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Special pages :
En revenant du régiment
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 22 octobre 1887 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 328-332).
De nombreux congés ramènent en ce moment chez eux soldats, caporaux et sous-officiers. Ces derniers, en raison même de leur grade, ont le congé plus court : ils n’en sont pas moins joyeux et fiers de l’avoir conquis. Rentrant chez eux à la nuit, ils se hâtaient dans les chemins sombres, impatients de faire reluire leurs galons neufs à la lumière amie qui les attendait là-bas. Tous ces hommes ou presque tous paraissent vraiment animés d’un très bon esprit ; les plus intelligents d’entre eux remarquent avec joie comment, peu à peu, dans la discipline militaire, mêlée autrefois de punitions et d’insultes, pénètre le respect de l’homme pour l’homme. La règle ne fléchit point et les chefs sont écoutés ; mais ils font appel de plus en plus, sans grossièreté et sans violence, au sentiment du devoir, à l’amour-propre et à la raison de leurs subordonnés.
Il y a là un grand exemple à recueillir. Ne dit-on pas souvent que, dans le monde du travail, il n’y aurait que désorganisation, anarchie et impuissance, si, au salariat pur et simple, aveugle et passif, on substituait un régime plus digne de l’homme, qui mît en jeu la personnalité morale de chacun ? Il en sera sans doute de ces craintes, si nous savons allier le désintéressement à la prudence, comme des craintes qu’exprimaient naguère encore ceux qui auraient voulu perpétuer au régiment, par la brutalité continue, une sorte de bastonnade morale.
Au témoignage des chefs immédiats, sergents et caporaux, qui recueillent pour ainsi dire à leur source les sentiments des soldats, notre jeune armée est pleine de confiance. Elle a foi dans la puissance de son armement nouveau, dans l’efficacité de la nouvelle tactique offensive, qui, par une combinaison très simple, offre au feu de l’ennemi moins de surface et moins de prise, diminue les pertes de l’assaillant, permet à l’infanterie française d’aborder à la baïonnette, la soutient en cas d’échec par de fortes réserves, grâce auxquelles elle peut se reformer en seconde ligne, et, associant ainsi la prudence et l’audace, fait des qualités morales d’une armée, de son âme, l’engin le plus formidable de la bataille. Si donc l’armée a foi dans cette tactique, c’est qu’elle a foi en elle-même. Les chefs ne négligent rien pour fortifier dans toutes les consciences le ressort moral ; un souffle ardent de patriotisme passe incessamment sur ces hommes, fondant les égoïsmes et les ignorances, faisant frissonner les drapeaux et les cœurs. Un sergent me disait : « Il en est qui arrivent au régiment, sachant à peine ce que c’est que la France : au bout de quelques semaines, la patrie est en eux. »
En même temps qu’il est une grande école patriotique, le régiment est une grande école démocratique et républicaine. D’abord, les hommes du peuple, ouvriers ou paysans, quand ils sont conservateurs, le sont surtout à raison des influences sociales qui les dominent et les enveloppent : tel gros propriétaire réactionnaire les fait travailler de temps en temps ; sans trop réfléchir, ils votent à sa suite. Au régiment, ce cercle étroit qui les enserrait se brise ; ils sont entrés dans la grande famille française, où il n’y a d’autres maîtres que l’honneur et la loi. Le monde de l’armée, monde ardent et jeune, ignore la puissance sotte des écus ; il est soumis non à la hiérarchie de la fortune, mais à la hiérarchie du mérite : de là, dans l’âme de tous ces hommes, que menaient trop souvent la routine et un hobereau, un ébranlement subit des sentiments et des idées ; la fierté que leur inspire l’égalité de tous les soldats dans le devoir commun leur enseigne la République, qui est l’expression politique de la fierté humaine. De plus, les soldats causent beaucoup entre eux ; et quels sont ceux qui causent le plus, parce qu’ils tiennent le plus à leurs idées ? Ce sont les républicains. Les conservateurs, quand ils sont du peuple, sont conservateurs par inertie, et l’inertie est muette ; les nôtres ont la foi au cœur, et cette foi exubérante et passionnée se répand et se communique. C’est la grande force de la République, qu’elle ait le don d’exalter les âmes ; chacune des consciences visitées par elle devient un instrument vivant de propagande. Voilà comment l’idée républicaine passe d’homme en homme à travers l’armée.
Une grave question s’offre maintenant à nous. Quand les hommes sont sortis du régiment, quand ils ont été repris par les habitudes antérieures, que leur reste-t-il de cette éducation virile et républicaine de l’armée ? Ils sont rentrés à la maison paternelle où ils retrouvent parfois un esprit opiniâtre de routine ; ils retrouvent aussi ces influences territoriales, qui les entouraient autrefois ; et, peu à peu, ils risquent de retomber dans l’ornière de réaction d’où ils étaient sortis. J’ai vu des paysans qui avaient assisté en héros à des batailles illustres, qui avaient traversé les grandes plaines italiennes ou escaladé sous les balles les pentes de la Kabylie, et qui ne s’en souvenaient presque plus. C’est à peine si, en les questionnant, on faisait remonter à leurs yeux l’éclair évanoui des années héroïques. Chaque jour qui était passé avait jeté comme une pelletée de terre sur ces souvenirs ardents, qui auraient pu allumer, à la fierté du soldat, la fierté du citoyen. O vous tous, jeunes gens d’aujourd’hui, qui allez sortir du régiment, qui, après avoir appris à défendre la terre de France, allez de nouveau, par votre travail sacré, la rajeunir, vous savez lire, vous pouvez par conséquent réveiller dans votre mémoire les idées de patrie, d’égalité, de fierté, que le régiment vous a données : n’oubliez pas. Un sillon a été creusé dans votre esprit, ne le laissez point s’effacer. Vous pouvez, après avoir été des soldats de la patrie, devenir, au hameau comme à la ville, des soldats de la justice. Songez parfois, en retournant votre champ, que, de même que vous faisiez partie naguère d’une grande armée, vous faites partie aujourd’hui d’une grande société d’hommes libres, maîtres de leur destinée par la République, et organisés pour combattre ces trois ennemis : le privilège, l’ignorance, la misère. Après avoir jeté la semence à la terre, jetez par la lecture la semence à votre esprit ; que le modeste horizon familier qui enferme désormais votre travail et votre vie, s’élargissant soudain pour l’œil de l’intelligence jusqu’aux limites de la patrie républicaine, s’emplisse de lumière, de tendresse et de liberté.