Darwinisme Et Marxisme (1932)

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Théorie de l’évolution et génétique au service du capitalisme «socialiste» dans un seul pays

Exposé présenté lors de la séance solennelle de commémoration du cinquantième anniversaire de la mort de Charles Darwin

(Académie des sciences de l’URSS, mai 1932, Leningrad)[1]

Tout au long du XIXe siècle, on ne trouve que deux noms notables, ceux de Darwin et Marx, qui puissent exprimer les énormes bouleversements de l’esprit chez des millions d’êtres humains. Les deux théories – le darwinisme et le marxisme – sont nées des besoins pratiques de l’époque, et leur origine peut se sentir quasi manuellement, tant elle est brillamment et tangiblement exprimée. Les deux théories constituent d’énormes synthèses, bien qu’elles ne soient pas d’un ordre similaire. Toutes deux sont de puissants leviers pour l’action pratique, elles sont des outils parfaits pour changer le monde. Et enfin, malgré une genèse sociale différente, le marxisme inclut la théorie de Darwin dans ses éléments essentiels, dans sa vision du monde, cette théorie qui apparaît comme la plus grande de toutes les synthèses historiques. Les deux théories entretiennent donc des relations extrêmement singulières.

I. Genèse sociale du darwinisme[modifier le wikicode]

L’Origine des espèces de Darwin parut en 1859, l’année même de la publication de l’ouvrage de Marx : Contribution à la Critique de l’économie politique. L’ère du capitalisme anglais de l’époque fut celle de son affirmation victorieuse et de sa marche mondiale triomphante. En 1848, la bourgeoisie anglaise écrasa la dernière manifestation des chartistes, plaçant sous le commandement du duc de Wellington cent cinquante mille «constables» gardes-blancs[2] , fils d’une bourgeoisie londonienne terrorisée, contre le glorieux mouvement prolétarien. Quasi simultanément, la bourgeoisie anglaise écrasa les rebelles de l’Irlande, qui enduraient une terrible famine. Elle s’ancra fermement à la tête du pouvoir d’État et s’introduisit jusque dans les interstices de l’autonomie communale, ayant depuis 1832 assuré sa mainmise sur les principaux leviers du pouvoir politique avec l’aide de la classe ouvrière. Le capital anglais, brutal, insidieux, rusé, très expérimenté et manœuvrier, a sillonné avec brutalité la scène mondiale. La Grande-Bretagne est devenue un gigantesque «atelier du monde», le centre industriel du marché mondial. Ici, elle était déjà en situation de monopole, et son idéologie libre-échangiste correspondait le mieux à la prépondérance de ses forces techniques, commerciales et militaires. Sous couvert d’un bavardage pacifiste-libéral sur «la paix, l’économie et la réforme», les pirates du capital ont pris à l’abordage les colonies morceau par morceau, respectant les commandements du dieu du profit et du progrès. La puissance industrielle du pays s’est rapidement développée, s’appuyant sur le développement de son parc de machines et la construction fébrile de chemins de fer[3]. L’agriculture, après une période de dépression et de bas prix, a soudain connu un tournant inattendu vers une reprise massive, juste après l’abolition des lois dites «des céréales». L’économie capitaliste techniquement avancée a fait un énorme bond en avant. La combinaison de l’agriculture céréalière et de l’élevage de bétail[4] , l’introduction de la fruiticulture, le drainage, l’importation d’engrais artificiels et de machines agricoles, tout cela a permis de rationaliser la production agricole[5]. Dans l’immédiat, les plus importantes découvertes touchent l’agrochimie, l’élevage, la production végétale, l’ingénierie agronomique, etc. Les découvertes faites dans différents domaines – agrochimie, élevage, mécanique, architecture, géologie, chimie, physiologie, botanique, zoologie, phytotechnie – sont mobilisées et mises en route. L’Académie royale d’agriculture joue un rôle extrêmement important, alors que les travaux de Liebig[6] sont devenus le livre de chevet de l’agriculteur capitaliste. James Caird a évalué la situation en 1852 comme suit :

«Dans le domaine de l’amélioration de l’agriculture, aucune période du passé n’a connu de progrès plus général que celle d’aujourd’hui»[7].

Et la Quarterly Review de 1858 d’écrire, enthousiaste :

«Les agriculteurs prospèrent, les propriétaires ont l’intention d’améliorer leurs domaines, les ouvriers ont cessé de détester la moissonneuse et la batteuse; pendant la dernière récolte, une faucheuse a été utilisée; les juges compétents estiment qu’une économie de machines à vapeur économiques est quasiment prête»[8].

Le capital anglais est à son apogée et l’Exposition universelle de Londres de 1851 veut démontrer urbi et orbi sa puissance mondiale, la puissance de sa technologie, la puissance invincible de sa civilisation. Il devient le chef d’orchestre et l’arbitre des élégances de la mode internationale; l’anglomanie devient la religion de toute bourgeoisie «éduquée», qui vénère les machines et les banques anglaises, le Parlement et la jument anglaise, l’art anglais et le rosbif anglais. Même les propriétaires fonciers russes ont adopté ce raffinement anglais.

La configuration des forces de classe au cours de cette période est extrêmement originale. Le point de départ du développement a été, comme déjà mentionné, la défaite du chartisme. Pendant de nombreuses années, le vaillant mouvement du prolétariat anglais avait créé une situation révolutionnaire critique. La réforme de 1832 fut menée par les ouvriers, qui ont socialement et politiquement donné le pouvoir à la moyenne bourgeoisie industrielle et commerciale, mais sur la base d’un compromis avec l’aristocratie foncière – ces «gentlemen sans aveu»[9]. En 1834, les libéraux réformèrent la «loi sur les pauvres», en transformant les maisons de travail en pénitenciers, provoquant ainsi l’indignation des travailleurs. En 1846, les «lois sur les céréales» furent abolies et la petite-bourgeoisie désormais satisfaite déserta le camp ouvrier.

L’incroyable exploitation du prolétariat, des femmes et des enfants servit de toile de fond à la lutte qui dressa les Tories contre les Whigs : des rangs de la noblesse surgissaient des personnes affligées par le sort des ouvriers, exerçant l’aiguillon de leurs critiques contre l’impitoyable exploitation bourgeoise, et une agitation se développait en faveur d’une législation du travail en usine, comme dans les lettres de Richard Oastler[10] «Sur l’esclavage dans le Yorkshire», publiées dans le Leeds Mercury. Le terrible grondement du mouvement ouvrier et son utilisation par la noblesse furent à l’origine de la législation industrielle. Les Conservateurs les plus avisés (tel Lord Ashley [11]) voyaient dans cette législation le moyen le plus sûr de détourner les travailleurs du chartisme, qui avait déjà proposé un «parti de la force physique», préparait un soulèvement et réunissait sa propre «Convention» près du Parlement d’État – en fait, un Conseil de députés des travailleurs[12].

La défaite du chartisme constitua un tournant décisif pour tout le mouvement social; ce fut le début de la fin, pour toute une époque historique, des traditions héroïques du mouvement révolutionnaire du prolétariat anglais : les idées de «force physique», de fraternité internationale, de conquête du pouvoir, d’égalité sociale cédèrent la place aux idées de réformisme syndical et de coopération. Sur le marché mondial, la florissante «maîtresse des mers» imposa un pouvoir sans partage – celui du grand empire colonial formé par le capital britannique. La bourgeoisie dominait, mais en concédant de petites aumônes aux ouvriers; s’il y avait lutte de la bourgeoisie contre la noblesse, c’était sur la base d’un compromis avec elle, dans la respectabilité, le respect des traditions sacrées, avec la couronne royale, la traîne de la reine, le port de la perruque au Parlement, et en pensant à Dieu. Ce système est resté stable pendant longtemps jusqu’à ce que le développement de l’économie mondiale mette fin à la suprématie anglaise et provoque des tendances plus puissantes d’un tout autre ordre[13].

C’est dans une telle période que Charles Darwin, le plus grand biologiste de son temps, entreprit ses travaux. Il était issu des forces terriennes de l’agriculture progressiste de l’Angleterre, avec ses jardiniers, ses pasteurs, ses propriétaires rationnels, ses champs expérimentaux, sa chimie appliquée, de nombreuses années de pratique, son fort empirisme, sa prudence, son calcul de la qualité de l’expérience, sa vérification objective des faits. Les expéditions scientifiques coloniales, qui orientaient les tentacules du monde capitaliste anglais, ses branches de la connaissance, qui élargissaient l’horizon, ont fourni un abondant matériel polyvalent; par l’importation d’engrais artificiels et de nouvelles espèces d’animaux et de plantes, le procès matériel de production en a directement bénéficié.

Ainsi, le développement de l’industrie britannique, l’expansion coloniale et, surtout, la forte et durable croissance de l’agriculture britannique ont été à la base de la théorie de Darwin. Ce n’est pas sans raison qu’il a si souvent été présenté comme un «éleveur habile», tant détesté par Dühring. Darwin a évolué à partir d’une variété de pratiques vivantes, et ce fut sa force. « Les éleveurs, écrit-il, considèrent généralement l’organisme d’un animal comme un élément plastique qu’ils peuvent modifier presque à leur gré »[14]. La justification et l’explication de la grande idée de la variabilité des espèces sont issues de la généralisation théorique de la pratique réelle des «éleveurs» (il n’y avait pas d’autre pratique ici, comme nous le savons).

« Tout d’abord – affirme Darwin –, il m’a semblé probable que l’étude attentive des animaux domestiques et des plantes cultivées devait offrir le meilleur champ de recherches pour expliquer cet obscur problème. Je n’ai pas été désappointé… Qu’il me soit donc permis d’ajouter que, dans ma conviction, ces études ont la plus grande importance et qu’elles sont ordinairement beaucoup trop négligées par les naturalistes»[15].

Darwin ne se lasse jamais de se référer à ce point de départ, citant des centaines de pages d’«éleveurs compétents». Darwin donne ce témoignage de Youatt[16], «qui, plus que tout autre peutêtre, connaissait les travaux des agriculteurs et était lui-même un excellent juge en fait d’animaux» :

«Cela [le principe de la sélection artificielle – N. B.] permet à l’agriculteur, non seulement de modifier le caractère de son troupeau, mais de le transformer entièrement. C’est la baguette magique au moyen de laquelle il peut appeler à la vie les formes et les modèles qui lui conviennent»[17].

Puis sont ensuite mentionnés Lord Somerville[18], «l’éleveur si habile Sir John Sebright»[19], etc. En même temps, Darwin note tout de suite, en se référant à Marshall[20], que ce genre de pratique exige des opérations massives, par exemple lorsque les plantes sont cultivées «en grandes quantités», ce qui n’est guère possible que sur la base de la grande production. La pratique – celle de l’horticulteur, de l’éleveur, de l’agriculteur – fournit à Darwin matière à généralisations : elle démontre la variabilité empirique des espèces, elle fait naître l’idée d’une «sélection artificielle» à partir de laquelle Darwin va justifier l’idée d’une «sélection naturelle» (естественного подбора) : un jardinier délaissant les plantes faibles, un éleveur sélectionnant la «race»[21] – voilà son large terrain d’expériences. Or Darwin est connu pour avoir formulé sa théorie de la « lutte pour l’existence » – une formule que ses prédécesseurs ignoraient, tels Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire ou autres. Ici, il a été fortement influencé par Malthus. Cependant, la question de l’influence de Malthus et de son évaluation n’est pas aussi simple qu’on le croit généralement. «Le prêtre Malthus», comme le note Marx, en dehors de son ministère de «pasteur», exerçait comme enseignant d’économie politique au collège de la célèbre Compagnie des Indes orientales, citadelle du brigandage colonial. Il exprime idéologiquement sous sa forme la plus brutale la contre-révolution britannique, mise en branle par les événements du Continent. La Révolution française, les émeutes en Angleterre, la croissance inouïe du paupérisme, l’histoire tumultueuse de la lutte des classes, l’exacerbation de la peur panique des propriétaires de terres et de machines ont donné naissance à «l’expérience de la loi de population»[22]. Le cadre social et de classe de cette «expérience» est formulé ainsi par Malthus :

« La populace (mob, Чернь), qui est généralement formée par la partie excédentaire d’une population aiguillonnée par la souffrance mais qui ignore totalement la vraie cause de ces maux, est – de tous les monstres – le plus redoutable ennemi de la liberté»[23].

C’est la crainte pour la liberté d’exploitation, c’est la réaction d’un apôtre de la propagande d’avant-garde contre les pauvres, le prolétariat, les «noirs» (черни)[24]. Un philanthrope anglais proposa même, dans une brochure publiée sous le pseudonyme de Marcus, d’exposer tous les nouveau-nés d’ouvriers à une mort sans douleur, juste pour prévenir la menace de soulèvements et de «rébellions»[25].

Il ne fait aucun doute que la lutte de classe acharnée et la mort de dizaines de milliers de personnes au cours de la période antérieure de l’histoire anglaise n’ont pu qu’avoir un impact énorme sur Darwin. On ne peut pas non plus douter que la réalité du bellum omnium contra omnes et son expression théorique contre-révolutionnaire aient fortement marqué Darwin, au point de lui donner donné la formule de la «lutte pour l’existence». Mais si nous examinons de près l’œuvre de Darwin, nous trouvons tout autre chose. Ayant formulé brièvement les points cardinaux de sa doctrine, Darwin ajoute :

« C’est la doctrine de Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le règne animal et à tout le règne végétal, car il n’y a là ni production artificielle d’alimentation, ni restriction apportée au mariage par la prudence»[26].

Darwin ne remarque pas que là il détruit complètement la théorie de Malthus, parce que la pernicieuse «erreur» de Malthus fout en l’air toute possibilité de production, en élevant la pauvreté capitaliste des masses en loi éternelle de l’existence sociale. Le venin de toute la conception malthusienne vise «la racaille». Dans la conception de Darwin, il s’agit de décocher des traits contre la théologie et, sur le plan technico-économique, contre les vestiges de l’économie moyenâgeuse. Malthus se caractérise par une optique anti-historique, tandis que Darwin, au contraire, manifeste un pur historicisme. C’est pourquoi le destin de ces deux théories est si différent. La théorie de Malthus, saluée par de nombreux obscurantistes, est tout simplement ridicule, surtout aujourd’hui, quand on voit s’accumuler les sombres nuages de la crise de surproduction. La théorie de Darwin, par contre, reste vivante dans ses principaux points.

Mais la genèse sociale du darwinisme ne pouvait pas ne pas laisser des empreintes sur tout ce grand édifice. En général, chez les idéologues bourgeois, l’idée même d’«historicisme» ou d’«évolution» prenait, sur différents plans idéologiques, une tournure conservatrice. Profondément progressiste, elle incluait souvent l’idée d’un gradualisme absolu et d’une continuité brute des processus, ce qui était particulièrement évident dans l’«école historique» du droit, l’«école historique» d’économie politique, l’«école organique» de sociologie, etc.

Si certains historiens de l’époque de la Restauration française (en particulier Guizot[27], Mignet[28] et Augustin Thierry[29]) sont très en avance, et peuvent même être considérés dans un certain sens comme les précurseurs de la théorie sociale-historique de Marx (la doctrine de la lutte des classes)[30] , il faut noter par contre que dans la lutte contre le rationalisme mathématique mécanique adopté par nombre de philosophes du XVIIIe siècle, l’idée de progressivité historique était opposée à l’anti-historicisme[31] comme argument contre les catastrophes sociales, que l’idée de connexion «organique» (contre la connexion mécanique des atomes sociaux considérés comme des points géométriques) et celle de hiérarchie «organique» ont été avancées comme argument contre l’égalité abstraite de la civilisation des Lumières, comme barrière contre les changements radicaux, comme expression théorique du proverbe : «au cricket, contente-toi d’utiliser tes bâtons»[32], que l’immersion la plus profonde dans les profondeurs de l’histoire et l’idée d’une évolution lente devaient «prouver» la force des traditions et des commencements, la lente formation de nouvelles formes de société, leur nature inévitablement éclectique.

Darwin a payé tribut à tout cela, bien que son propre matériel se rebelle souvent contre les cerceaux d’une telle armature conceptuelle. Darwin a aussi payé tribut au Zeitgeist (Дух вре́мени) de l’époque, celui du compromis bourgeois, en dotant ses travaux d’appendices théologiques artificiels, qui, comme de lamentables chiffons, viennent s’accrocher à son magnifique édifice théorique. Mais cela causait du remords à Darwin, comme en atteste sa célèbre lettre au titan de la vision du monde prolétarienne – Marx, qui posa les jalons d’une toute nouvelle étape dans le développement de la science et de la philosophie[33].

II. La théorie darwinienne[modifier le wikicode]

Pour comprendre et apprécier le darwinisme, tout comme les autres aspects de la recherche, on doit les aborder sous l’angle historique. Avant Darwin, les conceptions théologiques et téléologiques sur les espèces animales prédominaient. L’idée qu’elles étaient pérennes – en contradiction avec la pratique des horticulteurs et des éleveurs – prédominait, elle était la communis doctorum opinio[34]. Pendant de nombreux siècles et même des millénaires, ont en réalité dominé sous différentes formes des vues préscientifiques sur l’origine et le développement du monde organique : cosmogonies fantastiques à caractère poético-religieux, conceptions grandioses des Babyloniens et Hébreux, de l’Inde et de la Chine, des Scandinaves et des Finnois, systèmes de philosophie de la nature des anciens penseurs, scolastique catholique médiévale et philosophie naturelle des temps ultérieurs, sans parler de la vaste idéologie universellement répandue. Toutes ces vues préscientifiques véhiculaient majoritairement l’idée d’un «acte de création », unique ou multiple, prenant la forme d’un anthropomorphisme grossier ou d’une subtile spiritualisation. Dans l’Inde antique, Dieu agit comme un potier ou un architecte, comme une voix, un esprit, comme une sorte de Logos grec. C’est une ombre philosophique, «fatigué» de son acte de création, presque «à bout de souffle», «mort d’épuisement». Dieu crée le monde à partir du chaos, d’une matière première, de l’argile, puis, comme chez Saint Augustin, il crée à partir du néant. Mais, dans tous les cas, le festin de la création devient réel par la grâce du Démiurge et Créateur.

Les prétendues «raisons finales», causes finales mystiques, les données a priori et la détermination des changements réels, tels que reconnus, sont une autre forme de ce même commencement théologique et téléologique, depuis l’entéléchie d’Aristote[35] jusqu’à l’«élan vital» (Жизненный порыв) d’Henri Bergson[36]. Même Leibniz (1646-1716) imaginait le cosmos comme un royaume de monades hiérarchisé – continuellement reliées les unes aux autres, mais sans aucune mutuelle convergence –, dirigé par cette monade suprême, qui est Dieu. Dans son Traité d’insectologie, le naturaliste Charles Bonnet (1720-1793)[37] a construit toute une «échelle des êtres naturels», y compris les anges, les séraphins et les chérubins, créés par la Divinité. Le célèbre naturaliste suédois Linné croyait qu’il y a autant d’espèces que de créatures conçues par un «Être infini». Dans l’un de ses discours, il déclare que le «paradis» était une île située sous l’équateur, parce que «si la création du monde avait été achevée, la terre de notre globe aurait été aussi grande et aussi étendue qu’elle est à présent, et il aurait été difficile, voire impossible, pour Adam de trouver tous les animaux de la terre». Le célèbre Cuvier adoptait le point de vue créationniste, mais son disciple d’Orbigny[38] introduit des créations divines successives, en raison de catastrophes géologiques à répétition.

Bien sûr, Darwin eut aussi des précurseurs, proches ou lointains. Les grandes constructions ne sont jamais le produit d’un deus ex machina; elles ont, comme tout le reste dans le monde, une histoire, celle de leur origine. Darwin lui-même, dans son introduction à l’édition américaine de L’Origine des espèces cite un certain nombre d’auteurs dont les écrits engendrent une nouvelle théorie, tels que Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck. Le géologue Lyell[39], cet antipode de Cuvier, a exercé une influence exceptionnelle sur Darwin. Cependant, comme le souligne fort justement l’Anti-Dühring de F. Engels, «il ne faut pas perdre de vue qu’au temps de Lamarck, la science était loin de disposer de matériaux suffisants pour pouvoir répondre à la question de l’origine des espèces autrement que par des anticipations, presque des prophéties». Il est d’ailleurs intéressant de noter que le fondateur de la «philosophie critique» et l’auteur de l’Histoire naturelle générale et théorie du ciel[40]. Immanuel Kant, s’approcha très près de l’idée d’une transformation des espèces, mais s’en écarta, car «[l’idée en est] si monstrueuse que l’esprit recule en tremblant» [41].

Origine des espèces, en particulier l’origine de l’homme, lois de l’évolution organique comme lois de la nature – et lois historiques – tel est le problème posé et résolu par Charles Darwin. Son travail, basé sur les progrès techniques du capitalisme et sa lutte contre les traditions féodales, se déroulait dans une atmosphère d’intense créativité intellectuelle. En 1842 et 1845, Robert Mayer fonda la «loi de conservation de la force»[42] ; en 1844, les célèbres «Chemische Briefe» de Justus Liebig furent publiées[43] ; un an avant l’apparition de l’Origine des espèces, Rudolf Virchov fonde la pathologie cellulaire (Conférences aux médecins sur la pathologie cellulaire); en 1860, Marcellin Berthelot publie sa Chimie organique basée sur la synthèse[44] , et en 1861 Pasteur fait ses découvertes en microbiologie[45]. À l’autre pôle de la société, on trouve à la même époque : la Sainte Famille en 1845, le Manifeste du Parti Communiste en 1847, la Contribution à la critique de l’économie politique en 1859 (l’année de L’Origine des espèces), et en 1867, c’est le premier volume du grand œuvre de Marx qui paraît.

Darwin part donc de la pratique. À partir des observations d’«éleveurs qualifiés», il tire ses propres conclusions : 1) sur la variabilité des organismes, 2) sur la transmission héréditaire de certains changements, 3) sur les directions arbitraires des changements organiques, par hybridation et sélection artificielle. Darwin soulève ensuite une question similaire en ce qui concerne les processus naturels de la nature organique. Qu’est-ce qui vient remplacer ici l’influence artificielle et régulatrice de l’homme ? Quel est le régulateur spontané du processus de changements organiques, qui l’oriente dans telle ou telle direction ? Darwin répond : «la lutte pour l’existence», « la sélection naturelle». Leur base, c’est la contradiction entre l’énorme potentiel reproductif et les ressources alimentaires, ainsi que d’autres ressources naturelles nécessaires aux organismes vivants

« La lutte pour l’existence – écrit Darwin – résulte inévitablement de la rapidité avec laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs œufs ou plusieurs graines, doit être détruit à quelque période de son existence, ou pendant une saison quelconque, car, autrement le principe de l’augmentation géométrique étant donné, le nombre de ses descendants deviendrait si considérable, qu’aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il naît plus d’individus qu’il n’en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l’existence, soit avec un autre individu de la même espèce, soit avec des individus d’espèces différentes, soit avec les conditions physiques de la vie»[46].

Quelles espèces survivent ? Celles qui sont adaptées à l’environnement. Tout écart, même le plus minime, offrant plus d’adaptabilité, donne une chance supplémentaire de survie. Quand le processus est produit en série, on obtient cette loi : les plus aptes survivent. Le combat tue le faible et soutient le fort. La lutte élimine les inaptes, tout comme le jardinier débarrasse sa pépinière des spécimens végétaux de qualité inférieure. La lutte sélectionne donc les variations correspondant à ce qui est objectivement utile à l’organisme; la «sélection naturelle» détecte ces variations, qui sont héréditaires, les fixe et les renforce. Ainsi, sur la base de variations individuelles, dont les raisons sont multiples et ambiguës, c’est-à-dire aléatoires au sens objectif du terme, on obtient un schéma de changement de direction, un schéma de sélection naturelle. C’est la loi fondamentale du développement du monde organique, telle que découverte par Darwin.

Ainsi, le processus darwinien dans son ensemble se définit par : 1) la variabilité, 2) l’hérédité, 3) la sélection naturelle. Darwin synthétise ces trois facteurs de manière moniste : ce qui prédomine, c’est la sélection naturelle de l’espèce en tant que principe formateur, qui détermine le processus d’évolution de l’espèce, pris dans son ensemble. Il ne s’ensuit cependant pas que Darwin ait tenté d’analyser les raisons des variations qui sont pour ainsi dire la matière première du processus de sélection, et n’ait pas soulevé la question des lois de l’hérédité, qui – métaphoriquement parlant – sont utilisées par son mécanisme. Darwin a répondu très simplement à la question de la variabilité héréditaire, sans donner une stricte explication scientifique : pour lui, les caractéristiques acquises sont toutes régulièrement héritées. Comme l’a montré le développement ultérieur de la science, il a manifestement fait erreur.

Voici comment il répond au problème des causes de ces changements : « Beaucoup de lois inconnues, dont la corrélation de croissance est probablement la plus importante, régissent la variabilité. On peut attribuer une certaine influence à l’action définie des conditions d’existence, mais nous ne savons pas dans quelles proportions cette influence s’exerce. On peut attribuer quelque influence, peut-être même une influence considérable, à l’augmentation d’usage ou du non-usage des parties. Le résultat final, si l’on considère toutes ces influences, devient infiniment complexe»[47]. Darwin utilise ici dans une large mesure les travaux de ses prédécesseurs : Cuvier (la variabilité corrélée de Darwin, correspond à la «corrélation organique» de Cuvier) et Lamarck (influence directe de l’environnement, exercice ou non-exercice des organes comme causes de changement). La prétendue «hypothèse provisoire» de Darwin, la doctrine de la «pangenèse»[48], que Darwin lui-même considéra plus tard comme «insensée» et qui est insignifiante dans sa conception d’ensemble, reste isolée, mais est en lien avec la théorie de l’hérédité.

Ainsi, pour le darwinisme, en tant que théorie biologique spécifique, la théorie de la sélection naturelle est un point culminant qui la distingue nettement de toutes les autres théories de l’évolution : c’est en cela, et en nulle autre chose, que réside l’«essence» scientifique du darwinisme. Mais Darwin a poursuivi son travail : il a même inclus l’homme en tant qu’espèce biologique dans la chaîne de l’évolution organique. Il considérait aussi ce «Couronnement de la Création», du point de vue de l’histoire naturelle, comme le résultat historique nécessaire et naturel de l’évolution organique. Dans son ouvrage L’origine de l’homme et la sélection sexuelle, Darwin se révèle extrêmement audacieux pour son époque :

« Le sauvage croit que les phénomènes de la nature n’ont aucun rapport les uns avec les autres; mais celui qui ne se contente pas de cette explication ne peut croire plus longtemps que l’homme soit le produit d’un acte séparé de création. Il est forcé d’admettre que l’étroite ressemblance qui existe entre l’embryon humain et celui d’un chien, par exemple; que la conformation de son crâne, de ses membres et de toute sa charpente, sur le même plan que celle des autres mammifères, quels que puissent être les usages de ses différentes parties; que la réapparition accidentelle de diverses structures, comme celle de plusieurs muscles distincts que l’homme ne possède pas normalement, mais qui sont communs à tous les quadrumanes; qu’une foule d’autres faits analogues, que tout enfin mène de la manière la plus claire à la conclusion que l’homme descend, ainsi que d’autres mammifères, d’un ancêtre commun»[49].

Sur cette question, on doit le rappeler, tous les savants théologiens, les philosophes et ce qu’on appelle «le sens commun» ont imposé un interdit sacré : c’est là le punctum saliens[50], devant lequel, dans la plus grande confusion, s’arrêtait la «raison pure» de Kant. Il ne faut pas oublier que c’est la crainte de cette thèse qui a exercé une forte pression sur le développement de la biologie en tant que science et qui en a fait une sorte d’appendice de la théologie dogmatique comme de toute philosophie naturelle théologisant avec des chimères. Darwin a comblé ici un vide énorme et a immédiatement fait progresser la science jusqu’à un niveau incommensurablement plus élevé de développement : c’est Darwin qui a prouvé le fait et expliqué le mécanisme de l’évolution organique, expliqué le fait historique de la diversité des espèces, leur transformation, le phénomène dit d’opportunité dans le monde organique – un problème qui était une pierre d’achoppement, une source d’obstacles pour la pensée scientifique et un vrai filon pour les «orpailleurs» du camp de la théologie et de la métaphysique –, en incluant dans les rangs historiques de l’évolution le porteur de «l’étincelle divine» : l’homme.

Bien sûr, Darwin ne saurait être appelé à justifier tous ses théorèmes, sans exception, par le cours ultérieur du développement scientifique : en fin de compte, il ne pouvait avoir connaissance de bien des faits ou synthèses, maintenant connus, comme les théories de l’impérialisme ou les arts managériaux du système Ford[51]. Sa grandeur scientifique ne souffrirait pas du fait que les éléments singuliers de sa théorie (pangenèse, hérédité des caractères acquis, etc.) sont dépassés et rejetés par les progrès de la biologie : c’est un fait que le cœur même de sa théorie – la théorie de la sélection – a résisté à la rude épreuve de l’histoire dans les batailles menées contre l’antidarwinisme. La vérification scientifique concerne principalement deux points principaux : 1) La question de la variabilité, sa nature et sa relation avec le principe de la sélection; 2) La question de l’importance de la sélection dans le processus global de l’évolution. La génétique moderne, science née en grande partie du développement du darwinisme lui-même, a pour tâche particulière et spécifique de révéler les lois de l’hérédité et de la variabilité. Pendant toute la période post-darwinienne, il y a eu une accumulation énorme de faits nouveaux, de nouvelles expériences et de nouveaux problèmes. Darwin a souligné la multiplicité et la multidimensionnalité des facteurs contribuant à la variabilité et à la diversité de celle-ci tant dans la nature adaptative de cette variabilité (variations utiles, nuisibles, neutres) que dans son étendue (il n’y aucun signe d’écarts ou de grands «sauts», comme par exemple avec les «sporting plants»[52] de Darwin, baptisées «mutations» par De Vries). La génétique moderne confirme cette vue de Darwin. L’expérience a montré que : 1) Les organismes sont affectés par une variété de facteurs causant des mutations (exposition aux rayons X, au radium, aux rayons ultraviolets, à la température, etc.); 2) Les mêmes facteurs peuvent provoquer différentes mutations chez la même espèce d’organismes (par exemple, différentes mutations chez la drosophile sous l’influence d’une même dose de rayons X); 3) Différents facteurs peuvent provoquer les mêmes mutations; 4) Les mutations sont non seulement qualitativement, mais aussi quantitativement d’une extrême diversité; 5) L’arbre des mutations a des limites connues, dans lesquelles les changements génétiques correspondants varient : cela est probablement traduit par la loi dite «des séries homologues» de N. Vavilov[53], qui reste encore une « loi empirique » (les unités systématiques apparentées donnent des séries de mutations similaires).

Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de mutations telles que définies par De Vries, car elles ne sont pas un fournisseur exclusif de matériel pour le mécanisme de la sélection. Il est impossible de nier les cas d’action directe exercée par l’environnement, et dans la mesure où certains éléments du lamarckisme ne doivent pas seulement être rejetés, mais bien, en langage hégélien, «supprimés». Mais la conception lamarckienne de l’adaptation directe, qui tente d’expliquer le processus évolutif sans sélection, est déjà contredite par la théorie des mutations, qui estime que les effets de l’environnement extérieur provoquent nécessairement une réaction appropriée, qui est transmise – tout aussi nécessairement – héréditairement.

D’autre part, même d’autres tentatives de construction d’une théorie de l’évolution, qui tendent à désactiver le mécanisme de sélection, se sont avérées incapables d’expliquer matériellement le processus de transformation du monde organique : toutes aboutissent inévitablement à une conception téléologique, qui introduit fatalement sous une forme ou une autre l’antique mysticisme de «l’entéléchie» aristotélicienne. Les découvertes majeures de la génétique (la théorie de la variabilité combinatoire sur la base des lois de Mendel, la théorie des «lignées pures» de Johannsen[54], les généralisations de l’école américaine dirigée par Morgan[55]) n’affectent en rien les fondements du darwinisme et peuvent être considérées comme un développement ultérieur du darwinisme.

Ainsi, le développement ultérieur de la science a confirmé les principes de base du darwinisme. Selon Darwin, la variabilité n’est pas de nature strictement dirigée (dite « orthogénétique »), et les changements correspondants peuvent être – comme nous l’avons signalé – soit utiles, soit neutres, soit nocifs. En d’autres termes, la «perfectibilité», l’adaptabilité croissante et l’évolution ne s’expliquent pas par la variabilité «en soi», mais se fondent sur la variabilité. Un nombre infini d’expériences a montré que les changements n’ont pas vraiment une orientation homogène et que leurs lois sont infiniment plus complexes, bien que l’éventail des variations possibles ait des limites connues. Le développement de la génétique a également montré l’énorme importance des combinaisons de l’hérédité (lois mendéliennes).

Darwin n’avait pratiquement aucun matériel pour étudier le mécanisme de la sélection, mais il est clair que celui-ci peut être inclus dans sa conception sans lui faire tort, étant donné que le rôle et l’importance cruciale du mécanisme de sélection sont peu affectés. Les lamarckiens et les autogénéticiens[56] attaquent ce point précis et subissent ici leur défaite la plus cuisante. La sélection est un facteur réel, une loi objective du développement de la vie organique, et non une construction de la «logique pure». La sélection, d’un autre côté, n’est pas un facteur «purement négatif», car elle s’avère déterminante pour orienter l’évolution. C’est là que réside le principal modèle de développement.

Mais il ne s’ensuit pas qu’il ne faille pas rechercher des régularités spécifiques de variabilité et d’hérédité, sur la base desquelles fonctionne le mécanisme de sélection avec une régularité décisive. Des progrès considérables ont été réalisés dans le domaine de l’étude des lois de l’hérédité (par exemple, les lois de formation de nouvelles combinaisons sur la base des travaux de Mendel et Morgan); quant aux régularités de la variabilité, un certain nombre de régularités «empiriques» très proches ont été révélées. Cependant, quelles qu’aient pu être les lois de la variabilité, cela n’aurait pas détruit la conception darwinienne d’une théorie synthétique de l’évolution, où les lois de la variabilité et de l’hérédité sont subordonnées aux lois fondamentales de la sélection naturelle. Voici ce qu’écrit Engels, en 1859, dans une lettre à Marx :

« Personne auparavant n’avait fait une tentative aussi grandiose pour démontrer l’évolution historique de la nature, et certainement pas avec un tel succès»[57].

Cette caractérisation était parfaitement justifiée par le développement de la biologie générale, de ses disciplines particulières, le progrès des branches connexes du savoir et le rôle exclusif du darwinisme comme rempart indestructible de la science dans son combat contre le mysticisme vitaliste.

III. Darwinisme et marxisme[modifier le wikicode]

Le 17 mars 1883, devant le cercueil de Marx, Engels tint le discours suivant :

« De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine, c’est-à-dire ce fait élémentaire voilé auparavant sous un fatras idéologique que les hommes, avant de pouvoir s’occuper de politique, de science, d’art, de religion, etc., doivent tout d’abord manger, boire, se loger et se vêtir : que, par suite, la production des moyens matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de développement économique d’un peuple ou d’une époque forme la base d’où se sont développés les institutions d’État, les conceptions juridiques, l’art et même les idées religieuses des hommes en question et que, par conséquent, c’est en partant de cette base qu’il faut les expliquer et non inversement comme on le faisait jusqu’à présent»[58].

Cette idée d’Engels sur la corrélation existant entre les lois de Darwin sur le devenir historique du monde organique et les lois Marx sur l’évolution historique de la société humaine, entre la transformation historique des espèces et le changement historique des structures économico sociales, pourrait bien s’illustrer en comparant la dernière page de L’Origine des espèces à la page d’introduction à La Contribution à la Critique de l’économie politique. De même que Darwin formule succinctement la base matérialiste de la variabilité des espèces en élaborant une théorie magistrale, de même Marx donne une forme classique très élaborée à la théorie du matérialisme historique.

La parenté interne des constructions théoriques découle ici de la parenté interne des objets de recherche, car la société humaine constitue elle-même un maillon de la chaîne du développement historique. C’est la continuation de l’évolution organique, mais la continuation d’une évolution qualitativement singulière, spécifique, qui, en dépit de sa base générale, a ses propres modèles historiques, son propre type particulier de développement propre à la seule société. L’unité matérielle du monde (ou l’unité du MONDE matériel) ne consiste pas en l’identité brute de ses éléments : en même temps, elle consiste en leur différence, en leurs particularités qualitatives objectives. Par conséquent, même l’unité des moments inorganiques, organiques et sociaux présuppose leurs différences.

Le principal inconvénient du matérialisme mécanique, inconvénient qui nourrit l’unilatéralité et la fausseté de toutes les constructions idéalistes, était qu’il ignorait les caractéristiques qualitatives, qu’il opérait une dépersonnalisation universelle et quantitative, appauvrissait à l’extrême la réalité, qu’il était abstrait, anti-historique et «sirr»[59] et ne pouvait donc que comprimer la riche diversité de la nature et de la société dans LE LIT DE PROCUSTE de théories exclusivement quantitatives. La parenté de l’évolution organique et de l’histoire sociale NE SIGNIFIE PAS IDENTITÉ. Il est donc ridicule de transférer les lois de la biologie aux phénomènes de la vie en société, tout comme, par exemple, il serait ridicule d’appliquer, par exemple, la «loi des proportions multiples» de la chimie au développement des espèces ou d’expliquer l’origine de l’homme à partir du Tableau de Mendeleev[60]. Mais s’il est ridicule de transférer directement les lois de la physique et de la chimie à la biologie, il est aussi déraisonnable d’appliquer les lois de la biologie à l’histoire sociale. D’autre part, une telle ineptie ne réfute nullement l’origine historique du monde organique à partir du développement inorganique, ni le développement historique de la société à partir du développement et de la transformation des espèces biologiques.

Si l’on cherchait des analogies entre la théorie de la sélection naturelle et la théorie du matérialisme historique, on pourrait parler de l’analogie bien connue existant entre les «organes» des animaux et les «outils» techniques de l’homme, entre «espèces» et «société», entre « mode de vie » (Lebensweise) et « manière de produire la vie matérielle», entre la transformation des espèces et le changement historique des structures économico-sociales, entre l’évolution des organismes, associée à l’évolution des organes-outils naturels, et le changement des formations sociales, associé au changement des systèmes d’outils artificiels. Mais à partir d’analogies, on ne peut certainement pas «déduire» la loi générale d’un ordre «bio-sociologique» : cela voudrait dire rayer d’un trait tout le processus historique réel, qui a créé de nouvelles qualités, des régularités fondamentalement nouvelles et spécifiques; cela serait ignorer les énormes différences historiques qui apparaissent avec l’émergence de la «société de production». Une telle erreur, qui a ses propres bases sociales et classistes, inclut toutes les orientations et nuances de l’École de sociologie dite organique (Comte, Spencer et son école, Wagner[61], Shäffle[62] et leurs derniers épigones, ainsi que l’École des «darwinistes sociaux» en entier).

N’ayant rien à voir avec la connaissance, les exercices de ces savants dégénèrent en jongleries, où l’on joue avec des concepts, des classifications, des systèmes sans cesse triturés et bien souvent étranges. Même dans le Leviathan de Hobbes, le pouvoir suprême de l’État, son âme artificielle avec ses officiers de justice, dispose d’articulations, de nerfs pour distribuer récompenses et punitions, etc. Chez Spencer (disciple de Comte et contemporain de Darwin) l’agriculture et l’industrie, c’est l’alimentation; le commerce, la circulation sociale; la police et l’armée, la défense de la société. Le tissu extérieur (ectoderme), c’est la classe militaire; le tissu intérieur (endoderme), la classe des agriculteurs et des industriels; le tissu moyen (mésoderme), la classe marchande. Schäffle énumère avec le plus grand soin les différents «organes» de la société, ses «centres», ses «tissus», ses «nœuds nerveux», etc. Bluntschli a écrit sur la masculinité de l’État et la féminité de l’Église[63], et si l’on s’en tient à des exemples récents, il suffit de citer le travail sensationnel du sociologue suédois Rudolf Kjellén L’État comme forme de vie[64].

Les tentatives sociologisantes de freudiens (comme Kolnai) [65], qui voient dans le système des canaux d’irrigation lombards une sublimation de nature érotico-urétrale, et dans le mot d’ordre

«Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» une attirance homosexuelle au sein de la classe ouvrière, tout cela relève de la haute voltige. Ce sont des non-sens vulgaires qui sont la conséquence inévitable du transfert mécanique des lois biologiques à la société, c’est l’usage d’une technique qui, avec tout le pouvoir conféré par la Faculté de grec ancien, conduit à des joutes verbales aussi creuses qu’absurdes. Marx, que L. Woltmann[66] considère presque comme un saint de l’École organique, a quasiment ridiculisé une telle «méthodologie» dans une de ses lettres à Kugelmann :

« […] Herr Lange a fait une grande découverte. Toute l’histoire doit être subordonnée à une seule grande loi naturelle. Cette loi de la nature, c’est la formule (l’expression de Darwin ainsi employée devient une simple formule) struggle for life, [La lutte pour la vie] et, le contenu de cette phrase creuse, c’est la loi malthusienne de la population ou rather [plutôt] de la surpopulation. Au lieu donc d’analyser le struggle for life tel qu’il se manifeste historiquement dans diverses formes sociales déterminées, il suffit de convertir chaque lutte concrète en une formule : struggle for life et de remplacer cette formule elle-même par les élucubrations malthusiennes sur la population. Il faut avouer que c’est là une méthode très féconde... pour des ignorants et des paresseux d’esprit, prétentieux, suffisants et se targuant de science»[67]

Pour comprendre les schémas de la vie socio-historique, il est nécessaire d’aller au-delà des catégories de la biologie, parce que l’«espèce» à travers le «troupeau» s’est déjà transformée en quelque chose de très particulier – en une société de production avec ses propres particularités et, par conséquent, avec ses propres «lois du mouvement» et, par conséquent, avec une expression théorique spécifique de ces lois. Historiquement, un nouveau «nœud» se met en place – une société humaine dotée de son propre mouvement.

Une espèce est un ensemble d’organismes similaires donnant par croisement une belle descendance et menant un mode de vie similaire.

La société, c’est avant tout un ensemble de relations de production, et cela exige une coopération, contradictoire ou «organisée», de classe ou sans classe, basée sur un système d’outils. Les organes de l’animal jouent un rôle «instrumental». A. N. Severtsov, dans ses travaux, a particulièrement insisté sur le fait que l’adaptation de l’organisme à l’environnement n’est rien d’autre que l’adaptation de la structure et des fonctions des organes-outils, qui à leur tour sont associés à la structure du corps dans son ensemble[68]. Marx, qui appelle L’Origine des espèces une œuvre qui «marque son époque», considère la théorie des organes animaux comme «une technologie naturelle». Mais les organes des animaux ne sont pas du tout des outils destinés à un travail social.

« Darwin – écrit Marx – a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes végétaux et animaux considérés comme instruments de production pour la vie des plantes et des animaux. L’histoire de la formation des organismes producteurs de la société humaine, de la base matérielle de toutes les sociétés particulières ne mérite-t-elle pas autant d’attention? Et ne serait-elle pas plus facile à écrire puisque, comme dit Vico, l’histoire humaine et l’histoire naturelle se distinguent en ceci que nous avons fait l’une et que nous n’avons pas fait l’autre? La technologie révèle le comportement actif de l’homme dans la nature, le processus direct de production de sa vie, et en même temps, ses relations sociales et les idées spirituelles qui en résultent»[69].

Ici, Marx révèle brillamment toute la différence fondamentale existant entre le système des organes naturels et le système des outils techniques, bien que dans les deux cas il se passionne pour la «technologie». Si les organes sont naturels, les outils sont artificiels. Les organes se sont formés de manière spontanée, les outils sont fabriqués par l’homme. Les organes sont des moyens d’adaptation passive, les outils sont des instruments d’adaptation active. Par conséquent, l’histoire de l’espèce se réalise, alors que l’histoire de la société est le fait des êtres humains eux-mêmes. L’espèce, comme nous l’avons signalé, se différencie totalement de la société. Il est inutile de chercher des classes sociales dans des catégories propres à une espèce ou vice versa, bien que là aussi il y a «lutte». Marx aborde aussi parfaitement ce côté de la question avec une profondeur, qui l’élève à un sommet inatteignable pour les pygmées de la sociologie bourgeoise et les «darwinistes sociaux» hystériques (кликушествующими)[70] d’aujourd’hui. Dans le tome I du Capital, on peut lire :

« La nature ne produit pas d’un côté des possesseurs d’argent ou de marchandises et de l’autre des possesseurs de leurs propres forces de travail purement et simplement. Un tel rapport n’a aucun fondement naturel, et ce n’est pas non plus un rapport social commun à toutes les périodes de l’histoire. Il est évidemment le résultat d’un développement historique préliminaire, le produit d’un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale»[71].

Les classes sociales impliquent des moyens de production, un travail social, des relations de propriété, etc. Chercher ces catégories dans les entrailles du monde animal, c’est adopter un point de vue quasi-anthropomorphique, vraiment digne d’un sauvage. Il est donc facile de comprendre que le «mode de vie» animal n’est pas (et ne peut être) le «mode de production» de l’être social. Il est facile de comprendre qu’il ne peut y avoir le même schéma spécifique dans la sphère des phénomènes «organiques» et «sociaux». C’est pourquoi la théorie de la sélection naturelle n’est pas applicable à la société, car elle est vraie en ce qui concerne les espèces animales. La théorie du matérialisme historique est donc inapplicable aux espèces animales, elle est vraie par rapport à l’histoire humaine. En fait, Darwin lui-même comprenait, mais pas suffisamment clairement, l’énorme différence de base entre l’évolution des espèces et celle de la société. Nous avons déjà vu comment, en lien avec la théorie de Malthus, Darwin remarque qu’il est possible, dans la société, d’élargir artificiellement la base alimentaire (au sens large du terme) par la production et, en outre, de réguler le processus de la reproduction. Ces remarques mettent à bas la théorie de Malthus, qui fonctionne avec des techniques plus ou moins stables (comme la conception malthusienne ultérieure, cette fameuse «loi de la baisse de fertilité des sols»). L’incompréhension (ou l’ignorance malveillante) de ce fait c’est précisément ce que l’on trouve dans la sociologie «biologique», organique, etc., sociologie qui traduit donc un point de vue antirévolutionnaire plus ou moins facilement décelable[72].

« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même»[73].

Mais les lois du mouvement de la production matérielle, qui se déroule dans les formes concrètes et historiques du travail social, sont quelque chose de spécial et de spécifique, pour lequel les lois biologiques ne constituent que la base «naturelle et historique» connue, comme Marx l’a exprimé à plusieurs reprises. La problématique de la sociologie n’est donc pas celle de biologie et ne peut l’être. L’histoire de la nature et celle de la société font partie d’une même histoire. Le plus grand mérite de Marx est d’avoir inséré l’évolution historique même de la société dans la chaîne générale de l’évolution.

« Marx – écrit Lénine – considère l’évolution sociale comme un procès d’histoire naturelle régi par des lois qui ne dépendent pas de la volonté, ni de la conscience, ni des intentions des hommes, mais, au contraire, les déterminent. [Avis à MM. les subjectivistes qui dissocient l’évolution sociale de l’évolution de l’histoire naturelle, précisément parce que l’homme s’assigne des «buts» conscients et s’inspire d’idéals définis.])[74].

En d’autres termes, les lois de l’histoire sociale sont aussi des lois objectives incluses (comme un maillon) dans la chaîne des lois de la matière en mouvement. En ce sens, ce sont – naturellement – des lois historiques. Cependant, cela n’aboutit pas à l’identité brute des lois auxquelles différents groupes de phénomènes du monde objectif sont «subordonnés». La société fait partie de la nature : ce n’est pas une catégorie supranaturelle, pas une catégorie «surnaturelle». Mais en même temps et dans un certain sens, la société ne diffère pas seulement de la nature, elle s’y oppose : c’est un tel «élément constitutif» de la nature, qui s’y adapte activement, l’adapte à elle-même, la subordonne, maîtrise ses lois, la modifie par le biais du processus de production, la pratique productive, qui génère un processus de connaissance théorique de la nature, servant à son tour de médiateur (опосредствующий) dans le processus matériel du travail. Par conséquent, les différentes phases du développement de la matière et les différentes formes qualitativement différentes de son mouvement ont leurs propres lois distinctes et présentent une problématique scientifique spécifique. Il y ici a une spécificité des lois objectives, une singularité relative, et non une rupture absolue, à la façon des idéalistes, pour qui l’homme saute hors du système des lois objectives, est soumis à la conduite exclusive de la téléologie et dicte même ses lois au monde extérieur. Les particularités qualitatives de phénomènes réguliers, mais dans les limites des régularités objectives du monde matériel; le changement de certaines régularités pour d’autres, plus complexes, au fur et à mesure de l’évolution historique des formes matérielles, des plus simples aux plus complexes, avec des contenus de plus en plus riches et l’apparition ininterrompue de nouveaux «moments» – tel est le point de vue adapté à la réalité.

Mais du fait que le monde animal diffère de la société humaine, bien que celle-ci soit le produit de l’évolution historique de ce monde animal; du fait que le monde organique diffère du monde inorganique, bien qu’il soit aussi son descendant historique, il ne s’ensuit pas, néanmoins, qu’il n’existe aucune connexion universelle de tous les phénomènes, aucune loi universelle de la matière en mouvement.

Le monde est unité dans la diversité et diversité dans l’unité. Sa diversité se révèle dans les lois spécifiques de ses différentes formes qualitatives. Son unité est révélée par les lois de la dialectique matérialiste, qui sont les lois les plus générales de l’être et du devenir, les lois qui sont inextricablement liées à la diversité des connexions et des lois spécifiques.

Le darwinisme est une théorie biologique qui a une grande importance pour établir une vision du monde. Pour la première fois, ont été découvertes les lois objectives de l’évolution du monde biologique. Pour la première fois, le processus d’évolution de ce monde a été saisi comme un processus et naturel et historique. Pour la première fois ont été révélées les bases causales de l’opportunité (целенаправленность) dans la nature[75], une énigme, qui est encore illusoirement «résolue» en recourant à la sagesse et aux desseins du Créateur Tout-Puissant. Pour la première fois, l’homme en tant qu’espèce biologique est appréhendé comme un produit de l’évolution historique. Mais l’espèce biologique – «homme», «homo sapiens» – elle-même s’est historiquement transformée en société humaine productive. Les régularités du développement de l’espèce humaine se transforment en régularités du développement historique et social. La suite de l’histoire de l’espèce humaine, dans sa singulière qualité, nous la trouvons dans l’histoire sociale marquée par l’alternance de formations économiques spécifiques. Ainsi apparaît inévitablement le lien spécifique reliant darwinisme et marxisme, dicté par l’interconnexion des objets de connaissance, leur continuité historique et la base matérialiste de la méthode. Ainsi, la théorie de Darwin se rattache plus ou moins directement à l’architecture théorique de Marx. Dans son ouvrage sur Ludwig Feuerbach, Engels note :

« Ce sont surtout trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l’enchaînement des processus naturels : Premièrement, la découverte de la cellule… Deuxièmement, la découverte de la transformation de l’énergie... Enfin, la démonstration d’ensemble faite pour la première fois par Darwin…».

Il y avait aussi la société dans son procès historique d’évolution. Et Engels de poursuivre :

« Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes»[76]

Ces «lois universelles» du mouvement social ont été découvertes par Marx avec sa théorie du matérialisme historique. Mais Marx ne s’est pas arrêté là : d’une part, sur la base du développement de la philosophie classique allemande, il a créé une nouvelle forme de matérialisme : le matérialisme dialectique, la synthèse des synthèses la plus brillante; et, d’autre part, il a découvert les lois singulières du mouvement d’une certaine formation sociale – le «mode de production capitaliste» –, anticipant, en faisant preuve d’une clairvoyance inédite dans l’histoire des idées, la transformation inexorable du capitalisme en socialisme, par le biais de la révolution socialiste et de la dictature du prolétariat. Le fait que le marxisme soit l’architecture la plus grandiose et la plus majestueuse que l’histoire du monde ait jamais connue; le fait que la théorie de Darwin s’inscrit dans les grandes lignes de la conception générale du matérialisme marxiste rend nécessaire l’inclusion de cette théorie dans la vision générale du monde du prolétariat. Mais cette inclusion ne signifie pas «l’acceptation» du darwinisme dans sa «forme chimiquement pure»

Nous avons vu plus haut que le darwinisme porte les taches de naissance de sa genèse sociale. Ses appendices théologiques sont des machins artificiels, qui, de peur de remettre en cause le judaïsme, ont été collés à l’intérieur des travaux de Darwin : tout l’esprit de sa théorie et même toute sa correspondance protestent avec force contre cette violation gratuite du contenu. Ce n’est pas le cas de l’interprétation de l’évolution comme un processus continu. «La nature ne fait pas de sauts» n’est pas une formule aléatoire pour Darwin. C’est aussi ce qu’a fait remarquer Huxley à Darwin, quand, après avoir lu pour la première fois L’Origine des espèces, il écrit à l’auteur : « Quant à votre doctrine, je suis prêt à aller jusqu’au feu pour soutenir les chapitres IX et la plupart des chapitres X, XI et XII... ». Et puis, énumérant ses critiques, il ajoute : « Tout d’abord, vous vous êtes créé une difficulté inutile en acceptant sans réserve que Natura non facit saltum»[77].

Darwin donne ici une interprétation libérale-bourgeoise de l’évolution, qui est à l’origine des constructions «évolutionnaires»[78] ultérieures les plus vulgaires. Cet aspect du darwinisme doit être rejeté. Ainsi, le darwinisme est inclus dans notre vision du monde dans son authenticité et sans contamination, ce qui nous impose l’obligation de développer davantage les problèmes de la biologie dans l’application consciente (plutôt que spontanée) de la méthode matérialiste dialectique.

IV. Darwinisme, marxisme et modernité[modifier le wikicode]

Le darwinisme est né de la pratique mais, en passant de la pratique à l’édification d’un puissant cadre théorique, il est devenu un levier pour une autre activité pratique. Son importance dans l’ensemble de la vie sociale et historique s’est amplifiée en suivant deux axes principaux : celui de la conception du monde et de l’idéologie, directement lié à la pratique de la lutte de classe théorique; celui de l’industrie et de la technique, directement lié à la lutte contre les cadres économiques et sociaux, qui, bien sûr, avaient leurs propres supports de classe. Un demi-siècle après la mort du grand biologiste, tout le tableau historique s’est radicalement transformé : d’autres combinaisons de formations économiques, d’autres rapports de classe, d’autres problèmes historiques à l’échelle mondiale, d’autres échelles, d’autres idéologies. La bourgeoisie a largement cessé d’être porteuse du progrès technique et des connaissances rationnelles appropriées. Elle ne lutte plus du tout contre l’idéologie moyenâgeuse : au contraire, elle condamne hystériquement (кликушествуя) l’athéisme du prolétariat et nourrit des tendances téléologiques et théologiques sur l’ensemble du front idéologique. D’autre part, pour la première fois dans l’histoire, le prolétariat en tant que classe dirigeante, dictateur de classe, dispose de sa propre structure économique : celle du socialisme en construction. Par conséquent, si naguère le darwinisme, inclus dans le cadre général de la vision marxiste du monde, jouait un rôle de bélier contre la théologie, il a pris à présent une signification pratique pour la classe ouvrière dans la chaîne de production, principalement par le biais de la génétique.

«Contrairement au XIXe siècle, le chercheur aborde aujourd’hui le problème de l’origine des organismes avant tout comme un expérimentateur, comme un ingénieur.... Nous nous sommes fixé une tâche utilitaire très spécifique, et bien plus : maîtriser les étapes de la formation, construire les outils de développement du travail créatif du biologiste dans le but de créer des espèces et des formes à volonté»[79].

Les tâches gigantesques de la construction du socialisme, avec des conditions matérielles adéquates, donnent à tout travail scientifique des assises et des opportunités sans précédent.

Dans le domaine de la théorie bourgeoise, la crise est d’une gravité exceptionnelle. Les fondements mêmes de la connaissance rationnelle sont attaqués : le principe de causalité est écrasé, le déterminisme est déclaré aboli et l’idée de régularité objective en général est dépassée. La soif de mysticisme, de magie, de «paraphysique», de «corps astral» et de mystérieuses «émanations de l’esprit» se développe à travers diverses formes d’idéalisme. Les brillants succès de la physique (radioactivité, théorie quantique, etc.) se heurtent aux limitations de la méthode de la connaissance (ограниченные методы познания) et font profil bas, entrainant la pensée dans le domaine de la métaphysique de la pire espèce. Eddington proclame la fin du déterminisme[80], Einstein déclare que l’espace est l’unique réalité[81], Dirac tombe à pieds joints dans le mysticisme[82].

Dans le domaine de la biologie, le vitalisme sous toutes ses formes et dans toutes ses nuances est devenu omniprésent, se transformant rapidement en une franche apologétique théologienne. Le célèbre darwiniste Ludwig Plate [83] n’hésite pas à «appliquer» les lois biologiques à la société dans le but de mener une politique impérialiste globale à l’intérieur et à l’extérieur du pays, en faisant de la religion une «valeur suprême» et en justifiant le militarisme par le fait que «la nature toute entière est militariste». Le biologiste viennois K. Schneider[84] déclare que les hallucinations sont «la plus haute réalité» et parle de la «perpétuation spirituelle de l’existence» humaine au-delà du cercueil. Les «darwinistes sociaux», se fondant sur l’inégalité des races biologiques, cherchent à en faire une loi éternelle et condamnent les non-Aryens à un esclavage sans fin, tout en condamnant le prolétariat à une exploitation sans fin ad majorem gloriam de la «théorie organique». Le déchainement raciste «aryen», «teutonique», «blanc» atteint ses extrêmes limites avec une sorte de franchise cynique. Le fascisme, les soi-disant «fondamentalistes» aux États-Unis et autres tendances similaires suivent le rythme des révélations de Davenport[85], East[86], Lundborg[87], Lenz[88] et autres théoriciens de l’obscurantisme contemporain.

Par rapport au darwinisme, nous avons d’une part un déni total : Driesch[89], le pilier et porte-parole de la vérité vitaliste, le déclare illusion continue et ridicule; d’autre part, l’application la loi de la sélection naturelle à la société : les «darwinistes sociaux» biologisent les phénomènes sociaux et font des catégories transitoires de la société capitaliste des catégories biologiquement durables. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une réaction idéologique. Seule la synthèse marxiste donne une fonction progressive au grand œuvre de Darwin.

Ce n’est pas le cas avec l’autre versant de la pratique darwinienne. Or l’énorme succès technique de la fin du siècle dernier et du début du nouveau ne fait aucun doute. Darwin lui-même a écrit :

«L’homme n’a aucunement le pouvoir d’altérer les conditions absolues de la vie; il ne peut changer le climat d’aucun pays, ni ajouter aucun élément nouveau au sol; mais il peut transporter un animal ou une plante d’un climat ou d’un sol à un autre, et lui donner une nourriture qui n’était pas la sienne dans son état naturel... »[90]

Il s’agit là d’une limite évidente dictée par les limitations de la technologie au temps de Darwin ainsi que celles de la capacité de production. Depuis lors, une légion de nouvelles espèces est apparue, toute la face de la terre a changé, et le paysage naturel est devenu un paysage productif, avec un standard de produits qualitativement différents, un système de districts et de zones économiques spécialisés. Mais même ici, la crise générale du capitalisme est à l’œuvre. Elle sape les racines du progrès technologique, elle crée une idéologie hostile à la technique, réactionnaire jusqu’à la moelle (реакционную до мозга костей). En même temps, dans le pays du socialisme en construction, se créent les bases d’un immense épanouissement de la culture technique. Là, pour la première fois, il est possible dans la pratique de se poser des questions sur la répartition rationnelle des forces productives, sur la spécialisation systématique des zones, sur la répartition des animaux et des espèces végétales, sur les grandes améliorations, sur les pratiques de sélection à l’échelle de grands espaces régionaux, sur l’utilisation scientifique de certains facteurs ainsi que leur combinaison en vue d’obtenir des résultats optimaux. La génétique, la sélection, la zootechnie et la phytotechnie, les domaines pilotes, des bases expérimentales géantes et de nouvelles possibilités sans précédent de réalisation pratique des acquis de la théorie – tout cela est porté sur le pavois par le prolétariat. Le darwinisme devient ainsi une ingénierie zoo- et phytotechnique à l’échelle sociale. Intégré dans la vision marxiste du monde, il fonctionne à la fois comme un ‘bouffeur’ de théologie et de téléologie, comme un bélier contre l’obscurantisme nihiliste de la bourgeoisie moderne, comme une arbalète contre le «darwinisme social», et comme une force scientifiquement productive directement liée au processus de production matérielle, transformant l’agriculture en une branche scientifiquement fondée de l’industrie socialiste.

Tout autour des problèmes nés du darwinisme, se livre une lutte acharnée entre divers courants, qui traduit les grands conflits sociaux de notre époque. Le «crépuscule des dieux» du régime capitaliste se lève et une sinistre rosée sanglante commence à tomber des noirs nuages qui s’amoncèlent. Dans l’obscurité de cette époque, illuminée par les éclairs de la révolution, le monde capitaliste met en scène ses nouveaux héros, qui ne peuvent plus porter l’armature et l’armure du savoir rationnel, du progrès technologique, de l’optimisme social (социального оптимизма)[91]. Tristes guerriers du présent, âmes stériles du futur, ils s’en prennent maintenant au darwinisme, le remplaçant par des conceptions mystiques, depuis le vitalisme jusqu’à l’occultisme. Ils n’hésitent pas à prostituer la théorie de la sélection naturelle de Darwin, à «l’appliquer» aux problèmes sociaux et historiques de l’époque et à construire des idéologies de prédation zoologique – les plus honteuses et les plus bestiales –, d’oppression cynique des peuples, de justification et d’exaltation des aspects les plus répugnants et sanguinaires de l’impérialisme moderne. Le prolétariat reprend les armes héritées de la bourgeoisie au cours des batailles – matérielles et idéologiques – qui se mènent contre un Capital qui menace de détruire toute culture, en semant pour les années à venir barbarie et sauvagerie. Le prolétariat les nettoie de leur rouille et les mobilise comme partie intégrante de ses forces armées. Contre les théologiens, les mystiques, les hurleuses (кликуш) [92] : la connaissance rationnelle; contre les idéalistes : la dialectique matérialiste; contre les vitalistes : un darwinisme purifié; contre les prédicateurs de la pioche et de la pelle : le progrès technologique; contre le capitalisme : la révolution, la construction du socialisme, le communisme. Telles sont les questions posées par l’histoire. La bannière du progrès n’est plus entre les mains des éleveurs et agriculteurs du temps de Darwin.

CE DRAPEAU EST ENTRE LES MAINS DES MILLIONS D’ARMÉES PROLÉTARIENNES.

ACADÉMICIEN N. I. BOUKHARINE[93]

  1. Smena (Смена) [La Relève, Der Nachwuchs, New Blood] n° 221, mai 1932, Leningrad, Académie des sciences de l’URSS, p. 10-17. L’article fut repris en 1935 dans l’édition russe de L’Origine des espèces de Darwin (Происхождение видов), publiée par la Bibliothèque scientifique et pédagogique (Sel’khozgiz). Boukharine cite le génial botaniste et généticien, N. I. Vavilov. Celui-ci publiait la même année dans la revue scientifique Priroda [природа (Nature)] n° 7, p. 511-526, un article d’hommage à Darwin : Darwin et le développement des sciences biologiques (pour le cinquantième anniversaire de la mort de Darwin) [Дарвина в развитии биологических наук: К 50-летию со дня смерти Дарвина].
  2. Boukharine donne «150.000 (полтораста тысяч) constables gardes-blancs», tous volontaires. Ce chiffre pourrait être en dessous de la réalité : «Plus de deux cent mille citoyens s’étaient enrôlés comme constables spéciaux; des citoyens de toutes les classes, depuis le prince jusqu’à l’ouvrier. Cette armée improvisée s’était mise en rang; devant ses maisons, ses hôtels et ses boutiques, armée du petit bâton des policemen, et ce fut entre ces deux files silencieuses et résolues que les débris de la procession chartiste vinrent expirer aux portes du parlement» [John Lemoinne, «Les émeutes du dimanche [10 avril 1848] à Londres», Revue des deux mondes, t. 11, 1855, p. 438-451]. En fait, la bourgeoisie anglaise avait surtout compté sur la mobilisation de 8.000 soldats et de 4.000 policiers londoniens.
  3. J.H. Clapham, An Economic History of Modern Britain: The Early Railway Age, 1820-1850, Cambridge University Press, 1926
  4. Hermann Levy, Entstehung und Rückgang des Landwirtschaftlichen Großbetriebes in England, Julius Springer, Berlin, 1904.
  5. Marx, Capital, livre I; Yosif Koulicher, Sur l’histoire du commerce en Europe occidentale (История экономического быта Западной Европы), tome II, Leningrad, 1926. Cette note comme les deux précédentes ont été rajoutées par Boukharine en 1935
  6. Justus von Liebig (1803-1873), chimiste et professeur d’université allemand, l’un des fondateurs de l’agrochimie, par l’épandage minéral. Avec deux autres chercheurs, il découvrit le chloroforme.
  7. James Caird, English agriculture in 1850-51, Longman-Brown-Green-Longmans, Londres, 1852, p. 527.
  8. The Quarterly Review fut fondée par John Murray II, en 1809, à Londres. Elle défendait les vues des libéraux-conservateurs de George Canning, le ministre des affaires étrangères. Plus tard, bien qu’adversaire des réformes, la revue soutint l’émancipation des catholiques, l’abolition progressive de l’esclavage, des réformes limitées dans le domaine du droit et surtout la libéralisation du commerce. John Murray III publia en 1859 L’Origine des espèces.
  9. La bourgeoisie avait défini les personnes sans profession, comme des «gens sans aveu». Cette définition ne concernait que les pauvres et les vagabonds : «Ceux qui, dans la force de l’âge, n’auront ni moyens de subsistance, ni métier, ni répondants, seront inscrits avec la note de gens sans aveu» (loi française du 5 juillet 1791 sur la police municipale, art. III).
  10. Richard Oastler (1789-1861) est un conservateur de Huddersfield (Yorkshire) qui fait irruption sur la scène politique, lorsque sa célèbre lettre sur l’esclavage dans le Yorkshire est publiée dans le Leeds Mercury du 16 octobre 1830. Oastler n’hésita pas à affirmer que la cause de l’abolition de l’esclavage et celle du chartisme étaient «la même chose»
  11. Anthony Ashley-Cooper, comte de Shaftesbury (1801-1885), politicien protestant et philanthrope. À la tête du mouvement pour la réforme des conditions de vie dans les usines britanniques, il contribue à l’instauration des Factory Acts de 1847 et 1853 ainsi que du Coal Mines Act de 1842 et du Lunacy Act de 1845.
  12. Boukharine fait ici de la Convention (Convent) des chartistes un soviet avant la lettre ! En réalité, le « Parlement du peuple » de 1839 exigeait des mesures «républicaines», adoptées par tous les libéraux en Europe après 1848 : 1° le suffrage universel (masculin !); 2° Un juste découpage des circonscriptions électorales; 3° Le scrutin secret; 4° La suppression du cens d’éligibilité, favorisant les seuls propriétaires; 5° Une indemnité parlementaire; 6° Le renouvellement annuel du Parlement.
  13. Elie Halévi, Histoire du peuple anglais au XIXe siècle, tome III (De la crise du Reform Bill à l’avènement de Sir Robert Peel : 1830-1841), Hachette, 1923; Carl Brinkmann, Englische Geschichte 1815-1914, Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik und Geschichte, 1924; Fiodor A. Rotstein, Очерки по истории рабочего движения в Англии (Précis d’histoire du mouvement ouvrier en Angleterre), 1925; Hermann Schlüter, Чартистское движение (Le mouvement chartiste), 1916, trad. russe, Moscou, 1925 (NOTE DE BOUKHARINE, 1935).
  14. L’Origine des espèces, «Principes de sélection anciennement appliqués et leurs effets»
  15. L’Origine des espèces, Introduction
  16. William Youatt (1776-1847) devint vétérinaire à l’âge de 35 ans après avoir abandonné ses études théologiques. Il publia de très nombreux livres sur les animaux domestiques et d’élevage. Il fut l’un des premiers à écrire sur les sens, les émotions, la conscience, l’attention, la mémoire, la sagacité, la docilité, l’imagination, la raison, l’instinct, les qualités morales, l’amitié et la loyauté chez l’animal. Il s’engagea à partir de 1839 dans la lutte contre les pratiques cruelles et inhumaines attentant à la dignité de l’animal.
  17. L’Origine des espèces, chap. I, p. 106.
  18. John Southey Somerville (1765-1819), lord Somerville, agriculteur, inventa plusieurs dispositifs ingénieux d’outillage agricole, dont une charrue. Il initia en 1802 une exposition annuelle à Londres de bovins, moutons, porcs, etc. qu’il mis en place à ses frais. Il eut des positions d’avant-garde sur l’enseignement agricole, les fermes expérimentales, l’abattage des animaux, les pensions de vieillesse, et bien d’autres sujets touchant à l’agriculture
  19. Sir John Saunders Sebright (1767-1846) était un lord anglais, membre du Parlement, passionné par l’élevage des volailles, des pigeons, du bétail et des chevaux. Il fut un correspondant de Charles Darwin. Cet éleveur exceptionnel et auteur d’articles sur l’élevage vouait un véritable intérêt pour la sélection et la génétique. Il est l’inventeur de la poule naine Sebright, qui se révéla d’ailleurs une médiocre pondeuse.
  20. William Marshall (1745-1818), agriculteur et philologue, est l’auteur du monumental Cartes, planches et tableaux de l’agriculture pratique des différentes parties de l’Angleterre, 5 vol., Paris, Gide, 1803.
  21. Le mot russe порода (poroda) se traduit alternativement par race ou par espèce
  22. Pour Malthus, la surpopulation entraîne l’appauvrissement généralisé d’un pays. Il faut donc préconiser la chasteté et les mariages tardifs afin de limiter le nombre de naissances. Malthus défend également l’école gratuite et obligatoire car, pour lui, l’instruction va permettre au peuple d’avoir les moyens de lutter contre la pauvreté. Ainsi pourront être abolies les lois sur les pauvres, qui, selon le «bon pasteur» anglican, incitent la populace (mob) à avoir plus d’enfants, aggravant ainsi la surpopulation.
  23. Citation tirée de l’Essai sur le principe de population. Boukharine joue sur la proximité linguistique des mots tchern’ (populace) et tcherni (nègres) pour montrer le racisme congénital de Malthus contre les classes dangereuses assimilées à la «racaille».
  24. Ce type de raisonnement aboutira aux thèses racistes «anti-nègres» chez le médecin français Charles Richet (1850-1935), prix Nobel de médecine en 1913, dont voici quelques «perles» : «Voici à peu près trente mille ans qu’il y a des Noirs en Afrique, et pendant ces trente mille ans ils n’ont pu aboutir à rien qui les élève au-dessus des singes… Les nègres […] continuent, même au milieu des blancs, à vivre une existence végétative, sans rien produire que de l’acide carbonique et de l’urée… Les tortues, les écureuils et les singes sont bien au-dessus des nègres, dans la hiérarchie des intelligences» (La Sélection humaine, Félix Alcan, Paris, 1919).
  25. Introduction de l’économiste Pellegrino Rossi (1787-1848) à l’Essai sur la population de Malthus, Paris, 1852. Ledit Marcus proposait de prévenir l’excès de population en soumettant les nouveau-nés à une asphyxie sans douleur (painless extinction), au moyen d’acide carbonique.
  26. L’Origine des espèces, chap. 3.
  27. François Guizot (1787-1874), historien et académicien, de confession protestante, plusieurs fois ministre sous la Monarchie de Juillet. Écrivain prolixe après sa chute politique en 1848, il est l’auteur – entre autres – d’une Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789, racontée à mes petits-enfants. 1870-1875, 5 vol.
  28. François-Auguste Mignet (1796-1884), né à Aix-en-Provence, écrivain, historien et journaliste, est l’auteur d’une très célèbre Histoire de la Révolution française (Firmin Didot père & fils, Paris, 1824). Son ouvrage nourrira toutes les révolutions libérales du XIXe siècle
  29. Augustin Thierry (1795-1856), né à Blois, historien libéral, directeur de la bibliothèque du duc d’Orléans, est l’auteur de deux ouvrages majeurs : Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du tiers état, 1853; et Recueil des monuments inédits de l’histoire du Tiers état (1850-1870)
  30. Boukharine cite en 1935 un article de Plekhanov : «Augustin Thierry et la conception matérialiste de l’histoire» [1] ainsi que son Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire (1895) [2].
  31. Historicisme, ou historisme : «tendance à accorder une place prépondérante à l’histoire, dans l’explication des faits; doctrine selon laquelle toute vérité évolue avec l’histoire et devient historique» [Dictionnaire culturel en langue française, tome II, Le Robert, 2005].
  32. «Всяк сверчок знай свой шесток». L’équivalent français est : «Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute». Autrement dit, il faut accepter son sort sans se révolter.
  33. Karl Marx avait envoyé à Darwin un exemplaire signé de sa main de la deuxième édition du Capital (1873). Il avait reçu en retour ce petit mot de pure politesse : «Je vous remercie de l’honneur que vous me faites de l’envoi de votre grand ouvrage sur le Capital; je désirerais sincèrement être plus digne d’en être le destinataire en pouvant mieux m’orienter dans ce domaine profond et important de l’économie politique». L’exemplaire de Marx fut retrouvé plus tard dans les archives de Charles Darwin, mais, hors les premières pages, Darwin avait ignoré le reste du livre [Jean-Noël Mouret, Darwin, Gallimard, Paris, 2014, p. 315]. Il n’y avait nul «remords» chez Darwin, mais bel et bien un refus poli de prendre en considération la conception révolutionnaire de Marx qui heurtait profondément le mode de vie du bourgeois victorien Darwin.
  34. Opinion commune des experts, formule utilisée par les juges depuis le Moyen Âge pour faire jurisprudence.
  35. L’entéléchie aristotélicienne est « l’état de perfection, de parfait accomplissement de l’être (par opposition à l’être en puissance, inachevé et incomplet » [Dictionnaire culturel en langue française, tome II, Le Robert, 2005].
  36. Boukharine fait référence ici à L’Évolution créatrice, Félix Lacan, Paris, 1907.
  37. Charles Bonnet, naturaliste suisse Traité d’insectologie ou observations sur les pucerons, 1745. Bonnet est aussi largement connu pour l’analyse du syndrome neuro-psychiatrique auquel on donna son nom : il s’agit d’hallucinations visuelles survenant chez des sujets âgés ne présentant pas de troubles mentaux, mais causées par des lésions oculaires ou une atteinte des nerfs optiques.
  38. Alcide Dessalines d’Orbigny (1802-1857), naturaliste, explorateur et paléontologue français. De son voyage de sept années en Amérique du Sud à bord de la corvette La Meuse, bien avant celui de Darwin sur le Beagle, il rapporta une collection de plus de 10.000 espèces. De 1849 à 1852, il publia un Cours élémentaire de paléontologie et de géologie stratigraphiques, dans lequel il donne une vision synthétique de la stratigraphie. Disciple de Cuvier, il fut un partisan convaincu du catastrophisme, discernant jusqu’à vingt-sept catastrophes en examinant les restes fossiles. Il fut le grand défenseur de la théorie des créations successives qui fut vite abandonnée par le monde savant.
  39. Charles Lyell (1797-1875), géologue écossais, publia de 1830 à 1833 ses Principes de géologie, sous-titrés : «Une tentative d’expliquer les changements de la surface de la terre par des causes opérant actuellement». Il soutient que la terre a été façonnée lentement sur une immense période de temps par des forces toujours existantes. Il s’oppose donc au catastrophisme de Cuvier, qui prétend que la terre a été modelée par une série de catastrophes, dont le «Déluge»… En 1863, il publia The Geological Evidences of the Antiquity of Man, with remarks on theories of the origin of species by variation, traduit un an plus tard en français.
  40. Kant, Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels oder Versuch von der Verfassung und dem mechanischen Ursprunge des ganzen Weltgebäudes nach Newtonischen Grundsätzen abgehandelt, Petersen, Königsberg/Leipzig, 1755.
  41. Cette citation est en fait un extrait d’une critique kantienne d’un livre de Johann von Herder (Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 1784). Ce compte rendu critique, paru en 1785 dans la Jenaïsche allgemeine Literaturzeitung, mentionne avec stupéfaction les idées évolutionnistes caressées par Herder mais rejetées par le philosophe de Königsberg : « Rien qu’une parenté entre (ces espèces) : une espèce étant soit issue d’une autre et toutes d’une unique espèce originelle, soit encore d’un sein maternel unique qui les aurait enfantées — tout cela nous conduirait à des idées, mais qui sont si extraordinaires que la raison recule d’effroi devant elles; et imputer pareilles de ces idées à notre auteur bafouerait sa dignité».
  42. Julius Robert von Mayer (1814-1878), né à Heilbronn (Allemagne), médecin et chercheur en physique, chimie et physiologie, formula en 1842 le premier principe fondamental de la thermodynamique, le principe de la conservation de l’énergie.
  43. Chemische Briefe, C. F. Winter, Heidelberg, 1844.
  44. Marcellin Berthelot (1827-1907), chimiste, biologiste, épistémologue, philologue (sanscrit, arabe), professeur au Collège de France, Sénateur et ministre sous la Troisième République, auteur de 1.200 brevets qu’il donna à l’humanité, s’intéressa – outre la chimie, la physico-chimie et la biologie – s’intéressa à la physiologie végétale en exposant des plantes à l’électricité, en cherchant comment elles fixent l’azote.
  45. Boukharine fait allusion très sommairement aux recherches pasteuriennes de sur les fermentations, qui réfutent la théorie de la «génération spontanée», dont les résultats sont publiés en 1861 et 1862.
  46. L’Origine des espèces, chap. 3, «La lutte pour l’existence», Schleicher Frères, p. 69 (Traduit en 1876 par Edmond Barbier).
  47. L’Origine des espèces, chap. I, Causes de la variabilité.
  48. «Théorie de Darwin selon laquelle chaque partie du corps est représentée par une PARTICULE, nommée par lui GEMMULE, et qui, résidant dans le sang, se multiplie par division, passe dans les cellules reproductrices et transmet d’une génération à l’autre les principales caractéristiques de l’espèce » [Dictionnaire français de médecine et de biologie, t. 3, Masson, Paris, 1972].
  49. La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle (3e édition), traduit par Edmond Barbier, préface de Carl Vogt, C. Reinwald et Cie, chap. XXI, Paris, 1891
  50. Punctum saliens signifie point saillant.
  51. Il s’agit du taylorisme, prôné déjà par Lénine dès 1918. Il fut aussi exalté par Boukharine, longtemps zélateur du productivisme soviétique. Le cinéaste Dziga Vertov préconisa un homme nouveau amoureux de l’esclavage salarié par amour de «sa» machine, l’homme lui-même devenant une machine comme dans le système Taylor : «En mettant à jour l’âme de la machine, en rendant l’ouvrier amoureux de son établi, la paysanne de son tracteur, le machiniste de sa locomotive, nous introduisons la joie créatrice dans chaque travail mécanique, nous apparentons les hommes aux machines, nous éduquons des hommes nouveaux» («Мы» (Nous), 1922 ; in Ciné-œil de la révolution. Écrits sur le cinéma, Les Presses du réel, 2019).
  52. Sporting plants (plantes d’agrément comme le dahlia) : plantes dans laquelle un seul bourgeon ou une bouture prend soudainement un caractère nouveau, parfois très différent de celui du reste de la plante.
  53. Nikolaï Vavilov (1887-1943), biologiste et généticien russe. Il établit également la Loi des Séries homologues dans la variation, selon laquelle on retrouve, dans différentes espèces, des variations similaires, alors que ces espèces ne sont pas interfécondes et ne peuvent pas s’hybrider. Vavilov a pu ainsi décrire des variations qui n’avaient jamais été observées sur des espèces sauvages, et qui furent, par la suite, mises en évidence dans certaines parties reculées du globe. Par exemple une variation de coloration (pourpre) observée sur le seigle, fut par la suite observée sur un blé d’Éthiopie. Vavilov a présenté cette loi comme le pendant biologique du Tableau périodique des éléments de Mendeleïev. Adversaire de Lyssenko lors du «débat» sur la génétique, il est arrêté le 6 août 1940 et condamné à mort le 9 juillet 1941 par le Collège militaire de la Cour suprême pour «participation à une organisation antisoviétique, sabotage et espionnage». Le 23 juin 1942, ce verdict est commué à 20 ans de prison par une décision du Présidium du Soviet suprême. L’Académie des sciences refusa de retirer le titre d’académicien à Vavilov. Il est mort de faim le 26 janvier 1943 à la prison de Saratov [Mario Del Curto, Les graines du monde : L’Institut Vavilov, Actes Sud, 2017].
  54. Wilhelm Johannsen (1857-1927), botaniste, physiologiste et généticien danois. En 1909, il invente le terme de gène, par opposition au pangène darwinien qui implique que l’ensemble de l’organisme participe de l’hérédité. En 1911, il propose les termes de génotype et de phénotype. Il définit aussi le terme de «population» en biologie. La lignée pure est un groupe d’individus génétiquement identiques et descendants d’un unique individu autofécondé. Les variations apparaissant au sein d’une lignée pure sont causées par des facteurs environnementaux.
  55. Thomas Hunt Morgan (1866-1945), embryologiste et généticien américain, prix Nobel de médecine en 1933, démontra l’existence de gènes répartis le long des chromosomes, qui sont le support physique de l’hérédité.
  56. L’autogenèse est une genèse se produisant sous l’impulsion propre de l’organisme, sans aucune influence extérieure.
  57. Lettre d’Engels à Marx du 12 décembre 1859 (Marx-Engels Werke, Band 29, Dietz Verlag, Berlin, 1978, p. 524).
  58. Une traduction de ce discours en français parut dans L’Humanité du 14 mars 1933
  59. De l’arabe sirr, signifiant caché, transcrit souvent en russe par le mot сыр (syr).
  60. Dmitri Mendeleïv (1834-1907), professeur de chimie à l’Université de Saint-Pétersbourg, publia en 1869 son travail sur la classification périodique des éléments, appelé Tableau de Mendeleïv, lequel permettait de prévoir les propriétés des éléments non qui n’étaient pas encore découverts.
  61. Adolf Wagner (1835-1917), économiste, recteur d’Université à Berlin, représentant du «socialisme d’État» inféodé à l’État bismarckien. Lors des élections de 1884, il se prononça pour la monarchie et contre le parlementarisme, bien qu’élu député...
  62. Albert Schäffle (1831-1903), sociologue et économiste allemand, préfigure par sa critique du socialisme la vision ultralibérale de von Mises et von Hayek [A. Schäffle, Die Quintessenz des Sozialismus, Perthes, Gotha, 1874].
  63. Johann Caspar Bluntschli (1808-1881), juriste et homme politique suisse, partisan du fédéralisme, et franc-maçon. En 1843, il s’attaqua aux communistes dans son livre intitulé : Die Kommunisten in der Schweiz. Il écrivit un an plus tard un livre sur la théorie de l’État, en fait sur la nature de l’Église et de l’État ainsi que leurs rapports (y inclus l’islam de Mahomet) : Psychologische Studien über Staat und Kirche [Études psychologiques sur l’État et l’Église], Verlag von Ch. Beyel, Zürich/Frauenfeld, 1844. Très curieusement, lors de la révision éditoriale de son article paru en 1935 – en introduction à la traduction de L’Origine des espèces de Darwin –, Boukharine transforme le nom de Buntschli, bien transcrit en cyrillique, en Mutechli, transcription romane fantaisiste…
  64. Johan Rudolf Kjellén (1864-1922), professeur à l’université de Göteborg, publia pendant la guerre son ouvrage le plus important : Staten som lifsform [L’État comme forme vitale], Hugo Geber, Stockholm, 1916. Il soutient une vision organiciste de l’État : «Les États, tels que nous les observons dans l’histoire et tels que nous sommes amenés à agir concrètement en leur sein, sont des êtres sensibles et raisonnables — tout comme les hommes»
  65. Aurel Kolnai (1900-1973), d’origine juive hongroise, devenu le représentant du conservatisme catholique, fuit l’Autriche en 1938 et se réfugie au Canada. Après la guerre, il enseigne l’éthique à l’Université de Londres. Sa vision du monde influença Karel Wojtyla, le futur pape Jean-Paul II. Son livre le plus célèbre a été écrit en allemand : Ekel Hochmut Hass. Zur Phänomenologie feindlicher Gefühle, trois textes écrits entre 1929 et 1935. En 1938, il avait écrit directement en anglais un livre qui resta célèbre : The War Against the West, The Viking Press, New York, qui encourageait les USA et l’Empire britannique à vite mettre fin au règne de Hitler, un règne païen dirigé contre les valeurs humanistes des religions chrétienne et juive. Il considérait Nietzsche comme «le plus grand sataniste de tous les temps» (https://archive.org/details/TheWarAgainstTheWest).
  66. Ludwig Woltmann (1871-1907), anthropologue politique, zoologue et philosophe kantien, ancien marxiste finalement converti au darwinisme social. Ses positions devinrent racistes, se rapprochant de celles de Gobineau et Chamberlain.
  67. Lettre de Marx à Kugelmann, Londres, 27 janvier 1870.
  68. Aleksei N. Severtsov (1866-1936), professeur de biologie à l’Université de Moscou, était évolutionniste. Il s’intéressait aussi à la psychologie de l’homme évolutionnaire, en tenant compte de tout l’environnement civilisationnel : «Là où l’animal, pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie, élabore de nouvelles capacités structurelles..., l’homme invente de nouveaux outils... L’homme se crée pour ainsi dire un environnement artificiel, l’environnement de la culture et de la civilisation» (Évolution et psychisme (Эволюция и психика), Moscou, 1922.
  69. Marx, Das Kapital, in Werke, t. 23, Dietz Verlag, Berlin, 1968, p. 392-393
  70. Le substantif Кликушество (klikouchestvo), d’où est issu le verbe utilisé par Boukharine au gérondif, signifie : hystérie féminine, maladie des nerfs. Le terme de klikouchi désigne les hystériques féminines qui refusent le monde et sont mises au ban de la société. Georges Nivat écrit : «ces ‘klikouchis’ … font penser aux possédées de Loudun, aux sorcières de Harlem, mais ici il s’agit d’un phénomène passif, et qui touche une part notable du peuple. Les femmes russes possédées apparaissent dès le XIe siècle. Au XIXe c’est le monde social aux marges de la société. Les klikouchis se recrutent chez les paysannes, parfois les marchandes, jamais la haute société. Elles expriment dans leur hystérie le refus du monde» (Vivre en Russie, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2007). Le terme d’hystérique (toujours mis au féminin) était à la mode chez les bolcheviks. Boukharine lui-même, rédacteur du programme de mai 1918 du Parti, écrivit : «Notre parti ne se laissera pas troubler par les plaintes et les cris hystériques de vieilles femmes» [https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1918/05/20.htm].
  71. Capital, Livre I, IIe section : la transformation de l’argent en capital, chap. VI, «Achat et vente de la force de travail» [https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/].
  72. Dans la réédition «scientifique» de son article en 1935, Boukharine cite Oskar Hertwig (1849-1922), anatomiste et embryologiste. En 1922 était paru son ultime ouvrage : Der Staat als Organismus: Gedanken zur Entwicklung der Menschheit, Iéna, où il donnait son point de vue de biologiste sur le «socialisme éthique». Il affirmait : «Dans ses tendances extrêmes, comme par exemple dans la tendance communiste, le socialisme ouvrier enfreint, entre autres, la loi naturelle de la division du travail et de la différenciation»; le communisme, selon lui, était donc condamné à l’échec en vertu de prétendues «lois de la nature» immuables.
  73. Idéologie allemande, 1845, chap. Feuerbach.
  74. Lénine, Ce que sont les «amis du peuple» et comment ils luttent contre la social-démocratie [1894], Éditions du Progrès, Moscou, 1966.
  75. Pour Darwin, les variations doivent atteindre un certain degré avant d’être sélectionnables, c’est-à-dire avant de donner à la sélection l’opportunité (opportunity, expediency) d’entrer en jeu.
  76. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888, in Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels, tome III, Éditions du Progrès, Moscou, 1970.
  77. Lettre de Thomas Henry Huxley à Darwin, 23 novembre 1859 [https://www.darwinproject.ac.uk/letter/DCP-LETT-2544.xml]. Boukharine ne mentionne pas cette phrase essentielle de Huxley : «Je suis convaincu que la nature fait de petits sauts».
  78. Le Dictionnaire d’Émile Littré donne la définition suivante : «Qui a rapport à la doctrine de l’évolution ou transformisme».
  79. N. I. Vavilov, Le problème de l’origine des plantes cultivées au sens moderne du terme (Проблема происхождения культурных растений в современном понимании), Discours au Congrès paneuropéen sur la génétique, la sélection, l’amélioration des semences et l’amélioration génétique, Leningrad, 10 janvier 1929, p. 11-22 [NOTE DE BOUKHARINE, 1935].
  80. Arthur Eddington (1882-1944), astrophysicien, connu pour ses travaux sur la relativité et la flèche du temps, fut le premier à suggérer que la source d’énergie des étoiles provenait de la fusion nucléaire de l’hydrogène en hélium. Partisan de l’indéterminisme, il avait affirmé : «… personne ne peut nier que l’esprit est la donnée première et la plus directe dont nous faisons l’expérience, et que tout le reste est une inférence lointaine» [cf. The Nature of the Physical World, 1928].
  81. Albert Einstein (1879-1955), déclara dans une lettre privée : «… L’émotion la plus magnifique et la plus profonde que nous puissions éprouver est la sensation mystique. Là est le germe de toute science véritable. Celui à qui cette émotion est étrangère, qui ne sait plus être saisi d’admiration ni éperdu d’extase est un homme mort… » (Correspondance d’Einstein, citée par Ajit Mookerjee, Art Yoga, Presses de la Connaissance, Paris, 1975.
  82. Paul Dirac (1902-1984), mathématicien et physicien britannique, obtint un prix Nobel de physique qu’il partagea avec Erwin Schrödinger en 1933. Dans des discussions menées en marge du Congrès de Solvay de 1927, Dirac exprima de vives positions antireligieuses : «Si nous sommes honnêtes - et les scientifiques doivent l’être - nous devons admettre que la religion est un mélange de fausses affirmations, sans racines réelles. L’idée même de Dieu est un produit de l’imagination humaine… Je ne vois pas du tout en quoi le postulat d’un Dieu ToutPuissant nous aide de quelque façon que ce soit… La religion est une sorte d’opium qui permet à une nation de se bercer elle-même de douces illusions et d’oublier les injustices qui sont perpétrées contre les êtres humains» [Souligné par nous] (cité par Werner Heisenberg, La Partie et le Tout – Le Monde de la physique atomique, Flammarion, 1990)
  83. Ludwig Plate (1862-1937), zoologue allemand, social-darwiniste, élève de Haeckel, professeur à l’université d’Iéna, était ouvertement raciste, militariste et antisémite. Il n’hésita pas à proclamer lors d’un séminaire tenu en 1924 : «La question juive est sans aucun doute une question raciale et doit donc faire l’objet d’une conférence de zoologie (sic). Il est de mon devoir de souligner, sur la base des faits, que les Juifs en tant que race, ou en tant que peuple, ont de bonnes qualités, mais encore plus de mauvaises, et qu’il est donc urgent de prévenir un mélange entre Juifs et Aryens. Chaque enseignant devrait en même temps être un éducateur, et en tant que chercheur sur la race et l’hérédité [...] il est de mon devoir d’éduquer mes auditeurs dans le sens de la fierté raciale et de la conscience raciale» [Notker Hammerstein, Antisemitismus und deutsche Universitäten 1871–1933, Campus Verlag, Francfort, 1995, p. 93].
  84. Karl Camillo Schneider (1867–1943), très important zoologue exerçant à l’Université de Vienne, mais partisan de la parapsychologie et de la biologie vitaliste. S’intéressant de plus en plus à l’occultisme, il entra en conflit avec le rectorat de l’université. En 1931, aux funérailles du botaniste Richard Wettstein, il tira sur l’ancien doyen (et paléontologue) Othenio Abel, attentat qui échoua. Il échappa à une condamnation et à une procédure disciplinaire, puisque l’enquête judiciaire préliminaire de 1932 conclut à des troubles psychiatriques au moment des faits. Sa carrière de zoologue s’achevait.
  85. Charles Davenport (1866-1944), biologiste et eugéniste, chercheur dans les domaines de la variation, de l’hybridation et de la sélection naturelle, était l’un des représentants du mouvement eugénique américain. Il fonda la Fédération internationale des organisations eugéniques (IFEO) en 1925, la Commission sur la bâtardise et le métissage en 1927, souhaitant mettre en place un Institut mondial des métissages, donc de surveillance rigoureuse des «races». Il émit des hypothèses racistes et classistes visant à prouver l’inaptitude foncière de larges couches de la population américaine que Davenport et ses partisans considéraient comme «dégénérées». Après l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne, Davenport maintint des liens avec diverses institutions et publications nazies et pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1939, il donna sa contribution à une Festschrift en l’honneur d’Otto Reche (1879-1966), qui était devenu une pièce importante du plan nazi visant à supprimer les populations considérées comme «inférieures» en Allemagne orientale et en Pologne.
  86. Edward Murray East (1879-1938), généticien, botaniste, agronome et eugéniste américain. Influencé par Malthus, il préconisa le contrôle des naissances et de la politique d’immigration. E. M. East a écrit deux ouvrages majeurs sur l’eugénisme, Mankind at the Crossroads (1923) et Heredity and Human Affairs (1927), dans lesquels il a comparé les groupes humains en fonction des catégories raciales de l’époque. Dans le livre Heredity and Human Affairs (1927), il s’opposait violemment aux métissages au sein de l’espèce humaine, proclamant que «la race noire dans son ensemble possède des qualités transmissibles indésirables, tant physiques que mentales, qui semblent justifier non seulement un cordon mais un large fossé, à préserver en permanence, entre cette race et la race blanche».
  87. Herman Bernhard Lundborg (1868-1944), neuropsychiatre, théoricien racialiste suédois, est le fondateur de l’Institut d’État pour la biologie raciale d’Uppsala, qu’il dirigea de 1922 à 1935. Partisan de «stérilisations eugéniques», il soutint que certains groupes ethniques étaient «racialement inaptes», tels les Lapons, les Noirs et les Juifs.
  88. Fritz Lenz (1887-1976), médecin allemand, anthropologue, généticien et hygiéniste, titulaire d’une chaire d’hygiène raciale à l’Université de Munich, membre du parti nazi de 1937 à 1945. Célébré, dès 1923, par le mouvement nazi, Lenz demande en 1931 «la stérilisation du tiers des plus incapables» de la population allemande. Il soutient naturellement la prise du pouvoir par le nazisme, devenant membre du Conseil consultatif d’experts pour la politique en matière de population et de race du ministère de l’Intérieur du Reich. En octobre 1940, il participa (comme conseiller) aux délibérations médicales en vue d’adopter une loi sur l’euthanasie, loi qui ne fut pas promulguée, l’assassinat des handicapés étant d’ailleurs largement pratiqué par les médecins nazis. À la chute du nazisme, il put rapidement reprendre ses activités d’enseignant, mais sous une forme plus «neutre» : il devint professeur extraordinaire, puis à partir de 1952 professeur titulaire de la chaire d’hérédité humaine à l’Université de Göttingen. Même après 1946, il s’exprima pour une large sélection des races humaines, selon lui scientifiquement prouvée. Poussé dans ses retranchements, il osa affirmer dans une lettre écrite en 1951 : «Le sort qui a frappé des millions de Juifs m’a douloureusement affecté»…
  89. Hans Driesch (1867-1941), philosophe et biologiste allemand. Vitaliste et théosophe, il utilisa la philosophie d’Aristote pour affirmer que l’autonomie de la vie était une sorte d’«entéléchie». À partir de 1924, il s’engagea pour la parapsychologie, devenant en 1926–1927 président de la Society for Psychical Research. Pacifiste et hostile au nazisme, il fut mis à la retraite et exclu de l’enseignement supérieur.
  90. Darwin, De la Variation des animaux et des plantes, sous l’action de la domestication, C. Reinwald, Paris, 1868, p. 2 (traduit par J.J. Moulinié, préface de Carl Vogt). Boukharine «oublie» de mentionner l’importante suite du raisonnement : «C’est une erreur que de se figurer l’homme cherchant à influencer la nature, pour causer la variabilité. Si les êtres organisés n’avaient pas en eux-mêmes une tendance inhérente à varier, l’homme n’aurait jamais pu rien faire».
  91. En 1931, lors du Congrès international de l’histoire des sciences et des techniques de Londres, Boukharine avait déjà exalté cette conception de l’optimisme social révolutionnaire : «contre les métaphysiques religieuses, le matérialisme dialectique en progrès; contre la contemplation intuitive en déclin, l’activité pratique de connaissance; contre l’envol vers des cieux méta-empiriques inexistants, la maîtrise sociologique de toutes les idéologies; contre l’idéologie du pessimisme, du désespoir, du destin, du fatum, l’optimisme révolutionnaire qui bouleverse le monde entier» [https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1931/07/theorie.htm].
  92. Klikouch est un génitif pluriel féminin. Pour Boukharine les hystériques («les hurleuses») sont toujours du genre féminin…
  93. Telle est la signature officielle adoptée par Boukharine en 1935 dans sa co-édition (avec Vavilov) de l’Origine des espèces.