Discours à la Sorbonne

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La distribution des prix aux élèves des sections parisiennes de l’Union Française de la Jeunesse a eu lieu le vendredi soir 12 juillet, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, mis gracieusement à la disposition de l’Association par M. le Recteur de l’Académie de Paris.

M. Tirard, Président du Conseil, Ministre du Commerce, de l’industrie et des Colonies, avait accepté la présidence de cette solennité.

M. le Ministre a fait son entrée aux accents de la Marseillaise, brillamment exécutée par la fanfare du 14e régiment de Dragons : À côté de lui ont pris place, sur l’estrade d’honneur, MM. Henri Brisson, député ; Levasseur, membre de l’Institut ; de Lapommeraye, président de 1’Association polytechnique ; Jacques, président de l’Association Philotechnique ; Mercey, président de l’Union de Commerce ; Gustave Ollendorff, directeur de l’enseignement technique et Marcel Charlot, tous deux présidents honoraires de l’Union Française de la Jeunesse, Calmès président de notre section d’Angers et de nombreuses notabilités. Le Comité de l’Association était représenté par M. Jaurès, député, président ; MM. Bataillard et Chênebenoit. Vice-présidents ; Jean Zuber, secrétaire général : Edmond Heymann, trésorier, etc.

M. Ministre a aussitôt donné la parole au président de l’Union Française de la Jeunesse M. Jaurès qui prononça alors discours suivant :

« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

« Permettez-moi d’abord, puisque j’ai l’honneur passager et très grand pour moi de présider l’Union Française de la Jeunesse, de souhaiter la bienvenue à ceux qui veulent bien s’intéresser à notre œuvre ; et, tout d’abord, permettez-moi d’envoyer l’expression de notre reconnaissance à ceux des absents qui ont témoigné le regret de n’être pas ici : à M. de Lesseps. à M. Goblet, qui a déjà présidé une fois une solennité analogue et qui me prie de transmettre à Union Française de la Jeunesse sa très vive et sincère sympathie ; à M. Gréard, le vice-recteur de l’Académie de Paris, qui est membre d’honneur de notre association et que de graves préoccupations de famille retiennent en ce moment loin de cette solennité, à laquelle il avait coutume d’assister tous les ans, parce que son haut et délicat esprit, tout en s’appliquant à développer et organiser l’enseignement public, reconnaît la valeur d’une œuvre libre et française comme la nôtre.

« Messieurs, nous devons une reconnaissance particulière à M. le Président du Conseil, qui a bien voulu venir présider cette réunion et cette fête de l’éducation populaire, malgré les labeurs, malgré les soucis que son patriotisme est obligé d’affronter à l’heure présente. Et lorsque je vois ce soir, non loin de lui, pour témoigner sa sympathie persévérante à notre œuvre, M. Henri Brisson, qui a bien voulu nous présider jadis, je me dis qu’aux heures de calomnies que nous traversons, nous avons vraiment plus d’une réponse à faire.

« Vraiment, notre œuvre mérite cet honneur si grand qu’il soit, cette sollicitude si touchante qu’elle soit. Il suffit pour s’en convaincre, comme je le faisais moi-même ce matin, de revoir une fois de plus ce que l’Union Française de la Jeunesse a exposé de ses efforts, de ses travaux et de ses résultats à l’Exposition Universelle. Vous pourrez si vous allez voir cette très modeste Mais excellente exposition (je puis bien le dire, n’ayant guère eu dans l’œuvre de l’Union française de la jeunesse que l’honneur et point la peine), vous pourrez voir dans notre modeste exposition, au-rez-de-chaussée du palais des Arts Libéraux, À l’enseignement technique, et au premier étage à l’enseignement général, tous les mérites de notre œuvre. Et d’abord son étendue puisqu’elle embrasse tous les objets qui peuvent concourir à l’éducation populaire. Vous pourrez voir notre belle section de tir, qui atteste que les préoccupations patriotiques se mêlent intimement dans l’œuvre de l’Union française de la jeunesse aux préoccupations de l’éducation, ou plutôt qu’elles se confondent dans un même patriotisme, qui fait que nous sommes aussi prêts à élever notre pays qu’à le défendre. Notre association étend son action de notre belle section de tir jusqu’à l’enseignement technique d’art manuel et de broderie, en passant par l’histoire, la géographie, la littérature, les mathématiques et la comptabilité.

Et ce n’est pas seulement l’étendue de notre enseignement que vous pourrez constater, c’est, je puis le dire, sa sincérité profonde.

Vous y verrez l’œuvre de l’Union Française de la Jeunesse, comme l’œuvre des autres grandes Sociétés d’éducation, l’Association Polytechnique, l’Association Philotechnique, dont je suis heureux de saluer au milieu de nous les présidents, qui sont venus attester la solidarité et l’étroite intimité de toutes ces œuvres concourant à un même but.

Vous verrez que ces œuvres ne sont point un cadre tracé sur le papier, qu’elles ne sont point un décor factice, qu’elles ne sont point une parade artificielle de vanité, qu’il y a, sous les démonstrations auxquelles nous sommes heureux de nous livrer, comme ce soir, un labeur de tous les jours.

Vous y verrez des copies, qui n’ont pas grande apparence, mais qui sont des copies d’élèves formés dans nos cours ; vous y trouverez les traces minutieuses des corrections quotidiennes de ces professeurs qui, leur journée finie, ne se contentent pas de venir le soir prodiguer leur enseignement aux adultes qui n’ont pas eu le temps, ni l’occasion de le trouver dans l’enseignement public, mais qui, rentrés chez eux, savent trouver encore quelques heures entre le labeur qui soutient leur famille et le cours qu’ils font le soir, pour corriger avec une conscience modeste et profonde, dont je les félicite et les remercie, les copies d’élèves volontaires qu’ils se sont créés. Je vois par vos applaudissements que ces maîtres n’ont point affaire à des ingrats, et cela prouve en même temps l’excellence de leur cœur, l’excellence de l’enseignement qu’ils donnent.

Mais ce que vous constaterez surtout, ce qui fait que M. le Président du Conseil, Ministre du Commerce et de l’Industrie devait presque venir ce soir au milieu de nous, ce qui fait que je suis heureux d’y voir en même temps que lui notre ami Ollendorff, directeur de l’enseignement technique au Ministère du Commerce, qui a été le président écouté et aimé de l’Union Française de la Jeunesse, c’est l’effort tenté par nous, comme d’ailleurs par les Associations similaires, pour développer l’enseignement technique et professionnel, et pour être par là, d’une manière plus étroite et plus profonde, en communication avec ce peuple de travailleurs, que la bourgeoisie généreuse qui a fondé ces associations a eu avant tout la noble ambition de servir. Vous y verrez l’enseignement technique sous toutes ses formes et en premier lieu cet enseignement des langues vivantes, qui devient aujourd’hui, dans l’état des relations commerciales, industrielles, économiques et politiques du monde entier, un instrument d’une importance capitale. Oui, il est bon que les jeunes générations, en étudiant auprès de nous comme auprès des écoles publiques, les langues de l’Italie, de l’Espagne et de l’Allemagne, puissent ouvrir à leurs jeunes ambitions, à leurs espérances et leurs entreprises les vastes horizons du monde.

Oui, il est bon que les jeunes Français puissent échanger continuellement des relations d’affaires, de sentiment et de pensées avec les peuples qui nous entourent ; et en vérité, ce n’est pas au moment où tous les peuples se sont donné rendez-vous ici, et où une manifestation solennelle va accroître encore les relations de tout ordre qui unissent les peuples, que nous ne devrions pas féliciter l’Union Française de la Jeunesse d’avoir établi un sérieux enseignement des langues vivantes.

Il y a une autre forme de l’enseignement technique, très modeste en apparence, mais très utile, c’est la comptabilité, c’est-à-dire le moyen pour le petit négociant, le petit industriel, le modeste artisan qui, avec un commencement de capitaux accumulés par l’épargne, veut se risquer dans la production personnelle, de ne pas s’égarer, se perdre, dès les premiers pas. La comptabilité c’est la certitude, la clarté dans les opérations de tous les jours, la sécurité de l’intelligence et de la conscience, la prévoyance minutieuse, tout cet ensemble de qualités et de forces qui permettront à ce tout petit commerçant, à ce tout petit industriel naissant, à cette classe moyenne à peine du peuple et qui essaie de s’élever au niveau de la haute et pleine bourgeoisie, qui lui permettront, à l’heure où nous sommes, où les gros capitaux écrasent les petits capitaux, de sauver ce qui peut lui rester d’indépendance et de bien-être.

Enfin, vous y trouverez cet enseignement plus particulièrement technique qui s’adresse à l’ouvrier, l’enseignement du modelage, de la sculpture, le dessin, la composition ornementale, les levés de plans, de machines ou de parties de machines, la serrurerie délicate et artistique, en un mot la pratique intelligente de cet ensemble de métiers qui touchent par beaucoup de côtés à l’art, dans lesquels le travail des mains exige de l’intelligence et du goût, et par lesquels la vie réelle du travailleur peut paraître comme la préparation de la vie idéale.

Oui ! Si nous voulons développer l’enseignement technique ce n’est pas, croyez-le bien, pour réduire l’enseignement du peuple à cet enseignement de métier. Non, nous avons rêvé de donner au peuple, et au peuple tout entier, au fur et à mesure que le permettront les conditions de la vie sociale, la plénitude de l’éducation libérale et humaine. De même que les hommes du peuple dans l’ordre politique exercent, comme citoyens, leur part de souveraineté, de même que dans l’ordre social ils aspirent à posséder, comme producteurs, une part de la puissance économique, de même ils ont le droit d’aspirer à posséder leur part des forces et des joies que contient la science, l’art et la pensée.

Si nous nous attachons aujourd’hui à l’enseignement technique et professionnel, c’est parce qu’il nous apparaît comme un des premiers degrés par lesquels nous pourrons élever les enfants du peuple à cette haute et pleine éducation. En effet, lorsque nous permettons aux travailleurs de perfectionner leurs moyens de travail et conséquemment leur bien-être, nous n’allons pas seulement au secours de leurs ambitions personnelles et individuelles, nous allons en même temps au secours de la famille pour laquelle ils travaillent. Oui, se grandir pour grandir les siens, s’élever pour élever les siens, rêver le soir, quand la tache est finie, avec ceux que l’on aime et pour ceux que l’on aime, de se perfectionner dans ses moyens de travail et d’existence, c’est là la plus haute ambition, c’est là la poésie la plus profonde de la vie.

Oui, lorsque les hommes du peuple veulent s’approprier, au profit de leur travail et de leur famille, les procédés nouveaux et toutes les conquêtes de l’esprit humain dans la mécanique, la physique, la chimie, dans toutes les sciences qui sont susceptibles d’éducation, ce n’est plus d’une admiration banale et froide qu’ils aiment les progrès de l’esprit humain, ils l’aiment et le contemplent à travers leurs affections de famille, et ils ont ainsi le sens profond de ce que doit être le progrès matériel et industriel, qui ne serait rien, s’il n’avait pour effet dernier d’accroître, dans la famille d’abord, et dans la nation entière, les joies fraternelles des cœurs.

Voulez-vous qu’en quelques paroles nous les cherchions ensemble ? – j’aurai bientôt fini – Qu’est-ce donc qui manque au peuple dans l’ordre intellectuel et moral, dont tout le reste dépend ? – Ce qui lui manque, c’est le sentiment continu de sa valeur propre. Il a par intermittence, par éclair, ce sentiment du rôle qu’il a à jouer dans le mouvement des idées ; il a le sentiment du droit que lui confère ce rôle. Il n’y a pas eu dans l’histoire du monde une seule grande révolution moral des âmes et des esprits depuis le Christianisme jusqu’à la Révolution Française, dans laquelle le peuple n’ait eu sa part.

Que serait la Révolution Française, si les idées des penseurs du XVIIIe siècle n’avaient pénétré jusqu’au fond du peuple, et s’ils n’avaient pas mis en mouvement le ressort des consciences populaire ? Même, à certaines heures, on peut dire que le peuple avait vu plus clair que la bourgeoisie pensante qui l’avait précédé. Car, tandis qu’elle s’épuisait à fonder une monarchie constitutionnelle impossible, le peuple, avec la sûreté de son instinct, allait tout droit, dans certaines journées décisives, à l’affirmation de la République et arrivait tout droit jusqu’au fond même de la Révolution Française.

Qu’est-ce donc qui a manqué au peuple dans ce grand mouvement ? – De pouvoir et de savoir en garder jusqu’au bout la direction ; et c’est par là que vous l’avez vu, laissant la Révolution Française entraînée par une minorité dans les excès, ou précipitée dans le despotisme par une défaillance presque universelle de la conscience et de la raison.

Quel est donc, à l’heure actuelle, le devoir de la jeunesse pensante ? C’est de communiquer au peuple le sentiment continu de sa valeur propre. Or le meilleur moyen, le premier tout au moins, puisque le métier prend pour la plupart des hommes les trois quarts ou presque la totalité de la vie, c’est de faire par un enseignement intelligent et approprié que le métier ne soit pas fait d’ignorance et de routine, que le travailleur saute à tout moment de l’exercice du travail de ses mains à l’exercice continu de sa pensée ; et cette continuité de sa pensée sera la continuité de sa dignité et de sa force.

Oui, l’Union Française de la Jeunesse a rendu de très grands services ! La preuve en est dans l’assistance reconnaissante qui se presse ici autour de ses maîtres. Mais je n’oublie pas, et il ne faut pas qu’un seul de ses membres l’oublie, elle n’a pas rempli toute la pensée de son origine.

Oui, elle a rendu des services à cette classe qui commence à s’élever au-dessus du peuple, qui en est le premier réveil. Elle a su grouper autour de ses chaires improvisées beaucoup d’élèves, des jeunes gens qui venaient apprendre ce qu’ils n’avaient pas pu trouver ailleurs. Mais c’était l’effet d’un rêve dont la grandeur n’a pas été réalisée tout entière. Les jeunes gens qui l’ont fondée en 1875, au sortir du collège ou du lycée, quelques années après la guerre étrangère, quelques années après la guerre civile, ces jeunes gens s’étaient dit : Entre la bourgeoisie et le peuple, les siècles, les révolutions, les haines, les guerres civiles, les inégalités ont créé de funestes, de déplorables malentendus qui ne pourraient se renouveler qu’en entraînant aux abîmes la Patrie, qui peut-être y resterait cette fois. Eh bien ! il faut faire cesser ce malentendu, il faut rapprocher du peuple la bourgeoisie, il faut que ceux qui travaillent de leur esprit aillent vers ceux qui travaillent des mains, pour qu’une pénétration se produise, pour que la bourgeoisie, qui autrement s’étiolerait, emprunte quelque chose à la vigueur toujours renouvelée des masses populaires, et pour que le peuple emprunte quelque chose de ses lumières à cette classe privilégiée qui a pu les acquérir.

Voila quelle était leur pensée ; malheureusement, je dois le dire, les agitations de la politique d’une part, et aussi la dureté du labeur monotone et écrasant qui prend au peuple cette partie de loisir et d’allégresse nécessaire, sans laquelle il ne peut pas marcher vers la clarté, tout cela a empêché notre œuvre de se réaliser en entier.

Mais l’heure est venue, si nous ne voulons pas que la Société Française se déchire en deux sous les yeux de l’ennemi qui la guette, l’heure est venue de se concilier, de fondre dans une pensée, dans une conscience commune, toutes ces factions généreuses et libérales, toutes celles que rapproche déjà un même esprit de liberté.

Oui, j’y pensais ce matin, et j’y pense ce soir bien plus encore en me trouvant dans cette Sorbonne où se réunissent si souvent les étudiants qui se pressent autour de toutes ces chaires. Eh bien ! Que voyons-nous ? – Nous voyons d’un côté le peuple, qui, voulant sortir de l’isolement qui a affaibli et perdu jusqu’ici les travailleurs, se constituer en Associations professionnelles et se grouper en syndicats. Nous voyons d’un autre côté les étudiants, qui étaient dispersés dans les enseignements les plus différents, le Droit, la Médecine, les Sciences, les Lettres, qui se groupent dans une association commune d’étudiants et de jeunes gens, qui a pour but d’attester l’unité de la science. Eh bien, que ces jeunes gens se rappellent que le XVIIIe siècle a formé deux choses dont nous procédons : d’abord l’unité de la science, et puis son universalité ; c’est-à-dire que toutes les sciences devaient d’abord se pénétrer les unes les autres pour qu’il en jaillît une grande clarté ; et ensuite que cette clarté qui jaillissait des sciences ainsi coordonnées devait tourner tout entière vers la multitude obscure avide de lumières.

Et alors voici ce que je dis en finissant à ces jeunes gens qui composent l’Association des Étudiants :

Vous avez les lumières, vous avez les loisirs, allez vers ces associations ouvrières, ces syndicats ouvriers qui se constituent et dites-leur : Nous vous apportons des sentiments fraternels. Nous voulons partager avec vous une partie au moins du savoir que nous avons acquis, celle que nous pouvons vous communiquer d’emblée, et nous allons travailler avec vous pour vous procurer les loisirs qui vous permettront de recevoir ce qu’il est indispensable de savoir.

Je dis à ces jeunes gens : Quand ils auront tenu ce langage et fait cette œuvre, ils auront réalisé ce qui a été la pensée, le rêve des fondateurs de l’Union Française de la Jeunesse ; qu’ils se rappellent combien ce rêve était noble et grand, puisqu’il avait pris naissance dans l’angoisse qu’arrachaient à leurs jeunes cœurs les infortunes imméritées de la vieille Patrie ! »