De la réserve sur la question de la langue !

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Je crois en la nécessité et même dans le caractère inévitable d'une langue universelle ; mais je ne crois pas que le consentement par de petites races ou nations à l’extinction de leur langue soit de nature à réaliser ou simplement à hâter l’instauration de ce langage universel. Une telle action, ou plutôt une telle inaction servile ne hâterait pas l’instauration d'un langage universel, mais n’aboutirait qu’à l’intensification de la lutte pour la suprématie entre les langues des grandes puissances.

D'un autre côté, un grand nombre de petites communautés, parlant des langues différentes, sont mieux à même de s’accorder sur un langage commun en tant que moyen de communication qu'un petit nombre de grands empires, chacun jaloux de son pouvoir et cherchant sa propre suprématie.

J'ai entendu des doctrinaires socialistes affirmer que les socialistes ne devraient pas sympathiser avec les nationalités opprimées, ni avec les nationalités résistant aux conquêtes. Ils font valoir que plus tôt ces nationalités seront anéanties, mieux ce sera, car il sera plus facile de conquérir le pouvoir politique dans quelques grands empires que dans un grand nombre de petits États. C’est le même argument que pour la langue.

C'est fallacieux dans les deux cas. C’est encore plus fallacieux dans le cas des nationalités que dans celui des langues, car l'émancipation de la classe ouvrière se réalisera davantage par la conquête du pouvoir économique que par celle de l’état politique. Le premier acte des travailleurs sera de s’emparer, par le canal de leurs organisations économiques, des industries en place, Leur dernier acte sera la conquête du pouvoir politique.

Ce faisant, la classe ouvrière suivra nécessairement la voie empruntée par les révolutions capitalistes de l’Angleterre cromwellienne. de l’Amérique coloniale et révolutionnaire, de la France républicaine, autant de révolutions à l'occasion desquelles la classe capitaliste a développé son pouvoir économique avant de lever l’étendard de la révolte politique.

Les ouvriers à leur tour doivent perfectionner leurs organisations et lorsque ces organisations seront en position de s’emparer des industries, de les contrôler et de les faire fonctionner, leur pouvoir politique se trouvera alors proportionné à la tâche qu’ils auront accomplie sur ce terrain.

Mais le terrain pour la préparation de la campagne révolutionnaire doit être la lutte de chaque jour, de chaque heure dans l’atelier, le perfectionnement de chaque jour, de chaque heure de l’organisation des travailleurs industriels.

Le développement de ces deux axes de la lutte pour la liberté ne s’arrête pas aux frontières politiques ni aux démarcations des États politiques. Ils progressent côte à côte avec le capitalisme ; là où le capitalisme apporte ses machines il apporte ceux qui se rebellent contre lui, et tous ses gouvernements, toutes ses années ne peuvent établir aucune frontière que l’idée révolutionnaire ne puisse franchir.

Ancrez solidement dans votre tête l’idée que la lutte pour la conquête de l’Etat politique capitaliste n’est pas la véritable bataille, mais simplement l’écho de celle-ci. La véritable bataille se livre et se livrera sur le terrain de l’industrie.

Pour cette raison et pour quelques autres, les socialistes dogmatiques se trompent sur ce point comme dans le reste de leurs arguments. Il n’est pas nécessaire que les socialistes irlandais se montrent hostiles à ceux qui militent pour la langue gaélique ni qu’ils s’enthousiasment pour tout agrandissement territorial de n’importe quelle nation. C’est pour cette raison que, sur ces questions, nous pouvons souhaiter bonne chance aux Sinn Feiners.

En outre, il est bon de se rappeler que des nations qui se sou­mettent aux conquêtes ou des races qui abandonnent leur langue en faveur de celle d’un oppresseur ne le font pas à partir de moti­vations altruistes ou par amour de la fraternité humaine, mais parce qu’elles demeurent prisonnières d’un esprit servile et rampant[1].

D’un esprit qui ne peut coexister avec l’idée révolutionnaire.

Ce fait fut largement mis en évidence par l’attitude du peuple irlandais envers sa langue.

Depuis six cents ans, les Anglais se sont efforcés de supprimer la trace d’un caractère distinct des Gaéliques — à savoir leur lan­gue — et ils ont échoué. Mais, en l’espace d’une seule génération, les politiciens ont réussi là où l’Angleterre avait échoué.

Le grand Daniel O’Connell[2], que l’on appelle un libérateur, s’exprimait dans ses réunions publiques entièrement en anglais. Lorsqu’il parlait dans des meetings à Connaught où, à son époque, tout le monde parlait gaélique, et plus de 75 % des gens exclusive­ment gaélique, O’Connell utilisait exclusivement l’anglais. Ainsi, il accréditait auprès des gens du commun l’impression que le gaélique était quelque chose dont ils devaient avoir honte — une chose qui n’était le propre que de personnes ignorantes. Et il se comporta de la même façon dans l’Irlande toute entière.

La conséquence de cette attitude et d’autres du même type fut que les gens du commun tournèrent le dos à leur propre langue et commencèrent à singer les « gens bien ». Ce fut le début du règne du flagorneur, de l’obséquieux rampant et de l’esclave, tel que nous le connaissons aujourd’hui. L’agent du fisc arriva au pouvoir dans le pays.

Ce n’est pas dans des temps immémoriaux mais dans l’histoire d’hier que de vieux Irlandais, hommes ou femmes, parlaient irlan­dais entre eux en présence de leurs enfants, mais, s’ils attrapaient leur fils ou leur fille à utiliser cette langue, le malheureux enfant recevait une gifle, assortie de l’adjuration : « Parle anglais, petit gredin ; parle anglais comme un “gintleman” ! »

On raconte ouvertement en Irlande que lorsque les évangélistes protestants, les distributeurs de soupe comme on les appelle ici, publiaient des brochures et des Bibles en irlandais pour rendre plus efficace leur propagande, le clergé catholique utilisa ce fait pour mettre en garde ses ouailles contre la lecture de toute littérature gaélique. Ce faisant, il continuait à discréditer notre langue.

Je ne puis pas imaginer un socialiste qui hésiterait devant le choix entre une politique conduisant à un tel abaissement consenti et une politique exprimant une confiance en soi fondée sur une défiance générale et qui trouve ses racines dans une foi confiante en la capacité du peuple à s’auto-émanciper[3].

  1. En mars 1903, dans un article de Workers’ Republic, Connolly pré­cise : « Nous ne prenons pas position en fanatiques sur la question de la langue ; nous notons cependant que, dans ce pays, ceux qui aban­donnent l’irlandais en faveur de l’anglais sont généralement poussés par les mobiles les plus vils, sont des flagorneurs désireux de singer les gens bien, tandis que la base du mouvement gaélique est, pour sa part la plus grande d’inspiration et de sentiment totalement démocratique. Si les adeptes de ce mouvement n’alimentaient pas d’une façon aussi persis­tante leur inspiration aux sources du passé, ils grandiraient beaucoup dans notre estime. Mais, comme il ne s’agit ni d’une question politique, ni d’une question économique, il n’entre pas dans notre compétence de nous prononcer sur elle. Et nous souhaitons voir tous les socialistes observer la même réserve. À l’occasion d’une interpellation à la Chambre française concernant l’atti­tude du gouvernement français à l’égard de la langue bretonne, M. Gérault-Richard, rédacteur en chef de la Petite République s’éleva avec une extrême vigueur contre le fait que l’on puisse tolérer plus longtemps l’usage de cette langue en Bretagne. Sur cette question, il manifestait une intransigeance à tout crin ; en revanche, sur le problème des socia­listes qui acceptent des faveurs et des pots de vin des mains de minis­tres capitalismes, il était la souplesse faite homme. Nous préférons adopter la démarche inverse ; être attachés indéfectiblement aux principes et à la politique de notre parti et nous garder de toute tentation d’identifier notre cause à toute autre propagande qui n’y est pas nécessairement incluse. »
  2. Daniel O’Connell (1775-1847), élevé à Douai jusqu’à la Révolution française, il devient avocat et se fait le porte-parole des aspirations à l’indépendance qui commencent à se répandre en Irlande dans le sillage de la Révolution française. Sa lutte porte sur deux points : en faveur de l’extension des droits civiques des catholiques et pour la révocation de l’acte d’union qui finit par prendre le pas sur le premier. Grand tribun, il met surtout l’accent sur les revendications constitutionnelles. Élu en 1828 en Clare, il ne pourrait siéger parce que catholique. Il contraint ainsi l’administration anglaise à passer l’Émancipation act. Il relance l’agitation en 1840, est l’un des fondateurs du journal Nation et passe en jugement en 1843 pour haute trahison.
  3. Répondant dans le numéro du 2 décembre 1899 du Workers' Repu­blic à un questionnaire que lui avait adressé le journal polonais Krytika, Connolly écrivait : « Je crois que la mise en place d’un langage uni­versel pour faciliter la communication entre les peuples est une chose hautement souhaitable. Mais je suis également enclin à penser que ce résultat souhaitable sera atteint plus tôt s’il résulte d’un libre accord entre les peuples selon lequel ce langage commun serait enseigné dans toutes les écoles primaires en plus du langage national, que si l’on s’efforce de détruire les moyens d’expression nationaux existants. La réussite complète des tentatives de germanisation ou de russification ou tout autre effort semblable pour détruire Je langage d’un peuple ne ferait, à mon avis, qu’élever des obstacles plus considérables à l’accep­tation par les peuples d’un langage universel. Chaque race conquérante, aspirant à la domination universelle, considérerait la langue de ses rivaux avec une rigoureuse intolérance et ainsi se trouverait moins encline à accepter un véhicule commun de communication que ne le serait un grand nombre de petites races chez lesquelles le désir de faciliter les échanges commerciaux et littéraires avec le monde entier supplanterait l’aspiration à la domination. » Dans sa réponse, Connolly mentionna aussi « l’ana­logie étroite existant sous bien des aspects » entre les conditions de l’Irlande et de la Pologne et il affirma que la vie intellectuelle de la Pologne serait a étriquée ou vouée à l’avortement si elle était contrainte de se manifester par un canal étranger » et que sa préservation était « une question concernant en permanence les amis du progrès européen ». Et il ajoutait : « Je considère que la libre expression de l’originalité nationale est aussi souhaitable pour l’intérêt de l’humanité en général que la libre expression de l’originalité individuelle l’est pour la nation. » Sur la question de l’indépendance polonaise, son point de vue était le suivant : « Vu ce qu’est l’énorme puissance des armements modernes, je crains que la conquête de sa liberté nationale par la Pologne ne soit pas réalisable à l’heure actuelle, à moins que les efforts consentis pour l’obtenir n’entrent en conjonction avec une révolte prolétarienne dans les empires dominants. »