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Entretien avec Jules Huret
Auteur·e(s) | August Bebel |
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Écriture | 1897 |
M. Bebel est l'un des deux principaux chefs du socialisme allemand et le plus populaire; il a presque réussi à faire de ce parti un véritable parti politique, apte à s'emparer du pouvoir, qui, républicain, s'accomoderait de l'Empire; révolutionnaire, s'arrangerait de l'ordre; collectiviste, de la propriété : ce serait en somme l'équivalent du parti radical français, avec un républicanisme plus latent, et des tendances socialistes plus accentuées.
Je l'ai rencontré à Berlin, juste au moment où les journaux allemands racontaient qu'il était devenu fou; la vérité est qu'il s'était absenté quelques semaines pour aller à Zurich, où l'appelait un deuil de famille.
M. Bebel paraît âgé de quarante-cinq ans; de taille moyenne, un tête à la fois très énergique et d'une grande douceur; les cheveux longs, au-dessus du front découvert, se relèvent en grandes ondulations rebelles; la moustache châtaine, en brosse, découvre une bouche très large, vibrante, d'orateur populaire, entourée d'une barbe courte, grisonnante; les yeux sont bleus, l'arcade sourcilière proéminente, énergique. L'allure générale est sérieuse, grave même, franche, un peu mélancolique.
Je demande à M. Bebel quelle est actuellement la situation du parti socialiste allemand.
- Oh! Il est en croissance ! répond-il avec un sourire confiant, de plus en plus en croissance ! Dans quelle mesure exacte, il est impossible de le dire, puisqu'il y a déjà deux ans que les élections ont eu lieu. Selon la loi nouvelle, la durée du mandat législatif étant de cinq ans, il faut attendre encore trois ans pour être fixé sur les progrès réels du parti. Cette augmentation de la durée de la législature a été une mesure de combat contre nous, car l'Empereur s'était rendu compte que les élections étaient un moyen très puissant d'agitation socialiste et il a voulu en restreindre les occasions. Mais qu'importe !... Nous avons 1.500.000 électeurs et 36 députés au Reichstag ! Et ces résultats seraient bien autrement considérables si, comme en France, les élections pouvaient avoir lieu le dimanche, et si l'âge des électeurs était fixé à vingt et un ans au lieu de vingt-cinq, car depuis longtemps les enfants sont nourris au socialisme !... Mais quand même, nous avons conscience que le parti s'augmente tous les jours : l'agitation des réunions publiques de plus en plus suivies, l'expansion de la littérature socialiste, les nombreux conseils de prudhommes où les ouvriers dominent, là où les socialistes n'avaient jamais paru. Et tant d'autres signes ! Nous sommes assurés que, même dans les contrées catholiques, le socialisme sera en croissance. Et cela est très important pour nous, car les députés du parti du centre, au Parlement, affichaient jusqu'ici la belle confiance qu'on ne pourrait jamais les déloger de leurs forteresses des provinces du Rhin, de la Bavière et de la Westphalie !... Ils verront cela aux prochaines élections !
M. Bebel, très calme sur sa chaise, parlait avec tranquillité, à peine une vague sourire sur ses lèvres quand il faisait allusion aux victoires prochaines.
- Ne pensez-vous pas, lui-dis-je, que l'émancipation politique doit précéder l'émancipation économique ? Une révolution dans la forme du gouvernement allemand n'est-elle pas indispensable d'abord ?
- Quand la Révolution aura lieu en Allemagne, elle sera en même temps politique et sociale. Une République allemande, comme celle que vous avez en France, est impossible. Chez nous, excepté les socialistes, tous les partis, libéraux et conservateurs, sont monarchistes. La petite bourgeoisie allemande est monarchiste, au contraire de la petite bourgeoisie française qui a fait chez vous la Révolution : elle a peur de la démocratie, et ne compte que sur la monarchie pour sauvegarder ses privilèges.
- Comptez-vous vous passez de l'adhésion et du concours de cette bourgeoisie pour faire votre Révolution ? Niez-vous qu'elle soit intelligente ?
- Pour la faire, nous serons sans doute obligés de nous passer d'elle ! dit en riant M. Bebel.
Puis redevenant sérieux :
- Mais son concours nous sera excessivement précieux, quand elle verra que son rôle est fini, et qu'elle sera forcée de venir à nous ! Elle apportera à notre œuvre de progrès le trésor immense de son esprit et de sa "richesse psychique". Et, comme elle est, très intelligente, elle deviendra notre alliée, notre auxiliaire très utile, de même que les nobles, en 1789, adhérèrent à la Révolution française au début même de cette révolution.
- Le socialisme d'Etat ne menace-t-il pas le socialisme collectiviste ? S'il appliquait bientôt la réglementation des heures de travail, fondait des caisses de retraites, etc. ?
- C'est égal. Nous ne le craignons pas du tout. Le socialisme d'Etat est basé, dans toutes ses réformes, sur la conservation de l'état actuel des choses. Bien ! dirons-nous. Faites ceci et faites cela ! Nous irons toujours plus loin que vous ! Car le collectivisme n'est pas un dogme; on peut toujours le changer et le perfectionner. D'un autre côté, la conférence de Berlin a fait éclater au grand jour toute la faiblesse de l'Empereur, toute son impuissance, malgré sa bonne volonté ! La bourgeoisie allemande est, à l'heure qu'il est, tellement forte, et l'Empereur en a tant besoin, qu'il a dû reculer... Non, non, aucun compromis ne peut se faire entre le socialisme et le césarisme, quoi qu'en pense M. de Vollmar. Le césarisme est une forme fatale de l'Etat actuel, c'est la représentation des classes riches : rien ne peut nous rapprocher. Qu'importe le monarque qui est sur le trône ! Cela n'a aucune importance !
- Alors, votre inaction au Parlement est une tactique ?
- Pas du tout ! Nous ne présentons pas de projets parce que nous sommes sûrs qu'ils seront rejetés. Mais si le gouvernement proposait des choses acceptables, nous les voterions des deux mains, comme le commande l'intérêt des ouvriers et l'intérêt du parti. Ce sont les "Jeunesses socialistes" qui veulent faire opposition de tout. Et pourquoi font-ils cette opposition, pourquoi disent-ils tant de mal du parlementarisme ? C'est qu'ils n'ont jamais pu voir un siège au Reichstag. Nous savons très bien, nous aussi, que les réformes partielles ne signifient pas grand'chose. J'ai souvent dit aux ouvriers dans mes conférences : Vos patrons ne sont pas des gens responsables; ils ne peuvent pas faire autre chose que ce qu'ils font. Prenez le meilleur d'entre eux : qu'il vous accorde un salaire plus élevé, qu'il vous fasse travailler un peu moins par bonté d'âme, par charité... Qu'arrivera-t-il ? Ses produits lui coûteront tellement plus cher qu'à ses concurrents, qu'il ne pourra plus les vendre et qu'en six mois il sera ruiné ! Alors, vous serez vous-mêmes plus malheureux qu'avant, car vous n'aurez plus de travail et vous mourrez de faim avec vos femmes et vos enfants. Les réformes ne sont donc pas le but ! Le but, c'est une transformation générale et complète de la forme sociale actuelle !
- Si j'ai bien compris vos théories, dis-je à M. Bebel, elles sont basées sur la philosophie moderne de l'évolution ?
- Mais oui !
- Alors comment conciliez-vous vos prétentions à une révolution rapide et radicale de la société avec cette théorie qui veut que le progrès ne se réalise que par étapes ?
- Il n'y a aucune contradiction entre la théorie de l'évolution et notre espérance d'une révolution proche ! Au contraire, nous sommes de bons évolutionnistes ! Mais nous pensons que l'évolution sociale marche d'un tel pas que le jour n'est pas éloigné où la société ne pourra plus subsister telle qu'elle est actuellement, voilà tout. L'ordre social devra être transformé de fond en comble, et la forme collectiviste apparaîtra comme un résultat nécessaire de l'évolution lente : ce sera une des étapes de cette évolution, comme la Révolution française en a été une autre étape. Pendant le temps qu'une poule forme son œuf, on ne voit rien, et, tout à coup, l'œuf sort ! Nous en sommes là : l'œuf s'est formé il doit sortir, et les socialistes en sont les accoucheurs !
- Pour votre transformation, vous ne craignez pas la résistance de l'idée de famille ?
- J'ai démontré dans un livre que ce n'est pas le sentiment de famille qui est le fond de l'institution du mariage, mais que le mariage est seulement le produit des relations économiques. Quand l'héritage sera supprimé, quand la propriété privée sera abolie, quand l'éducation des enfants sera publique, que restera-t-il de la famille ? Le sentiment de l'homme pour la femme ? Eh bien ! on n'empêchera personne de vivre en famille ! Vous resterez ensemble tant que cela vous plaira ! Mais la famille, telle qu'on la comprend de nos jours, se dissoudra d'elle-même. Aujourd'hui la jeune fille ne regarde le mariage que comme un moyen de vivre ou d'augmenter ses revenus. 90 pour 100 des mariages sont des mariages économiques. Le jour où les femmes seront assurées de gagner leur vie, pourquoi voulez-vous qu'elles se lient pour toute leur existence ? D'ailleurs, actuellement, où est-elle la famille, pour l'ouvrier ? Il passe douze heures par jour à l'usine, souvent sa femme s'en va quand il revient, pour gagner, elle aussi, sa vie; les enfants eux-mêmes vont à l'atelier... Oui, où est-elle la famille de l'ouvrier ?
M. Bebel s'animait peu à peu; il tenait un crayon entre ses doigts, dont il pointait à chacune de ses périodes, la feuille qu'il avait devant lui. Le moment était venu, après avoir fait parler M. Bebel sur les théories générales, de le faire s'expliquer sur la psychologie du parti et sur sa tactique.
- Etes-vous sûr, dis-je alors, de la complète éducation collectiviste de vos partisans et que, chacun d'eux, pris à part, ne serait pas enchanté, par exemple, de devenir propriétaire et ne laisserait pas là toutes les théories pour quelques rentes ?
- C'est possible dans des cas particuliers, répond M. Bebel. Un ouvrier qui, grâce à des circonstances quelconques, deviendrait plus riche et plus indépendant, abandonnerait sans doute le parti. Mais pour tous, c'est impossible; car sans cela la société serait parfaite, et il n'y faudrait rien changer !
- Ne croyez-vous pas que lorsque l'empereur Guillaume a supprimé les lois d'exception contre les socialistes, malgré Bismarck, il n'y a pas eu là un peu de dédain de sa part pour le parti socialiste ?
M. Bebel sourit et dit :
- Oui, l'Empereur a, en général, très bonne opinion de lui et a beaucoup confiance en sa popularité. S'il a supprimé les lois d'exception contre nous, ç'a été, en effet, par dédain. Il a dit : "Pourquoi des lois d'exception ! Cela ne vaut pas la peine... Quand ils voudront bouger, nous verrons bien ! Je monterai sur mon cheval et j'irai moi-même avec mon armée ! Nous verrons qui sera vainqueur !" Et puis il ne voulait pas que le public crût qu'il avait peur des socialistes...
- Si vous êtes républicains, pourquoi ne combattez-vous pas l'Empereur, comme vous combattiez Bismarck ?
- Nous le combattons autant que nous pouvons ! Mais quand, au Reichstag, je prononce le nom de l'Empereur, le président sonne et me défend de recommencer... Il dit : "Le nom de l'Empereur est au-dessus de tout et ne doit pas même être prononcé !"
- Vous ne croyez pas qu'il va revenir aux lois d'exception ? On le dit, pourtant...
- Jusqu'à présent, on n'en sait rien; il n'y a pas lieu, d'ailleurs, à l'heure qu'il est, nous ne faisons rien pour cela, nous ne provoquons pas ! Mais si elle revient, nous lutterons contre cette loi, et nous vaincrons de nouveau; les mesures de rigueur prises contre nous ont fait plus robuste l'autorité morale du parti et agrandi notre influence. Nous ne les craignons pas.
- En résumé, dis-je au chef socialiste, cette transformation sociale que vous rêvez la croyez-vous proche ?
- Personnellement, je crois qu'avant la fin du siècle ce sera chose faite... mais mes amis me trouvent optimiste...
- Si elle aboutissait maintenant, cette révolution, serait-ce un bien ? Seriez-vous prêts ? Que feriez-vous ?
- Je ne peux pas vous répondre sur ce point... Nous avons un programme général, seulement nous n'avons pas de programme détaillé. Nous recevrons des faits, les meilleurs conseils... tout dépendra du moment, de la culture générale du peuple... Une guerre éclairerait d'un grand jour l'esprit de la nation... il comprendrait que le collectivisme est seul possible...
- Comment s'opérera, selon vous, cette transformation ?
- C'est une question dont on peut parler, mais qu'il est impossible de trancher avec quelque probabilité d'avoir raison, répondit-il. La révolution sociale dépend de tant de complications de toutes sortes, économiques et politiques, de tant d'évènements imprévus, intérieurs ou extérieurs, naturels ou accidentels. Oui, une guerre européenne, par exemple, changerait du jour au lendemain la face des choses... Comprenez-vous ? En cas de guerre, les accidents économiques seraient si considérables, que la besogne révolutionnaire deviendrait très facile... Voyez-vous la navigation arrêtée, le commerce mort, le paysan parti pour l'armée, le blé renchéri, pas de travail puisque l'industrie chômera, tout le monde ruiné ! La Révolution est faite !...
- Croyez-vous à cette guerre ?
- Non ! la peur des faits que je viens de vous signaler, la peur de la démocratie surtout... est une garantie de paix.
- Les socialistes allemands iraient-ils se battre contre les socialistes français ?
- Certainement, dit M. Bebel.
- Que deviennent alors vos théories d'internationalisme ?
- Nous ne sommes pas des patriotes, répondit M. Bebel, pas du tout patriotes. Et si un jour, nous allions nous battre contre les Français ou contre les Russes, c'est que nous y serions forcés. Si nous refusons d'obéir, on nous fusille à l'instant ! Si nous pouvions ne pas aller nous battre, nous aurions en même temps le pouvoir de changer le reste de la société...ce qui n'est pas encore le cas, hélas !
- Mais comment admettez-vous pourtant, insistai-je, que des masses populaires prêtes aujourd'hui, en France comme en Allemagne d'ailleurs, à s'entre-déchirer par antagonisme de race, brutalité atavique, soient aptes demain à composer la société idéale et fraternelle que vous rêvez ?
- Je nie absolument que les peuples soient aussi sauvages naturellement que vous le prétendez, aussi disposés à s'entre-dévorer. Non, cela n'est pas naturel ! L'excitation des peuples les uns contre les autres n'est que le produit de l'état social, de l'éducation mauvaise qui leur est donnée par ceux qui ont intérêt à les maintenir dans ces préjugés. Une culture plus intelligente ferait rapidement disparaître ces antipathies de race qui ne sont qu'apparentes. La preuve c'est que les esprits un peu cultivés n'ont pas ces antipathies : pourquoi vous détesterai-je parce que vous êtes Français ? Me détestez-vous parce que je suis Allemand ?
- Enfin, dis-je en souriant à M. Bebel, supposons la guerre... vous vous trouvez à la frontière en face de M. Guesde ? Tirerez-vous sur lui ?
- J'espère, répondit-il, que cela n'arrivera pas; nous sommes, je crois, trop vieux l'un et l'autre.
- Pourtant... si cela arrivait ?...
- Eh bien ! oui ! je tirerais... Ce serait un malheur, mais encore une fois, j'y serais forcé...
Je me promis de dire cela à M. Guesde.