cas. « Par exemple, Milton, qui écrivit Paradise Lost pour 5 livres sterling, était un travailleur improductif. Par contre, l'auteur qui fait du travail industriel pour son éditeur est un travailleur productif. Milton a produit le Paradise Lost pour la même raison qu'un ver à soie produit de la soie. C'était une manifestation de sa nature. Par la suite, il vendit ce produit pour 5 livres. Mais le prolétaire de la littérature qui, à Leipzig, sous la direction de son libraire, fabrique des livres (par exemple des traités d'économie) est un travailleur productif, car son produit est d'emblée subsumé sous le capital et n'existe que pour mettre celui-ci en valeur. Une cantatrice qui, de son propre chef, vend son chant est un travailleur improductif. Mais la même cantatrice engagée par un entrepreneur qui la fait chanter pour gagner de l'argent, est un travailleur productif, car elle produit du capital » (ibid., p. 469-470). La forme capitaliste de l'organisation du travail intègre le travail dans le système de la production capitaliste et en fait du travail productif. Toutes les activités de travail qui ne s'accomplissent pas dans le cadre d'une entreprise organisée d'après les principes capitalistes ne sont pas intégrées dans le système capitaliste de production et ne sont pas considérées comme travail productif. Tel est le cas des travaux consacrés à la satisfaction des besoins personnels (vestiges d'économie naturelle domestique). Même le travail salarié, s'il n'est pas employé à rapporter de la plus-value (c’est par exemple le cas des domestiques), n’est pas productif au sens défini ci-dessus. Mais le travail des domestiques n’est pas improductif parce qu’il serait « inutile » ou ne produirait pas de biens matériels. Comme le dit Marx, le travail d’un cuisinier produit « des valeurs d’usage matérielles » (ibid., p. 169-170) ; néanmoins, il est improductif si le cuisinier est loué comme domestique. D’autre part, le travail d’un employé de maison, même s’il ne produit pas de biens matériels et est habituellement considéré comme inutile, peut être productif s’il est organisé sous la forme d’une entreprise capitaliste. « Ainsi, par exemple, les cuisiniers et garçons d’un hôtel public sont des travailleurs productifs dans la mesure où, pour le propriétaire de l’hôtel, leur travail se transforme en capital. Les mêmes personnes sont des travailleurs improductifs en tant que serviteurs dans la mesure où je dépense du revenu pour acheter leurs services au lieu de créer du capital. Et de fait ces mêmes personnes sont pour moi, consommateur, dans l’hôtel, des travailleurs improductifs » (ibid., p. 169). « Les travailleurs productifs eux-mêmes peuvent être vis-à-vis de moi des travailleurs improductifs. Par exemple, si je fais tapisser ma maison et que ces ouvriers soient les ouvriers salariés d’un patron qui me vend cette prestation, c’est pour moi comme si j’avais acheté une maison déjà tapissée, comme si j’avais dépensé de l’argent pour une marchandise destinée à ma consommation ; mais, pour le patron qui fait tapisser ces ouvriers, ils sont des travailleurs productifs, car ils produisent pour lui une plus-value » (ibid., p. 475). Devons-nous comprendre que Marx ne reconnaît qu’un critère subjectif et relatif de productivité du travail, et non un critère social et objectif ? Nous ne le pensons pas. Marx établit seulement que le travail d’un tapissier, s’il entre dans le cadre de l’aménagement domestique du consommateur-client, n’est pas en tant que tel inclus dans le système de la production capitaliste. Il ne devient productif que quand il est intégré dans l’unité économique d’un entrepreneur capitaliste.

Par conséquent, seul est productif le travail qui est organisé sur la base des principes capitalistes et qui est donc intégré dans le système de la production capitaliste. Il ne faut pas comprendre par production capitaliste le système socio-économique existant concrètement, car il ne se compose pas exclusivement d’entreprises ayant un caractère capitaliste ; il contient aussi des vestiges de formes précapitalistes de production (par exemple paysannes ou artisanales). Le système de la production capitaliste n’embrasse que les unités économiques qui s’édifient sur la base de principes capitalistes. C’est une abstraction scientifique tirée de la réalité économique concrète et, sous cette forme abstraite, il représente le sujet de l’économie politique comme science de l’économie capitaliste. Dans l’économie capitaliste, prise comme abstraction théorique, le travail du paysan et de l’artisan n’existe pas. La question de leur productivité n’est pas abordée : « Ils [les artisans et paysans] me font face comme vendeurs de marchandises, non comme vendeurs de travail ; ce rapport n’a donc rien à voir avec l’échange de capital et de travail, ni donc avec la distinction entre travail productif et travail improductif, qui ne repose que sur ceci : le travail est-il échangé contre de l’argent en tant qu’argent ou contre de l’argent en tant que capital ? Ils n’entrent donc ni dans la catégorie des travailleurs productifs ni dans celle des travailleurs improductifs, bien qu’ils soient producteurs de marchandises. Mais leur production n’est pas subsumée sous le mode de production capitaliste » (ibid., p. 476).

Du point de vue de la définition du travail productif que donne Marx, le travail du fonctionnaire, du policier , du soldat ou du prêtre ne peut être assimilé au travail productif. Non pas parce que ce travail est « inutile » ou parce qu’il ne se matérialise pas dans des « objets », mais seulement parce qu’il est organisé selon les principes de droit public et non dans le cadre d’entreprises capitalistes privées. Un employé postal n’est pas un travailleur productif, mais si la poste était organisée sous la forme d’entreprises capitalistes privées qui fassent payer une somme d’argent pour la distribution des lettres et colis, les travailleurs salariés de ces entreprises seraient des travailleurs productifs. Si la tâche de protection des voyageurs et des marchandises sur la voie publique n’était pas accomplie par la police d’Etat, mais par des officines de transport privées qui assurent leur protection armée grâce à des travailleurs gagés, les employés de ces officines seraient des travailleurs productifs. Leur travail serait intégré dans le système de la production capitaliste et ces officines privées seraient soumises aux lois de la production capitaliste (par exemple, à la loi de l’égalité du taux de profit dans toutes les branches de production). On ne peut en dire autant de la poste ou de la police, qui sont organisées selon les principes du droit public administratif. Le travail des fonctionnaires de la poste ou de la police n’est pas inclus dans le système de la production capitaliste ; ce n’est pas un travail productif.

On l’a vu, quand Marx définit le travail productif, il fait complètement abstraction de son contenu, du caractère et du résultat concrets, utiles, du travail. Il n’étudie le travail que du point de vue de sa forme sociale. Le travail organisé dans le cadre d’une entreprise capitaliste est un travail productif. Le concept « productif », tout comme les autres concepts de l’économie marxienne, a un caractère historique et social. C’est pourquoi il serait tout à fait erroné de conférer à la théorie marxienne du travail productif un caractère « matériel ». Du point de vue de Marx, on ne peut considérer seulement le travail qui sert à la satisfaction de besoins matériels (et non de prétendus besoins spirituels) comme un travail productif. Dès la première page du Capital, Marx écrit : « Que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 51). La nature du besoin ne joue aucun rôle. De même, Marx n’attache pas d’importance décisive à la différence entre travail manuel et travail intellectuel. Il en parle dans un célèbre passage du chapitre 14 du livre I du Capital et à de nombreux autres endroits. Parlant du travail des « surveillant, ingénieur, directeur, commis, etc. , bref [du] travail de tout le personnel requis dans une sphère déterminée de la production matérielle », il affirme : « En effet, ils ajoutent l’ensemble de leur travail au capital constant et ils augmentent de cette quantité la valeur du produit. (Dans quelle mesure cela vaut-il des banquiers, etc. ?) » (Théories, t. 1, p. 176)[190]. Les travailleurs intellectuels sont supposés être « indispensables » au procès de production et ils « gagnent » donc une rémunération pour les produits créés par les travailleurs manuels. Toutefois, d’après Marx, ils créent une valeur nouvelle. Sur cette valeur, ils touchent une rémunération et en laissant une fraction aux mains du capitaliste sous la forme de valeur non payée, de plus-value.

Le travail intellectuel nécessaire au procès de la production matérielle ne diffère nullement du travail manuel. Il est productif s’il est organisé selon des principes capitalistes. Dans ce cas, cela ne fait pas de différence que le travail intellectuel soit organisé côte à côte avec le travail manuel dans une seule et même entreprise (bureau d’ingénieurs, laboratoire chimique ou comptabilité dans une usine) ou qu’il se présente de façon séparée dans une entreprise indépendante (laboratoire d’expérimentations chimiques indépendant qui a pour tâche d’améliorer la production...).

Pour la question du travail productif, il est une différence entre types de travaux qui a une très grande importance : c’est la différence entre un travail qui « s’incarne en valeurs d’usage matérielles » et un travail ou un service « qui ne [prend] pas de forme objective - c’est-à-dire n’acquiert pas la forme d’existence d’une chose distincte des producteurs de services » (ibid., p. 179 ; souligné par Roubine), autrement dit le cas où « la production n’est pas séparable de l’acte de production ; même chose pour tous les artistes exécutants, orateurs, acteurs, enseignants, médecins, prêtres, etc. » (ibid., p. 480)[191]. Si l’on suppose que « l’univers des marchandises tout entier, toutes les sphères de la production matérielle - de la production de la richesse matérielle - sont soumises (formellement ou réellement) au mode de production capitaliste » (ibid., p. 479), la sphère de la production matérielle, considérée comme un tout, est incluse dans la sphère du travail productif, c’est-à-dire du travail organisé de façon capitaliste. D’autre part, les phénomènes qui sont en relation avec la production non matérielle » sont si insignifiants comparés à l’ensemble de la production qu’on peut les laisser totalement de côté » (ibid., p. 480). Ainsi, sur la base de deux hypothèses : 1) que la production matérielle considérée comme un tout est organisée sous forme de principes capitalistes, et 2) que la production non matérielle est exclue de notre analyse, le travail productif peut être défini comme le travail qui produit de la richesse matérielle. « Et ainsi le travail productif aurait acquis une deuxième détermination, secondaire, distincte de sa caractéristique décisive, qui est absolument indifférente au contenu du travail et indépendante de lui » (ibid., p. 479). Il faut se rappeler qu’il s’agit d’une définition « secondaire », qui n’est valable que dans le cadre des hypothèses rappelées ci-dessus, c’est-à-dire si l’on suppose à l’avance que le travail est organisé de façon capitaliste. En fait, comme Marx le souligne lui-même à de nombreuses reprises, le travail productif au sens défini ci-dessus et le travail qui produit la richesse matérielle ne coïncident pas ; ils se séparent sur deux points. Le travail productif inclut le travail qui ne s’incarne pas dans des objets matériels, pourvu qu’il soit organisé selon les principes capitalistes. D’autre part, le travail qui produit la richesse matérielle, mais qui n’est pas organisé dans le cadre de la production capitaliste, n’est pas productif du point de vue de cette production capitaliste (cf. Théories, t. 1, p. 179)[192]. Si nous ne tenons pas compte de la définition « secondaire », mais seulement de la « caractéristique décisive » du travail productif, que Marx définit comme du travail qui crée de la plus-value, nous voyons que toute trace de définition « matérielle » du travail est éliminée de la définition de Marx. Cette définition part de la forme sociale (en l’occurrence capitaliste) de l’organisation du travail. Elle a un caractère sociologique.

A première vue, la conception du travail productif que Marx développe dans les Théories sur la plus-value s’écarte de sa conception du travail des ouvriers et employés du commerce et du crédit (Cf. Le Capital, L. II, chap. 6, et L. III, chap. 16 à 19). Marx ne considère pas ces travaux comme productifs. Selon de nombreux théoriciens, même marxistes, Marx refuserait de considérer ces travaux comme productifs parce qu’ils n’amènent pas de modifications dans les objets matériels. Cela serait, d’après eux, un vestige des théories « matérielles » du travail productif. Rappelant la position de « l’école classique selon laquelle le travail productif, ou le travail créateur de valeur (d’un point de vue bourgeois, c’est une simple tautologie), doit certainement être incarné dans des objets matériels », V. Bazarov s’étonne : « Comment Marx a-t-il pu commettre une telle erreur, avec tant d’ingénuité, après avoir découvert la psychologie fétichiste du producteur de marchandises ?»[193]A. Bogdanov critique les théories qui séparent les aspects « intellectuels » et « matériels » du travail et ajoute : « Ces conceptions propres à l’économie politique classique n’ont pas été soumises par Marx à la critique qu’elles méritaient : en général, Marx lui-même a adopté ces conceptions »[194].

Est-il exact que les livres II et III soient entachés d’une conception « matérielle » du travail productif, conception que Marx a soumise à une critique détaillée et destructrice dans les Théories sur la plus-value ? En fait, une contradiction aussi éclatante n’existe pas dans l’œuvre de Marx. Celui-ci ne renonce pas au concept de travail productif comme travail organisé selon les principes capitalistes, indépendamment de son caractère utile concret et de ses résultats. Mais s’il en est ainsi, pourquoi Marx ne considère-t-il pas le travail des vendeurs et employés de commerce organisés dans le cadre de l’entreprise commerciale comme productif ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que chaque fois que Marx parle, dans les Théories sur la plus-value, du travail productif comme d’un travail loué par le capital, il a à l’esprit le seul capital productif. L’annexe au tome 1 des Théories sur la plus-value, qui a pour titre « Le concept de travail productif », commence par la question du capital productif. De là, Marx passe au travail productif. Cette annexe se conclut ainsi : « Nous n’avons plus affaire ici au capital productif, c’est-à-dire au capital employé dans le procès de production immédiat. Nous en viendrons ultérieurement au capital dans le procès de circulation. Et ce n’est qu’ensuite, avec la configuration particulière que prend le capital comme capital marchand, que nous pourrons répondre à la question : dans quelle mesure les travailleurs qu’il emploie sont-ils productifs ou non ? » (Théories, t. 1, p. 482)[195]. Ainsi donc, la question du travail productif se ramène à celle du capital productif, c’est-à-dire à la célèbre théorie des « métamorphoses du capital » du livre II. Selon cette théorie, le capital parcourt trois phases dans son procès de reproduction : capital-argent, capital productif, capital-marchandise. La première et la troisième de ces phases représentent le « procès de circulation du capital », et la deuxième phase le « procès de production du capital ». Dans ce schéma, le capital productif ne s’oppose pas au capital improductif, mais au capital « dans le procès de circulation ». Le capital productif organise directement le procès de création de biens de consommation au sens le plus large du terme. Ce procès inclut tout travail qui est nécessaire pour rendre les biens propres à la consommation, par exemple la conservation, le transport, l’emballage, etc. Le capital dans le procès de circulation organise la « circulation véritable », l’achat et la vente, par exemple le transfert des droits de propriété, abstrait du transfert effectif des produits. Ce capital surmonte pour ainsi dire les frictions du système marchand-capitaliste, frictions qui sont dues au fait que le système est scindé en unités économiques individuelles. Il précède et suit le procès de création de biens de consommation, bien qu’il soit lié indirectement à ce processus. La « production du capital » et la « circulation du capital » deviennent indépendantes dans le système de Marx et elles sont étudiées séparément, bien que, simultanément, Marx ne perd pas de vue l’unité de tout le procès de reproduction du capital. C’est la base de la distinction entre le travail employé dans la production et le travail employé dans la circulation. Cependant, cette division n’a rien à voir avec une division du travail entre travail qui produit des modifications dans les biens matériels et travail qui ne possède pas cette propriété. Marx distingue le travail loué par le capital productif, ou plus précisément par le capital dans sa phase de production, du travail qui est loué par le capital-marchandise ou le capital-argent, ou plus précisément par le capital dans sa phase de circulation. Seul le premier type de travail est « productif », non parce qu’il produit des biens matériels mais parce qu’il est employé par du capital « productif », c’est-à-dire du capital dans la phase de production. La participation du travail à la production de biens de consommation (pas nécessairement matériels) représente, pour Marx, une propriété additionnelle du caractère productif du travail, mais non son critère. Le critère reste la forme capitaliste de l’organisation du travail. Le caractère productif du travail est une expression du caractère productif du capital. Le mouvement des phases du capital détermine le caractère du travail qu’elles emploient. Marx reste ainsi fidèle à sa conception selon laquelle, dans la société capitaliste, la force motrice du développement est le capital : ses mouvements déterminent le mouvement du travail, qui est subordonné au capital.

Donc, selon Marx, tout type de travail organisé dans les formes du procès capitaliste de production, ou plus précisément tout travail employé par du capital productif, c’est-à-dire du capital dans la phase de production, est du travail productif Le travail des vendeurs n’est pas productif non parce qu’il ne produit pas des modifications des biens matériels, mais seulement parce qu’il est employé par le capital dans la phase de circulation. Le travail du clown au service d’un imprésario de cirque est productif bien qu’il ne produise aucune modification de biens matériels et que, du point de vue des besoins de l’économie sociale, il soit moins utile que le travail du vendeur. Le travail du clown est productif parce qu’il est employé par du capital dans la phase de production. (Dans ce cas, le résultat de la production est un produit non matériel, les grimaces, mais cela ne change rien au problème. Les grimaces du clown ont une valeur d’usage et une valeur d’échange. Cette valeur d’échange est supérieure à la valeur de la production de la force de travail du clown, c’est-à-dire à son salaire augmenté des dépenses de capital constant. Par conséquent, l’imprésario en tire une plus-value.) D’autre part, le travail du caissier du cirque, qui vend les tickets permettant d’assister à la représentation où se produit le clown, est improductif parce qu’il est employé par le capital dans sa phase de circulation : il ne fait que faciliter le transfert du « droit d’assister au spectacle », du droit de rire des grimaces du clown, d’une personne (l’imprésario) à une autre (le public)[196].

Pour comprendre clairement l’idée de Marx, il est nécessaire de comprendre d’abord clairement que la phase de circulation du capital ne signifie pas une circulation et une distribution « effectives », « réelles », c’est-à-dire un procès de transfert réel des mains des producteurs dans celles des consommateurs, transfert nécessairement accompagné des procès de transport, de conservation, d’emballage, etc. La fonction de circulation du capital est seulement un transfert d’une personne à une autre du droit de propriété sur un produit, seulement une transformation de la valeur d’une forme marchandise à une forme monnaie, ou, au contraire, seulement une réalisation d’une valeur produite. C’est une transition idéelle ou formelle, mais non réelle. Ce sont des « frais de circulation qui proviennent du simple changement de forme de la valeur, de la circulation considérée idéalement » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 126). « Nous ne traitons ici que du caractère général des frais de circulation résultant de la pure métamorphose formelle » (ibid., p. 124). Marx établit la proposition suivante : « La loi générale est que tous les frais de circulation qui résultent uniquement du changement de forme de la marchandise n’ajoutent pas de valeur à cette dernière » (ibid., p. 137).

Marx distingue nettement cette « métamorphose formelle », qui est l’essence même de la phase de circulation, des « fonctions réelles »[197]du capital marchand. Parmi ces fonctions réelles, Marx inclut : le transport, le stockage, la « distribution des marchandises sous une forme consommable » (Le Capital, L. 111, t. 6, p. 280), les « garde, expédition, transport, répartition et mise au détail » (ibid., p. 292 et 299). Il faut comprendre que la réalisation formelle de la valeur, c’est-à-dire le transfert du droit de propriété sur les produits, « n’est que le médiateur de leur réalisation et, de ce fait, du véritable échange des marchandises, de leur passage d’une main à une autre, de l’échange social de substance » (ibid., p. 292)[198]. Mais, d’un point de vue théorique, la réalisation formelle, fonction propre du capital dans la circulation, est complètement différente des « fonctions réelles » mentionnées ci-dessus, qui sont par essence étrangères à ce capital et ont un caractère « multiple » (ibid., p. 292)[199]. Dans les entreprises commerciales ordinaires, ces fonctions formelles et réelles s’entremêlent et s’entrelacent. Le travail d’un vendeur de magasin remplit les fonctions réelles de conservation, de déballage et d’emballage, de transport, etc., et les fonctions formelles d’achat et de vente. Mais ces fonctions peuvent être séparées, aussi bien du point de vue des personnes que du point de vue du lieu : « Il est possible que les marchandises à acheter et à vendre soient entreposées dans des docks ou autres locaux publics » (ibid., p. 299), par exemple des entrepôts commerciaux ou de transit. Le moment formel de la réalisation, l’achat et la vente, peut avoir lieu ailleurs, dans un « bureau de vente » spécial. Les deux aspects, formel et réel, de la circulation sont distincts l’un de l’autre.

Marx concevait toutes les fonctions réelles comme « procès de production prolongé à l’intérieur du procès de circulation » (ibid., p. 280), « procès de production se poursuivant pendant l’acte de circulation » (ibid., p. 299). Elles sont un « procès de production qui ne fait que se poursuivre dans la circulation, dont, par conséquent, le caractère productif est simplement dissimulé sous la forme circulatoire » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 126)[200]. Ainsi le travail qui est appliqué à ces « procès de production » est du travail productif qui crée de la valeur et de la plus-value. Dans la mesure où le travail des vendeurs consiste à accomplir des fonctions réelles : conservation, transport, emballage, etc., leur travail est productif non pas parce qu’il s’incarne dans des biens matériels (la conservation ne produit pas de modifications de ce type), mais parce qu’il est engagé dans le « procès de production » et se trouve donc loué par du capital productif. Le travail du même employé de commerce n’est improductif que s’il sert exclusivement la « métamorphose formelle » de la valeur, sa réalisation, le transfert idéel du droit de propriété d’une personne à une autre. La « métamorphose formelle », qui s’accomplit dans le « bureau de vente » et qui est séparée de toutes les fonctions réelles, requiert elle aussi certains coûts de circulation, certaines dépenses de travail, par exemple pour les calculs, la comptabilité, la correspondance, etc. (Le Capital, L. III, t. 6, p. 299). Ce travail n’est pas productif, mais, insistons une fois encore, non parce qu’il ne crée pas de biens matériels, mais parce qu’il sert la « métamorphose formelle » de la valeur, la phase de circulation du capital sous sa forme pure.

Tout en acceptant la distinction établie par Marx entre fonction formelle et fonction matérielle (nous préférons le terme « réel », que l’on trouve dans le texte de Marx ; le terme « matériel » peut provoquer des malentendus), V. Bazarov nie que les fonctions formelles puissent nécessiter « l’application d’un seul atome de travail humain vivant »[201]. « Dans la réalité, seul l’aspect ‘matériel’ des fonctions du capital marchand absorbe du travail humain vivant. Cependant, la métamorphose formelle ne requiert aucune ‘dépense’ de la part du marchand. » Nous ne pouvons admettre la thèse de Bazarov. Supposons que toutes les fonctions réelles, « matérielles », soient séparées des fonctions formelles, et que les marchandises soient conservées dans des entrepôts spéciaux, des docks, etc. Supposons que, dans le « bureau de vente », seul s’accomplisse l’acte formel d’achat et de vente, le transfert du droit de propriété sur la marchandise. Les dépenses pour l’équipement du bureau, l’entretien des employés, des vendeurs, la tenue des comptes, dans la mesure où ils sont liés au transfert du droit de propriété d’une personne à une autre, tous ces frais sont des « frais de circulation proprement dits » liés seulement à la métamorphose formelle de la valeur. Comme on le voit, même la métamorphose formelle de la valeur nécessite des « dépenses » de la part du marchand et l’application de travail humain qui, dans ce cas, est improductif selon la théorie de Marx.

Nous attirons l’attention du lecteur sur la question de la comptabilité parce que, selon certains auteurs, Marx aurait nié le caractère productif de ce travail quel que soit le contexte[202]. Cette interprétation nous paraît erronée. C’est un fait que les thèses de Marx sur la comptabilité (cf. Le Capital, L. II, t. 4, chap. 6) se caractérisent par une extrême obscurité et peuvent être interprétées dans le sens mentionné ci-dessus. Mais, du point de vue de la conception marxienne du travail productif, la question du travail des comptables ne soulève pas de problèmes particuliers. Si la comptabilité est nécessaire à l’accomplissement de fonctions réelles de la production, même si cet accomplissement a lieu dans le cours de la circulation (le travail du comptable se rapportant à la production, à la conservation, au transport des marchandises), la comptabilité se rattache au procès de production. Le travail du comptable n’est improductif que quand il réalise la métamorphose formelle de la valeur - le transfert du droit de propriété sur le produit, l’acte d’achat et de vente sous sa forme idéelle. Répétons une nouvelle fois que si, dans ce cas, le travail du comptable est improductif, ce n’est pas parce qu’il ne produit pas de modifications dans les objets matériels (sous cet angle, il ne diffère pas du travail d’un comptable d’usine), mais parce qu’il est loué par du capital dans la phase de circulation (séparé de toute fonction réelle).

Marx fait usage de ces distinctions entre fonctions réelle et formelle du capital marchand, ou entre circulation sous sa forme pure et « procès de production qui s’accomplit dans le procès de circulation », dans les livres II et III du Capital. On ne peut accepter la thèse qui veut que Marx n’ait appliqué ces distinctions que dans le livre III, alors que le livre Il traiterait arbitrairement toutes les dépenses liées à l’échange, y compris celles qui sont con-sacrées aux fonctions réelles de circulation, comme improductives. V. Bazarov[203]et A. Bogdanov[204]ont défendu cette idée d’une importante différence entre le livre Il et le livre III du Capital. En fait, même dans le livre II du Capital, ce n’est pas tous les coûts de circulation mais seulement les « frais de circulation proprement dits » que Marx rattache aux coûts dont l’improductivité ne fait pas problème (cf. Le Capital, L. II, t. 4, p. 119). Dans le livre II, il parle de « procès de production » qui s’accomplissent dans l’échange et ont un caractère productif (ibid., p. 126). Si l’on ne prend pas en considération des différences mineures dans les nuances de pensée et de formulation, on ne trouve pas de contradiction fondamentale entre les livres II et III du Capital. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, dans le chapitre 17 du livre III et surtout dans le chapitre 6 du livre II, des passages discordants, une confusion terminologique et des contradictions particulières, mais la conception fondamentale du travail productif comme travail qui est loué par du capital (même dans des prolongements du procès de production jusque dans la circulation) et du travail improductif comme travail qui sert le capital dans la phase de circulation pure, ou dans la « métamorphose formelle » de la valeur, est très claire.

A. Bogdanov critique la distinction faite par Marx entre les fonctions du capital marchand, la fonction réelle (continuation du procès productif) et la fonction formelle (circulation pure), en arguant que dans le capitalisme les fonctions formelles sont tout aussi « objectivement nécessaires » que les fonctions réelles, car leur propos est de satisfaire des nécessités réelles du système productif considéré[205]. Mais Marx n’entendait pas nier la nécessité de la phase de circulation dans le procès de reproduction du capital : « Il [l’agent de l’achat et de la vente] accomplit une fonction nécessaire, puisque le procès de reproduction implique même des fonctions improductives » (Le Capital, L. II, t. 4, p. 121), c’est-à-dire la fonction de pure circulation. « Le temps de travail que cela nécessite est utilisé à des opérations nécessaires dans le procès de reproduction du capital ; mais il n’ajoute aucune valeur » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 300). Selon Marx, les phases de production et de circulation sont également nécessaires au procès de reproduction du capital. Mais cela n’abolit pas les propriétés distinctives de ces deux phases du mouvement du capital. Le travail loué par du capital dans la phase de production et le travail loué par du capital dans la phase de circulation sont l’un et l’autre nécessaires, mais Marx considère que le premier est le seul productif. A. Bogdanov prend la nécessité objective du travail dans le système économique comme critère de sa productivité. Ce faisant, non seulement il gomme la différence entre le travail engagé dans la production et le travail engagé dans la circulation, mais il ajoute encore (conditionnellement) aux fonctions productives les « fonctions liées à l’activité militaire »[206], alors que les fonctions liées à l’activité militaire sont organisées sur la base du droit public et non sur celle de la production capitaliste privée. Au contraire de Marx, Bogdanov ne prend pas comme critère de la productivité du travail la forme sociale de son organisation, mais plutôt son « caractère indispensable », sous sa forme concrète et utile, pour le système économique en vigueur.

Nous devons donc reconnaître comme complètement erronées les conceptions des auteurs qui ont réduit la théorie marxienne du travail productif à la différence qui existe entre travail qui s’incarne dans des objets matériels et travail qui ne possède pas cette propriété. Hilferding s’approche plus de la solution proposée dans l’œuvre de Marx. Il considère comme productif tout travail « nécessaire au but social de la production, indépendamment de la forme historique déterminée que prend la production dans telle forme sociale déterminée ». « D’autre part, le travail qui est dépensé seulement au service de la circulation capitaliste, c’est-à-dire qui découle de l’organisation historique donnée de la production, ne crée pas de valeur »[207]. Quelques passages de l’œuvre de Marx (Le Capital, L. II, t. 4, p. 124 et 129) se rapprochent de la définition du travail improductif que donne Hilferding. Toutefois, sa définition du travail productif comme travail « indépendant de la forme sociale déterminée de production » s’écarte de la définition marxienne. L’idée de Hilferding que « le critère de la productivité [...] est le même dans toutes les formations sociales » (ibid.) contredit franchement tout le système de Marx. La distinction marxienne entre travail loué par du capital dans la phase de production et travail loué par du capital dans la phase de circulation se reflète dans la conception de Hilferding, mais de façon partiellement modifiée.

Nous ne nous demandons pas si la définition marxienne du travail productif, fondée sur l’analyse de la forme sociale du travail, est ou n’est pas correcte, ou si les définitions conventionnelles des traités d’économie politique qui insistent sur le « caractère indispensable », l’ « utilité », le caractère « matériel » du travail, ou son rôle dans la consommation personnelle ou productive, sont ou non correctes. Nous ne disons pas que la distinction de Marx, qui fait abstraction du contenu des dépenses de travail, est plus exacte que les vues plus conventionnelles. Nous affirmons seulement que la conception de Marx est différente de ces conceptions conventionnelles et ne les recouvre pas. L’attention de Marx était attirée par un autre aspect du phénomène, et nous pouvons en fait regretter que Marx ait choisi le terme « productif » pour son analyse des différences entre travail loué par du capital dans la phase de production et travail loué par du capital dans la phase de circulation. Le terme « productif » avait un sens différent dans la science économique (peut-être le terme « travail de production » eût-il mieux convenu).

  1. Nous n'avons trouvé que bien peu de sources concernant I.I.Roubine. Nous avons suivi de très près, pour ces éléments de biographie, le mémoire rédigé par B.I.Roubina et consacré à la défense de son frère. Nous citons ce mémoire d'après le livre de Roy Medvedev, Le Stalinisme, Le Seuil, Paris, 1972, p.180-184. On peut aussi consulter un livre plus général de Naum Jasny, Soviet Economics of the Twenties (Names to be remembered), Cambridge University Press, 1972.
  2. M.Rosenthal, La dialectique dans « Le Capital » de Marx, cité d'après la traduction est-allemande de 1957 par Roman Rosdolsky, Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen « Kapitals », Europäische Verlagsanstalt, Francfort-sur-le-Main - Cologne, 1968, p. 675, note 54.
  3. Voir en particulier les lettres de Marx à Danielson du 28 mai 1872, à Sorge du 21 juin 1872 (reproduites dans Lettres sur « Le Capital » p. 267 et 269), l'« Avis au lecteur » placé par Marx en tête de l'édition française (Le Capital, l. I, t. 1, p. 47) et la « Note des éditeurs » (Ibid., p. 8 et 9) qui donne un historique détaillé de l'établissement de la traduction française.
  4. Rudolf Hilferding, « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », dans Marx-Studien, t. I, Vienne, 1904 ; récemment réédité par F.Eberlé dans Aspekte der Marxschen Theorie, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1973, t. I, p. 130-192. Les ci­tations de ce texte renverront désormais à cette édition.
  5. Nous laissons ici de côté cette partie du matérialisme historique qui traite des lois de développement de l'idéologie.
  6. Rykačev fait exception. Il écrit: « La théorie du fétichisme de la mar­chandise de Marx peut se ramener à quelques analogies superficielles et surtout inexactes. Loin d’être la plus forte partie du système de Marx, elle en est presque la plus faible, cette célèbre révélation du secret du fétichisme de la marchandise qui, par on ne sait quel malentendu, a conservé une réputation de profondeur, même aux yeux d’admirateurs aussi modérés de Marx que M. Tugan-Baranovskij et S. Frank. » Cf. Rykačev, Dengi i deneznaja vlast’ (L’argent et le pouvoir de l’argent), 1910, p. 156.
  7. Dans la première édition allemande du Capital, le premier chapitre tout entier, y compris la théorie du fétichisme de la marchandise, apparaissait d’un seul tenant sous le titre général « La marchandise » (Das Kapital, Bd I, 1867, p. 1-­44). NdT. : Ce chapitre a été partiellement modifié par Marx lui-même pour les éditions ultérieures du Capital. Le texte original a été récemment réédité : cf. K.Marx et F.Engels, Studienausgabe in 4 Bänden, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1966, Bd II : « Politische Okonomie », p. 216-246. Nous citerons désormais d’après cette édition, avec la référence Studienausgabe.
  8. A.Bogdanov, Kratkij kurs ekonomičeskoj nauki (Bref cours de science économique), 1920, p. 105.
  9. K.Kautsky, The Economic Doctrines of Karl Marx, A. et C.Black, Londres, 1925, p. 11.
  10. Lettre de Marx à Kugelmann du 11 juillet 1868, dans Lettres sur « Le Capital », Ed. sociales, Paris, 1964, p. 230 ; et aussi dans Lettres à Kugelmann, Ed. sociales, Paris, 1971, p. 103.
  11. Nous expliquerons ci-dessous, au chapitre 3, le rôle que joue dans la création de rapports de production entre individus particuliers cette propriété sociale qu’ont les choses d’être l’expression de rapports de production entre les hommes.
  12. NdT. : Le texte allemand précise « reflet fugitif et objectivé » (Das Kapital, Bd I, p. 143).
  13. On ne peut être d’accord avec la conception de Hilferding, selon laquelle le papier-monnaie abolit l’« objectivation » des rapports de production. « Dans les limites du minimum de circulation, l’expression réelle des rapports sociaux est remplacée par un rapport social consciemment réglé. Cela est possible parce que l’argent métallique est précisément aussi un rapport social, bien que caché sous une enveloppe matérielle. » (Rudolf Hilferding, Le capital financier, Éd. de Minuit, Paris, 1970, p. 76 ; le éd., Das Finanzkapital, Wiener Volksbuchhandlung, Vienne, 1910). L’échange des marchandises au moyen de papier-monnaie s’effectue aussi sous une forme non réglée, spontanée, « objectivée », comme dans le cas de la monnaie métallique. Ou point de vue de la valeur interne de la matière dont il est constitué, le papier-monnaie n’est pas une « chose ». Mais c’est une chose au sens où à travers lui s’expriment, de façon « objectivée », des rapports sociaux de production entre acheteur et vendeur. Mais si Hilferding se trompe, la thèse opposée soutenue par Bogdanov, d’après laquelle le papier-monnaie représente un degré encore plus grand de fétichisation des rapports sociaux que la monnaie métallique, est encore moins fondée. Cf. A.Bogdanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4. partie, p. 161.
  14. NdT. : Le texte allemand dit « en aliénant le leur » (indem sie eignes entfremden). Cf. Das Kapital, Bd I, p. 123.
  15. Dans la traduction (russe) de P.Rumjancev, ce terme est incorrectement traduIt par « résultat » (Kritika političeskoj ekonomii, Pétersbourg, 1922, p. 53). Marx écrit Erzeugung (production, création), et non Erzeugniss (produit, résultat).
  16. Cf. Richard Passow, Kapitalismus. G.Fischer, Iéna, 1918, p. 84.
  17. NdT. : Das Kapital, Bd I, p. 87 ; la traduction française omet les « rapports matériels entre les personnes » (Le Capital, L. I, t. I, p. 85, fin du § 2).
  18. Nous présentons ici brièvement des conclusions qui sont plus complètement développées dans notre article « Rapports de production et catégories matérielles », Pod znamenem marksizma (Sous la bannière du marxisme), n° 10-11, 1924.
  19. Cf. I.I.Roubine, Istorija ekonomičeskoj mysli (Histoire de la pensée économique), 2e éd., 1928, chap. 7.
  20. Cf. Kunow, « K ponimaniju metoda issledovanija Marksa » (Pour comprendre la méthode de recherche de Marx), Osnovnye problemy političeskoj ekonomii (Problèmes fondamentaux de l’économie politique), 1922, p. 57-58.
  21. C’est seulement si on conçoit ainsi cette « imbrication » des rapports sociaux et des conditions matérielles de la production que la théorie marxienne de la nature double de la marchandise devient claire pour nous, ainsi que l’affirmation de Marx selon laquelle les valeurs d’usage apparaissent comme « les soutiens matériels de la valeur d’échange » (Le Capital, L. I, t. I, p. 52). La valeur d’usage et la valeur ne sont pas deux propriétés différentes des objets, comme le soutient Böhm-Bawerk. La différence qui le sépare de Marx découle de la différence entre la méthode naturaliste, qui traite de la marchandise comme d’une chose, et la méthode sociologique, qui traite des rapports sociaux « imbriqués aux choses ». « La valeur d’usage exprime la relation naturelle entre les choses et l’homme, en fait l’existence des choses pour l’homme. La valeur d’échange [...] est l’existence sociale des choses » (Theorien, t. 3, p. 291).
  22. La connexion entre choses et rapports sociaux entre les hommes est en général plus complexe et prend des formes variées. Ainsi, par exemple, pour ne prendre en considération que des phénomènes étroitement liés à notre thème, on peut observer : 1) dans la sphère économique de diverses formations sociales, la dépendance causale des rapports de production entre les hommes à l’égard de la répartition des choses entre ces hommes (dépendance des rapports de production à l’égard de la structure et de la répartition des forces productives) ; 2) dans la sphère économique de la société marchande-capitaliste, la réalisation des rapports de production entre les hommes par l’intermédiaire des choses, leur « imbrication » avec ces choses (fétichisme de la marchandise au sens strict du terme) ; 3) dans diverses sphères de diverses formations sociales, la symbolisation par des objets des rapports sociaux entre les hommes (symbolisation sociale générale ou fétichisation des rapports sociaux entre les hommes). Nous ne nous intéressons ici qu’au second aspect, le fétichisme de la marchandise au sens strict du terme, et il nous parait indispensable d’établir une nette distinction aussi bien entre cet aspect et le premier (on trouve la confusion de ces deux aspects dans le livre de N.Boukharine, La Théorie du matérialisme historique (p. 149-153 de la réédition en français par Anthropos, Paris, 1967) qu’entre le second aspect et le troisième (la théorie du fétichisme telle que la présente Bogdanov souffre de ce type de confusion).
  23. Nous pensons aux divers formes ou types de rapports de production qui existent dans une société capitaliste, et non aux différents types de rapports de production qui caractérisent des types différents de formations sociales.
  24. NdT. : Dans la traduction française, la réponse à cette question est devenue: « évidemment du caractère fétiche que la monnaie imprime aux métaux précieux » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 93).
  25. NdT. : Traduction littérale du texte de Roubine, qui cite Travail salarié et capital. Dans la traduction française de cet ouvrage de Marx, comme dans l’édition anglaise qui a servi de base à la présente traduction, ce passage est ainsi traduit: « Le capital représente, lui aussi, des rapports sociaux. Ce sont des rapports bourgeois de production, des rapports de production de la société bourgeoise » (op. cit., p. 29).
  26. Marx dit très souvent qu’un rapport de production « est représenté » (sich darstellt) dans un objet et que l’objet « représente » (darstellt) un rapport de production.
  27. NdT. : C’est en fait le capital que Marx qualifie ainsi dans le passage cité par Roubine.
  28. NdT. : Le texte allemand dit « dans le procès de mise en valeur du capital » (Das Kapital, Bd I, p. 223).
  29. Le concept de Formbestimmtheit (ou Formbestimmung) joue un grand rôle dans le système de Marx. Ce système s’attache essentiellement à l’analyse des formes sociales de l’économie, c’est-à-dire des rapports de production entre les hommes. Au lieu de Formbestimmtheit, Marx emploie souvent Bestimmtheit. V.Bazarov et I.Stepanov traduisent parfois très correctement ce dernier terme par « forme » (cf. Das Kapital, L. III, t. 2, p. 365-366, et la traduction russe, p. 359). On ne peut admettre la traduction de Bestimmtheit par « dénomination » (naznačenje), erreur souvent commise par P.Rumjancev (Zur Kritik der politischen Ökonomie, p. 10, et la traduction russe, p. 40). La traduction « détermination formelle » (formal’noe opredelenje) ne restitue pas non plus la pensée de Marx ; cf. S.Bessonova, Nakoplenje kapitaly i krizisy (L’Accumulation du capital et les crises). Nous préférons une traduction plus précise: « détermination de forme » ou « définition de forme ». (NdT. : La traduction française la plus courante de Formbestimmtheit est en fait « détermination formelle » ; c’est donc celle-ci que nous reprendrons.)
  30. NdT. : Phrase amputée dans la version française ; cf. Le Capital, L. I, t. I, p. 63.
  31. Il convient de faire remarquer que Marx utilise parfois les termes « fonction » et « forme » dans un sens matériel-technique ; cela se produit très fréquemment pour le premier mot, plus rarement pour le second. Il en résulte une incohérence terminologique, mais cela n’empêche pas Marx de faire dans le principe une distinction claire entre les deux sens de ces mots, sauf dans certains passages qui sont obscurs et contradictoires (par exemple dans la 2e section du livre II du Capital). D’autre part, les termes de « substance » et de « contenu » ne font pas seulement référence, pour Marx, au procés matériel de production, mais aussi à ses formes sociales.
  32. NdT. : C’est la traduction la plus courante de Stoffwechsel (cf., par exemple, Contribution, p. 29, 89, 93, 96, etc.). On trouve aussi « permutation de matière » (cf. Le Capital, L. I, t. I, p. 127).
  33. « Les phénomènes réels, tels que la valeur de la terre, sont présentés comme ‘imaginaires’ et ’irrationnels’, tandis que des concepts imaginaires, tels que la mystérieuse ‘valeur d’échange’, qui n’apparaît pas dans l’échange, sont présentés comme la seule réalité. » Cf. M.Tugan-Baranovskij, Teoretičeskie osnovy marksizma (Les bases théoriques du marxisme), 4e éd., 1918, p. 118. Le passage de Marx que nous avons cité signifie que, bien que l’achat et la vente de terre n’expriment pas directement des rapports entre producteurs marchands passant par l’intermédiaire des produits de leur travail, ils n’en sont pas moins liés à ces rapports et peuvent être expliqués par référence à ceux-ci. En d’autres termes, la théorie de la rente découle de la théorie de la valeur. Riekes a mal compris ce passage : il croit y lire que la conservation de la propriété foncière requiert des dépenses, c’est-à-dire du travail, qui s’expriment dans le prix de la terre (cf. Hugo Riekes, Wert und Tauschwert, L.Simion, Berlin, s.d., p. 27).
  34. L’ignorance de cette distinction essentielle entre la théorie de la valeur de Marx et celle des classiques explique la faiblesse du livre d’Isaiah Rosenberg, Ricardo und Marx als Werttheoretiker : eine kritische Studie, Kommissionsverlag von I.Brand, Vienne, 1904.
  35. Emil Hammacher, Das philosophisch-ökonomische System des Marxismus, Duncker & Humblot, Leipzig, 1909, p. 546.
  36. NdT. : Ce passage n’est pas repris dans la traduction française. Il se place tout à la fin du chapitre 2 : « Des échanges » (Le Capital, L I, t. I, p. 103).
  37. Eugen von Böhm-Bawerk, Zum Abschluss des Marxschen Systems, Berlin, 1896. (NdT. : Récemment repris dans Aspekte der Marxschen Theorie, op. cit., p. 25-129; nous citerons désormais d’après cette édition.)
  38. Cf. R. Hilferding, « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », op. cit., ; et l'article « Zur Problemstellung der theoretischen Ökonomie bei Karl Marx », Die Neue Zeit, Stuttgart, 1904.
  39. Par « forme de la valeur », nous n’entendons pas les diverses formes que prend la valeur dans le cours de son développement (par exemple forme simple, forme développée, etc.), mais la valeur comprise du point de vue de ses formes sociales, c’est-à-dire la valeur comme forme.
  40. F.Engels, préface au livre II du Capital, Le Capital, L. II, t. 4, p. 21-22 (souligné par Engels).
  41. Cf. Le Capital, L. I, t. I. p. 56 ; et lettre de Marx à Engels du 24 août 1867, Lettres sur « Le Capital », Ed. sociales, Paris, 1964, p. 174.
  42. Lettre de Marx à Kugelmann du 11 juillet 1868, Lettres à Kugelmann, Ed. sociales, Paris, 1971, p. 103 (traduction légèrement différente de ce même texte dans Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 230).
  43. Même lettre, dans Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 103.
  44. Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 103.
  45. Rudolf Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 64.
  46. NdT. : On trouve intercalée à cet endroit du texte allemand la phrase suivante: « Et elle a découvert le contenu qui se cachait sous ces formes. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi ce contenu-ci prend cette forme-là, pourquoi le travail... » (Das Kapital, Bd I, p. 94-95).
  47. Simmel pense que la recherche économique commence non par les objets échangeables, mais par le rôle socio-économique de l’échange : « L’échange est un phénomène sociologique sui generis, une forme et une fonction constitutives de l’existence interindividuelle ; en aucun cas ce n’est une conséquence logique de ces propriétés qualitatives et quantitatives des choses que l’on appelle utilité et rareté » (Georg Simmel, Philosophie des Geldes, Duncker & Humblot, Leipzig, 1907, p. 59).
  48. Eugen von Böhm-Bawerk, Zum Abschluss des Marxschen Systems, op. cit., p. 81.
  49. Ibid.
  50. « L’acte d’échange lui-même et le prix qui en résulte influencent [...] le comportement de tous les acheteurs et vendeurs ultérieurs et n’exercent pas cette influence sous la forme de l’inégalité mais sous celle de l’égalité, c’est-à-dire comme expression de l’équivalence » (Zwiedenieck, « Über den Subjektivismus in der Preislehre », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1914, vol. 38, IIe partie, p. 22-23.
  51. Cf., par exemple, F.Petry, Der soziale Gehalt der Marxschen Werttheorie, Iéna, 1916, p. 27-28.
  52. Bien entendu, il ne nous intéresse pas ici de savoir si Marx a ou n’a pas compris correctement Aristote, ou si sa compréhension de celui-ci est un exemple de « subjectivisme scientifique », comme le dit Železnov dans Ekonomičeskoe mirovozzrenje dvernikh grekov (La conception économique du monde des anciens Grecs, Moscou, 1919, p. 244), assertion sans fondement à notre avis.
  53. Heinrich Dietzel, Theoretische Sozialökonomik, C.F.Winter, Leipzig, 95, p. 273.
  54. Benedetto Croce, Historical Materialism and the Economics of Karl Marx, Frank Cass & Co, Londres, 1966, p. 60-66.
  55. Ibid., p. 56.
  56. Böhm-Bawerk, op. cit., p.100-101.
  57. F.Oppenheimer voit le « péché méthodologique » de Marx et son erreur fondamentale dans le fait qu’il a pris la « prémisse de l’égalité sociale entre les participants à l’acte d’échange », qui est la base de la théorie de la valeur, comme point de départ de son analyse de la société capitaliste et de son inégalité entre les classes. Il cite, pour l’approuver, le jugement suivant de Tugan-Baranovskij : « En supposant l’égalité sociale entre les participants à l’acte d’échange, nous faisons abstraction de la structure interne de la société dans laquelle cet acte est accompli » (Franz Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G.Fischer, Iéna, 1916, p. 176). Oppenheimer reproche à Marx d’avoir ignoré, dans sa théorie de la valeur, l’inégalité de classes de la société capitaliste. Liefmann fait à la théorie économique de Marx une objection qui va dans le sens opposé ; il lui reproche de supposer « a priori l’existence de classes déterminées » (Robert Liefmann, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Deutsche Verlagsanstalt, Stuttgart - Berlin, 1920, p. 34). Dans son principe, la remarque est juste: la théorie économique de Marx suppose bien a priori l’inégalité de classes dans la société capitaliste. Mais, du fait que, dans la société capitaliste, les rapports entre les classes prennent la forme de rapports entre les producteurs marchands indépendants, le point de départ de l’analyse est la valeur, qui suppose l’égalité sociale entre les participants à l’acte d’échange. La théorie de la valeur de Marx dépasse le caractère unilatéral des remarques d’Oppenheimer et de Liefmann. On trouvera une critique détaillée des thèses de ces deux auteurs dans notre ouvrage Sovremennye ekonomisty na Zapade (Économistes occidentaux contemporains), 1927.
  58. Lettres à Kugelmann, op. cit., p. 103.
  59. R.Hilferding, « Aus der Vorgeschichte der Marxschen Ökonomie », Die Neue Zeit, vol. II, 1910-1911.
  60. B.Croce, op. cit., p. 135.
  61. R.Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 65-66.
  62. NdT. : le texte allemand du Capital, cité par Roubine, est plus explicite sur ce point que le texte français: « Le caractère social spécifique des travaux privés indépendants les uns des autres... " (Das Kapital, Bd I, p. 88).
  63. F.Engels, Anti-Dühring, Éd. sociales, Paris, 1963, p. 349.
  64. Nous avons ici à l’esprit la première phase de l’économie socialiste, dans laquelle la société règle encore la répartition des produits entre ses membres.
  65. Dans l’édition allemande originale, Marx ne parle pas de « substance de la valeur » (c’est-à-dire de travail), mais d’ » objectivité de la valeur » (Wertgegenständlichkeit) (Das Kapital, Bd I, p. 86), ou plus simplement de « valeur » (c’est ainsi que ce terme est traduit dans l’édition française révisée par Marx) (Le Capital, L. I, t. I, p. 84). Dans la traduction russe, ce terme a souvent été traduit faussement par « substance de la valeur » (donc travail). NdT. : Roy traduit Wertgegenständlichkeit parfois par « la réalité que possède la valeur » (cf. Le Capital, L. I, t. I, p. 62), parfois par « existence » (comme valeur) (ibid., p. 85).
  66. NdT. : Cette phrase n’a pas été reprise dans la traduction française. Elle se place dans le paragraphe 2 de la page 86 (Le Capital, L. I, t. 1).
  67. Le commentaire suivant de Bortkiewicz vient à point nommé : « La loi de la valeur reste suspendue dans les airs si on ne suppose pas que les producteurs qui produisent pour le marché essaient d’obtenir un avantage aussi grand que possible pour une dépense minimum d’efforts, et qu’ils sont en position de modifier leur activité » (Bortkiewicz, « Wertrechnung und Preisrechnung in Marxschen Systems », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1906, vol. XXIII, p. 39). Mais Bortkiewicz a tort de considérer que cette proposition contredit fondamentalement l’interprétation de la théorie de Marx que donne Hilferding. Ce dernier n’ignore pas la concurrence, ni le rapport entre l’offre et la demande, mais ce rapport « est réglé par le prix de production » ( « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », op. cit., p. 189). Hilferding comprend que les actions économiques s’accomplissent par l’intermédiaire des motivations des agents économiques, mais il souligne : « Des motifs des sujets économiques agissant, dé-terminés eux-mêmes par la nature des rapports économiques, on ne peut rien tirer de plus que la tendance à l’établissement de l’égalité des conditions économiques » (Le capital financier, op. cit., p. 262, note 2). Cette tendance est la prémisse de l’explication du phénomène de l’économie marchande-capitaliste, mais non sa seule explication. « Les économistes bourgeois confondent sans cesse les fonctions sociales des activités économiques avec les motifs personnels de ces activités et attribuent à leurs auteurs comme motif l’accomplissement de ces fonctions dont ils n’ont naturellement aucune idée, Ils ne voient, par conséquent, pas du tout ce qui constitue le problème de l’économie: découvrir à ce lien fonctionnel des activités économiques, par lesquelles doit s’accomplir la vie sociale, de tout autres motifs, et de la fonction nécessaire elle-même comprendre les raisons personnelles qui font agir les producteurs capitalistes ! » (ibid., p. 240, note 19).
  68. S.Frank, Teorija cennosti Marksa i jejo značenie (La théorie de la valeur de Marx et sa signification), 1900, p. 137-138.
  69. Kratkij kurs ekonomičeskoj nauki (Bref cours de science économique), 1920, p. 63. On retrouve le même raisonnement dans son Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique).
  70. On peut trouver de semblables arguments, sous une forme rudimentaire, dans l’œuvre de N.Ziber : « Un échange qui ne serait pas fondé sur des quantités égales de travail mènerait à l’étranglement de certaines forces économiques par d’autres. Cela ne pourrait en aucun cas durer pendant une longue période. Et pourtant l’analyse scientifique ne raisonne que sur la longue période. » Cf. N.Ziber, Teorija cennosti i kapitala Rikardo (La théorie ricardienne de la valeur et du capital), 1871, p. 88.
  71. C’est ainsi que Hainisch écrit: « Que devient la valeur-travail après ces explications [du livre III du Capital - I.R.] ? Un concept arbitrairement construit et non plus la valeur d’échange de la réalité économique. Ce n’est pas le fait réel qui était le point de départ de notre analyse et que nous voulions expliquer » (Hainisch, Die Marxische Werttheorie, 1915, p. 22). Ces remarques de Hainisch sont typiques de tout un ensemble de critiques adressées au marxisme après la publication du livre III du Capital. Les plus pénétrants des critiques du marxisme n’ont pas attaché de signification à la « contradiction » apparente entre le livre I et le livre III du Capital, ou du moins ont considéré qu’elle n’était pas essentielle (cf. par exemple Schumpeter, « Epochen der Dogmen und Methodengeschichte », Grundriss der Sozialökonomik, vol. I, 1914, p. 82; et F.Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G.Fischer, Iéna, 1916, p. 172-173). Mais ils ont adressé des critiques acerbes aux prémisses fondamentales de la théorie de la valeur de Marx. D’autre part, les auteurs qui ont insisté sur les contradictions entre la théorie de la valeur et la théorie des prix de production ont par ailleurs reconnu que la logique de la théorie de la valeur ne pouvait être mise en défaut. « En fait, il est possible d’avancer des objections formelles aux déductions opérées par Marx dans sa théorie de la valeur, et en pratique des objections ont bien été avancées, Mais, sans aucun doute, elles n’ont pas atteint leur but » (Heimann, « Methodologisches zu den Problemen des Wertes », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1913, vol. XXX-VII, fascicule 3, p. 775). L’impossibilité de « réfuter Marx en partant de la théorie de la valeur » a même été reconnue par Dietzel. Ce dernier voyait la faiblesse principale du système de Marx dans la théorie des crises (Dietzel, Vom Lehrwert der Wertlehre, A.Deichert, Leipzig, 1921, p. 31)
  72. Cf. ci-dessous, chap. 18 : Valeur et prix de production.
  73. NdT. : le texte allemand du Capital, cité par Roubine, est plus explicite sur ce point que le texte français: « Le caractère social spécifique des travaux privés indépendants les uns des autres... " (Das Kapital, Bd I, p. 88).
  74. F.Engels, Anti-Dühring, Éd. sociales, Paris, 1963, p. 349.
  75. Nous avons ici à l’esprit la première phase de l’économie socialiste, dans laquelle la société règle encore la répartition des produits entre ses membres.
  76. Dans l’édition allemande originale, Marx ne parle pas de « substance de la valeur » (c’est-à-dire de travail), mais d’ » objectivité de la valeur » (Wertgegenständlichkeit) (Das Kapital, Bd I, p. 86), ou plus simplement de « valeur » (c’est ainsi que ce terme est traduit dans l’édition française révisée par Marx) (Le Capital, L. I, t. I, p. 84). Dans la traduction russe, ce terme a souvent été traduit faussement par « substance de la valeur » (donc travail). NdT. : Roy traduit Wertgegenständlichkeit parfois par « la réalité que possède la valeur » (cf. Le Capital, L. I, t. I, p. 62), parfois par « existence » (comme valeur) (ibid., p. 85).
  77. NdT. : Cette phrase n’a pas été reprise dans la traduction française. Elle se place dans le paragraphe 2 de la page 86 (Le Capital, L. I, t. 1).
  78. Le commentaire suivant de Bortkiewicz vient à point nommé : « La loi de la valeur reste suspendue dans les airs si on ne suppose pas que les producteurs qui produisent pour le marché essaient d’obtenir un avantage aussi grand que possible pour une dépense minimum d’efforts, et qu’ils sont en position de modifier leur activité » (Bortkiewicz, « Wertrechnung und Preisrechnung in Marxschen Systems », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1906, vol. XXIII, p. 39). Mais Bortkiewicz a tort de considérer que cette proposition contredit fondamentalement l’interprétation de la théorie de Marx que donne Hilferding. Ce dernier n’ignore pas la concurrence, ni le rapport entre l’offre et la demande, mais ce rapport « est réglé par le prix de production » ( « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », op. cit., p. 189). Hilferding comprend que les actions économiques s’accomplissent par l’intermédiaire des motivations des agents économiques, mais il souligne : « Des motifs des sujets économiques agissant, dé-terminés eux-mêmes par la nature des rapports économiques, on ne peut rien tirer de plus que la tendance à l’établissement de l’égalité des conditions économiques » (Le capital financier, op. cit., p. 262, note 2). Cette tendance est la prémisse de l’explication du phénomène de l’économie marchande-capitaliste, mais non sa seule explication. « Les économistes bourgeois confondent sans cesse les fonctions sociales des activités économiques avec les motifs personnels de ces activités et attribuent à leurs auteurs comme motif l’accomplissement de ces fonctions dont ils n’ont naturellement aucune idée, Ils ne voient, par conséquent, pas du tout ce qui constitue le problème de l’économie: découvrir à ce lien fonctionnel des activités économiques, par lesquelles doit s’accomplir la vie sociale, de tout autres motifs, et de la fonction nécessaire elle-même comprendre les raisons personnelles qui font agir les producteurs capitalistes ! » (ibid., p. 240, note 19).
  79. S.Frank, Teorija cennosti Marksa i jejo značenie (La théorie de la valeur de Marx et sa signification), 1900, p. 137-138.
  80. Kratkij kurs ekonomičeskoj nauki (Bref cours de science économique), 1920, p. 63. On retrouve le même raisonnement dans son Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique).
  81. On peut trouver de semblables arguments, sous une forme rudimentaire, dans l’œuvre de N.Ziber : « Un échange qui ne serait pas fondé sur des quantités égales de travail mènerait à l’étranglement de certaines forces économiques par d’autres. Cela ne pourrait en aucun cas durer pendant une longue période. Et pourtant l’analyse scientifique ne raisonne que sur la longue période. » Cf. N.Ziber, Teorija cennosti i kapitala Rikardo (La théorie ricardienne de la valeur et du capital), 1871, p. 88.
  82. C’est ainsi que Hainisch écrit: « Que devient la valeur-travail après ces explications [du livre III du Capital - I.R.] ? Un concept arbitrairement construit et non plus la valeur d’échange de la réalité économique. Ce n’est pas le fait réel qui était le point de départ de notre analyse et que nous voulions expliquer » (Hainisch, Die Marxische Werttheorie, 1915, p. 22). Ces remarques de Hainisch sont typiques de tout un ensemble de critiques adressées au marxisme après la publication du livre III du Capital. Les plus pénétrants des critiques du marxisme n’ont pas attaché de signification à la « contradiction » apparente entre le livre I et le livre III du Capital, ou du moins ont considéré qu’elle n’était pas essentielle (cf. par exemple Schumpeter, « Epochen der Dogmen und Methodengeschichte », Grundriss der Sozialökonomik, vol. I, 1914, p. 82; et F.Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G.Fischer, Iéna, 1916, p. 172-173). Mais ils ont adressé des critiques acerbes aux prémisses fondamentales de la théorie de la valeur de Marx. D’autre part, les auteurs qui ont insisté sur les contradictions entre la théorie de la valeur et la théorie des prix de production ont par ailleurs reconnu que la logique de la théorie de la valeur ne pouvait être mise en défaut. « En fait, il est possible d’avancer des objections formelles aux déductions opérées par Marx dans sa théorie de la valeur, et en pratique des objections ont bien été avancées, Mais, sans aucun doute, elles n’ont pas atteint leur but » (Heimann, « Methodologisches zu den Problemen des Wertes », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1913, vol. XXX-VII, fascicule 3, p. 775). L’impossibilité de « réfuter Marx en partant de la théorie de la valeur » a même été reconnue par Dietzel. Ce dernier voyait la faiblesse principale du système de Marx dans la théorie des crises (Dietzel, Vom Lehrwert der Wertlehre, A.Deichert, Leipzig, 1921, p. 31)
  83. Cf. ci-dessous, chap. 18 : Valeur et prix de production.
  84. NdT. : La traduction française de Roy est sensiblement moins explicite : « Une marchandise particulière, un quarteron de froment par exemple, s’échange dans les proportions les plus diverses avec d’autres articles. Cependant, sa valeur d’échange reste immuable, de quelque manière qu’on l’exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 53).
  85. NdT. : Das Kapital, Bd I, p. 53 ; cette phrase, non reprise dans la traduction de Roy, se place au milieu du paragraphe 3, page 54 du tome I de l’édition française du livre I.
  86. NdT. : Comme cela ressort de la suite du commentaire de Roubine, ce passage est extrait de la première édition allemande du Capital ; il est traduit de allemand d’après Marx-Engels Studienausgabe, II, op, cit., p. 240.
  87. NdT. : La version française en conserve quelques traces : « La substance de la valeur et la grandeur de la valeur sont maintenant déterminées. Reste à analyser la forme de la valeur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 62).
  88. NdT. : Dans la version française, le troisième sous-chapitre s’intitule simplement « Forme de la valeur » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 62) ; en revanche, le titre du premier sous-chapitre a subi une modification de sens inverse : « Valeur d’usage et valeur » dans le texte allemand, « Valeur d’usage et valeur d’échange ou valeur proprement dite » dans le texte français.
  89. Ici comme dans la suite du texte, « forme valeur » (Wertform) ne renvoie pas aux différentes formes que revêt la valeur au cours de son développement (par exemple forme accidentelle, forme développée, forme générale), mais à la valeur elle-même, considérée comme la forme sociale du produit du travail. En d’autres termes, nous ne faisons pas ici référence aux différentes « formes de la valeur », mais à la « valeur comme forme ».
  90. A propos de ces méthodes, cf. ci-dessus, fin du chapitre 4.
  91. NdT. : Le texte allemand intercale ici le membre de phrase suivant : « Et elle a découvert le contenu qui se cachait sous ces formes. Mais elle ne s’est jamais demandé pourquoi ce contenu-ci prend cette forme-là, pourquoi le travail... » (Das Kapital, Bd I, p. 94-95) ; cf. ci-dessus, chap. 9, p. 121, note 3.
  92. Nous laissons de côté la question controversée de savoir si Marx a correctement interprété les Classiques ou non. Il nous semble que, en ce qui concerne Ricardo, Marx a raison de dire qu’il a examiné la quantité et partiellement la substance de la valeur, mais qu’il a ignoré la forme de la valeur (cf. Théories, t. 2, p. 183, et Theorien, t. 3, p. 135-136). Pour une analyse plus détaillée, voir notre article « Caractéristiques fondamentales de la théorie de la valeur de Marx et ses différences avec la théorie de Ricardo », dans I.Rosenberg, Teorija stojmosti u Rikardo i Marksa (La théorie de la valeur chez Ricardo et Marx), Moskovskii Rabočii, Moscou, 1924..
  93. L’importance de la forme valeur pour la compréhension de la théorie de Marx a été remarquée par S.Bulgakov dans ses anciens et intéressants articles « Cto takoe trudovaja cennost’ » (Qu’est-ce que la valeur-travail ?), Sborniki pravovedenija i obščestvennikh znanii (Essais sur le droit et les sciences sociales), V, VI, 1896, p. 234 ; et « O nekotorikh osnovnikh ponjatjakh političeskoj ekonomii » (A propos de quelques concepts fondamentaux de l’économie politique), Naučnom Obozrenii (Points de vue scientifiques), n° 2, 1898, p. 337.
  94. NdT. : Der Inhalt der Wertbestimmung (Das Kapital, Bd I, p. 85) ; cette expression est rendue dans la version française par « les caractères qui déterminent la valeur » (Le Capital, L. I, t. I, p. 84).
  95. Dans l’édition allemande originale, Marx dit simplement substanzlosen Schein (Das Kapital, Bd I, p. 95). Des traducteurs, qui n’accordaient pas une attention suffisante à la distinction entre la forme et le contenu (la substance), pensèrent qu’il était nécessaire d’introduire le mot « indépendant », que Marx n’écrit pas. Strouvé traduit le mot substanzlosen par « sans contenu », ce qui correspond exactement au concept de Marx, qui voit dans la substance de la valeur son contenu, par opposition à sa forme. (NdT. : Cette phrase n’a pas été reprise dans l’édition française ; elle se place à la page 83 du livre I, tome I, au milieu de la note I, à la suite du passage cité ci-dessus sur les insuffisances de l’économie politique classique, p. 160.)
  96. Cf. I.I.Roubine, Istorija ekonomičeskoj mysli (Histoire de la pensée économique), 2e éd., 1928, chap. 22 et 28.
  97. Otto Bauer, « Istorija Kapitala », Sbornik osnovnje problemy političeskoj ekonomii (Problèmes fondamentaux de l’économie politique), 1922, p. 47. C’est la célèbre définition hégélienne de la mesure. Cf. Kuno Fischer, Geschichte der neuem Philosophie, C. Winter, Heidelberg, 1901, vol. 8, p. 490 ; et G.W.F.Hegel, Sitmtliche Werke, F. Meiner, Leipzig, 1923, vol. III, t. I, p.340.
  98. Dans la production marchande, c’est-à-dire la production qui est destinée par avance à l’échange, le travail acquiert les propriétés sociales mentionnées ci-dessus dès le procès de production direct, bien que ce soit seulement sous une forme « latente » ou « potentielle » qui doit encore devenir effective lors du procès d’échange. Ainsi le travail possède-t-il un caractère double. Il apparaît directement comme travail privé, concret, qualifié et individuel, et en même temps comme travail potentiellement social, abstrait, simple et socialement nécessaire (cf. chap. 14).
  99. Dans la Contribution, Marx appelle le travail abstrait « travail général ». (NdT. : « travail universel » dans la version anglaise de référence.)
  100. NdT. : Les membres de phrases entre parenthèses n’ont pas été repris dans la traduction française de Roy (cf. Das Kapital, Bd I, p. 56).
  101. Lettre de Marx à Engels du 24 août 1867, Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 174.
  102. Cf. A.Bogdanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4e partie, p. 18.
  103. Karl Diehl, Sozialwissenschaftliche Erlaüterungen zu David Ricardos « Grundgesetzen der Volkswirtschaft und Besteurung », F.Meiner, Leipzig, 1921, vol, I, p. 102-104.
  104. K.Kautsky, The Economic Doctrines of Karl Marx, op. cit., p. 16.
  105. Otto Gerlach, Über die Bedingungen wirtschaftlicher Tätigkeit, G.Fischer, Iéna, 1890, p. 18.
  106. Par exemple Karl Diehl, op. cit., p. 104.
  107. Leo von Buch, Über die Elemente der politischen Ökonomie, I : « Intensität der Arbeit, Wert und Preis der Waren », Duncker & Humboldt, Leipzig, 1896, p. 149.
  108. F. Petry, Der soziale Gehalt der Marxschen Werttheorie, Iéna, 1916, p.23-24.
  109. On trouvera une excellente analyse critique du livre de F. Petry dans un article de R. Hilferding, in Grunberg’s Archiv far die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 1919, p. 439-448. Voir aussi notre livre Sovremennye ekonomisty na Zapade (Économistes occidentaux contemporains), 1927.
  110. « Teorija cennostii pribyli Marksa pered sudom fetišista » (La Théorie de la valeur et du profit de Marx devant le jugement des fétichistes), Naučnom Obozrenii (Points de vue scientifiques), n° 8, 1898, p. 1393.
  111. Cf. « Otvet kritikam » (Réponse aux critiques), appendice à la troisième édition de Očerki po teorii stojmosti Marksa (Essais sur la théorie de la valeur de Marx), Gosudarstvennoe Izdatel’stvo, Moscou, 1928. (NdT. : Cet appendice n’a pas été repris dans la présente traduction.)
  112. Dans la production marchande, « le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et [...] ce caractère social spécifique revêt une forme objective, la forme valeur des produits du travail » (Le Capital, L. I, t. I, p. 86).
  113. On peut trouver ce type d’interprétation dans l’article de I.Daškovskij, « Abstraktny trud i ekonomičeskie kategorii Marksa » (Travail abstrait et catégories économiques chez Marx), Pod znamenem marksizma (Sous la bannière du marxisme), n° 6, 1926. Daškovskij confond aussi travail abstrait et travail physiologique (cf. Roubine, « Otvet kritikam », op. cit.).
  114. NdT. : Le texte anglais de référence donne « analytiquement » ; nous corrigeons d’après le sens du raisonnement de Roubine
  115. « On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur, que nous constations au commencement de nos recherches par l’analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande » (Le Capital, L. I, t. I, p. 196-197) [NdT. : le texte allemand cité par Roubine parle de « différence entre les deux aspects du procès de production » ; cf. Das Kapital, Bd I, p. 211], c’est-à-dire comme différence entre l’aspect technique du procès de production et son aspect social. Cf. Petry, op. cit., p. 22.
  116. Marx écrit « particulier », « spécifique » (en allemand Besonderheit, en russe osobennyj), ce qui renvoie au caractère concret du travail (Contribution, p. 13). Les traducteurs (russes) ont souvent provoqué une confusion en traduisant le terme besondere (c’est-à-dire spécifique ou particulier) par le terme « privé ».
  117. Dans la Contribution, Marx appelle le travail abstrait « travail général » comme nous l’avons souligné ci-dessus (cf. chap. 13, note 4).
  118. « Introduction à la critique de l’économie politique », Contribution, p. 168-169. Cf. aussi Roubine, « Otvet kritikam », op. cit.
  119. Cf ci-dessus, dans le chapitre 12, les citations dans lesquelles Marx présente le travail socialement égalisé comme la substance de la valeur .
  120. Dans la 1e édition allemande du Capital, Marx résume ainsi la différence entre travail abstrait et travail concret : « Il résulte de ce qui précède que s’il n’y a pas, à proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu’on le rapporte à la valeur d’usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette marchandise comme à sa pure expression objective » (Das Kapital, Bd I, 1867, p. 13 ; Studienausgabe, op. cit., p. 224 ; souligné par Marx). La valeur n’est pas le produit du travail, mais une expression matérielle, fétichisée, de l’activité de travail des hommes. Malheureusement, dans la 2e édition, Marx a remplacé ce résumé qui mettait en relief le caractère social du travail social par la célèbre phrase conclusive de la 2e partie du chapitre 1, phrase qui a fourni à de nombreux commentateurs la base d’une interprétation du travail abstrait dans un sens physiologique : « Tout travail est d’une part dépense de force de travail au sens physiologique et, à ce titre de travail humain égal ou abstrait, il forme la valeur des marchandises » (Das Kapital, Bd I, p. 61). Il semble bien que Marx ait compris lui-même l’inexactitude de la caractérisation du travail abstrait qu’il donne dans la 2e édition allemande du Capital. J’en vois une preuve évidente dans le fait que, dans l’édition française du livre I du Capital (1875), il a senti la nécessité de compléter cette caractérisation ; à la page 61 (Le Capital, L. I, t. I), Marx donne simultanément les deux définitions du travail abstrait : tout d’abord, il reprend la définition donnée ci-dessus, tirée de la 1e édition allemande, puis il la fait suivre de la définition de la 2e édition. Il ne faut pas perdre de vue que, de façon générale dans l’édition française, Marx a simplifié et, par endroits, abrégé l’exposition. Toutefois, sur ce point précis, il a ressenti la nécessité de compléter la caractérisation du travail abstrait, reconnaissant ainsi, semble-t-il, l’inexactitude de la définition donnée dans la 2e édition allemande.
  121. NdT. : Voir en particulier l’ » Avis au lecteur » (Le Capital, L. I, t. I, p.47).
  122. NdT. : Il remplace aussi « travail humain abstrait » par « travail humain en général ».
  123. C’est la raison pour laquelle Stolzmann se trompe quand il écrit : « Si la signification et le caractère de tous les événements économiques découlent de leurs ‘fonctions sociales’, pourquoi ne serait-ce pas vrai aussi pour le travail, pourquoi le travail ne se caractériserait-il pas par sa fonction sociale, c’est-à-dire par la fonction qui lui appartient dans l’ordre économique actuel, ordre qui reste l’objet à étudier ? » (Stolzmann, Der Zweck in der Volkswirtschaft, 1909, p. 533). En fait, le travail créateur de valeur n’était pas conçu par Marx comme un facteur technique de la production; il était conçu du point de vue des formes sociales de son organisation. Selon Marx, la forme sociale du travail n’est pas suspendue dans le vide : elle est étroitement liée au procès matériel de production. Seule une incompréhension totale de la forme sociale du travail dans le système de Marx peut permettre d’affirmer que « pour Marx le travail est un simple facteur technique de production » (S. Procopovič, K kritike Marksa (Pour une critique de Marx), 1901, p. 16), ou de considérer que Marx a commis « une erreur fondamentale » parce que, « en expliquant la valeur en termes de travail, il néglige les différentes évaluations des différentes formes de travail » (Gustav Cassel, « Grundriss einer elementaren Preislehre », Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, n° 3, 1899, p. 447). Même Marshall voit l’erreur de Marx dans le fait d’avoir ignoré la « qualité du travail » (Marshall, Principles of Economics, 1910, p. 503). Le problème est de savoir si nous nous intéressons aux propriétés sociales ou aux propriétés techniques du travail. Marx s’intéressait aux formes sociales ou à la qualité sociale du travail dans une économie marchande, forme qui s’exprime dans l’acte d’abstraction des propriétés techniques des différentes formes de travail.
  124. Dans les Théories sur la plus-value, Marx exprime la même idée de façon plus nette : « Si cette intensification du travail était générale, la valeur des marchandises devrait diminuer dans les proportions mêmes de la diminution du temps de travail nécessaire à leur production » (Theorien, t. 3, p. 302). Si, pour un accroissement général de l’intensité du travail, on dépense douze heures au lieu des quinze heures qu’il fallait précédemment pour fabriquer un produit donné, alors, selon Marx, la valeur du produit diminue (puisqu’elle est déterminée par le temps de travail et par le nombre d’heures dépensées). La quantité d’énergie physiologique dépensée pour la fabrication des produits n’a pas changé (c’est-à-dire qu’on dépense maintenant en douze heures exactement autant d’énergie qu’auparavant en quinze heures). Par conséquent, pour les partisans de l’interprétation physiologique de la valeur-travail, la valeur du produit aurait dû rester la même.
  125. Otto Bauer, « Qualifizierte Arbeit und Kapitalismus », Die Neue Zeit, n° 20, 1906, vol I.
  126. Louis B. Boudin, The Theoretical System of Karl Marx in the Light of Recent Criticism, Ch. Kerr & Co, Chicago, 1907.
  127. Franz Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, G. Fischer, Iéna, 1922, 2e éd., p. 63 et 65-66. On trouvera une critique détaillée des thèses d’Oppenheimer dans notre livre Sovremennye ekonomisty na zapade (Economistes occidentaux contemporains), 1927.
  128. Wilhelm Liebknecht, Zur Geschichte der Werttheorie in England, G. Fischer, Iéna, 1902, p. 102. L’auteur de ce livre est le fils de Wilhelm Liebknecht et le frère de Karl Liebknecht. Nous avons donné une critique détaillée de ses thèses dans notre introduction à la traduction russe de son livre.
  129. Ibid., p. 103.
  130. Dans la traduction russe que P. Rumjancev a donné de la Contribution, le travail complexe est appelé « travail de tension supérieure » (1922, p. 38). Ce terme ne doit pas induire le lecteur en erreur, car ce n’est pas le terme employé par Marx. Dans l’édition originale, Marx parle du travail complexe comme d’un « travail de plus grande puissance » (Arbeit von höherer Lebendigkeit).
  131. A. Bogdanov et I. Stepanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), n° 4, vol. II, p. 19 ; souligné par les auteurs.
  132. Dans un seul passage, Marx s’éloigne de sa méthode habituelle et tend à faire dépendre la valeur du produit du travail qualifié de la valeur de la force de travail qualifiée (cf. Theorien, t. 3, p. 165).
  133. Cf. Friedrich Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 223-226.
  134. Op. cit., p. 20.
  135. Cf. les objections semblables que nous avons faites à Bogdanov dans le chapitre 11 : Égalité des marchandises et égalité des travaux.
  136. Cf. R. Hilferding, « Böhm-Bawerks Marx-Kritik », op. cit. ; H. Deutsch, Qualifizierte Arbeit und Kapitalismus, C. W. Stern, Vienne, 1904 ; Otto Bauer, op. cit. ; V. N. Poznjakov, Kvalificirovannyi trud i teorija cennosti Marksa (Travail qualifié et théorie de la valeur de Marx), 2e éd.
  137. R. Hilferding, op. cit., dans Aspekte der Marxschen Theorie, op. cit., p. 149-150.
  138. O. Bauer, op. cit., p. 131-132.
  139. Cette idée, que l’on trouve déjà chez Adam Smith, a été particulièrement développée par L. Ljubimov dans Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique, 1923, p.72-78). Malheureusement, Ljubimov a confondu deux choses: la question de savoir ce qui détermine la valeur moyenne des produits d’une profession hautement qualifiée, par exemple les ingénieurs, les artistes, etc., et celle de savoir ce qui détermine le prix individuel d’un objet non reproductible donné (une peinture de Raphaël). Quand il traite des biens reproductibles produits à une échelle de masse (par exemple le travail d’un ingénieur être considéré comme un travail qui produit, à de rares exceptions près, produits homogènes et reproductibles), on peut obtenir la valeur d’une unité de produit en divisant la valeur de la production tout entière dans une profession donnée par le nombre de produits homogènes que cette profession a produits. Mais cela est impossible si l’on considère des objets particuliers non reproductibles. Le fait que le travail dépensé en vain par des milliers de peintres n’ont pas réussi soit compensé par le prix d’un tableau de Raphaël, ou que travail dépensé en vain par des centaines de peintres sans succès soit compensé par le prix d’un tableau de Salvador Rosa, ne peut absolument pas être déduit du fait que la valeur moyenne du produit d’une heure de travail d’un peintre égale à la valeur du produit de cinq heures de travail simple (pour chaque heure de travail du peintre, on ajoute une heure de travail dépensé par le peintre pour sa formation et trois heures dépensées lors de l’apprentissage de trois peintres qui n’ont pas percé). L. Ljubimov a parfaitement raison de subsumer la valeur du produit d’un travailleur qualifié sous la loi de la valeur. Mais il ne peut nier le fait du monopole qui est lié au prix individuel des objets non reproductibles. P. Maslov commet l’erreur opposée. Il attribue un caractère monopolistique également à la valeur moyenne des produits du travail hautement qualifié (cf. son livre Kapitalizm, 1914, p. 191-192). Il n’est pas question pour Marx de subsumer le prix des objets non reproductibles sous la loi de la valeur, pour la simple raison que la loi de la valeur doit expliquer précisément les lois des activités humaines productives. Dans théorie de la valeur, Marx ne traite pas de la valeur des produits « ne pouvant pas être reproduits par le travail, comme les antiquités, les chefs-d’oeuvre de certains artistes, etc. » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 25) NdT. : Le texte anglais de référence donne « analytiquement » ; nous corrigeons d’après le sens du raisonnement de Roubine
  140. Dans la société capitaliste, on ajoute parfois l’intérêt portant sur les dépenses de formation ; dans quelques cas, ces dépenses sont traitées comme un investissement de capital (cf. P. Maslov, op. cit., p. 191, et O. Bauer, op. cit., p. 142). Toutefois, ce qui a lieu ici n’est pas la production d’une nouvelle valeur, mais seulement une redistribution d’une valeur produite antérieurement.
  141. Comme l’affirment Oppenheimer et d’autres auteurs (cf. F. Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, 2e éd., 1922, p. 69-70).
  142. NdT. : Roubine cite ici la version russe du livre I du Capital (traduction de V. Bazarov et I. Stepanov, 1923, p. 170). Repris dans l’édition française, ce passage a été supprimé dans les éditions allemandes ultérieures (cf. Das Kapital, Bd 1, fin du chap. 5, p. 213).
  143. Cf. Böhm-Bawerck, op. cit.
  144. Cf. ci-dessus, chap. 13 : Le travail social.
  145. R. Hilferding, « Böhm-Bawerk Marx-Kritik », op. cit., p. 151.
  146. Cf. P. Maslov, Kapitalizm, op. cit., p. 192.
  147. Karl Diehl a tort de prétendre que Marx considère comme travail socialement nécessaire seulement le travail dépensé dans les entreprises de productivité moyenne. Si, dans la branche de production considérée, la masse des produits fabriqués dans les conditions les plus mauvaises domine, la valeur de marché sera déterminée par le travail de plus basse productivité : « Ici, il résulte de conditions d’offre déterminées que ce n’est pas le temps de travail socialement nécessaire qui est le facteur décisif, mais plutôt une grandeur qui lui est supérieure » (Karl Diehl, Über das Verhältnis von Wert und Preis im ökonomischen System von Marx, Iéna, 1898, p. 23-24). Cette interprétation ne serait exacte que dans le cas de divergence entre l’offre et la demande, divergence qui provoque un écart des prix par rapport aux valeurs de marché : ce n’est pas alors le travail socialement nécessaire qui est décisif, mais une grandeur qui lui est supérieure ou inférieure. Pourtant, Diehl comprend que le raisonnement de Marx ne se réfère pas à de semblables cas de déviation des prix par rapport aux valeurs de marché (sur ce point, cf. ci-dessous), mais au contraire à la « correspondance de la masse générale des produits avec les besoins sociaux » (ibid., p. 24), c’est-à-dire à l’équilibre entre la branche de production donnée et les autres branches. Mais si cet équilibre apparaît quand la valeur de marché est déterminée par le travail de productivité plus basse, c’est ce travail qui est alors considéré comme socialement nécessaire. Si Diehl considère le seul travail de productivité moyenne comme du travail socialement nécessaire, d’autres auteurs sont enclins à considérer comme tel le seul travail de productivité supérieur, dépensé dans les meilleures conditions techniques : « La véritable valeur d’échange de toutes les valeurs dépend du temps de travail nécessaire avec les méthodes techniques de production les plus développées, du temps de travail socialement nécessaire » (W. Liebknecht, Zur Geschichte der Werttheorie in England, Iéna, 1902, p. 94). Comme nous l’avons vu, cette idée est elle aussi en contradiction avec la théorie de Marx.
  148. « Quant à savoir lesquelles [il s’agit d’entreprises situées à des niveaux de productivité différents - I. R.] ont fixé définitivement la valeur moyenne, cela dépendra notamment du rapport numérique ou du rapport de grandeur proportionnel entre les catégories » (Théories, t. 2, p. 232).
  149. Louis B. Boudin, The Theoretical System of Karl Marx, C. Kerr & Co, Chicago, 1907, p, 70.
  150. Werner Sombart, « Zur Kritik des Ökonomischen Systems von Marx », Braun’s Archiv für soziale Gesetzgebung und Statistik, 1894, vol. VII, p. 577.
  151. Cette erreur fondamentale de l’interprétation de Sombart a été notée par S. Bulgakov dans son article « Cto takoe trudovaja cennost’ ? » (Qu’est-ce que la valeur-travail ?), Sborniki pravovedenija i obščestvennykh znanii (Essais sur le droit et les sciences sociales), 1896, vol. VI, p. 238.
  152. Cf. Théories, t. I, p, 259-260.
  153. Le lecteur peut trouver l’historique des interprétations appelées « technique » et « économique » dans les livres suivants: T. Grigiroviši, Die Wertlehre bei Marx und Lassalle, Vienne, 1910 ; Karl Diehl, Sozialwissenschaftliche Erläuterungen zu David Ricardos « Grundgesetzen der Volkswirtschaft und Besteuerung », F. Meiner, Leipzig, 1921, vol. I ; voir aussi la discussion dans la revue Pod znamenem marksizma (Sous la bannière du marxisme) en 1922-1923, en particulier les articles de M. Dvolaickij, A. Mendelson, V. Motylev.
  154. Les chiffres absolus et le taux d’accroissement de la demande sont complètement arbitraires.
  155. John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Augustus M. Kelley, New York, 1965, p. 451-452.
  156. Les expressions « prix d’équilibre » et « montant d’équilibre » ont été utilisées par Alfred Marshall, Principles of Economics, 1910, p. 345. L’adjectif « normal » est utilisé ici non pas au sens de quelque chose qui devrait être, mais au sens de niveau moyen qui correspond à l’état d’équilibre et qui exprime une régularité dans le mouvement des prix.
  157. P.Maslov, Teorija razvitija narodnogo khozjaistva (Théorie du développement de l’économie nationale), 1910, p, 238.
  158. Par besoin social, Marx entend souvent la quantité de produits qui est recherchée sur le marché. Mais ces différences terminologiques ne nous concernent pas ici. Notre but n’est pas de définir des termes donnés, mais de distinguer différents concepts, à savoir : 1) la valeur unitaire de la marchandise ; 2) la quantité d’unités de cette marchandise qui est recherchée sur le marché pour une valeur donnée ; 3) la multiplication de la valeur unitaire de la marchandise par le nombre d’unités recherchées sur le marché pour une valeur donnée. Ce qui est important ici, c’est de souligner que le volume du besoin social des produits d’un type donné n’est pas indépendant de la valeur unitaire de cette marchandise, et présuppose cette valeur.
  159. Nous entendons ici stabilité dans des conditions données. Cela n’exclut pas des changements si ces conditions changent.
  160. Par ce terme, nous entendons, aussi bien ici que ci-dessous, la quantité travail allouée à une sphère de production donnée pour une répartition proportionnelle du travail donnée, c’est-à-dire un état d’équilibre.
  161. Cf. L. Ljubimov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), 1923, p. 244-245.
  162. Dans les Théories sur la plus-value.
  163. NdT. : Mesure de poids valant 16,38 kg.
  164. Le terme « proportionnel » ne doit pas être compris au sens de répartition rationnelle, prédéterminée, du travail, ce qui n’existe pas dans la société capitaliste. Nous faisons référence à une régularité, à une certaine constance et à une certaine stabilité (en dépit de toutes les fluctuations et de tous les écarts quotidiens) dans la répartition du travail entre les différentes branches en fonction du niveau de développement des forces productives.
  165. On trouvera des renseignements en langue russe sur ces auteurs dans les ouvrages suivants: I. Blijumin, Subjektivnaja škola v političeskoj ekonomii (L’école subjective en économie politique), 1928 ; N. Šapošnikov, Teorija cennosti raspredelenija (Théorie de la valeur et de la distribution), 1912 ; L. Jurovskij, Očerki po teorii ceny (Essais sur la théorie des prix), Saratov, 1919 ; A. Bilimoviš, K voprosu o rastsenke khozjaistvennykh blag (À propos de la question de l’évaluation des biens économiques), Kiev, 1914.
  166. Dans le texte original, Marx dit : « Seule la valeur de marché monte pour un temps plus ou moins long » (Das Kapital, Bd III, 1894, 1e partie, p. 170). Le cas que mentionne Marx, cas dans lequel l’accroissement de demande dû au passage à des conditions de production plus mauvaises accroît la valeur unitaire du produit, était bien connu de Ricardo (Principles of Political Economy and Taxation, vol. I de The Works and Correspondance of David Ricardo, éd. Piero Sraffa, Cambridge University Press, Londres, 1962, p. 93). On peut trouver de nombreux exemples analogues dans Le Capital et les Théories sur la plus-value, dans les chapitres consacrés à la rente différentielle.
  167. Le fait que les coûts de production (calculés par unité de produit) augmentent en même temps que s’accroît le volume de la production se trouve au cœur de la théorie ricardienne de la rente et a été mis en valeur par les représentants des écoles anglo-américaine et mathématique. Il nous a semblé nécessaire de consacrer une attention particulière à ces théories, en raison de l’intérêt théorique que cette question revêt pour la théorie de la valeur. En pratique, cette question a une grande importance pour l’agriculture et l’industrie extractive. Dans l’industrie, en revanche, on rencontre plus souvent des cas de diminution du coût de production (calculés par unité de produit) quand le volume de la production s’accroît.
  168. On trouvera ce diagramme en langue russe dans les livres suivants : Charles Gide, Osnovy političeskoj ekonomii (Principes d’économie politique), 1916, p. 233 ; du même auteur, Istorija ekonomičeskikh učenii (Histoire des doctrines économiques), 1918, p. 413 ; N. Šapošnikov, Teorija cennosti raspredelenija (Théorie de la valeur et de la distribution), 1910, chap. 1.
  169. « Il est dans la nature du salariat assujetti au capital d’être indifférent quant au caractère spécifique de son travail, d’être forcé de subir des changements suivant les nécessités du capital et de se laisser jeter d’une sphère de production dans une autre » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 210).
  170. M = valeur de la marchandise ; c = capital constant ; v = capital variable ; C = capital total; pl = plus-value ; pl’ = taux de plus-value ; p = profit; p’ = taux de profit (NdT. : Nous avons repris ici les notations mêmes de Marx ; cf. Le Capital, L. 111, t. 6, p. 47 et 69). Les catégories c, v et pl n’ont un sens que lorsqu’elles sont appliquées à l’économie capitaliste. Nous utilisons ces catégories dans un sens conditionnel lorsque nous les appliquons à une économie marchande simple.
  171. Nous assimilons ici toute la plus-value au profit.
  172. NdT. : Le texte anglais de référence donne « prix » ; nous rétablissons le mot exact, évident d’après le contexte.
  173. Marx utilise généralement l’expression C + Cp’ en entendant par C les coûts de production et non le capital (Le Capital, L. III, t. 6, p. 182 et 189). [NdT. : Dans la version française, on trouve en fait à ces pages (pr) + (pr)p’, où pr représente le coût de production, c’est-à-dire prix de production = coût de production + produit du taux de profit moyen par le coût de production). Mais il dit ailleurs que des capitaux égaux produisent des marchandises qui ont le même prix de production « si l’on fait abstraction du fait qu’une fraction du capital fixe entre dans le procès de travail sans entrer dans le procès de création de valeur » (Theorien, t. 3, p. 66). La formule de la proportionnalité des prix de production par rapport aux capitaux que nous avons mentionnée ci-dessus peut être conservée, même en cas de consommation partielle du capital fixe, si « la valeur de la fraction non consommée de capital fixe est comptée dans le produit » (ibid., p. 65). Supposons que le premier capital de 100 se compose de 80 c + 20 v avec une consommation de capital fixe de 50 c. Un autre capital de 100 se compose de 70 c + 30 v avec une consommation de capital fixe de 20 c. Le taux de profit moyen est de 20 %. Le prix de production du premier produit est de 90, celui du second de 70, c’est-à-dire que les prix de production ne sont pas égaux bien que les capitaux le soient. Toutefois, si l’on ajoute la partie non utilisée du capital fixe, c’est-à-dire si nous ajoutons 30 au montant de 90 et 50 au montant de 70, nous obtenons 120 dans les deux cas. Des prix de production qui incluent la part non utilisée de capital fixe sont proportionnels aux capitaux. Voir le calcul détaillé dans la note de Kautsky, Theorien über den Mehrwert, p. 74 de l’édition de 1910, et Le Capital, L. I, t. 1, p. 211, en particulier la note.
  174. Malheureusement, Marx n’est pas parvenu à développer plus en détail la question du rapport entre répartition des capitaux et répartition du travail, mais il est clair qu’il pensait reprendre ce problème. Quand Marx dit que « le travail se trouve donc réparti dans les diverses sphères de production proportionnellement à ces besoins sociaux quantitativement définis », il ajoute entre parenthèses : « Au chapitre de la répartition du capital dans les différentes sphères de production, il faudra considérer ce point » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 27).
  175. Nous considérons comme données la durée de la journée de travail et l’intensité du travail.
  176. Badge, Der Kapitalprofit, 1920, p. 48. E. Heimann construit sa critique sur la même base; cf. « Methodologisches zu den Problemen des Wertes », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1913, vol. XXXVII, cahier 3, p.777.
  177. Il est bien entendu que les catégories de plus-value et de profit sont inconnues dans l’économie marchande simple. Nous considérons ici cette fraction de la valeur des marchandises produites par des petits producteurs marchands qui aurait la forme de plus-value ou de profit dans les conditions de l’économie capitaliste.
  178. Bien entendu, nous ne nions pas que, dans l’économie capitaliste réelle, on puisse observer constamment des taux de profit différents dans des sphères différentes. Ces différences provoquent une tendance au transfert de capitaux qui, à son tour, supprime l’inégalité des taux de profit. Nous ne nions pas davantage que, dans la période du capitalisme non développé, les inégalités entre taux de profit étaient très importantes. Mais nous rejetons la théorie qui explique ces inégalités des taux de profit par le fait que les marchandises étaient vendues à leur valeur d’une part, et que la concurrence entre les diverses sphères était inexistante d’autre part. Si nous supposions que la concurrence entre les diverses sphères était inexistante, il deviendrait alors impossible d’expliquer pourquoi les marchandises étaient vendues à leur valeur.
  179. Si la totalité du capital social est de 1 000 et la masse totale de plus-value de 100, le taux de profit général moyen sera alors de 10 %, quelle que soit la répartition de la totalité du travail vivant de la société entre les sphères particulières, et quels que soient les taux de profit qui se formeraient dans les sphères particulières. Inversement, si la masse totale de plus-value passe à 150 et si le capital total reste le même (1 000), le taux de profit moyen général passera de 10 % à 15 %, même si les taux de profit restent inchangés dans les sphères particulières de production (ce qui est possible si le capital est réparti de façon différente entre les différentes branches).
  180. NdT. : Roubine parle du chapitre 4 du livre I; il s’agit du chapitre 4 de l’édition allemande : « La transformation de l’argent en capital », qui se subdivise en trois sous-chapitres correspondant aux chapitres 4, 5 et 6 de la traduction française de Roy. Ce chapitre 4 est donc l’équivalent de notre 2e section.
  181. NdT. : Le texte anglais de référence donne ici « valeur abstraite » ; nous rétablissons d’après le contexte.
  182. Franz Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, Iéna, 1922, p. 23.
  183. Plus précisément, cette relation causale n’est pas directe, car la productivité du travail influence la répartition du travail par l’intermédiaire des modifications de la valeur. C’est pourquoi nous parlons ici de « productivité du travail telle qu’elle s’exprime dans la valeur des produits ».
  184. Traduit en russe dans Novoe Slovo, septembre 1897. (NdT. : Cf . « Supplément au livre III du Capital : loi de la valeur et taux de profit », Le Capital, L. III, t. 6, p. 26 et s. L’argument « historique » de Engels se trouve à la page 35.)
  185. NdT. : On trouve dans le texte allemand « son complet développement intensif et extensif » (cf. Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Europäische Verlagsanstalt-Europa Verlag, p. 24). La suite du texte cité par Roubine est légèrement différente du texte que nous citons : « Elle ne peut atteindre son complet développement interne et externe que dans des formes complexes d’économie » (nous soulignons) ; cette divergence est due à une erreur de lecture de Kautsky, auteur de l’édition citée par Roubine (cf. Contribution, p. 167, note 1).
  186. Cf. A. Bogdanov et I. Stépanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, livre 4, p. 21-22.
  187. Cf. P. Maslov, Teorija razvitija narodnogo khozjaistva, 1910, p. 180-183.
  188. NdT. : Ce texte a été sensiblement édulcoré dans la traduction française de Roy : « Le but déterminant de la production, c’est la plus-value. Donc n’est censé productif que le travailleur qui rend une plus-value au capitaliste ou dont le travail féconde le capital. Un maître d’école, par exemple, est un travailleur productif non parce qu’il forme l’esprit de ses élèves, mais parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons au lieu de le placer dans une fabrique de saucissons, c’est son affaire. Désormais, la notion de travail productif ne renferme plus simple-ment un rapport entre activité et effet utile, entre producteur et produit, mais encore, et surtout, un rapport social qui fait du travail l’instrument immédiat de la mise en valeur du capital » (Le Capital, L. I, t. 2, p. 184).
  189. NdT. : Ce passage a disparu dans la version française. Il se place à la suite du paragraphe cité ci-dessus : « Dans le livre IV de cet ouvrage, qui traitera de l’histoire de la théorie, on verra de façon plus détaillée que l’économie politique classique a fait de tout temps de la production de plus-value le caractère distinctif du travail productif » (Das Kapital, Bd I, p. 532).
  190. La réserve à propos des banquiers deviendra plus claire ci-dessous.
  191. Les économistes n’établissent pas toujours une différence claire entre le travail qui revêt un caractère matériel, le travail consacré à la satisfaction des besoins matériels et le travail qui s’incarne dans des objets matériels. Par exemple, à deux pages d’intervalle, S. Bulgakov parle de travail productif, renvoyant tantôt au « travail consacré à la fabrication d’objets utiles à l’homme », tantôt au « travail consacré à la satisfaction des besoins matériels ». Cf. « O nekotorykh osnovnykh ponjatjakh političeskoj ekonomii » (A propos de quelques concepts fondamentaux de l’économie politique), Naučnoe Obozrenie (Points de vue scientifiques), n° 2, 1898, p. 335-336.
  192. Cf. B. I. Gorev, Na ideologičeskom fronte (Sur le front idéologique), 1923, p. 24-26.
  193. V. Bazarov, Trud proizvoditelnyj i trud, obrazujuščii cennost’ (Travail productif et travail créateur de valeur), Pétersbourg, 1899, p. 23.
  194. A. Bogdanov et I. Stepanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4e éd., p. 12.
  195. NdT. : Cf. l’annexe intitulée « Production du capital: travail productif et improductif » (Théories, t. I, p. 455-482).
  196. Ce qui précède ne veut pas dire que Marx n’a fait aucune différence entre production matérielle et production non matérielle. Tout en reconnaissant comme productif tout travail employé par du capital productif, Marx pensait apparemment qu’à l’intérieur de ce travail productif il fallait distinguer le « travail productif au sens strict », c’est-à-dire le travail employé dans la production matérielle et incarné dans des objets matériels (cf. Theorien, t. 3).
  197. NdT. : On trouve dans la version française « fonctions concrètes » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 280). Nous préférons « fonctions réelles », qui serre de plus près le texte allemand (reallen Funktionen; cf. Das Kapital, Bd III, p. 279), et qui rend mieux l’opposition, fondamentale aux yeux de Roubine, entre aspect formel et aspect réel.
  198. NdT. : Traduction légèrement modifiée (cf. Das Kapital, Bd III, p. 293).
  199. NdT. : Le texte allemand donne « hétérogènes » (heterogenen Funktionen ; cf. Das Kapital, Bd III, p. 293).
  200. NdT. : Traduction légèrement modifiée (cf. Das Kapital, Bd II, p. 138).
  201. V. Bazarov, op. cit., p. 35.
  202. On peut trouver ce type d’interprétation dans les travaux de V. Bazarov, op. cit., p. 49 ; de I. Davydov, « K voprosu O proizvoditel’nom i neproizvoditel’nom trude » (Contribution au problème du travail productif et improductif), Naučnoe Obozrenie (Points de vue scientifiques), n° 1, 1900, p. 154 ; de C. Prokopoviš, K kritike Marksa (Contribution à la critique de Marx), 1901, p. 35 ; et de Julien Borschardt, Die volkswirtschaftlichen Grundbegriffe der Lehre von Karl Marx, Buchverlag Rätebund, Berlin, 1920, p. 72.
  203. Op. cit., p. 39-40.
  204. Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4e partie, p. 12-13.
  205. Op. cit., p. 13.
  206. Op. cit., p. 17.
  207. R. Hilferding, « Postanovka problemy teoritičeskoj ekonomii u Marksa » (La formulation marxienne des problèmes de théorie économique), Osnovnye problemy političeskoj ekonomii (Problèmes fondamentaux de l’économie politique), 1922, p. 107-108.