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Discussion sur l’Amérique Latine
Trotsky. — Plusieurs de nos camarades ont proposé une discussion générale sur la situation politique au Mexique et en Amérique latine, en fonction du retour du camarade Charles Curtiss. Ce sera une discussion de caractère général, avec l’unique objectif d’informer les camarades sur la situation.
Curtiss. — J'ai passé les tout derniers jours à essayer de mettre un peu d’ordre et d’unité dans mes notes. Je connais mieux la situation locale au Mexique que dans le reste de l’Amérique latine.
Il me semble que les camarades, à Porto-Rico, à Cuba, au Mexique et dans d’autres pays, autant que j’aie pu m’en rendre compte, abordent de façon très mécanique les problèmes de la révolution permanente. Ils prennent une idée, l’arrachent de son contexte et je pense que c’est en partie l’origine des difficultés dont vous avez entendu parler dans la situation au Mexique.
Avant tout, il y a une incompréhension de la question du saut par-dessus les étapes. La littérature du mouvement révolutionnaire est rédigée principalement du point de vue des pays industriels avancés, et n’est comprise qu’à la lumière de ces pays. Ainsi, par exemple, c’est de cette façon que nos camarades mexicains comprennent cette question de sauter par-dessus les étapes. Pourquoi, au Mexique, ne pas sauter par-dessus les prochaines étapes et arriver directement à celle de la révolution prolétarienne ?
On ne fait aucun effort pour considérer le mouvement du point de vue de la réalisation des tâches démocratiques. On n’a pas l'habitude de les penser de cette façon et on donne ainsi naissance à de multiples malentendus et incompréhensions. Par exemple, c’est une vraie question que les rapports, au Mexique, entre la bourgeoisie libérale et notre mouvement, la IVe Internationale. Quand on essaie de corriger les camarades mexicains, ils posent la révolution permanente comme une abstraction et reprennent leur refrain : « Le camarade Trotsky renie ses principes pour le Mexique, parce qu’il veut garder son asile. » Ce n’est pas toujours exprimé nettement, mais c’est dans la pensée des camarades.
Il n’est pas très difficile de discuter cette idée en utilisant le cas de la Chine, dans la mesure où il est très similaire. Notre attitude est en général identique dans le cas des autres pays à problèmes semi-coloniaux. Là, les camarades n’ont pas lu particulièrement et ils ne sont pas non plus particulièrement intéressés par ces problèmes. Ce qui les intéresse, c’est ce qui les frappe immédiatement.
Il faut donner une explication sur les relations entre notre mouvement et le mouvement démocratique général. Il faut mettre l’accent sur l'étude de chaque cas concret. Par exemple, si le socialisme était réalisé aux États-Unis, il serait possible pour tous les pays de sauter ces étapes intermédiaires. Il faut prendre en considération toutes les circonstances particulières et essayer de les télescoper dans un laps de temps plus court.
Trotsky. — Sur la question de la révolution permanente dans les pays coloniaux...
Curtiss. — Juste une minute, si c’est possible : je voudrais souligner une question supplémentaire. L’incompréhension par les camarades dirigeants de cette question concrète provoque des difficultés et des obstacles qui nous rendent pratiquement impossible au Mexique d’aborder le mouvement des masses, le mouvement populaire de façon générale.
Trotsky. — Oui, je crois que le camarade Curtiss a raison. La question a une énorme importance et le schématisme dans la formule de la révolution permanente peut devenir et devient, de temps en temps, extrêmement dangereux pour notre mouvement en Amérique latine.
Que l’histoire puisse sauter des étapes, c’est évident. Par exemple, si on construit un chemin de fer dans les jungles du Yucatán, c’est sauter les étapes. Cela au niveau du développement américain des communications. Et quand Toledano jure par Marx, c’est aussi sauter les étapes, parce que les Toledano d’Europe, au temps de Marx, juraient par d’autres prophètes. La Russie a sauté l’étape de la démocratie. Pas totalement, elle l’a comprimée. C’est bien connu. Le prolétariat peut sauter l’étape de la démocratie, mais nous ne pouvons pas sauter les étapes du développement du prolétariat.
Je crois que nos camarades, au Mexique et ailleurs, essaient de façon abstraite, en ce qui concerne le prolétariat, et même l’histoire en général, de sauter, pas avec les masses par-dessus certaines étapes, mais par-dessus l’histoire en général et surtout par-dessus le développement du prolétariat. La classe ouvrière du Mexique participe et ne peut que participer au mouvement, à la lutte pour l’indépendance du pays, pour la démocratisation des relations agraires, etc. De cette façon, le prolétariat peut arriver au pouvoir avant que l’indépendance du Mexique soit assurée et les rapports agraires réorganisés. Alors le gouvernement ouvrier pourra devenir un instrument de résolution de ces questions.
La société latino-américaine, comme toute société — développée ou arriérée — est composée de trois classes : la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et le prolétariat. Dans la mesure où les tâches sont démocratiques au sens historique large, ce sont des tâches démocratiques bourgeoises, mais là ; la bourgeoisie est incapable de les résoudre, comme elle en a été incapable en Russie et en Chine.
En ce sens, pendant le cours de la lutte pour les tâches démocratiques, nous opposons le prolétariat à la bourgeoisie. L’indépendance du prolétariat, même au début de ce mouvement, est absolument nécessaire, et nous opposons particulièrement le prolétariat à la bourgeoisie dans la question agraire, car la classe qui gouvernera, au Mexique comme dans tous les autres pays latino-américains, sera celle qui aura avec elle les paysans. Si les paysans continuent de soutenir la classe bourgeoise comme actuellement, alors il y aura ce type d’État semi-bonapartiste, semi-démocratique, qui existe aujourd’hui dans tous les pays d’Amérique latine, avec des tendances vers les masses.
Nous sommes dans la période où la bourgeoisie nationale cherche à obtenir un peu plus d’indépendance vis-à-vis des impérialistes étrangers. La bourgeoisie nationale est obligée de flirter avec les ouvriers, avec les paysans, et nous avons alors l’homme fort du pays, orienté à gauche comme aujourd’hui au Mexique. Si la bourgeoisie nationale est obligée d’abandonner la lutte contre les capitalistes étrangers et de travailler sous leur tutelle directe, nous aurons un régime fasciste, comme au Brésil, par exemple. Mais là, la bourgeoisie est absolument incapable de constituer sa domination démocratique, parce que, d’un côté il y a le capital impérialiste, et, de l’autre, elle a peur du prolétariat parce que l’histoire, là, a sauté une étape et parce que le prolétariat est devenu un facteur important avant qu’ait été réalisée l’organisation démocratique de l’ensemble de la société.
Même dans ces gouvernements semi-bonapartistes démocratiques, l’État a besoin du soutien des paysans et c’est grâce à leur poids qu’il discipline les ouvriers. C’est plus ou moins ce qui se passe au Mexique.
Maintenant, la IVe Internationale reconnaît toutes les tâches démocratiques de l’État dans la lutte pour l’indépendance nationale, mais la section mexicaine de la IVe Internationale est en compétition avec la bourgeoisie nationale devant les ouvriers, devant les paysans. Nous sommes perpétuellement en compétition avec la bourgeoisie nationale, en tant qu’unique direction capable d’assurer la victoire des masses dans le combat contre les impérialistes étrangers. Dans la question agraire, nous soutenons les expropriations. Cela ne signifie pas, bien entendu, que nous soutenons la bourgeoisie nationale. Dans tous les cas où elle affronte directement les impérialistes étrangers ou leurs agents réactionnaires fascistes, nous lui donnons notre plein soutien révolutionnaire, tout en conservant l’entière indépendance de notre organisation, de notre programme, de notre parti, et notre pleine liberté de critique. Le Guomindang en Chine, le P.R.M. au Mexique, l’A.P.R.A. au Pérou, sont des organisations tout à fait analogues. C’est le front populaire sous la forme d’un parti.
Bien entendu, le Front populaire n’a pas en Amérique latine un caractère aussi réactionnaire qu’en France ou en Espagne. Il est à double face. Il peut avoir un contenu réactionnaire dans la mesure où il est dirigé contre les ouvriers, il peut avoir un caractère agressif dans la mesure où il est dirigé contre l'impérialisme. Mais, en appréciant le front populaire en Amérique latine sous la forme d’un parti politique national, nous faisons une distinction entre la France et l’Espagne. Mais cette différence historique d’appréciation et cette différence d’attitude ne sont permises qu’à la condition que notre organisation ne participe pas à l’A.P.R.A., au Guomindang ou au P.R.M., qu’elle conserve une liberté d’action et de critique absolue.
II faut aussi rendre concrètes les questions de la prise du pouvoir et du socialisme. La première question est celle de la prise du pouvoir par le parti ouvrier au Mexique et dans les autres pays d’Amérique latine. La deuxième est celle de la construction du socialisme. Bien entendu, il serait plus difficile de construire le socialisme au Mexique que cela ne l’est en Russie. Mais il n’est pas du tout exclu que les travailleurs mexicains puissent prendre le pouvoir avant les ouvriers des États-Unis, si ces derniers continuent à avancer aussi lentement qu’aujourd'hui. Je dirai que c’est particulièrement possible si le mouvement impérialiste aux États-Unis pousse la bourgeoisie à dominer l’Amérique latine. L’Amérique latine est pour les États-Unis ce que l’Autriche et les Sudètes étaient pour Hitler.
Comme premier pas dans la nouvelle étape de l’impérialisme américain, Roosevelt ou son successeur devra montrer le poing à l’Amérique latine pour assurer sa tutelle économico-militaire sur elle et cela provoquera un mouvement révolutionnaire plus décisif qu’en Chine — et nous pensons que ce sera avec plus de succès. Dans ces conditions, les ouvriers du Mexique peuvent arriver au pouvoir avant ceux des États-Unis Nous devons les encourager et les pousser dans cette direction.
Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils construiront leur propre socialisme. Ils devront se décider à combattre l’impérialisme américain et, bien entendu, ils réorganiseront les conditions agraires de leur pays et aboliront la société perfide et parasitaire qui joue un si grand rôle dans ces pays, en donnant le pouvoir aux soviets d’ouvriers et de paysans et en combattant contre l’impérialisme. L’avenir dépend des événements aux États-Unis et dans le reste du monde.
Curtiss. — Pendant que le camarade Trotsky parlait, beaucoup de questions que les camarades se posent les uns aux autres dans toute l’Amérique latine et ailleurs me revenaient à l’esprit.
Discutons le cas du Mexique. Il y a deux problèmes qui sont liés. Au début du mouvement ici, je crois que Morones était la figure la plus importante. L’argument de Morones était que les travailleurs pourraient prendre le pouvoir au Mexique, mais qu'ils ne s’y risqueraient pas à cause de l'inévitable intervention militaire des États-Unis Indépendamment de sa propre opinion sur la nécessité du socialisme, Morones s’occupait avant tout de lui-même. Maintenant on trouve le même problème, posé à l’envers dans El Popular, le journal de Lombardo Toledano. Et il y a eu un article dans Machete, l’organe stalinien, que je n’ai pas étudié avec soin, qui posait la question de façon identique, de savoir s’il serait ou non possible de réaliser le socialisme au Mexique ou d’arriver à la prise du pouvoir par des voies pacifiques. Je crois que les ouvriers pensent un peu à cette question, qui est posée dans beaucoup d’articles. Les nouveaux socialistes sont tous intrigués par cette idée.
La voie actuelle vers la prise du pouvoir semble prendre la forme du contrôle syndical. Les syndicats luttent pour le contrôle. Les bouchers, par exemple, ont menacé de faire grève pour obtenir le contrôle des abattoirs. Les chemins de fer sont sous administration ouvrière. Je ne sais pas exactement quelle est la situation dans l’industrie du pétrole, mais il y a là quelques rapports. Dans l’immeuble anciennement occupé par un représentant de la compagnie pétrolière, ce dernier n’est plus là et c’est un bureaucrate syndical qui a pris sa place.
Il me semble que la question de la démocratie n’est pas seulement une question de forme de l’État, mais une question brûlante dans le mouvement ouvrier. Un problème concret auquel nos camarades se heurtent au Mexique, c’est de se trouver en face de la bureaucratie. Je pensais que la bureaucratie syndicale aux États-Unis n’était pas belle, mais je crois qu'elle a pris des leçons auprès de la bureaucratie mexicaine, c’est une main de fer. Celui qui n’obéit pas est exclu. Le progrès de notre mouvement bute sur cette question.
Il y a la bureaucratie de l’État et aussi une bureaucratie des syndicats et, à certains égards, elles ne sont pas tellement séparées au Mexique. C'est un problème qui devient très aigu dans ces deux domaines. Je pense que l’application concrète du programme de transition au Mexique devrait tenir compte de ces lois et de ces contextes. Lutter pour le contrôle ouvrier, lutter pour la démocratie dans le mouvement syndical. Je crois qu’il faut lancer un mot d’ordre des milices ouvrières armées, non seulement contre la bureaucratie, mais pour défendre les conquêtes des travailleurs contre les bureaucrates syndicaux.
Sur la question de gagner les paysans. Là, nous avons découvert que les instituteurs peuvent jouer un rôle clé... Les instituteurs et les cheminots sont le maillon entre la paysannerie et les ouvriers des villes.
Deux questions sur lesquelles je voudrais quelques commentaires du camarade Trotsky. Un, notre attitude vis-à-vis de l’expropriation du pétrole et de la bureaucratie montante, et de sa tentative de faire porter le fardeau aux ouvriers. Et deux, la raison exacte du virage à gauche de Cardenas — pourquoi si décisif et si profond, parce que, de tous les présidents, il semble bien que ce soit Cardenas qui soit allé le plus loin face au problème de la terre.
Une remarque sur l'A.P.R.A. C’est une organisation importante, mais financée actuellement par le gouvernement mexicain. Un des principaux arguments de l'A.P.R.A. et de ses dirigeants — et je pense que ce n’est pas une question seulement pour nos camarades d’Amérique latine, mais aussi pour nous, aux États-Unis — est la suivante : ils disent qu’il n’y a aucune chance ni aucun intérêt à avoir quoi que ce soit à faire avec les ouvriers des pays développés sur le plan industriel parce qu’ils ne s’intéressent pas aux pays coloniaux. Je pense que les efforts des camarades de la IV Internationale dans les pays avancés pour affronter le problème des pays coloniaux et semi-coloniaux porterait un rude coup à l’argument de l'A.P.R.A.
Lankin. — J’aimerais un peu plus d’informations sur l’organisation mexicaine. Combien de membres a-t-elle ? Quelle est sa composition ? Ses publications, etc. ?
Curtiss. — Il est difficile de déterminer le nombre exact : on en est à la phase de la réorganisation. La composition sociale : formé de deux niveaux, des instituteurs et des ouvriers. Les ouvriers sont pour l’essentiel dans le bâtiment, pas des ouvriers d’industrie, mais des ouvriers du bâtiment.
La publication officielle est un journal, la IVa International. Elle a une excellente diffusion. Le groupe a pas mal publié, mais il vend peu et distribue la plus grande partie. Bien entendu, Clave, une nouvelle revue théorique, sympathise avec nos idées. Du point de vue de la théorie, il y a un grand trou dans l’organisation. Les instituteurs ont lu beaucoup d’ouvrages marxistes. La majorité des autres connaît très peu le marxisme du point de vue théorique. On a fait avec quelque succès des tentatives d'éducation, mais pas sur une échelle nationale.
Lankin. — Vous disiez en parlant des syndicats que si on n’était pas d’accord avec les dirigeants syndicaux, on pouvait perdre son travail. Est-ce qu’un dirigeant syndical mexicain a ce pouvoir, comme un fonctionnaire du gouvernement, sur un groupe de travailleurs, ou bien jouissent-ils de la même démocratie que nous, nous sommes censés avoir aux États-Unis ?
Curtiss. — Dans tous les pays d’Amérique latine, les statuts des syndicats sont des modèles parfaits de démocratie, mais les dirigeants appliquent des méthodes dictatoriales. Tous les syndicats offrent des tas de garanties, mais elles ne valent rien. Un dirigeant peut exclure qui il veut du syndicat et l’exclu se trouve dans une position très, très désagréable. Ce n’est même pas la peine de faire appel de l’exclusion. Le seul appel véritable serait celui des poings. John L. Lewis, Green et tous nos autres dirigeants syndicaux américains n’ont rien à envier à la bureaucratie syndicale mexicaine.
Robinson. — Je voudrais demander comment la section mexicaine de la IVe Internationale prend la décision de la conférence qui a été publiée dans Socialist Appeal. Comment le parti communiste a-t-il grandi récemment ? A-t-il du succès ? Se renforce-t-il ? Quelles sont nos relations avec lui ?
Curtiss. — Le parti communiste au Mexique est une organisation puissante. Il contrôle de nombreuses charges publiques. Quand nos camarades donnent leurs publications au bureau de poste, si elles tombent aux mains du P.C., rien n’arrivera jamais à destination. Les staliniens du Mexique sont en train de faire campagne pour un effectif total de 75000 membres. Aux États-Unis, ils font campagne pour 100000. Cela peut vous donner une idée de la force organisationnelle du P.C. Il serait cependant erroné de le considérer comme un bloc incassable.
La décision du congrès international a été très, très mal prise par les camarades de Mexico-ville, surtout le groupe Galicia. Elle a provoqué l’apparition de nombreuses tendances et nous pouvons nous retrouver avec une organisation plus petite que nous ne l’imaginions. Ces camarades ont très mal pris la décision en question. Ils ont accepté de se soumettre, mais non sans protestations. La motion en ce sens a été adoptée avec seulement quelques voix contre.
[...]
Trotsky. — En ce qui concerne l’évaluation du nombre de membres du parti communiste par rapport à sa campagne pour les 75000, j’ai bien des doutes. Les statistiques politiques du Mexique ne sont pas les plus exactes au monde. Par exemple, la C.T.M. donne le chiffre d’un million d’adhérents. Quand j’ai demandé à un ancien responsable de la C.T.M. si c’était exact, il m’a répondu : « Non, c’est exagéré — Et combien, un demi-million ? — Non, quarante ou cinquante mille, surtout en ce qui concerne les ouvriers. »
Les chiffres du parti communiste ne sont vraiment pas très, très clairs. Diego Rivera — et il connaît la situation — croit que le parti est fort à Mexico-ville. Je crois qu’il nous a dit qu’il avait plus de 12000 et pas plus de 14000 membres, entre 11600 et 11700 bureaucrates et de 2 à 3000 ouvriers.
En ce qui concerne les bureaucrates, on ne peut pas les considérer politiquement comme d’authentiques membres du parti. Le dirigeant officiel des syndicats est un communiste. Il oblige tous ses subordonnés à être communistes. S’ils n’assistent pas à une réunion ils peuvent subir une retenue de salaire de cinq jours.
Les syndicats au Mexique sont constitutionnellement étatisés. On ne peut obtenir un emploi si l’on n’est pas membre d’un syndicat, et les syndicats bureaucratiques perçoivent les cotisations par l’intermédiaire de l’État. Pour les enseignants, par exemple, les dirigeants ont décidé que chaque enseignant paierait 1.5 % de son salaire. Le secrétaire aux finances a ordonné que ce 1.5 % soit déduit pour les syndicats.
Dans le contexte général de la politique mexicaine, les syndicats sont maintenant dans une étape très intéressante. On peut constater une tendance générale à leur étatisation. Dans les pays fascistes, on trouve l’expression extrême de cette tendance. Dans les pays démocratiques, on transforme les anciens syndicats indépendants en instruments de l’État. Les syndicats en France sont en train d’être transformés en bureaucratie officielle d’État Jouhaux est venu au Mexique pour protéger les intérêts français dans le pétrole, etc.
La raison de cette tendance à l’étatisation est que le capitalisme déclinant ne peut tolérer de syndicats indépendants. Si les syndicats sont trop indépendants, les capitalistes poussent les fascistes à les détruire ou cherchent à effrayer leurs dirigeants par la menace fasciste afin de les mettre au pas. C’est ainsi que Jouhaux a été mis au pas. Il est certain que, s’il est le meilleur des républicains, alors la France n’établira pas un régime fasciste. Nous avons vu en Espagne, dans les syndicats les plus anarchistes, les dirigeants devenir ministres bourgeois au cours de la guerre civile.
En Allemagne et en Italie, c’est réalisé de façon totalitaire. Les syndicats sont directement intégrés à l’État, avec les propriétaires capitalistes. Ce n’est qu’une différence de degré, pas de nature.
On constate qu’au Mexique, comme dans les autres pays latino-américains, on a sauté par-dessus la plupart des étapes du développement. Au Mexique, cela a commencé par l’intégration des syndicats à l’État. Au Mexique, il y a une domination double. A savoir, le capital étranger, et la bourgeoisie nationale ou, comme dit Diego Rivera, une « sous-bourgeoisie » — une couche contrôlée par le capital étranger et en même temps opposée aux ouvriers. Au Mexique, un régime semi-bonapartiste entre le capital étranger et le capital national, le capital étranger et les travailleurs. Tout gouvernement peut créer, dans une situation semblable, une position dans laquelle il oscille, penchant tantôt vers la bourgeoisie nationale et les ouvriers et tantôt vers le capital étranger. Pour tenir les ouvriers, ils intègrent les syndicats à l’État. Ils sautent également par-dessus les rapports économiques, les étapes du développement, en ce sens qu’ils ont exproprié le pétrole, par exemple, en le prenant au capital étranger et ne l’ont pas encore donné aux capitalistes nationaux. S’ils ne le distribuent ou ne le vendent pas à la bourgeoisie mexicaine, c’est surtout parce qu’ils ont peur de la lutte des classes des ouvriers et préfèrent donc donner les puits de pétrole à l’État. On a ainsi créé un capitalisme d’État qui n’a rien à voir avec le socialisme. C’est la forme la plus pure du capitalisme d’État. En même temps on intègre les ouvriers, les syndicats, qui sont déjà étatisés. On les incorpore donc dans l’administration des chemins de fer, de l’industrie pétrolière, etc. afin de transformer les directions syndicales en représentants du gouvernement. Le contremaître est en même temps le représentant des ouvriers, de leurs intérêts, sur le papier, mais en réalité, le représentant de l’État au-dessus d’eux. Et il a le droit — ou, pour mieux dire, la possibilité — d’enlever aux ouvriers toute chance de travailler parce que, au nom de la discipline syndicale, il peut le décider dans l’intérêt de la production.
En ce sens, bien entendu, quand nous disons « contrôle de la production par les ouvriers », cela ne peut signifier contrôle de la production par les bureaucrates des syndicats étatisés, mais contrôle par les ouvriers de leur propre bureaucratie et combat pour l’indépendance des syndicats vis-à-vis de l’État. Au Mexique, c’est la tâche la plus importante : affranchir les syndicats de la tutelle de l’État bourgeois, libérer les ouvriers de la dictature des bureaucrates syndicaux. C’est la démocratie ouvrière. Il nous faut souligner le fait qu’aujourd’hui les syndicats ne peuvent pas être des syndicats démocratiques au sens ancien du terme. Les impérialistes ne peuvent pas le tolérer. Dans les vieux pays aussi bien qu’au Mexique, ils sont soit des instruments de la bourgeoisie impérialiste, soit des organisations révolutionnaires contre la bourgeoisie impérialiste. C’est évidemment pourquoi nous commençons au Mexique par des mots d’ordre comme indépendance vis-à-vis de l’État, démocratie ouvrière, libre discussion, etc. Mais ce ne sont que des mots d’ordre de transition, conduisant aux mots d’ordre plus importants de l’État ouvrier. Il ne s’agit que d’une étape qui peut nous donner la possibilité de remplacer les directions actuelles des syndicats par une direction révolutionnaire.
Les syndicats ne peuvent plus être indépendants comme au bon vieux temps où la bourgeoisie les tolérait parce qu’elle pouvait accorder aux syndicats cette liberté beaucoup plus grande. Il n’est plus possible désormais de rétablir dans les syndicats l’ancienne démocratie, pas plus qu’il n’est possible de rétablir la démocratie dans l’État. C’est un développement absolument parallèle.
Au Mexique, Lombardo Toledano n’utilise cette situation que pour assurer sa domination sur les travailleurs, de même que tous les États latino-américains l’utilisent pour assurer leur propre domination. C’est une domination semi-bonapartiste, qui incline aujourd’hui à gauche, demain à droite, en fonction de l’étape historique concrète dans chaque pays. Mais ici nous ne pouvons pas sauter par-dessus les étapes : nous ne pouvons pas dire aux ouvriers : « Donnez-nous la direction et nous vous montrerons ce qu’il faut faire ! »
Il est tout à fait certain que la IVe Internationale est capable d’assurer aux syndicats une direction révolutionnaire au cours des étapes de transition au Mexique. La IVe Internationale défendra cette étape au Mexique contre toute intervention étrangère. Ce n’est pas comme en France ou aux États-Unis. Nous combattons pour que ce pays ne soit pas colonisé, réduit en esclavage.
Mais, en tant que section mexicaine de la IVe Internationale, ce n’est pas là notre État et nous devons être indépendants vis-à-vis de lui. En ce sens, nous ne sommes pas opposés au capitalisme d’État au Mexique ; mais la première chose que nous revendiquons, c’est notre propre représentation des travailleurs face à l’État. Essayer de s’emparer de l’État de cette façon, c’est tout à fait idiot. On ne peut pas prendre le pouvoir par cette voie pacifique. C’est un rêve de petit bourgeois.
C’était le plan de Staline avec le Guomindang et c’est à cause de cette idiotie de Staline que le Guomindang gouverne aujourd’hui la Chine. Nous entrerons dans le Guomindang, disait Staline, puis nous éliminerons poliment la droite, puis le centre, enfin la gauche. Ainsi nous prendrons le pouvoir sans difficulté. Nous, de l’Opposition de gauche, nous soulignions que la droite du Guomindang était impérialiste. Elle tenait l’armée. On ne peut prendre le pouvoir sans s’opposer à cette machine. Si on est entre les mains du Guomindang, on est entre les mains des véritables patrons du pays. Absolument.
L’A.P.R.A. affirme maintenant qu’il est le parti le plus révolutionnaire au Pérou. Ce n’est que parce qu’il est dans l’opposition, mais, même dans l’opposition, il est plus prudent que l’administration Cardenas. Autant que je puisse en juger d’après la dernière lettre programmatique du dirigeant apriste, ce parti est contrôlé par des dirigeants liés au capital étranger. Ils ont intérêt, comme tous les généraux réactionnaires, à bâtir une clique dominante en tant qu’instrument du capital étranger en œuvrant, si possible, pour l’augmentation du capital national.
Bien entendu, les intérêts du capital étranger et ceux du capital national ne sont pas toujours les mêmes et ils entrent parfois en conflit de façon aiguë. Aussi est-il possible que, dans des conditions favorables, le capital national s’oppose aux exigences du capital étranger. A l’époque de la « politique de bon voisinage » de Roosevelt, Cárdenas a jaugé les possibilités d’une intervention militaire et a réussi, dans une certaine mesure, à enlever quelques positions, en commençant par le capital anglais, puis américain, et ainsi de suite. Il semble que, maintenant, il recommence à faire des concessions. Il a atteint les limites de ses possibilités.
La bourgeoisie nationale a besoin d’un marché intérieur et ce dernier, c’est une paysannerie plus ou moins satisfaite. C’est pourquoi la révolution agraire, surtout aux dépens des propriétaires étrangers, constitue un gain direct pour la bourgeoisie nationale. Les paysans achèteront plus de produits et ainsi de suite. Cette politique a un caractère politique. On ne voit pas bien au début jusqu’où vont ses limites. L’administration ne peut pas dire jusqu’à quel point la bourgeoisie va la tolérer, jusqu’à quel point la bourgeoisie américaine va la tolérer ou jusqu’où on peut aller sans intervention britannique, etc. D’où son caractère aventuriste. Tantôt tâtonnant et tantôt bondissant et ensuite en recul.
Je crois qu’il nous faut combattre avec la plus grande énergie l’idée qu’on peut s’emparer de l’État en lui dérobant des bribes de pouvoir. C’est l’histoire du Guomindang. Au Mexique, le pouvoir est aux mains de la bourgeoisie nationale et nous ne pouvons nous en emparer qu’en gagnant la majorité des ouvriers et une grande partie de la paysannerie, et alors, en renversant la bourgeoisie. Il n’existe pas d’autre possibilité.
L’A.P.R.A. dit qu’il n’y a aucun intérêt à marcher la main dans la main avec les ouvriers des États-Unis, parce qu’ils n’ont aucun intérêt pour les questions coloniales, qu’il en est de même du prolétariat européen, etc. La véritable raison de cette attitude, c’est leur recherche de la protection de la Maison Blanche. Il ne s’agit pas d’une faute idéologique, voire d’une erreur. C’est un calcul politique de la bourgeoisie nationale du Pérou.
Ils savent qu’ils ont besoin de la confiance de la Maison Blanche, surtout de Wall Street. S’ils l’emportent au Pérou, ils auront besoin de la protection de Wall Street, comme tous les gouvernements actuels en Amérique latine, et, s’ils se lient aux ouvriers, pour les gagner à la lutte, cela signifie qu’il leur faudra rompre toutes les relations avec la Maison Blanche.
Pendant quelque temps, je n’arrivais pas à me faire une idée claire du programme de I’A.P.R.A. Mais la dernière lettre du chef de ce parti est claire. Il dit que les États-Unis sont le gardien de la liberté latino-américaine ; et si une puissance étrangère menace cette liberté, l’A.P.R.A. en appellera immédiatement aux États-Unis et ainsi de suite ; pas un mot sur les ouvriers.
C’est un parti front populaire. Un front populaire est inclus dans le parti, comme dans toute combinaison de cette nature. La direction est aux mains de la bourgeoisie et la bourgeoisie craint ses propres ouvriers. C’est pourquoi ce parti, bien qu’il soit suffisamment fort pour prendre le pouvoir par la révolution, a peur de s’engager dans cette voie. Il n’a ni le courage, ni l’intérêt de classe pour mobiliser les paysans et les ouvriers et il les remplacera par des manœuvres militaires ou une intervention directe des États-Unis
Bien entendu, nous ne pouvons entrer dans un tel parti, mais nous pouvons y constituer un noyau pour gagner des ouvriers et les séparer de la bourgeoisie. Mais en aucune circonstance nous ne devons répéter l’idiotie de Staline avec le Guomindang en Chine.
Curtiss. — Sur la question de l'étatisation des syndicats, je pense qu’un de ses aspects importants, c’est le National Labor Relations Board établi aux États-Unis, qui a beaucoup nui à l’esprit de combativité des ouvriers.
Je pense que, si nous avions à caractériser la tendance au Mexique — la tentative de réaliser une paix théorique, une transition pacifique au socialisme —, on pourrait l’appeler un rêve bureaucratique des dirigeants syndicaux qui ont obtenu par cette méthode un travail agréable et facile, ce qui fait qu’elle leur semble le comble de la marche au socialisme.
Trotsky. — Il serait bon de demander à nos camarades du Mexique de vérifier les statistiques du parti communiste. Diego Rivera estime qu’il y a en réalité 12000 membres engagés dans la campagne centrale pour les 75000. Il n’exagère pas. Le parti communiste ne s’attribue pas lui-même plus de 24000 membres.