Catégorie | Modèle | Formulaire |
---|---|---|
Text | Text | Text |
Author | Author | Author |
Collection | Collection | Collection |
Keywords | Keywords | Keywords |
Subpage | Subpage | Subpage |
Modèle | Formulaire |
---|---|
BrowseTexts | BrowseTexts |
BrowseAuthors | BrowseAuthors |
BrowseLetters | BrowseLetters |
Template:GalleryAuthorsPreviewSmall
Special pages :
De l'émigration à Pétrograd
Auteur·e(s) | Nadejda Kroupskaïa |
---|---|
Écriture | 1924 |
Nous passâmes le dernier hiver (1916-1917) à Zurich. La vie n'était pas gaie. Les relations avec la Russie étaient interrompues : on ne recevait plus de lettres, personne n'arrivait plus. Nous nous tenions par habitude un peu à l'écart de la colonie d'émigrés, d'ailleurs fort peu nombreuse à cette époque à Zurich. Nous ne voyions que Gricha Oussiévitch, un jeune camarade charmant, qui fut tué au front par la suite, et qui entrait pour un instant tous les jours en sortant de la popote des émigrés. Le matin, nous voyions arriver assez régulièrement le « neveu de Zemliatchka », bolchévik que les privations avaient rendu fou. Ses vêtements étaient tellement déchirés et couverts de boue qu'on lui refusait l'accès des bibliothèques suisses. Il faisait tout son possible pour attraper Ilitch afin de discuter avec lui toute sorte de questions de principe et arrivait pour cela avant neuf heures, moment où Ilitch se rendait à la bibliothèque. Ces interviews avec un fou n'étaient pas sans inconvénients et nous avions pris l'habitude d'aller nous promener au bord du lac en attendant l'ouverture de la bibliothèque.
Nous occupions, dans un quartier ouvrier suisse, une chambre assez peu confortable. Elle se trouvait dans une vieille maison, sombre d'aspect, dont la construction remontait à peu près au XVIe siècle, et l'on ne pouvait ouvrir les fenêtres que la nuit, car, pendant la journée, une insupportable odeur de saucisson pourri émanait de la cour sur laquelle ouvrait une charcuterie. Pour le même prix, nous aurions pu assurément trouver quelque chose de mieux, mais nous tenions à nos logeurs. C'étaient des ouvriers du meilleur acabit, haïssant le capitalisme, condamnant instinctivement la guerre impérialiste. L'appartement était bien réellement « international » : deux des chambres étaient occupées par nos logeurs, un menuisier et des cordonniers ; une autre, par la femme et les enfants d'un boulanger allemand sous les drapeaux ; une troisième, par un Italien ; une quatrième, par des acteurs autrichiens ; la dernière, par nous autres, Russes. Aucune manifestation de chauvinisme ne s'y donnait cours et, un jour, comme nous étions occupées, la patronne et moi, à cuire chacune notre morceau de viande dans la cuisine, sur le fourneau à gaz, elle s'écria avec indignation : « Les soldats doivent tourner leurs armes contre leurs gouvernements ». Après cette sortie, Ilitch ne voulut plus entendre parler de changer de chambre et il salua la patronne avec encore plus d'empressement.
Malheureusement, les socialistes suisses n'étaient pas aussi révolutionnaires que la femme de l'ouvrier. Vladimir Ilitch avait essayé un moment de mener l'action à l'échelle internationale. On tint des réunions dans le petit café Zum Adler, dans une ruelle toute proche. Il y vint quelques bolchéviks russes et polonais, des socialistes suisses, quelques jeunes Allemands et Italiens. La première réunion compta environ quarante personnes. Ilitch y exposa son point de vue sur la guerre, sur la nécessité de condamner les chefs qui avaient trahi la cause du prolétariat ; il élabora un programme d'action. Quoique internationalistes, les étrangers furent interloqués par l'audace d'Ilitch. Je me rappelle le discours d'un représentant de la jeunesse suisse qui déclara qu'on ne pouvait pas se casser la tête contre un mur. Ce qui est certain, c'est que notre auditoire se mit à fondre et que, à la quatrième réunion, il ne vint plus que des Russes et des Polonais. On se sépara après quelques plaisanteries. C'est d'ailleurs à cette époque que des relations plus étroites furent nouées avec Fritz Platten et Willy Münzenberg.
Je me rappelle une scène remontant à une époque plus avancée. Nous nous étions rendus, un jour, dans un quartier élégant de Zurich. Soudain, nous nous trouvâmes nez à nez avec Nobs, le rédacteur d'un journal socialiste Zurichois, qui attaquait à ce moment les gauches ; en apercevant Ilitch, Nobs fit semblant de monter en tramway ; Ilitch le retint cependant et, tout en le tenant solidement par le bouton de son pardessus, il lui exposa son point de vue sur l'imminence de la révolution mondiale. Les efforts de Nobs pour se débarrasser de son adversaire enragé produisaient un effet comique, mais ceux d'Ilitch, cramponné au bouton de pardessus, pour convaincre son interlocuteur, me semblèrent tragiques. Cette formidable énergie ne trouvait pas à s'appliquer, cet infini dévouement aux masses laborieuses se perdait en vain, cette claire conscience du fait accompli ne servait de rien. Je ne sais pourquoi, mais je me rappelai alors un loup blanc du nord que nous avions vu, Ilitch et moi, au jardin zoologique de Londres et que nous avions longuement regardé. « Avec le temps tous les animaux s'habituent à la captivité, les ours, les tigres, les lions, nous expliqua le gardien. Seul le loup blanc du nord de la Russie ne s'habituera jamais à sa cage, il se jette jour et nuit contre les barreaux de fer ». Essayer de convaincre Nobs, est-ce que cela n'équivalait pas à se jeter contre des barreaux de fer ?
Nous nous préparions à partir pour la bibliothèque quand survint Bronski, qui nous fit part de la révolution de Février. Ilitch eut un moment de trouble intense. Quand Bronski nous eut quittés et que nous fûmes un peu remis de notre émotion, nous nous rendîmes au bord du lac, sous un abri où l'on affichait tous les jours les journaux suisses. C'était vrai, les télégrammes parlaient de la révolution en Russie.
Ilitch s'agita. Il pria Bronski de lui trouver un contrebandier qui le ferait passer d'Allemagne en Russie. Nous apprîmes bientôt que le contrebandier ne pouvait le conduire que jusqu'à Berlin. En outre, ce contrebandier avait des accointances avec Parvus, et Vladimir Ilitch ne voulait pas avoir affaire à ce dernier qui s'était enrichi pendant la guerre et était devenu social-chauvin.
Il fallait trouver un autre moyen. Lequel ? On aurait pu prendre la voie des airs, le risque d'être abattu importait peu. Mais où trouver l'avion magique capable de nous transporter dans la Russie en révolution ? Ilitch passait des nuits entières sans pouvoir dormir. Il me dit une nuit : « Tu sais, je pourrais partir avec le passeport d'un Suédois muet ». Je me mis à rire. « Cela ne prendra pas, tu pourrais parler en rêve. S'il t'arrivait de rêver des cadets, tu te mettrais à crier en dormant : Fripouilles ! Fripouilles ! Et l'on verrait bien du coup que tu n'es pas Suédois. » En tout cas, ce dernier plan était plus réalisable que celui de s'envoler en avion. Ilitch écrivit à ce sujet en Suède, à Hanecki. Mais, bien entendu, aucun résultat.
Quand il apprit qu'il lui était possible, avec l'aide des camarades suisses, d'obtenir un laissez-passer à travers l'Allemagne, Ilitch envisagea aussitôt l'affaire de façon pratique et fit tout son possible pour l'empêcher de ressembler à un arrangement avec le gouvernement allemand, ou même avec les social-chauvins allemands, et il s'efforça de tout mettre en règle juridiquement. L'entreprise était osée, non seulement en raison de la calomnie, de l'accusation de trahison qui le menaçaient infailliblement, mais aussi parce que nous n'étions nullement certains que l'Allemagne laisserait passer les bolchéviks et qu'elle ne les internerait pas. Plus tard, à la suite des bolchéviks, les menchéviks et d'autres groupes d'émigrés prirent le même chemin, mais personne ne se hasardait à faire les premiers pas.
Quand nous reçûmes une lettre de Berne annonçant que tout était arrangé et qu'on pouvait partir de là pour l'Allemagne, Ilitch déclara : « Nous partons par le premier train ». Nous n'avions plus que deux heures devant nous. Je tombai des nues. Il fallait liquider « toute la maison », rendre les livres à la bibliothèque, régler nos comptes avec la patronne, etc. « Pars seul, je te rejoindrai demain. » « Non, partons tous les deux ». La « maison » fut liquidée, les livres emballés, les lettres anéanties, un peu de linge et les quelques objets indispensables entassés dans une valise. Nous partîmes par le premier train. Nous aurions aussi bien pu ne pas nous presser, car on était aux fêtes de Pâques et notre départ fut quelque peu retardé.
Les bolchéviks qui rentraient en Russie se rassemblèrent à la Maison du Peuple de Berne. Avec nous partaient les Zinoviev, les Oussiévitch, Inessa Armand, Kharitonov, Sokolnikov, Mikha Tskhakaïa, etc. Il y avait aussi une bundiste[1] accompagnée de son fils Robert, un ravissant bambin de quatre ans, tout bouclé, qui ne savait pas un mot de russe et ne parlait que le français. Radek, qui s'était fait passer pour Russe, était de la partie. Platten nous accompagnait.
Pendant tout le voyage nous n'adressâmes pas la parole à un seul Allemand ; aux environs de Berlin, des social-démocrates allemands montèrent dans un compartiment voisin, mais personne d'entre nous n'engagea la conversation avec eux et, seul, Robert, qui était entré dans leur compartiment, se mit à leur poser toutes sortes de questions.
Je ne sais pas s'ils répondirent à l'enfant, mais ils ne réussirent pas à poser la moindre question aux bolchéviks russes. Nous regardions par la fenêtre et nous étions frappés de l'absence complète d'hommes : rien que des femmes, des adolescents et des enfants dans les villes et les villages. On nous servit dans le wagon des côtelettes aux petits pois. On voulait évidemment nous montrer qu'en Allemagne on avait de tout en abondance. Tout se passa pour le mieux.
A Stockholm, nous fûmes accueillis par des discours, on arbora un drapeau rouge au milieu de la salle et on organisa un meeting. Je ne me souviens que très vaguement de cette ville, toutes mes pensées étaient déjà en Russie.
Enfin, nous passâmes la frontière finlandaise. Nous étions chez nous et tout nous semblait beau : les wagons délabrés de troisième classe, les soldats russes, le paysage, tout. Au bout d'un instant, Robert était déjà perché dans les bras d'un soldat d'un certain âge, il lui avait passé sa menotte autour du cou, lui gazouillait quelque chose en français et mangeait un morceau de paskha[2] que le soldat lui avait offert. Nous nous collâmes aux fenêtres. Les quais des gares que nous traversions étaient encombrés de soldats. Oussiévitch se pencha à la fenêtre. « Vive la révolution mondiale ! » s'écria-t-il. Les soldats ahuris se mirent à dévisager les voyageurs. Un lieutenant au visage pâle passa plusieurs fois à côté de nous et, comme nous nous étions installés, Ilitch et moi, dans le wagon voisin, qui se trouvait presque vide, il s'assit près de lui et entama la conversation. Ce lieutenant était jusqu'auboutitiste, Ilitch défendait également son point de vue, et il était, lui aussi, extrêmement pâle. Le wagon s'emplit peu à peu de soldats qui montaient sur les bancs pour mieux voir et entendre celui qui parlait contre la guerre en termes si compréhensibles. Leur attention allait en grandissant, leurs visages se faisaient de plus en plus graves.
Maria Ilinitchna, la sœur cadette de Vladimir Ilitch, nous attendait à Biéloostrov ainsi que Chliapnikov, Stal et quelques autres. Il y avait aussi des ouvrières. Stal m'engagea vivement à leur adresser quelques paroles de bienvenue, mais j'étais muette d'émotion et je ne pus dire un mot. Ces camarades montèrent dans notre wagon et se mirent à nous raconter les événements. Nous arrivâmes bientôt à Pétrograd.
Les masses, ouvriers, soldats, matelots, s'étaient portées au-devant de leur chef. Comment l'avaient-elles reconnu ? Je ne sais. Tout autour de nous, c'était une mer humaine qui bouillonnait.
Qui n'a pas vu la révolution ne peut s'en imaginer la beauté majestueuse, triomphale.
Des drapeaux rouges, une garde d'honneur de marins de Cronstadt, les projecteurs de la forteresse Pierre-et-Paul illuminant la voie de puis la gare de Finlande jusqu'au palais de la Kchessinskaïa[3], des autos blindées, une chaîne d'ouvriers et d'ouvrières gardant la voie. On fait monter Ilitch sur une auto blindée. Il se met à parler. Il est entouré par tout ce qu'il a de plus cher au monde : les masses populaires.