I. Critique de l'enseignement bourgeois

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Les travailleurs des manufactures anglaises furent les premiers champions de la classe ouvrière moderne en général, et leurs théoriciens furent les premiers à s’attaquer à la théorie du capital.

Quand Robert Owen, aussitôt après les dix premières années du XIXe siècle, défendant la nécessité d’une limitation de la journée de travail non seulement en théorie, mais encore en pratique, instaura la journée de travail de 10 heures dans sa fabrique de New-Lanark, on se moqua de cette innovation comme d’une utopie communiste. Ensuite, on persifla de même sa « combinaison du travail productif avec l’éducation des enfants » et les coopératives ouvrières de production qu’il appela le premier à la vie. Aujourd’hui, la première de ces utopies est une loi de l’État, la seconde figure comme phrase officielle dans toutes les lois de fabrique, et la troisième va jusqu’à servir de couverture à des manœuvres réactionnaires.

MARX, Le Capital, I, chap. « La Journée de travail ».

En partant de l’intuition d’un adolescent[modifier le wikicode]

C’est la nature même qui a prescrit à l’animal le champ d’activité dans lequel il doit évoluer, et il s’y meut tranquillement, sans chercher à l’outrepasser, voire sans en flairer d’autre [1]. La Divinité a pourvu l’homme aussi d’une finalité générale : l’ennoblissement de l’humanité et de lui-même, mais elle lui a laissé le choix de découvrir lui-même les moyens par lesquels il pourrait y parvenir ; elle lui laisse le soin de déterminer dans la société la voie par laquelle il pourrait le mieux s’élever lui-même et travailler à élever aussi la société.

Cette faculté de choisir est un grand privilège de l’homme au sein de la création, mais c’est en même temps un fait susceptible de détruire toute sa vie, de mettre en échec tous ses plans et de le rendre malheureux. Réfléchir sérieusement à ce choix est donc, à coup sûr, le premier devoir d’un adolescent, à l’aube de sa carrière, s’il ne veut pas abandonner au hasard ses affaires capitales.

Chacun poursuit un but, et celui-ci apparaît grand, au moins pour lui, lorsque la conviction la plus profonde et la voix la plus intime dans le cœur le lui suggèrent [2], car la Divinité n’abandonne jamais sans guide notre monde : elle parle discrètement, mais sûrement.

Mais facilement sa voix est couverte par les clameurs, et ce que nous considérons avec enthousiasme peut n’être engendré que par l’instant qu’un autre instant viendra détruire. Notre imagination s’exalte peut-être, nos sentiments s’enflamment, des images trompeuses dansent devant nos yeux, et nous nous précipitons avidement sur le but, dont nous estimons que Dieu lui-même nous l’a montré. Mais ce que nous avons passionnément étreint nous rebute bientôt – et nous voyons sombrer toute notre vie.

C’est donc sérieusement qu’il faut examiner si nous avons vraiment de l’enthousiasme pour un état, si une voix intérieure approuve ce choix, ou bien si ce que nous avons considéré avec enthousiasme comme un appel supérieur n’est qu’une illusion, une tromperie que nous nous serions faite à nous-même. Or comment parvenir à le reconnaître, sinon en recherchant la source de notre enthousiasme ?

Ce qui est grand projette ses feux ; son éclat éveille l’ambition – et celle-ci peut être la racine de notre enthousiasme ou de ce que nous avons pris pour ce sentiment. Mais celui qui est entraîné par la rage de l’ambition, la raison ne peut le dompter, et il se précipitera vers le but que lui indique sa passion déchaînée : il ne choisit plus sa profession, ce sont le hasard et les apparences qui le déterminent.

Or notre vocation ne sera pas du tout là où nous pourrons briller le plus. En effet, après de longues années, nous trouverait-elle toujours aussi actif, rempli de zèle et d’enthousiasme ? Et n’aurions-nous pas constaté bientôt que nos désirs ne s’accomplissent pas et que nos idées demeurent lettre morte : alors nous haïrions et maudirions Dieu et les hommes.

Mais ce n’est pas uniquement l’ambition qui peut susciter un enthousiasme soudain pour un état. Peut-être l’imagination nous a paré celui-ci de mille fleurs, et peut-être l’a-t-il présenté comme le bien le plus haut que la vie puisse nous offrir ? Nous ne l’avons pas analysé, nos épaules n’ont pas essayé ce fardeau, cette responsabilité : nous ne l’avons vu qu’à distance – et nous voilà illusionnés.

Notre propre raison ne saurait nous conseiller ici. En effet, ni l’expérience ni l’observation profonde ne lui viendraient en aide, tandis que nos sentiments la trompent et notre imagination l’aveugle. Mais alors vers qui tourner nos yeux, d’où vient le recours – si la raison nous abandonne ?

Notre cœur nous indique nos parents, qui ont déjà parcouru le chemin de l’existence et connaissent les rigueurs du destin.

Et si, après avoir examiné, la tête froide, les charges et les devoirs de notre future carrière, si alors persiste notre enthousiasme, plus rien alors ne s’oppose à ce que nous l’embrassions pleinement – l’enthousiasme et la précipitation ne peuvent plus nous illusionner.

Mais nous ne pouvons pas toujours adopter la carrière qui nous attire : nos rapports avec la société ont, dans une certaine mesure, commencé avant que nous puissions les déterminer.

Et souvent le milieu physique réclame-t-il cruellement ses droits dans notre choix, et nul ne peut dédaigner ses injonctions. Certes, nous pouvons passer outre, mais toute notre vie risque alors de n’être plus qu’un douloureux combat entre les principes du corps et ceux de l’esprit – et nous sombrons d’autant plus sûrement que nous avons osé édifier une construction illusoire sur des ruines vermoulues. Comment celui qui ne sait apaiser ses propres conflits intérieurs affronterait-il l’assaut sauvage de la vie ? De la sérénité seule peuvent naître de grandes et belles actions. C’est la terre sur laquelle mûrissent les beaux fruits.

Même si une constitution physique inadéquate à notre vocation peut abréger et assombrir son exercice, la conscience de sacrifier notre bien-être à notre devoir nous soutient – et même nos actions débiles ne manqueront pas de vigueur. En revanche, si nous optons pour un état pour lequel nous n’avons pas de qualités, nous ne pourrons jamais l’exercer dignement : nous serons bientôt amenés à avoir honte de notre propre incapacité, de notre inutilité dans la création, de notre échec comme membre de la société. La conséquence naturelle en sera alors le mépris de soi-même. Or quel sentiment peut être plus douloureux, plus imperméable aux consolations de ceux qui nous entourent ? Le mépris de soi est comme un serpent qui ronge notre poitrine, suce le sang vital de notre cœur et y instille le poison de la misanthropie et du désespoir.

Si nous nous trompons sur nos dons dans le choix de notre carrière, cette erreur retombera sur nous-mêmes, et la sanction suscitera en nous plus de peine que tous les blâmes de l’univers.

Une fois ceci bien pesé, et si les conditions qui règlent notre existence nous permettent de choisir n’importe quel état, nous devrions embrasser celui qu’il nous sera donné d’exercer le plus dignement et qui se fonde sur les idées dont nous sommes persuadés de la vérité, afin de nous donner le champ le plus vaste pour œuvrer au bien de l’humanité et de nous rapprocher nous-mêmes de ce bien général pour lequel la carrière n’est plus qu’un moyen – la perfection.

La dignité est ce qui élève davantage l’homme et confère à ses actes et ses aspirations une noblesse supérieure. Elle le rend invulnérable et l’élève au-dessus de la foule admiratrice.

Or seule une profession qui n’exige pas de nous transformer en instrument servile, mais nous permet d’agir dans notre sphère, en toute indépendance, est susceptible d’assurer une dignité. En aucun cas, elle ne doit nous inciter, ne fût-ce qu’en apparence, à des actes répréhensibles. Les meilleurs d’entre nous doivent pouvoir la choisir avec une noble fierté. L’état qui assure tout cela au maximum n’est pas forcément le plus élevé, mais est toujours le meilleur.

Mais de même qu’une profession sans dignité nous dégrade, de même nous finirions par être écrasés sous le poids de celle qui reposerait sur des idées s’avérant fausses par la suite.

Alors il n’y aurait pas d’autre secours que l’illusion, mais quel salut désespéré qu’une illusion entretenue par nous-même !

Les professions qui ne sont pas directement greffées sur la vie, mais tournent autour d’idées abstraites, risquent de fausser dangereusement le choix de l’adolescent, dont les principes sont encore peu solides, et les convictions instables et facilement ébranlables, surtout lorsqu’elles apparaissent les plus élevées, qu’elles ont pris racine profondément dans les désirs et que nous jugeons qu’elles méritent le sacrifice de notre vie et de nos aspirations en raison des idées qui y prévalent.

Elles peuvent combler d’aise ceux qui en possèdent la vocation, mais anéantissent ceux qui les choisissent avec trop de hâte, sans réfléchir, sous l’emprise du moment.

En revanche, une haute opinion des idées qui fondent notre carrière nous assure un point de vue supérieur dans la société, nous vaut une dignité plus grande et rend nos actes inébranlables.

Celui qui embrasse une carrière qu’il estime le plus tremblera de s’en rendre indigne : il agira noblement, ne serait-ce que parce que sa condition dans la société sera noble.

L’idée maîtresse qui doit nous guider dans le choix d’un état, c’est le bien de l’humanité et notre propre épanouissement. Que l’on ne nous objecte pas que ces deux intérêts s’opposent nécessairement, que l’un doit fatalement ruiner l’autre. On voit, au contraire, que la nature humaine est ainsi faite qu’elle ne peut atteindre sa perfection qu’en agissant pour le bien et la perfection de l’humanité.

Si l’on ne crée que pour soi-même, on pourra certes devenir un savant célèbre, un grand philosophe, un remarquable poète, mais jamais un homme épanoui, vraiment grand.

L’histoire retient parmi les plus grands ceux qui, en agissant dans le sens de l’intérêt commun, se sont rendus meilleurs eux-mêmes ! L’expérience répute pour le plus heureux celui qui a rendu heureux le plus grand nombre. Même la religion enseigne que tous ceux qui se sacrifient pour l’humanité poursuivent un idéal – et qui oserait contredire de telles visions ?

Lorsque nous aurons choisi l’état qui nous permettra d’œuvrer le plus au bien de l’humanité, nous ne pourrons jamais plier sous son fardeau, car les sacrifices consentis le seront pour le bien de tous. Alors nous ne jouirons pas d’une joie dérisoire, bornée et égoïste, mais notre bonheur sera partagé par des millions d’êtres humains ; nos actions vivront, silencieuses mais éternelles, et nos cendres seront arrosées par les larmes brûlantes de nobles êtres humains.

Critique de l’enseignement officiel et des examens[modifier le wikicode]

La bureaucratie est un cercle, dont nul ne peut s’extraire [3]. Sa hiérarchie est celle du savoir. La tête confie aux sphères inférieures le soin de connaître le détail, en échange de quoi les sphères inférieures cèdent au sommet l’intelligence du général – et tous deux se donnent de la sorte mutuellement le change.

La bureaucratie est l’État imaginaire flanquant l’État réel, c’est le spiritualisme de l’État. Toute chose obtient de la sorte une double signification – l’une réelle, l’autre bureaucratique. Il en est ainsi de la volonté, par exemple.

Ce qui est réel est en conséquence traité bureaucratiquement, c’est-à-dire comme une chose spirituelle, de l’au-delà. La bureaucratie tient en sa possession l’État, l’être spirituel de la société : c’est sa propriété privée [4].

L’esprit universel de la bureaucratie est le secret, le mystère ; en tant que corporation close, elle le conserve pour elle-même face à l’extérieur, grâce à la hiérarchie qu’elle représente. L’ouverture d’esprit ou des mentalités par rapport à l’État apparaît en conséquence comme une trahison de ce mystère, si bien que l’autorité devient le principe de son savoir, et l’idolâtrie de l’autorité est son esprit. En son sein, le spiritualisme devient matérialisme le plus crasse, le matérialisme de l’obéissance passive, de la foi en l’autorité, du mécanisme d’une activité rigide et formelle, de principes, de conceptions et de traditions figées.

Pour le bureaucrate pris à part, le but de l’État devient son but privé, et c’est la chasse au poste supérieur : il s’agit pour lui de faire carrière. Premièrement, il considère la vie réelle comme matérielle, car l’esprit de cette vie trouve dans la bureaucratie une existence abstraite de la vie réelle.

Il faut donc que la bureaucratie tende à rendre la vie aussi matérielle que possible. Deuxièmement, la vie devient matérielle pour lui dans la mesure où elle subit un traitement bureaucratique, car son esprit lui est prescrit, son but se trouvant en dehors de lui et son existence étant celle du bureau. L’État n’existe plus que sous la forme des divers esprits bureaucratiques et fixes, dont la cohésion est maintenue par la subordination et l’obéissance passive. La science véritable apparaît comme dénuée de contenu, de même que la vie authentique apparaît comme morte, puisque c’est cette science imaginaire et cette vie imaginaire qui passent pour essentielles. Le bureaucrate doit donc procéder en jésuite avec l’État réel, et peu importe que ce jésuitisme soit conscient ou non. Cependant il doit devenir conscient, dès lors qu’il s’aperçoit de ce côté antinomique – et alors il devient jésuite patent et voulu...

L’identité que Hegel a construite entre la société bourgeoise et l’État est celle de deux armées ennemies, dont chaque soldat a la « possibilité » de devenir membre de l’armée « ennemie », en « désertant » – et, de fait, Hegel décrit ainsi exactement les conditions pratiques d’aujourd’hui.

Il en est de même de sa construction des « examens ». Dans un État raisonnable, il faudrait bien plutôt un examen pour devenir cordonnier que fonctionnaire d’État, car la cordonnerie est un savoir-faire sans lequel on peut être un bon citoyen et un homme social. Or il se trouve que l’indispensable « savoir d’État » (nul n’est censé ignorer la loi) est une condition sans laquelle on vit en dehors de l’État, en étant coupé de soi-même et de tout, comme suspendu dans les airs. Or donc l’examen n’est qu’une formule de franc-maçon, la reconnaissance légale du savoir étatique comme privilège.

La « connexion » de la « fonction d’État » et de l’« individu », ce lien objectif entre le savoir de la société civile et le savoir de l’État, l’examen, n’est rien d’autre que le baptême bureaucratique de la science, la reconnaissance officielle de la transsubstantiation de la science profane en science sacrée : chaque examen, implique comme allant, de soi, que l’examinateur sache tout. On n’a pas connaissance de ce que les citoyens grecs ou romains aient passé des examens.

Critique de la spécialisation[modifier le wikicode]

Pour Stirner, toutes les qualités sont données et peu lui importe d’où elles proviennent [5]. Point n’est donc besoin de les développer, ni, par exemple, d’apprendre à danser pour dominer ses pas, ni d’exercer son esprit sur des matériaux qui ne sont pas donnés à tout le monde et que, dans les conditions actuelles, tout le monde ne peut se procurer pour maîtriser sa pensée ; inutile, en un mot, de se soucier des conditions matérielles, dont dépend, en réalité, la mesure dans laquelle un individu peut se développer.

Toutes les capacités étant données, Stirner ne peut que substituer une capacité à l’autre, en étouffant toutes les autres pour en développer une seule. C’est dire qu’il laisse les qualités à l’état de simple virtualité, lorsque l’une d’entre elles se développe librement, pour autant que les conditions matérielles du monde en permettent le développement. Ainsi l’écrivain Stirner développe de façon continue une somme de connaissances, du fait que, grâce à la division du travail, il peut s’adonner essentiellement à une seule passion, par exemple celle d’écrire des livres.

Or il est insensé de supposer – comme le fait saint Max – qu’on puisse satisfaire une passion séparément de toutes les autres et qu’on puisse la satisfaire sans se satisfaire soi, c’est-à-dire l’individu vivant tout entier. Sa passion, à lui, revêt un caractère abstrait, détaché des choses, puisqu’elle s’oppose à lui comme une puissance étrangère, la satisfaction de l’individu apparaissant comme la satisfaction unilatérale d’une passion du singulier. Cependant, la faute n’en incombe nullement à la conscience ou à la « bonne volonté », et moins encore au manque de réflexion sur le concept de la capacité, comme Stirner se le figure.

La cause s’en trouve, non pas dans la conscience, mais dans l’être, non pas dans la pensée, mais dans la vie. La cause en est dans l’évolution empirique de la vie des individus, c’est-à-dire dans les conditions matérielles du monde. Dès lors que les circonstances dans lesquelles cet individu vit ne lui permettent que le développement unilatéral d’une faculté aux dépens de toutes les autres et ne lui fournissent que la matière et le temps nécessaires au développement de cette seule faculté, cet individu ne parviendra qu’à un développement unilatéral et mutilé. Nulle prédication moralisante n’y changera rien.

Le mode par lequel cette faculté privilégiée est développée résulte à son tour de la matière qui lui est offerte pour sa formation, d’une part, et du degré et mode dont toutes les autres facultés sont suffoquées. C’est précisément parce que la pensée est la pensée de tel individu déterminé qu’elle est et reste sa pensée, déterminée par son individualité et les conditions dans lesquelles il vit. Il n’a donc pas besoin de faire d’abord le détour d’une longue réflexion sur la pensée en soi pour déclarer que sa pensée est bien la sienne propre, sa propriété [6], car n’est-elle pas a priori la sienne propre, individuellement déterminée, exprimant sa particularité ? C’est précisément cette particularité qui s’est développé chez saint Sancho comme son « contraire », particularité « en soi ». En revanche, chez un individu, par exemple, dont la vie embrasse un large cercle d’activités diverses et de relations pratiques avec le monde, et mène donc une vie multiforme, la pensée revêt le même caractère d’universalité que toute autre démarche de cet individu. Elle ne se fixe donc pas en pensée abstraite, et n’a pas besoin non plus d’amples artifices de la réflexion, lorsque l’individu passe de la pensée à une autre manifestation de sa vie. Elle est toujours, d’emblée, un moment de la vie qui, selon le besoin, s’évanouit et se reproduit dans la vie complexe de l’individu.

À l’inverse, chez un maître d’école ou un écrivain qui n’est pas sorti de Berlin, l’activité se borne, d’une part, à un travail ingrat et, d’autre part, aux jouissances de l’esprit [7]. Et, de fait, son univers s’étend de Moabit à Köpenick et s’achève à la porte de Hambourg [8], comme si un mur de planches le condamnait. Ses relations avec ce monde sont réduites au minimum de par sa misérable situation matérielle. Aussi est-il inéluctable chez un tel individu, dès lors qu’il éprouve le besoin de penser, que sa pensée prenne un tour aussi abstrait que lui-même et son existence [9]. Il est inévitable que, face à cet individu sans défense, la pensée se convertisse en puissance figée, dont l’activité offre à l’individu la possibilité de s’évader pour un instant de ce « monde mauvais » qui est le sien, la possibilité d’une jouissance momentanée. Chez un tel individu, les quelques rares velléités qui subsistent encore et dérivent moins du commerce des hommes que de sa constitution physique, ne se manifestent que par répercussion. C’est dire qu’elles prennent, dans le cadre de leur développement étriqué, le même caractère unilatéral et brutal que sa pensée : elles ne surgissent qu’à de longs intervalles et stimulées par le bouillonnement du désir prédominant (mû par des causes directement physiques, par exemple la compression du bas-ventre[10]) . Elles le font alors avec violence, avec véhémence, en refoulant de la façon la plus brutale les désirs naturels ordinaires et conduisent à une soumission encore accrue à la pensée. Que la pensée d’un maître d’école réfléchisse ce fait empirique de manière pédante et en fasse un objet de ratiocinations, voilà qui va de soi. Mais la simple mention du fait que Stirner « crée » ses facultés ne suffit pas à expliquer leur développement spécifique. Dans quelle mesure ces facultés ont un développement local ou universel, dépassent les bornes locales ou en restent prisonnières, c’est ce qui ne dépend pas de lui, mais de l’évolution mondiale et de la part qu’il y prend, lui et la localité où il vit. Ce qui donne aux individus la possibilité de surmonter leur étroitesse locale, en certaines circonstances favorables, ce n’est pas le fait que dans leur réflexion ils s’imaginent ou se proposent de dissoudre ces limitations, mais que, dans leur réalité matérielle et déterminée par des besoins matériels, ils sont parvenus à produire un système d’échanges à l’échelle du monde.

Promulgation de la loi sur l’enseignement obligatoire pour tous[modifier le wikicode]

La dégradation des mœurs provoquée par l’exploitation capitaliste du travail des femmes et des enfants a été décrite jusque dans ses derniers détails par Fr. Engels, dans son ouvrage sur La Situation des classes ouvrières en Angleterre, et d’autres écrivains qu’il me suffit ici de mentionner [11]. L’atrophie intellectuelle produite artificiellement chez les adolescents en voie de formation par leur transformation en simples machines à fabriquer de la plus-value doit être soigneusement distinguée de l’ignorance naturelle qui laisse l’esprit en friche, sans corrompre sa faculté de développement, ni sa fertilité naturelle. Le Parlement anglais se crut à la fin forcé de remédier à cet état de choses, en faisant de l’instruction élémentaire la condition légale de l’utilisation « productive » des enfants au-dessous de quatorze ans dans toutes les in-dustries soumises aux lois de fabrique. L’esprit de la production capitaliste apparaît en pleine lumière dans la rédaction des articles de ces lois concernant la soi-disant instruction, étant donné d’abord l’absence de tout appareil administratif, absence qui rend illusoire en grande partie le caractère obligatoire de cet enseignement, ensuite l’opposition des fabricants mêmes à une loi semblable, et enfin leurs subterfuges et faux-fuyants pour l’éluder dans la pratique [12].

« Le législateur seul est à blâmer, parce qu’il a promulgué une loi menteuse (delusive law) qui, sous l’apparence de pourvoir à l’éducation des enfants ne renferme, en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation du but proclamé. Il ne détermine rien, sinon que les enfants doivent être tenus enfermés un certain nombre d’heures – trois – par jour entre les quatre murs d’un local baptisé école, et que les employeurs de ces enfants auront à réclamer un certificat de scolarité chaque semaine d’une personne qui le signera à titre de maître ou de maîtresse d’école [13]. »

Avant la promulgation de la loi de fabrique amendée de 1844, une foule de ces certificats de scolarité signés d’une croix prouvaient que les instituteurs ou institutrices ne savaient même pas écrire : « Lors d’une visite que je fis à une école qui délivrait de tels certificats, je fus tellement choqué de l’ignorance du maître que je lui dis : “ Pardon, Monsieur, mais savez-vous lire ? “ “ Ouais, un p’tit peu “, telle fut sa réponse ; et pour se justifier, il ajouta : “ Dans tous les cas, j’en sais plus que mes écoliers ! “ »

Lors de la discussion préalable à la loi de 1844, les inspecteurs de fabrique dénoncèrent l’état piteux des prétendues écoles, dont ils devaient déclarer les certificats pleinement valables du point de vue légal. Tout ce qu’ils obtinrent, c’est qu’à partir de 1844 « les chiffres inscrits sur les certificats, ainsi que les nom et prénoms des instituteurs, devaient être écrits de la propre main de ces derniers [14].

Sir John Kincaid, inspecteur de fabrique pour l’Écosse, cite maints faits du même genre : « La première école que nous visitâmes était tenue par une cer-taine Mrs. Ann Killin. Lorsque je lui demandai d’épeler son nom, elle commit tout de suite une bévue en commençant par la lettre C ; mais elle se corrigea aussitôt, et dit que son nom commençait par un K. Mais, en examinant sa si-gnature dans les certificats de scolarité, je remarquai cependant qu’elle l’écri-vait de différentes manières et que son écriture ne laissait aucun doute sur son incapacité d’enseigner. Elle avoua elle-même qu’elle ne savait pas tenir son registre... Dans une seconde école, je trouvai une salle, longue de 15 pieds et large de 10, où je comptai 75 écoliers qui piaillaient un baragouin inintelligible [15]. » « Mais il n’y a pas seulement ces horribles tanières, où les enfants obtiennent des certificats, mais non de l’instruction ; il y a beaucoup d’écoles où le maître est compétent, mais ses efforts échouent presque complètement face au fouillis inextricable d’enfants de tout âge, à partir de trois ans. Ses appointements, dans le meilleur cas, misérables, dépendent entièrement du nombre de pence qu’il reçoit, soit de la quantité d’enfants qu’il lui est possible de fourrer dans un local. Et, pour comble, un misérable ameublement, un manque de livres et de tout autre matériel d’enseignement, et l’influence pernicieuse d’une atmosphère confinée et viciée sur les pauvres enfants. Je me suis trouvé dans beaucoup d’écoles semblables où je voyais des rangées entières d’enfants qui ne faisaient absolument rien ; et voilà ce qu’on appelle fréquenter l’école, et ce sont de tels enfants qui figurent comme éduqués (educated) dans la statistique officielle . »

En Écosse, les fabricants cherchent à se passer le plus possible des enfants soumis à l’obligation scolaire : « Cela suffit à démontrer la grande aversion que leur inspirent les articles de la loi sur l’instruction [16]. »

Tout cela devient d’un grotesque effroyable dans les imprimeries sur coton, laine, etc., qui sont réglées par des lois de fabrique particulières : d’après les arrêtés de la loi, « chaque enfant avant d’entrer dans une fabrique de ce genre doit avoir fréquenté l’école au moins 30 jours et pas moins de 150 heures pendant les 6 mois qui précédent le premier jour de son emploi. Une fois au travail, il doit également fréquenter l’école 30 jours et 150 heures dans le courant d’un des deux semestres de l’année... Il doit fréquenter l’école entre 8 heures du matin et 6 heures du soir. Aucune leçon de moins de 2 heures 1/2 ou de plus de 5 heures dans le même jour ne doit être comptée comme faisant partie des 150 heures. Dans les circonstances ordinaires, les enfants vont, 5 heures par jour, à l’école avant et après midi pendant 30 jours, et, après ces 30 jours, quand la somme de 150 heures est atteinte, quand – pour parler leur propre langue – ils ont fini leur livre, ils retournent à la fabrique où ils restent 6 mois jusqu’à l’échéance d’un nouveau terme, et alors ils retournent à l’école jusqu’à ce que leur « livre soit de nouveau fini », et ainsi de suite... Beaucoup de garçons qui ont fréquenté l’école pendant les 150 heures prescrites se retrouvent exactement au même point au bout de 6 mois de leur séjour dans la fabrique qu’au point de départ ; ils ont naturellement oublié tout ce qu’ils avaient appris auparavant. Dans d’autres imprimeries sur coton, la fréquentation de l’école dépend tout à fait des exigences du travail dans la fabrique. Le nombre d’heures de rigueur y est acquitté dans chaque période de 6 mois par des acomptes de 3 à 4 heures à la fois, disséminés sur tout le semestre. L’enfant, par exemple, se rend à l’école un jour de 8 à 11 heures du matin, un autre jour de 1 à 4 heures de l’après-midi, puis il s’en absente pendant toute une série de jours pour y revenir ensuite de 3 à 6 heures de l’après-midi pendant 3 ou 4 jours de suite ou pendant une semaine. Il disparaît de nouveau trois semaines ou un mois, puis revient pour quelques heures certains jours chômés, quand par hasard son employeur n’a pas besoin de lui. L’enfant est ainsi ballotté de l’école à la fabrique et de la fabrique à l’école, jusqu’à ce que le total des 150 heures soit acquitté [17]. »

Avec l’incorporation massive d’enfants et de femmes au personnel des fabriques, la machine réussit enfin à briser la résistance que le travailleur mâle opposait encore dans la manufacture au despotisme du capital [18].

L’instruction bourgeoise des ouvriers[modifier le wikicode]

On voit ce qu’ont fait la bourgeoisie et l’État pour l’éducation et l’instruction de la classe laborieuse [19]. Par chance, les conditions dans lesquelles vit cette classe lui assurent une formation pratique, qui non seulement remplace tout le fatras scolaire, mais encore neutralise l’effet pernicieux des idées religieuses confuses dont est assorti l’enseignement – et c’est ce qui place même les ouvriers à la tête du mouvement de toute l’Angleterre. La misère n’apprend pas seulement à l’homme à prier, mais encore bien plus : à penser et à agir. Mais le travailleur anglais, qui sait tout juste lire et à peine écrire, sait néanmoins de manière très claire quel est son propre intérêt et celui de tout le pays – il sait aussi quel est l’intérêt spécifique de la bourgeoisie, et ce qu’il peut en attendre. Même s’il ne sait guère écrire, il sait parler – et parler en public. S’il ne sait pas compter, il en sait cependant assez pour opérer, avec les notions d’économie politique, les calculs qu’il faut pour percer à jour et réfuter les bourgeois qui prétendent abolir la loi sur les grains afin de faire baisser son salaire. Si, au grand désespoir des prêtres zélés, les questions célestes restent pour lui tout à fait obscures, il n’en est que plus éclairé sur les questions terrestres, politiques et sociales. Nous aurons encore l’occasion d’en reparler. Abordons maintenant le portrait moral de nos travailleurs.

Il saute aux yeux que l’instruction morale qui, dans toutes les écoles anglaises, est amalgamée à l’instruction religieuse, ne saurait être plus efficace que cette dernière. Les principes élémentaires qui, pour l’être humain, règlent les rapports de l’homme à l’homme sombrent déjà dans la plus terrible des confusions, ne serait-ce que parce que les rapports sociaux impliquent la guerre de tous contre tous. Or ils doivent nécessairement rester totalement obscurs et étrangers à l’ouvrier inculte, quand on les lui expose sous forme de dogmes inextricablement mêlés à la religion, et sous la forme incompréhensible d’un impératif arbitraire, dénué de fondement.

De l’aveu de toutes les autorités, en particulier de la Commission sur l’emploi des enfants, les écoles ne contribuent à peu près en rien à la moralité de la classe laborieuse. La bourgeoisie anglaise est si impitoyable, si stupide et si bornée dans son égoïsme, qu’elle ne se donne pas même la peine d’inculquer aux ouvriers la morale actuelle, que la bourgeoisie s’est pourtant confectionnée dans son propre intérêt et pour sa propre défense ! Même cette préoccupation d’elle-même semble donner trop de peine à cette bourgeoisie qui est de plus en plus avachie et veule ; même cela lui semble superflu. Certes, il viendra un moment où elle regrettera – trop tard – sa négligence . Mais elle n’a pas le droit de se plaindre si les travailleurs ignorent cette morale et n’en tiennent pas compte.

C’est ainsi que les ouvriers sont mis à l’écart et négligés par la classe au pouvoir au plan moral comme ils le sont aux plans physique et intellectuel. Le seul intérêt qu’on leur porte encore se manifeste par la loi, qui les agrippe dès qu’ils s’en prennent d’un peu trop près à la bourgeoisie ; de même qu’envers les animaux dépourvus de raison, on n’utilise pour eux qu’un seul moyen d’éducation : le fouet, la force brutale qui ne convainc pas, mais ne fait qu’intimider. Il n’est donc pas étonnant que les ouvriers, qu’on traite comme des bêtes, deviennent vraiment des bêtes, ou bien qu’ils n’aient, pour sauvegarder leur conscience d’hommes et le sentiment qu’ils sont des êtres humains, que la haine la plus farouche, qu’une rage intérieure permanente contre la bourgeoisie au pouvoir. De fait, ils ne sont des hommes qu’autant qu’ils éprouvent de la colère contre la classe dominante : ils deviennent bestiaux, dès qu’ils s’accommodent patiemment de leur joug, en cherchant seulement à rendre agréable leur vie sans chercher à briser leur joug [20].

Les bourgeois anglais sont d’excellents hommes d’affaires, et ils voient plus loin que les professeurs allemands [21]. Ce n’est qu’à contrecœur qu’ils envisageaient de partager le pouvoir avec la classe ouvrière. À l’époque du chartisme, ils avaient appris de quoi était capable cet enfant robuste et malicieux qu’est le peuple. Depuis lors, la plus grande partie de la Charte populaire leur avait été imposée en devenant la loi du pays. Maintenant, plus que jamais, il fallait tenir en bride le peuple par des moyens moraux. Or, le premier et le principal moyen d’action sur les masses est et reste encore la religion. C’est ce qui explique que les curés ont la majorité au sein des autorités scolaires, que la bourgeoisie s’impose toujours plus de dépenses pour encourager toutes les sortes de démagogie dévote, depuis le ritualisme jusqu’à l’armée du salut [22].

Signification historique de l’obligation scolaire pour tous[modifier le wikicode]

La Prusse avait, sur d’autres grandes puissances, l’avantage de deux bonnes institutions : le service militaire obligatoire et l’instruction élémentaire pour tous [23]. Elle les avait créées au moment du plus grand péril [24], et elle se contenta, aux jours meilleurs, de les dépouiller de ce qu’elles pouvaient avoir de dangereux, soit en négligeant leur administration, soit en restreignant volontairement leur champ d’application. Quoi qu’il en soit, elles continuaient d’exister sur le papier, de sorte que la Prusse gardait la possibilité de développer l’énergie potentielle qui sommeillait doucement dans la masse populaire, mais qui, au moment voulu, dépasserait celle de tout autre pays ayant une population du même ordre.

La bourgeoisie trouvait son intérêt dans tout cela ; l’obligation personnelle du service militaire d’un an qui touchait aussi les fils de bourgeois, était libérale et assez facile à tourner par des pots de vin dans les années 1840, d’autant plus que le gouvernement n’attachait que peu de prix aux officiers de l’armée de ligne recrutés dans les milieux commerçants et industriels.

L’instruction obligatoire, qui fournit à la Prusse un grand nombre d’individus pourvus de connaissances élémentaires et des écoles moyennes pour la bourgeoisie, était au plus haut point profitable à la bourgeoisie. Avec le progrès de la grande industrie, elle finit même par être insuffisante. Encore à l’époque du Kulturkampf, certains fabricants se plaignaient, en ma présence, de ne pouvoir utiliser comme contremaîtres certains ouvriers, au demeurant excellents, mais dépourvus de connaissances scolaires. C’était surtout le cas dans les régions catholiques.

C’est surtout la petite bourgeoisie qui se plaignait du coût élevé de ces deux institutions et de l’aggravation fiscale consécutive. La bourgeoisie progressive calculait que ces dépenses – certes fâcheuses, mais inévitables pour devenir une « grande puissance » – seraient largement compensées par des profits accrus.

Enseignement professionnel en régime capitaliste[modifier le wikicode]

Une autre réforme très appréciée des bourgeois est l’éducation, et particulièrement l’éducation professionnelle universelle [25].

Nous ne voulons pas relever l’absurde contradiction selon laquelle l’industrie moderne remplace sans cesse davantage le travail complexe par le travail simple pour lequel il n’est besoin d’aucune formation ; nous ne voulons pas non plus relever qu’elle a poussé de plus en plus d’enfants dès la septième année derrière les machines, en en faisant une source de profits aussi bien pour la classe bourgeoise que pour leurs propres parents prolétaires. Le système manufacturier met en échec la législation scolaire – comme la Prusse en témoigne. Nous ne voulons pas relever enfin que la formation intellectuelle, si l’ouvrier la possédait, serait sans influence directe sur son salaire ; que l’instruction en général dépend du niveau des conditions de vie, et que le bourgeois entend par éducation morale le gavage de principes bourgeois, et qu’en fin de compte la classe bourgeoise n’a pas les moyens ni l’envie d’offrir au peuple une éducation véritable.

Nous nous bornerons donc à considérer la question sous l’angle purement économique.

La signification véritable de l’éducation, pour les économistes philanthropes, c’est la formation de chaque ouvrier au plus grand nombre possible d’activités industrielles possibles, de sorte que, s’il est évincé d’une branche par l’emploi d’une nouvelle machine ou par un changement dans la division du travail, il puisse trouver à se caser ailleurs le plus facilement possible.

Admettons que ce soit possible.

La conséquence en serait que, si la main-d’œuvre était en excédent dans une branche d’industrie, cet excédent se déverserait aussitôt dans les autres branches d’industrie, si bien que la baisse de salaire dans une branche entraînerait encore plus sûrement qu’auparavant une réduction générale des salaires.

En dehors de cela, l’industrie moderne – en rendant partout le travail beaucoup plus simple, donc plus facile à apprendre – fait déjà qu’une augmentation des salaires dans une branche d’industrie provoque aussitôt un afflux de travailleurs dans cette branche, si bien que la baisse des salaires devient, de manière plus ou moins directe, générale.

Nous ne pouvons naturellement nous arrêter ici aux nombreux petits palliatifs préconisés par les bourgeois eux-mêmes.

Critique des écoles professionnelles[modifier le wikicode]

Après quelques détours, votre lettre de Biarritz est bien arrivée entre mes mains, ici à Londres où j’habite depuis dix ans, et je m’empresse de vous envoyer les renseignements dont mes moyens me permettent de disposer [26].

J’ai discuté de la question avec mon ami Marx, et tous deux nous sommes d’avis qu’il n’existe pas de meilleures sources documentaires sur le système anglais d’écoles professionnelles que les rapports officiels qui se trouvent en votre possession. Le contenu de tout le reste de la littérature inofficielle tend presque exclusivement à peindre en rose le système existant, si elle n’a pas pour but de faire de la réclame pour telle ou telle charlatanerie. Je vais m’efforcer de trouver, parmi les rapports de School Boards et du ministère de l’Éducation de ces dernières années ce qui est susceptible de vous intéresser, et je vous communiquerai ensuite le nécessaire en détail lorsque vous aurez bien voulu m’indiquer où je pourrai vous adresser soit mes lettres soit mes paquets d’ici quinze jours ou en automne (étant donné que je vais quitter Londres pour un certain temps). Dans ce pays, l’éducation industrielle de la jeunesse est encore bien plus négligée que dans la plupart des pays du continent, et ce que l’on y réalise est le plus souvent de pure façade. Vous savez sans doute vous-même que les Industrial Schools ne sont pas du tout au niveau des écoles professionnelles du continent, mais sont des sortes de maisons de redressement où l’on envoie les enfants abandonnés pour quelques années à la suite d’un jugement de tribunal.

En revanche, les efforts des Américains devraient plutôt vous intéresser. Les États-Unis ont envoyé une très riche documentation sur ce sujet à la récente Exposition de Paris, et ce matériel doit être déposé à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu. Vous devez en trouver le détail dans le catalogue d’exposition de cette bibliothèque.

En outre, je m’efforce de vous trouver l’adresse de monsieur Dacosta de Paris, dont le fils a participé à la Commune de 1871 ; le père a fait partie de la commission de l’enseignement de celle-ci et se passionne pour cette discipline. Il serait sans doute très disposé à vous aider.

Même les écoles de promotion pour les ouvriers adultes ne valent pas grand-chose ici le plus souvent. Là où il se fait quelque chose de bien, on le doit à des circonstances et des personnalités particulières, il s’agit donc d’institutions locales et temporaires. On ne pratique en ce domaine qu’une chose de manière systématique : la charlatanerie. Le meilleur établissement sombre après quelque temps dans une routine mortelle, et le but public devient de plus en plus prétexte à ce que les employés consomment leurs rémunérations de la manière la plus commode possible. C’est devenu une règle si générale ici que les établissements pour l’éducation des enfants de la classe moyenne elle-même – la bourgeoisie – n’y font pas exception. Sur ce plan, justement, on m’a cité de nouveau ces derniers temps des exemples remarquables.

Je regrette de ne pouvoir mettre moi-même à votre disposition du matériel nouveau : hélas il ne m’a pas été possible de suivre dans le détail l’évolution de l’enseignement élémentaire depuis une série d’années. Sinon c’est avec beaucoup de plaisir que je vous aurais offert davantage. À tout ce qui peut promouvoir l’enseignement populaire et, par là, même si indirectement soit-il, le mouvement dans un pays comme la Russie qui se trouve à la veille d’une crise d’une portée historique, ainsi que le parti de ce mouvement qui fait preuve d’une énergie et de capacités inouïes de sacrifice – à tout cela nous participons de la manière la plus profonde.

Le système scolaire français de la fin du siècle dernier[modifier le wikicode]

En Allemagne où fleurit depuis 1870 la réaction des hobereaux, tout marche à reculons [27]. Les Français disposent à présent des meilleures écoles du monde avec une stricte obligation scolaire et, tandis que Bismarck ne parvient pas à venir à bout des curés, ils sont entièrement évincés des écoles en France . À part le développement d’éléments sociaux-démocrates dans l’armée, celle-ci devient un instrument pire que jamais de la réaction. En France[28], le service militaire obligatoire a beaucoup rapproché l’armée du peuple, et c’est à cause d’elle surtout qu’il est actuellement impossible d’y restaurer la monarchie. Or si les radicaux reviennent au gouvernement et sont obligés d’appliquer leur programme, cela signifiera : décentralisation de l’administration, autonomie politique des départements et des communes, comme en Amérique et comme en France de 1792 à 1798, séparation de l’Église et de l’État, chacun payant lui-même ses curés.

Mesures du gouvernement ouvrier en faveur de l’enseignement[modifier le wikicode]

La Commune n’a pas eu naturellement le temps de réorganiser l’instruction (éducation) publique [29]. Cependant, en éliminant l’élément religieux et clérical, elle a pris l’initiative d’émanciper intellectuellement le peuple. Le 28 avril [30], elle a nommé une commission chargée d’organiser l’enseignement primaire (élémentaire) et professionnel. Elle a ordonné que tous les instruments de travail scolaire, tels que les livres, cartes géographiques, papier, etc., soient fournis gratuitement par les instituteurs, qui les reçoivent à leur tour des mairies respectives dont ils relèvent. Aucun instituteur n’est autorisé, sous quelque prétexte que ce soit, à demander à ses élèves le paiement de ces instruments de travail scolaire (28 avril).

Devant les désastres accumulés sur la France par cette guerre, devant son effondrement national et sa ruine financière, les classes moyennes savent que ce n’est pas la classe corrompue de ceux qui aspirent à être les esclavagistes de la France, mais que c’est seulement la classe ouvrière, avec ses aspirations viriles et sa puissance herculéenne, qui peut apporter le salut [31]!

Elles sentent que seule la classe ouvrière peut les émanciper de la tyrannie des curés, faire de la science non plus un instrument de domination de classe, mais une force populaire, faire des hommes de science eux-mêmes non plus des proxénètes des préjugés de classe, des parasites d’État à l’affût de bonnes places et des alliés du capital, mais des libres agents de l’esprit. La science ne peut jouer son véritable rôle que dans la République du Travail.

Les professeurs de l’école de médecine s’étant enfuis, la Commune a désigné une commission en vue de fonder des universités libres qui ne soient plus des parasites d’État [32]; celle-ci a donné aux étudiants qui ont passé leurs examens la possibilité de pratiquer indépendamment du titre de docteur (le titre sera conféré par la Faculté) [33].

La Commune ne devait pas être une institution parlementaire, mais un corps agissant, à la fois exécutif et législatif[34] . Les agents de police, au lieu d’être les instruments d’un gouvernement central, devaient être au service de la Commune et, comme les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration, être nommés par la Commune en restant toujours révocables par elle ; tous les fonctionnaires, comme les membres de la Commune elle-même, devaient accomplir leur travail pour des salaires d’ouvriers. Les juges devaient également être élus, révocables et responsables. Dans toutes les questions de la vie sociale, l’initiative devait revenir à la Commune. En un mot, toutes les fonctions publiques, même les rares fonctions qui auraient relevé d’un gouvernement central, devaient être assumées par des agents communaux et placées, par conséquent, sous le contrôle de la Commune.

Il est absurde d’affirmer que les fonctions centrales – non point les fonctions de gouvernement sur le peuple, mais celles qui sont nécessaires pour les besoins généraux et ordinaires du pays – ne devaient plus être assurées. Ces fonctions auraient subsisté, mais les fonctionnaires eux-mêmes ne pouvaient plus – comme dans le vieil appareil gouvernemental – s’élever au-dessus de la société réelle, car ces fonctions devaient être assurées par des agents communaux et donc être exécutées sous un constant contrôle effectif.

La fonction publique devait cesser d’être une propriété privée [35], conférée par le gouvernement central à ses auxiliaires et créatures. L’armée permanente et la police d’État, les instruments physiques de l’oppression, devaient être éliminées. En expropriant toutes les Églises dans la mesure où elles étaient des corps possédants, en éliminant l’instruction religieuse de toutes les écoles publiques et en introduisant simultanément la gratuité de l’instruction, en renvoyant tous les curés à la calme retraite de la vie privée pour y vivre de l’aumône de leurs fidèles, en affranchissant tous les établissements scolaires de la tutelle et de la tyrannie du gouvernement, la force idéologique de la répression devait être brisée : non seulement la science devenait accessible à tous, mais encore elle était libérée des entraves de la pression gouvernementale et des préjugés de classe...

Les instruments de l’oppression gouvernementale et de la domination sur la société devaient être mis en pièces grâce à l’élimination des organes purement répressifs, et, là où le pouvoir avait des fonctions légitimes à remplir, ces fonctions ne devaient pas être exercées par un organisme placé au-dessus de la société, mais par les agents responsables de cette même société.

Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution dans ses mains, quand de simples ouvriers, pour la première fois, eurent l’audace de toucher au privilège gouvernemental de leurs « supérieurs naturels », les possédants, et, dans des circonstances d’une difficulté sans pareille, accomplirent leur travail modestement, consciencieusement et efficacement, et ils l’accomplirent pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui – à en croire une haute autorité scientifique, le professeur Huxley – est le minimum requis pour un secrétaire dans certain conseil de l’instruction publique de Londres [36]. C’est ce qui explique que le vieux monde se tordit dans des crises de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du Travail flottant sur l’Hôtel de Ville...

Décadence historique de l’enseignement élémentaire obligatoire[modifier le wikicode]

Le révolutionnement de la classe la plus stationnaire – la paysannerie – commença à devenir manifeste après le rétablissement de l’impôt sur les boissons [37]. Les mesures du gouvernement et les lois de janvier et de février 1850 sont presque exclusivement dirigées contre les départements et les pay-sans. C’est la preuve la plus frappante du progrès de ces derniers !

Ce fut d’abord la circulaire d’Hauptpoul qui fit du gendarme l’inquisiteur du préfet, du sous-préfet et surtout du maire, et qui organisa l’espionnage jusque dans les recoins de la commune rurale la plus éloignée. La loi contre les instituteurs[38] soumit ensuite ses capacités, ces porte-parole, éducateurs et interprètes de la classe paysanne, à l’arbitraire du préfet qui les pourchassa d’une commune à l’autre comme du gibier, eux, les prolétaires de la classe instruite.

Mais ce n’était pas tout. La proposition de loi contre les maires suspendit au-dessus de leurs têtes l’épée de Damoclès de la révocation et les opposa à chaque instant, eux, les présidents des communes rurales, au président de la République et au parti de l’Ordre. L’ordonnance du 15 février transforma les 17 régions militaires de la France en quatre pachaliks et octroya aux Français la caserne et le bivouac pour salon national.

Par la loi sur l’enseignement du 15 mars 1850, le parti de l’Ordre proclama que l’inconscience et l’abrutissement de la France par la force sont la condition de son existence sous le régime du suffrage universel. Or, qu’étaient-ce que toutes ces lois et mesures ? Autant de tentatives désespérées de gagner à nouveau au parti de l’Ordre les départements et les paysans des départements.

En tant que moyens de répression, ils étaient pitoyables et allaient à l’encontre du but recherché. Les grandes mesures comme le maintien de l’impôt sur les boissons, l’impôt des 45 centimes, le rejet dédaigneux des pétitions des paysans demandant le remboursement des milliards, etc., toutes ces foudres législatives frappèrent d’un seul coup la classe paysanne. Le coup venant en bloc à partir d’un centre, les lois et mesures mentionnées soulevèrent une contre-attaque et une résistance générale. Elles devinrent le sujet des conversations journalières dans les chaumières, inoculant la révolution dans chaque village. [...]

La loi sur l’enseignement représente l’alliance des jeunes catholiques et des vieux voltairiens . La domination de tous les bourgeois unis pouvait-elle être autre chose que le despotisme coalisé de la Restauration amie des jésuites et de la monarchie de Juillet adepte de la liberté de pensée ? Les armes qu’une des fractions bourgeoises avait distribuées parmi le peuple contre l’autre dans leurs luttes réciproques pour la suprématie, ne fallait-il pas les arracher de nouveau au peuple puisqu’il se dressait face à leur dictature conjuguée ? Rien, pas même le rejet des concordats à l’amiable, n’a plus indigné la boutique parisienne que ce coquet étalage de jésuitisme. [...]

Sans se laisser arrêter par les provocations du gouvernement, dont l’effet fut d’accroître l’irritation générale contre l’état de choses existant, le comité électoral (issu de la révolution de 1848) qui était entièrement sous l’influence des ouvriers, présenta trois candidats pour Paris : Deflotte, Vidal et Carnot [39]. Deflotte, déporté de juin et amnistié dans un des accès de popularité de Bonaparte, est un ami de Blanqui et il avait participé à l’attentat du 15 mai. Vidal est connu comme écrivain communiste par son livre De la répartition des richesses, c’est l’ancien secrétaire de Louis Blanc à la commission du Luxembourg. Carnot, fils du conventionnel qui avait organisé la victoire, est le moins compromis des membres du parti du National, il fut ministre de l’Enseignement dans le gouvernement provisoire et dans la commission exécutive : son projet de loi démocratique sur l’enseignement populaire était une protestation vivante contre la loi sur l’enseignement due aux jésuites. Ces trois candidats représentaient les trois classes alliées : en tête l’insurgé de Juin, le représentant du prolétariat révolutionnaire ; à côté de lui le socialiste doctrinaire, qui représente la petite bourgeoisie socialiste ; le troisième, enfin, représente le parti républicain bourgeois dont les formules démocratiques, face au parti de l’Ordre, acquéraient un sens socialiste et avaient perdu depuis longtemps leur sens propre. C’était, comme en février, une coalition générale contre la bourgeoisie et le gouvernement. Mais, cette fois, le prolétariat était à la tête de la ligue révolutionnaire.

L’échec de la tentative de redressement de la révolution de juin 1848[modifier le wikicode]

Les ouvriers de Paris ont été écrasés par le nombre, mais n’ont pas succombé [40]. Ils sont battus, mais leurs adversaires sont vaincus. Le triomphe momentané de la force brutale a été acquis par l’anéantissement de toutes les illusions et chimères de la révolution de février, par la dissolution de tout le parti des vieux républicains, par la scission de la nation française en deux, la nation des possédants et la nation des travailleurs. La république tricolore n’arbore plus qu’une seule couleur, la couleur des vaincus et du sang : elle est devenue la république rouge.

Aucune voix réputée de la République, ni du National ni de La Réforme, n’a pris parti pour le peuple. Sans autres chefs, sans autres moyens que la révolte elle-même, les ouvriers ont résisté à la bourgeoisie et à la soldatesque coalisées plus longtemps qu’aucune dynastie française, pourvue de tout l’appareil militaire, ne résista à une fraction de la bourgeoisie coalisée avec le peuple, pour rompre complètement avec le passé. Il fallait aussi que le complément politique habituel des émeutes françaises, l’enthousiaste jeunesse bourgeoise, les élèves de l’École polytechnique, les tricornes grossissent les rangs des oppresseurs. Il fallait que les élèves de la Faculté de médecine refusent aux plébéiens blessés le secours de la science. La science n’existe pas pour le plébéien qui a commis l’indicible, l’inexprimable crime de tout risquer pour sa propre existence, et non celle de Louis-Philippe ou de M. Marrast.

Le dernier vestige officiel de la révolution de Février, la commission exécutive, s’est évanoui, comme la brume, devant la gravité des événements. Les poétiques feux d’artifice de Lamartine se sont transformés en fusées incendiaires de Cavaignac.

Le danger permanent du cléricalisme[modifier le wikicode]

Le clergé, qui représentait l’idéologie au Moyen Âge ne ressentit pas moins le bouleversement de l’histoire [41]. La découverte de l’imprimerie et les besoins accrus du commerce lui avaient enlevé le monopole, non seulement de la lecture et de l’écriture, mais encore de l’enseignement supérieur. La division du travail fit son apparition et gagna aussi le domaine intellectuel. Le clergé se vit évincer par le nouvel ordre des juristes de toute une série de postes parfaitement influents. Lui aussi, il commença à devenir en grande partie superflu, ce qu’il confirmait d’ailleurs lui-même en devenant de plus en plus paresseux et ignorant. Cependant plus il devenait superflu, plus il croissait en nombre, grâce à ses énormes richesses qu’il augmentait encore constamment par tous les moyens possibles [42].

Le Moyen Âge était parti de conditions tout à fait grossières. Il avait fait table rase de l’ancienne civilisation de la philosophie, de la politique, de la jurisprudence antiques, pour tout recommencer par le début. Tout ce qu’il avait repris du vieux monde disparu, c’est le christianisme, ainsi qu’un certain nombre de villes à moitié détruites, dépouillées de toute leur civilisation. Il s’ensuit que, de même qu’à toutes les étapes primitives de développement, les curés obtinrent le monopole de la culture, et celle-ci prit elle-même un caractère essentiellement théologique. Entre les mains des curés, la politique et la jurisprudence devinrent, comme toutes les autres sciences, de simples branches de la théologie, et furent traitées d’après les principes en vigueur dans celle-ci. Les dogmes de l’Église étaient en même temps des axiomes politiques, et les citations de la Bible avaient force de loi devant tous les tribunaux. Même lorsque se constitua une classe indépendante de juristes, la jurisprudence resta longtemps encore sous la tutelle de la théologie. Or cette souveraineté de la théologie dans tout le domaine de l’activité intellectuelle était aussi la conséquence nécessaire de la situation prépondérante de l’Église, synthèse la plus universelle et sanction de la domination féodale.

Il est donc clair que toutes les attaques dirigées en général contre le féodalisme devaient être essentiellement portées contre l’Église ; toutes les doctrines révolutionnaires, sociales et politiques, devaient être, en même temps et principalement, des hérésies théologiques. Pour pouvoir entamer les conditions sociales existantes, il fallait leur enlever leur caractère sacré.

Alors que la bourgeoisie, en rétablissant les impôts sur les boissons, proclamait l’intangibilité du vieux système fiscal honni, elle s’efforçait, au moyen de la loi sur l’enseignement, de maintenir l’état d’esprit traditionnel des masses qui permettait de faire supporter ses conditions sociales [43]. On est surpris de voir les Orléanistes, les bourgeois libéraux, ces anciens apôtres du voltairianisme et de la philosophie éclectique, confier la gestion de l’esprit français à leurs ennemis héréditaires, les jésuites [44]. Mais si orléanistes et légitimistes pouvaient diverger en ce qui concerne le prétendant à la couronne, ils savaient que leur domination commune leur imposait d’unifier les moyens d’oppression de deux époques historiques, et qu’il leur fallait compléter et renforcer les moyens d’asservissement de la monarchie de Juillet par ceux de la Restauration.

Les paysans, déçus dans tous leurs espoirs et plus que jamais écrasés, d’une part, par le cours bas des céréales, d’autre part, par l’accroissement des charges fiscales et de la dette hypothécaire, commencèrent à s’agiter dans les départements. On leur répondit en traquant les instituteurs, qui furent soumis aux préfets, et en organisant tout un système d’espionnage, auquel tout le monde fut soumis. À Paris et dans les grandes villes, la réaction elle-même revêt la physionomie de son époque et provoque plus qu’elle n’abat. À la campagne, elle est plate, grossière, mesquine, harassante, tracassière, en un mot, elle est policière. On se rend compte comment trois années d’un pareil régime de police, consacré par le régime des curés, devaient démoraliser des masses inéduquées.

Critique du programme social-démocrate de Gotha[modifier le wikicode]

« B. Le Parti ouvrier allemand revendique comme base intellectuelle et morale de l’État :

1. L’éducation populaire, générale et égale, assurée par l’État. Obligation scolaire pour tous. Enseignement gratuit [45]. »

L’éducation populaire égale pour tous ? Qu’est-ce qu’on s’imagine avec cette formule ? Croit-on que dans l’actuelle société (et l’on a affaire uniquement à elle en l’occurrence) l’éducation puisse être égale pour toutes les classes ? Ou bien prétend-on forcer les classes supérieures à se contenter de la mesquine éducation populaire des écoles primaires, éducation à laquelle seuls peuvent accéder les travailleurs salariés ainsi que les paysans, étant donné leurs conditions économiques [46]?

« Obligation scolaire pour tous. Instruction gratuite » : la première existe même en Allemagne, la seconde en Suisse et aux États-Unis pour les écoles primaires. Si, dans divers États de ces derniers, certains établissements d’enseignement supérieur sont également « gratuits », cela signifie simplement en fait que les frais d’éducation des classes supérieures sont payés par les recettes d’ensemble des impôts. Soit dit en passant, il en va de même de l’« administration gratuite de la justice », réclamée par l’article 5. La justice pénale est partout gratuite ; la justice civile tourne presque exclusivement autour de litiges de propriété et concerne donc presque uniquement les classes possédantes. Voudrait-on qu’elles soutiennent leurs procès aux frais du trésor public ?

Le paragraphe relatif aux écoles aurait dû pour le moins exiger des écoles techniques (théoriques et pratiques) combinées à l’école primaire.

Ce qu’il faut absolument condamner, c’est « une éducation populaire par l’État ». Fixer par une loi générale les ressources des écoles primaires, la qualification nécessaire au personnel enseignant, les disciplines enseignées, etc., et – comme cela se passe aux États-Unis – faire surveiller par des inspecteurs d’État l’exécution des prescriptions légales, c’est tout à fait autre chose que de faire de l’État l’éducateur du peuple ! Bien au contraire, il faut proscrire de l’école, au même titre, toute influence du gouvernement et de l’Église [47]. Et précisément dans l’Empire prusso-allemand (et qu’on ne parle pas, en recourant à un faux-fuyant illusoire, de l’« État de l’avenir », car nous avons vu ce qu’il en est), c’est au contraire l’État qui a besoin d’une très rude éducation par le peuple !

Au reste, tout le programme, en dépit de tout son cliquetis démocratique, est de bout en bout infecté par la servile croyance lassalléenne en l’État ou – ce qui ne vaut guère mieux – par la croyance aux miracles de la démocratie. Plus exactement encore : c’est un compromis entre ces deux sortes de foi au miracle, également éloignées du socialisme.

« Liberté de la science », dit un paragraphe de la Constitution prussienne. À quoi bon en parler alors dans le programme du parti ouvrier ?

« Liberté de conscience » ! Si l’on tenait, en ces temps de Kulturkampf [48], à rappeler au libéralisme ses vieux slogans, on ne pouvait le faire qu’en disant : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels, sans que la police y fourre son nez. » Mais, à cette occasion, le parti ouvrier ne devait-il pas bien plutôt exprimer sa conviction que la « liberté de conscience » bourgeoise n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de « libertés de conscience religieuse » et que, pour sa part, il s’efforce, au contraire, de libérer les consciences des fantasmes religieux ? Mais on ne tient absolument pas à outrepasser le niveau bourgeois !

J’en arrive ainsi à la fin, car l’annexe jointe au programme n’en représente pas une partie caractéristique. Aussi puis-je être bref.

« 2. Journée de travail normale. »

Dans aucun autre pays, le parti ouvrier ne s’est contenté d’une revendication aussi vague, mais toujours il a précisé la durée de la journée de travail, telle qu’il la tient pour normale dans les conditions données.

« 3. La limitation du travail des femmes et l’interdiction du travail des enfants. »

La réglementation de la journée de travail doit renfermer déjà la limitation du travail des femmes pour autant qu’elle concerne la durée, les pauses, etc., de la journée de travail [49]; sinon elle ne peut signifier que l’exclusion des femmes des branches d’industrie qui sont particulièrement préjudiciables à leur santé physique ou contraires à la morale au point de vue du sexe. Si c’est ce qu’on pensait, il fallait le dire.

« Interdiction du travail des enfants » Il est absolument indispensable d’indiquer ici la limite d’âge.

Une « interdiction générale du travail des enfants » est incompatible avec l’existence même de la grande industrie : elle n’est donc qu’un vœu pieux et stérile. La réalisation – si elle était possible – en serait réactionnaire. En effet, grâce à une stricte réglementation du temps de travail selon l’âge et moyennant d’autres mesures de protection en faveur des enfants, la combinaison précoce du travail productif et de l’instruction est un des plus puissants moyens de transformation de la société actuelle [50].

« 5. Sur la réglementation du travail dans les prisons. »

Vous avez posé une revendication mesquine pour un programme ouvrier général. En tout cas, il fallait exprimer clairement qu’on ne voulait pas, par simple peur jalouse de la concurrence, admettre que l’on traite les incarcérés comme du bétail, en les privant de leur seul moyen d’amendement, le travail productif [51]. C’est le moins que l’on puisse attendre de socialistes.

État, famille, éducation[modifier le wikicode]

Après que Monsieur Dühring a heureusement annihilé la religion, il déclare que « l’homme qui prend appui sur lui-même et sur la nature et a mûri à la conscience de ses forces collectives, peut désormais s’engager avec hardiesse sur toutes les routes qui lui ouvrent le cours des choses et sa propre nature [52]» ! Considérons donc, pour y voir clair, quel est ce « cours des choses » que l’homme appuyé sur lui-même peut gaillardement suivre sur les indications de Monsieur Dühring.

Le premier cours des choses par lequel l’homme repose sur lui-même, c’est qu’il soit né. Ensuite on le confie, pour le temps de sa minorité naturelle, à la mère, « l’éducatrice naturelle des enfants » : « Cette période peut – comme dans l’antique droit romain – durer, mettons, jusqu’à la puberté, soit environ jusqu’à la quatorzième année ». Ce n’est que lorsque les garçons déjà âgés sont assez mal élevés pour ne pas témoigner à la mère le respect qui lui est dû, que l’assistance paternelle et, dans une mesure plus grande encore, les institutions pédagogiques de l’État remédieront à ces lacunes. En devenant pubère, l’enfant entre dans la « tutelle naturelle du père », à condition bien sûr qu’il y ait « vraiment une paternité incontestable », sinon la communauté nomme un tuteur. Comme précédemment, Monsieur Dühring considère qu’on peut substituer son mode de production social au mode capitaliste actuel sans transformer la production elle-même. Il s’imagine maintenant que l’on peut détacher la famille bourgeoise moderne de toute sa base économique sans avoir à changer toute sa forme. Il tient même cette forme pour si immuable qu’il éternise pour la famille l’« ancien droit romain », sous une forme certes « ennoblie », car il ne peut concevoir la famille que comme « héritière », c’est-à-dire comme unité possédante.

Sur ce point, les utopistes sont bien plus avancés que Monsieur Dühring, car, dans leurs systèmes, la libre socialisation des hommes et la transformation du travail domestique privé en une industrie publique suscitent directement la socialisation de l’éducation de la jeunesse et, par suite, des rapports mutuels réellement libres entre les membres de la famille [53]. Par ailleurs, Marx a déjà montré[54] que « la grande industrie crée une base économique nouvelle pour une forme supérieure de famille et de rapport entre les deux sexes, en attribuant un rôle décisif aux femmes, aux jeunes gens et aux enfants des deux sexes dans le procès socialement organisé de la production ».

« Tout réformateur qui rêve de changer la société », dit Monsieur Dühring, « a naturellement tout prêt un système pédagogique adapté à la vie dans sa nouvelle société ». Si l’on en juge par sa formule même, Monsieur Dühring apparaît comme « un véritable monstre » parmi les « réformateurs qui rêvent de changer la société ». L’école de l’avenir le préoccupe au moins autant que les droits d’auteurs – et ce n’est pas peu dire. Il a un plan d’études scolaires et universitaires absolument prêt non seulement pour tout « l’avenir prévisible », mais encore pour la phase de transition. Bornons-nous à considérer ce qui attend la jeunesse des deux sexes dans la « socialité définitive en dernière instance ».

L’école populaire pour tous offre « tout ce qui, en soi et par principe, peut avoir un attrait pour l’homme », c’est-à-dire essentiellement les « bases et les résultats principaux de toutes les sciences qui touchent les conceptions du monde et de la vie ». Elle enseigne donc avant tout les mathématiques de façon à parcourir « entièrement » le cycle de toutes les notions de principe et procédés, depuis la simple numération et l’addition jusqu’au calcul intégral.

Mais cela ne signifie pas que, dans cette école, on fera effectivement du calcul différentiel et intégral – au contraire. On y enseignera bien plutôt des éléments tout nouveaux de la mathématique générale, ceux-ci contenant en germe aussi bien les mathématiques élémentaires courantes que les mathématiques supérieures. Or, bien que Monsieur Dühring prétende qu’il a déjà « devant les yeux, schématiquement et dans ses grandes lignes, la matière des manuels » destinés à son école de l’avenir, il n’a hélas pas réussi à découvrir jusqu’ici ces « éléments de la mathématique générale » – et ce qu’il ne peut pas fournir, il ne faut « l’attendre réellement que des forces nouvelles, plus grandes, du nouvel état de la société ».

Or donc, si pour l’heure les raisins des mathématiques de l’avenir sont encore trop verts, il n’y a guère de difficultés pour l’astronomie, la mécanique et la physique de l’avenir, qui « constitueront le noyau de toute formation », tandis que « la botanique et la zoologie » serviront plutôt « de distraction, avec leur forme et leur méthode qui sont essentiellement descriptives, quoi qu’en disent toutes les théories ». C’est ce qui est imprimé p. 417 de sa Philosophie.

Jusqu’à aujourd’hui, Monsieur Dühring ne connaît pas d’autre botanique et pas d’autre zoologie que celles qui sont essentiellement descriptives. Toute la morphologie organique, qui comprend l’anatomie comparée, l’embryologie et la paléontologie du monde organique, lui est inconnue, même de nom. Tandis qu’à son insu des sciences entièrement nouvelles naissent presque par douzaines dans le domaine de la biologie, son esprit puéril tire toujours les « éléments de culture éminemment modernes du mode de pensée propre aux sciences de la nature » de l’Histoire naturelle pour enfants de Raff, et il octroie également à tout l’« avenir prévisible » cette conception du monde organique. Ici encore, comme toujours, il oublie totalement la chimie [55].

Pour ce qui concerne l’aspect esthétique de l’enseignement, Monsieur Dühring veut tout créer ex nihilo. La poésie, qui l’accompagnait jusqu’ici, ne peut lui être d’aucune utilité dans son entreprise. Toute religion étant interdite, les « apprêts de caractère mythologique, voire religieux », qui sont propres aux poètes du passé, ne sauraient évidemment être tolérés à l’école. Il convient même de réprouver le « mysticisme poétique, tel que Goethe, par exemple, l’a largement cultivé ». Monsieur Dühring devra donc se décider à nous fournir lui-même les chefs-d’œuvre poétiques « qui répondent aux exigences supérieures d’une imagination équilibrée par la raison » et représentent le pur idéal qui « équivaut à la perfection du monde ». Qu’il n’hésite donc pas à le faire ! Sa communauté économique ne pourra conquérir le monde que lorsqu’elle marchera au pas de charge de l’alexandrin équilibré par la Raison !

L’adolescent de sa communauté de l’avenir ne sera pas tourmenté beaucoup avec la philologie.

« Les langues mortes seront entièrement supprimées [...], tandis que l’étude des langues étrangères restera quelque chose d’accessoire. » Ce n’est que là où l’échange entre les peuples s’étend au mouvement des masses populaires elles-mêmes qu’il faudra « les rendre facilement accessibles à chacun, selon les besoins ». « L’enseignement vraiment éducatif des langues » est condensé dans une sorte de grammaire générale et, plus précisément, dans « la matière et la forme de la langue maternelle ».

L’horizon national pourtant borné des hommes d’aujourd’hui est encore beaucoup trop cosmopolite pour M. Dühring ! Aussi veut-il abolir encore les deux leviers qui, dans le monde actuel, offrent au moins l’occasion de s’élever au-dessus du point de vue limité de la nation : la connaissance des langues anciennes qui ouvre, au moins aux hommes de toutes les nations qui ont reçu une formation classique, un plus ample horizon commun, et la connaissance des langues modernes, indispensable aux hommes des diverses nations pour se comprendre entre eux et se familiariser avec ce qui se passe hors de leurs propres frontières. En revanche, on vous bourrera à fond la tête de grammaire de votre langue nationale [56].

Cependant, « la substance et la forme de la langue maternelle » ne sont intelligibles que si l’on en suit la genèse. Or ce n’est possible que si l’on considère également : 1. les formes éteintes de la langue maternelle, et 2. les langues vivantes et mortes apparentées. Mais nous voilà ramenés par la logique même des choses, sur le terrain formellement interdit.

Mais, en même temps, Monsieur Dühring biffe de son programme d’études toute la grammaire historique moderne, si bien qu’il ne reste plus, dans son enseignement des langues, que les règles techniques de la grammaire du vieil allemand, retapées entièrement dans le style de la vieille philologie classique, avec toute sa casuistique et son arbitraire dus à l’absence de base historique. La haine contre la philologie ancienne le pousse à faire du pire produit de la vieille philologie le « centre de l’enseignement linguistique réellement éducatif ». On voit clairement que nous avons affaire à un linguiste ignorant tout de la recherche historique des langues qui, depuis une soixantaine d’années, a connu un essor aussi impétueux que fécond et qui, en conséquence, ne cherche pas les « éléments de culture éminemment modernes » de l’enseignement linguistique chez les Bopp, Grimm et Diez, mais chez les Heyse et Becker d’heureuse mémoire.

Mais, avec tout cela, l’adolescent de la communauté de l’avenir serait encore loin de « reposer sur lui-même ». Pour cela on lui octroie une base plus solide, grâce à l’« assimilation des ultimes éléments de la philosophie ». « Or, un tel approfondissement ne sera [...] rien moins qu’une tâche gigantesque », même après que Monsieur Dühring lui ait frayé le passage. En effet, « si l’on épure des fausses fioritures scholastiques le peu de savoir rigoureux, dont peut se vanter la schématisation générale de l’être, et si l’on se décide à ne faire prévaloir partout que la réalité authentifiée » par Monsieur Dühring, voilà la philosophie élémentaire complètement accessible aussi à la jeunesse de l’avenir. « Qu’on se souvienne des procédés extrêmement simples avec lesquels nous avons élevé les concepts de l’infini et leur critique à une hauteur inconnue à ce jour. [Dès lors] « on ne parvient absolument pas à comprendre pourquoi les éléments de la conception universelle de l’espace et du temps, qui ont pris une forme si simple par l’approfondissement et la précision actuels, ne passeraient pas finalement dans la sphère des connaissances de base. [...] Les idées les plus radicales [à la Dühring] ont le droit de jouer un rôle nullement négligeable dans le système universel d’éducation de la nouvelle société. » L’état de la matière identique à elle-même et l’innombrable nombré doivent, au contraire, non seulement permettre « à l’homme » de poser sur ses propres pieds, mais encore lui faire savoir par lui-même qu’il « a sous les pieds ce que l’on appelle l’absolu ».

Comme on le voit, l’école populaire de l’avenir n’est rien d’autre qu’un lycée prussien quelque peu « ennobli ». Dühring y remplace le grec et le latin par un peu plus de mathématiques pures et appliquées, y introduit quelques notions de la philosophie du réel et ramène l’enseignement de l’allemand au manuel de feu Becker, donc à peu près au niveau de la troisième. En fait, « on ne réussit absolument pas à comprendre » pourquoi les « connaissances » de Monsieur Dühring, qui dans tous les domaines qu’il a abordés sont, comme nous l’avons déjà montré, absolument scolaires – ou plutôt ce qui resterait d’elles après son « épuration » radicale –, ne passeraient pas « en fin de compte, toutes sans exception, au rang de connaissances de base » – d’autant plus qu’en réalité elles n’ont jamais quitté ce rang.

Sans doute, Monsieur Dühring a-t-il aussi vaguement entendu dire que, dans la société socialiste, le travail et l’éducation seront combinés, de sorte que l’on assurera une éducation polytechnique très variée, ainsi qu’une base pratique à l’éducation scientifique. Même ce point il l’utilise pour la « socialité » à sa manière habituelle. Comme nous l’avons vu, l’ancienne division du travail continue tranquillement de subsister pour l’essentiel dans la production de l’avenir à la Dühring : il prive son instruction technique de toute future application pratique et de toute signification pour la production même – mais de toute façon elle n’a qu’un but scolaire et n’est destinée qu’à remplacer la gymnastique, dont notre révolutionnaire radical ne veut rien entendre [57]. Aussi ne peut-il que nous offrir quelques phrases creuses, comme par exemple : « La jeunesse et la vieillesse travailleront au sens sérieux du terme. »

Ce verbiage apparaît véritablement pitoyable si on le compare avec le passage, où Marx expose la thèse suivante :

« Il suffit de consulter les écrits de Robert Owen pour s’apercevoir que le système de fabrique a fourni le germe de l’éducation de l’avenir qui, pour tous les enfants au-dessus d’un certain âge, combinera le travail productif à l’instruction et à la gymnastique, et ce, non seulement comme moyen d’accroître la production sociale, mais comme seule et unique méthode pour produire des hommes pleinement développés [58]. »

La sphère privée, source de privilèges et d’oppression[modifier le wikicode]

Dans l’ancien ménage communiste, qui comprenait de nombreux couples conjugaux avec leurs enfants, la direction du ménage, abandonnée aux femmes, était aussi bien une industrie publique, socialement nécessaire, que la fourniture des vivres par les hommes [59]. Les choses changèrent avec la famille patriarcale, et plus encore avec la famille individuelle monogamique : la direction du ménage perdit son caractère public. Elle n’intéressait plus la société et devint un service privé ; la femme devint la première servante et fut évincée de la production sociale. Ce n’est que la grande industrie de nos jours qui lui a ouvert de nouveau la voie de la production sociale – et encore à la seule femme prolétaire.

Or, il se trouve que si la femme remplit ses devoirs dans le service privé de la famille, elle reste exclue de la production sociale et ne peut pas gagner sa vie, et, d’autre part, si elle veut participer à l’industrie publique et gagner sa vie, elle est hors d’état de remplir ses devoirs de famille. Et il en va ainsi pour la femme de la fabrique comme pour celle de toutes les branches d’affaires, et jusque dans la médecine ou le barreau. La famille individuelle moderne est fondée sur l’esclavage domestique avoué ou dissimulé de la femme, et la société moderne est une masse exclusivement composée de familles individuelles qui en sont comme les molécules. De nos jours, l’homme doit, dans la grande majorité des cas, gagner de quoi nourrir sa famille, tout au moins dans les classes possédantes, et cela lui donne une situation prépondérante qui n’a pas besoin d’être sanctionnée encore par un privilège légal : dans la famille, il est le bourgeois, et la femme représente le prolétariat. On sait que, dans le monde industriel, le caractère spécifique de l’oppression économique qui pèse sur le prolétariat ne se manifeste dans toute son acuité qu’une fois écartés tous les privilèges légaux de la classe des capitalistes, et établie la pleine égalité des deux classes juridiquement. C’est pourquoi la république démocratique n’élimine pas l’antagonisme entre les deux classes, elle ne fait au contraire que fournir le terrain sur lequel il peut être mené à son terme dans la lutte. De même, le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, comme la nécessité et la manière d’établir entre eux une égalité sociale réelle n’apparaîtront en pleine lumière que lorsque les deux sexes auront juridiquement des droits absolument égaux. On verra alors que l’émancipation de la femme a pour condition première la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique, et qu’à son tour cette condition exige la suppression de la famille individuelle comme unité économique de la société.

L’inévitable dissolution de la famille[modifier le wikicode]

L’emploi des femmes dans la fabrique dissout nécessairement la famille et cette dissolution a, dans l’état actuel de la société qui repose sur la famille, les conséquences les plus démoralisatrices pour les époux aussi bien que pour les enfants [60]. Une mère qui manque de temps pour s’occuper de son enfant et lui prodiguer durant ses premières années les soins et la tendresse les plus courants, une mère qui peut à peine voir son enfant, ne peut pas être une mère pour lui. Elle devient nécessairement indifférente, le traite sans amour, sans sollicitude – comme un enfant étranger. Les enfants qui grandissent dans ces conditions sont plus tard complètement perdus pour la famille ; ils ne pourront jamais se sentir chez eux-mêmes dans le foyer qu’ils fondent à leur tour, parce qu’ils n’ont toujours connu qu’une vie d’isolé : ils contribuent donc eux aussi nécessairement à la destruction de la famille, au reste générale de toute façon chez les ouvriers.

Le travail des enfants tend à la même dissolution de la famille. Lorsqu’ils arrivent au point où ils gagnent plus qu’ils ne coûtent à leurs parents pour les entretenir, ils commencent à remettre aux parents une certaine somme pour la nourriture et le logis et dépensent le reste pour eux. Et cela se produit souvent dès qu’ils ont 14 ou 15 ans : cf. Power, Rept. on Leeds, passim ; Tufnell, Rept. on Manchester, p. 17, etc., dans le rapport de fabrique. En un mot, les enfants s’émancipent et considèrent la maison paternelle comme une pension : il n’est pas rare qu’ils l’abandonnent pour une autre, si elle ne leur plaît pas.

Dans bien des cas, cependant, la famille n’est pas tout à fait dissoute par le travail de la femme, mais elle est mise sens dessus dessous. C’est la femme qui nourrit sa famille, et l’homme qui garde la maison, veille sur les enfants, balaye les pièces et fait la cuisine. Ce cas est très, très fréquent ; à Manchester seulement, on peut compter plusieurs centaines de ces hommes, condamnés aux travaux domestiques.

On peut aisément imaginer quelle indignation vertueuse cette castration pratique suscite chez les ouvriers, et quelle inversion de tous les rapports familiaux il en résulte, alors que les autres conditions sociales restent les mêmes. J’ai sous les yeux la lettre d’un ouvrier anglais, Robert Pounder, Baron’s Buildings, Woodhouse Moor Side, à Leeds (la bourgeoisie peut toujours aller l’y rechercher, c’est pour elle que j’indique l’adresse exacte) que celui-ci adressa à Oastler, et dont je ne peux rendre qu’à demi le ton naïf ; on pourrait à la rigueur en imiter l’orthographe, mais le dialecte du Yorkshire est intraduisible. Il y raconte comment un autre ouvrier de sa connaissance, parti à la recherche de travail, a rencontré un vieil ami à Saint-Helen dans le Lancashire :

« Eh bien, Monsieur, il l’a trouvé, et quand il est entré dans sa baraque, qu’est-ce qu’il a vu, pensez donc, eh ben une cave basse et humide ; la description qu’il fit des meubles est la suivante : 2 vieilles chaises, une table ronde à 3 pieds, une caisse ; pas de lit, mais un tas de vieille paille dans un coin avec une paire de draps de lit sale dessus et 2 bouts de bois à la cheminée, et quand mon pôvre ami entra, le pôvre Jack était assis sur le bois près du feu. Et qu’est-ce que vous croyez qu’il faisait ? Il était là et il raccommodait les bas de sa femme avec l’aiguille à repriser. Quand il a vu son vieil ami sur le seuil, il a essayé de le cacher, mais Joé – c’est le nom de mon ami – il a tout vu, et il a dit : – Jack, Bon Dieu, qu’est-ce que tu fais, où est ta femme ? Qu’est-ce que c’est que ce travail qu’tu fais ? Ce pôvre Jack a eu honte et dit : – Non, je sais bien, c’est pas mon travail, mais ma pôvre femme est à l’usine, et elle doit y aller à partir de 5 heures et demie jusqu’à 8 heures du soir. Elle ait tellement vidée qu’elle ne peut plus rien faire quand elle rentre à la mai-son. Je dois faire tout ce que je peut pour elle, parce que j’ai pas de travail. J’en ai pas eu depuis plus de trois ans et j’en trouverai plus sans doute de toute ma vie. Et il s’est mis à pleurer à chaudes larmes. – Ah mon Joé qu’il a dit, il y a assez de travail pour les femmes et les gosses dans la région, mais il n’y en a pas pour les hommes. C’est plus facile de trouver cent livres sur la route que du travail, mais je n’aurai pas cru que toi ou un autre vous m’auriez vu en train de repriser les bas de ma femme. C’est du mauvais travail, mais elle ne peut presque plus tenir sur ses jambes et j’ai peur qu’elle tombe complètement malade, et alors je ne sais plus ce qu’on va devenir et que ça fait longtemps que c’est elle qui a son homme dans la maison, et c’est moi qui suis la femme. C’est pas du travail, Joé ! et il s’est remis à pleurer à chaudes larmes en disant que ça n’a pas été toujours comme ça. – Non Jack, dit Joé, et comment que tu as fait toi pour vivre quand tu n’avais pas de travail ? – Je vais te le dire Joé, comme ci comme ça, mais ça allait plutôt mal ; tu sais quand on s’est marié, j’avais bien du travail, et tu sais que je n’ai jamais été feignant. – Mais non, tu n’as jamais été feignant. – Et puis on avait une belle maison meublée, et Mary n’avait pas besoin de travailler, moi je pouvais travailler pour nous deux, et maintenant c’est le monde à l’envers ; Mary doit travailler et moi rester ici pour garder les enfants, balayer, et laver et faire la popote ; et puis raccom-moder parce que quand la pôvre femme rentre à la maison le soir elle est fati-guée et claquée. Tu sais Joé, c’est dur quand qu’on a été habitué autrement. Joé dit : – Oui mon gars, c’est dur ! Et Jack recommença à pleurer et il aurait voulu jamais avoir été marié et jamais être né. Mais il n’aurait jamais cru, quand il a épousé Mary, que tout cela arriverait. – Qu’est-ce que j’ai pu pleu-rer à cause de tout cela, dit Jack ! Eh ben Monsieur, quand Joé a entendu tout cela, il m’a dit qu’il maudissait et envoyait à tous les diables les usines, les industries et le gouvernement avec tous les jurons qu’il avait appris depuis sa jeunesse dans les usines. »

Peut-on imaginer de situation plus absurde, plus insensée, que celle que décrit cette lettre ? Et pourtant, cette situation qui dévirilise l’homme et dé-féminise la femme sans être en mesure de donner à l’homme une réelle fémi-nité et à la femme une réelle virilité, cette situation qui dégrade honteusement les deux sexes et ce qu’il y a d’humain en eux, c’est la conséquence nécessaire de notre civilisation tant vantée. Est-ce là l’ultime résultat de tous les efforts accomplis par des centaines de générations pour améliorer leur vie et celle de leurs descendants ! Il nous faut ou bien désespérer de l’humanité, de sa volon-té et de sa marche en avant, en voyant les résultats de notre peine et de notre travail tournés ainsi en dérision ; ou bien admettre que la société humaine a fait fausse route jusqu’ici dans sa quête du bonheur. Mais nous devons recon-naître qu’un renversement si complet de la situation sociale des deux sexes n’a été possible que parce que leurs rapports ont été faussés dès le début en étant contradictoires. Si cette prédominance de la femme sur l’homme que le sys-tème industriel a parfois engendrée est inhumaine, la prédominance de l’homme sur la femme telle qu’elle existait auparavant est nécessairement in-humaine elle aussi. Si la femme peut maintenant – comme jadis l’homme – fonder sa domination sur le fait qu’elle apporte le plus, et même tout, au fond commun de la famille, il s’ensuit nécessairement que cette communauté fami-liale n’est ni véritable ni rationnelle, puisqu’un membre de la famille peut en-core se vanter d’apporter la plus grande part à ce fonds.

Si la famille de la société actuelle se dissout, cette dissolution montre précisément qu’au fond ce n’est pas l’amour familial qui était le lien de la famille, mais l’intérêt privé nécessairement conservé dans cette hypocrite communauté de biens.

Le premier effet du pouvoir exclusif des hommes s’exprima dans la forme intermédiaire de la famille patriarcale qui apparaît d’abord [61]. Sa caractéristique essentielle n’est pas la polygamie, sur laquelle nous reviendrons plus tard, mais l’organisation en une famille d’un certain nombre d’individus, libres ou non, soumis à l’autorité paternelle du chef de celle-ci. Sous sa forme sémitique, ce chef de famille vit en polygamie, tandis que ceux qui ne sont pas libres ont une femme et des enfants [62]. Cette organisation tout entière y a pour but la garde des troupeaux sur un terrain délimité. Ce qui est l’essentiel, c’est l’incorporation des esclaves et l’autorité paternelle.

C’est pourquoi le type accompli de cette forme de famille est la famille romaine. Le mot familia ne signifie pas, à l’origine, cet idéal du philistin contemporain, fait de sentimentalisme et de scènes de ménage. Au début, il ne s’applique même pas, chez les Romains, au couple et aux enfants de celui-ci, mais aux seuls esclaves. Famulus veut dire « esclave domestique », et la familia c’est l’ensemble des esclaves qui appartiennent à un même homme. Encore au temps de Gaïus, la familia, « id est patrimonium » (c’est le patrimoine), était léguée par testament. L’expression – la famille – fut inventée par les Romains, afin de désigner un nouvel organisme social dont le chef tenait sous l’autorité paternelle romaine la femme, les enfants et un certain nombre d’esclaves, et avait, sur eux tous, droit de vie et de mort.

Le mot n’est donc pas plus ancien que le système familial cuirassé des tribus latines, qui se constitua après 1’introduction de l’agriculture et de l’esclavage légal, et après que les Italiotes aryens se furent séparés des Grecs.

Marx ajoute : La famille moderne contient en germe non seulement l’esclavage (servitus), mais encore le servage, puisqu’elle est liée tout d’abord à des services d’agriculture Elle contient en miniature tous les antagonismes qui, par la suite, se développeront largement dans la société et dans son État [63].

La fallacieuse égalité de promotion sous le capitalisme[modifier le wikicode]

Si les Français revendiquent moins que les Allemands la limitation du travail des femmes, cela provient de ce que le travail de fabrique de celles-ci joue un rôle relativement moindre en France – surtout à Paris [64]. L’égalité de salaire à travail égal pour les deux sexes est, pour autant que je sache, réclamée par tous les socialistes pour le temps où le système du salariat en général n’est pas encore aboli. Il me semble clair que la femme qui travaille a besoin de protections spécifiques contre l’exploitation capitaliste, en raison de ses fonctions physiologiques particulières. Les Anglaises, qui sont à l’avant-garde de la lutte pour les droits formels de la femme à se faire exploiter aussi systématiquement que les hommes par les capitalistes, restent plus ou moins directement sur le terrain de l’exploitation capitaliste des deux sexes. Je dois reconnaître que la santé des générations à venir m’intéresse plus que l’absolue égalité de droits formelle des sexes au cours des dernières années de vie du mode de production capitaliste. Je suis convaincu qu’une véritable égalité de droit entre femme et homme ne peut devenir une vérité que lorsque l’exploitation des deux par le capital sera éliminée et que le travail domestique privé sera transformé en industrie publique [65].

Il me semble que c’est un très grand progrès qu’au dernier congrès de la Labor Union américaine on ait traité les ouvrières à parité complète, tandis qu’il règne un esprit mesquin sur ce plan chez les Anglais, mais plus encore chez les galants Français [66]. Quiconque est tant soit peu familiarisé avec l’histoire sait que les révolutions sociales sont impossibles sans le ferment féminin. Le progrès d’une société se mesure très exactement à la position sociale du « beau sexe ».

Mesures de transition concernant le travail et l’éducation[modifier le wikicode]

[...] La démocratie n’aurait absolument aucune utilité pour le prolétariat, si elle ne servait pas de manière immédiate à réaliser d’autres mesures qui attaquent directement la propriété privée et assurent l’existence du prolétariat [67]. Les principales de ces mesures, qui découlent d’ores et déjà comme résultats nécessaires des conditions sociales existantes, sont les suivantes :

[...] 4. Organisation du travail ou emploi des prolétaires dans les domaines, fabriques et ateliers nationaux, grâce à quoi on pourra éliminer la concurrence des travailleurs entre eux ; les patrons des fabriques, aussi longtemps qu’ils continueront d’exister, seront obligés de verser le même taux plus élevé de salaire que ne verse l’État.

5. Même obligation de travailler pour tous les membres de la société jusqu'à l’élimination complète de la propriété privée. Formation d’armées industrielles, en particulier pour l’agriculture. [...]

8. Éducation de tous les enfants, à partir du moment où ils peuvent se passer des premiers soins maternels, dans les institutions nationales et aux frais de la nation. Éducation et travail productif iront de pair [68].

9. Édification sur les domaines nationaux de grands palais destinés à loger des communautés de citoyens exerçant à la fois l’industrie et l’agriculture et réunissant les avantages de la vie à la campagne et ceux de la vie dans les villes sans souffrir des étroitesses et des inconvénients des deux modes de vie.

10. Démolition de toutes les habitations et quartiers citadins insalubres et mal construits.

11. Égalité de droits héréditaires assurée aux enfants aussi bien naturels que légitimes.

12. Concentration de tous les moyens de transport entre les mains de la nation.

Toutes ces mesures ne peuvent naturellement être réalisées d’un seul coup. Cependant les unes conduisent sans cesse aux autres. Une fois la première attaque portée à la racine de la propriété privée, le prolétariat se verra contraint d’aller de plus en plus loin, de concentrer toujours davantage tout le capital, toute l’agriculture, toute l’industrie, tous les transports, tous les échanges entre les mains de l’État. C’est à quoi tendent toutes ces mesures ; elles seront réalisables et développeront leurs effets centralisateurs dans la mesure précise où le travail du prolétariat multipliera les forces productives du pays. Enfin, quand tout le capital, toute la production et tous les échanges seront concentrés entre les mains de la nation, la propriété privée disparaîtra d’elle-même, l’argent sera devenu superflu, la production aura augmenté et les êtres humains se seront transformés au point que les derniers rapports de distribution de la vieille société auront également disparu. [...]

Vingtième question : Quelles seront les conséquences de l’élimination définitive de la propriété privée ?

Réponse : Après avoir retiré des mains des capitalistes privés l’utilisation de toutes les forces productives et les moyens de circulation, ainsi que l’échange et la distribution des produits, la société les administrera selon un plan établi à partir des moyens disponibles à chaque moment en fonction des besoins de la société entière. [...] La gestion collective de la production ne saurait être assurée par des hommes qui – comme c’est le cas aujourd’hui – seraient à chaque fois étroitement soumis à une branche de production particulière de la production, enchaînés à elle, exploités par elle, si bien que chacun d’eux ne voit qu’une seule de ses facultés développée aux dépens de toutes les autres et ne connaît qu’une branche voire qu’une partie de cette branche de la production totale. Déjà l’actuelle industrie peut de moins en moins utiliser des hommes comme ceux-là [69]. L’industrie pratiquée en commun, selon un plan établi en fonction de l’ensemble de la société, implique des hommes complets, dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en mesure d’avoir une claire vision de tout le système de la production. La division du travail, qui fait du premier un paysan, du second un cordonnier, du troisième un ouvrier d’usine, et du quatrième un spéculateur en bourse, est d’ores et déjà minée par l’essor du machinisme et disparaîtra alors complètement.

Pour s’éduquer, les jeunes gens pourront parcourir rapidement tout le système de la production, afin qu’ils soient mis en état de passer successivement de l’une à l’autre des différentes branches de la production – selon que les besoins de la société ou leurs propres inclinations les y portent [70]. L’éducation les affranchira en conséquence de ce caractère unilatéral qu’imprime à chaque individu la division du travail actuelle. De cette façon, la société organisée d’après le mode communiste donnera à ses membres l’occasion de mettre en tous sens en action leurs aptitudes elles aussi développées dans tous les sens. Il en résulte que toute différence de classe disparaît nécessairement. C’est ainsi que la société organisée sur la base communiste est incompatible avec l’existence des classes, d’une part, et offre directement les moyens d’éliminer ces différences de classe, d’autre part.

Il en résulte, en outre, que l’antagonisme entre la ville et la campagne disparaîtra également. La gestion de l’industrie et de l’agriculture par les mêmes hommes, et non plus par deux classes différentes, est une condition nécessaire de l’association communiste, ne serait-ce que pour de simples raisons matérielles. La dispersion dans les campagnes de la population agricole, à côté de la concentration de la population industrielle dans les grandes villes, est un phénomène qui ne correspond qu’à un stade encore inférieur de l’agriculture et de l’industrie ; en fait, c’est une entrave au progrès, comme on le ressent d’ores et déjà.

L’association universelle de tous les membres de la société en vue de l’exploitation collective et ordonnée des forces productives, l’extension de la production afin qu’elle puisse satisfaire les besoins de tous, l’abolition d’un état de choses dans lequel les besoins des uns ne sont satisfaits qu’aux dépens des autres, l’élimination complète des classes et de leurs antagonismes, le développement en tous sens des facultés de tous les membres de la société grâce à la suppression de l’actuelle division du travail, grâce à l’éducation basée sur l’industrie, à la variation du genre d’activité, à la participation de tous aux jouissances créées par tous, à la combinaison de la ville et de la campagne – tels seront les principaux effets de l’abolition de la propriété privée.

Vingt et unième question : Quel sera l’effet de l’ordre social communiste sur la famille ?

Réponse : Il fera du rapport entre les sexes une question purement personnelle, ne concernant que les parties intéressées, et dans laquelle la société n’a pas à intervenir. Il le peut, parce qu’il aura aboli la propriété privée et que les enfants seront éduqués par la société, de sorte que seront détruites les deux bases qui ont constitué jusqu’ici les deux assises du mariage : la dépendance de la femme vis-à-vis de l’homme, et celle des enfants vis-à-vis des parents en régime de propriété privée. C’est ce qui constitue la réponse à toutes les criailleries des moralistes bourgeois sur la communauté des femmes que veulent, paraît-il, introduire les communistes [71]. La communauté des femmes est un phénomène qui appartient entièrement à la société bourgeoise et qui, de nos jours, est réalisé entièrement dans la prostitution. Or la prostitution repose sur la propriété privée et finit avec elle. En conséquence, loin d’introduire la communauté des femmes, l’organisation communiste la supprimera.

Les étudiants révolutionnaires : grandeur et misère[modifier le wikicode]

En 1861, en réponse aux mesures fiscales ayant pour but de priver les jeunes gens pauvres de l’éducation supérieure, et aux dispositions disciplinaires tendant à les soumettre à la férule discrétionnaire des agents policiers, les étudiants élevèrent des protestations énergiques et unanimes qui, de leurs assemblées, furent portées dans la rue et se traduisirent par des manifestations imposantes [72]. L’université de Saint-Pétersbourg fut alors fermée pendant quelque temps ; les étudiants furent jetés en prison ou envoyés en exil. Cette politique du gouvernement poussa la jeunesse dans les sociétés secrètes, dont un grand nombre des adeptes finit naturellement par se faire envoyer dans les cachots, l’exil et la Sibérie. D’autres sociétés, pour procurer aux étu-diants pauvres les moyens de poursuivre leurs études, fondèrent des caisses de secours mutuels. Les plus sérieux d’entre eux avaient décidé de ne plus donner au gouvernement aucun prétexte de supprimer, en organisant leur caisse et leur gestion, ces petits cercles. Ces petits cercles administratifs fournissaient l’occasion de discuter en même temps de questions politiques et sociales. Les idées socialistes avaient tellement pénétré la jeunesse des écoles russes, composée en grande majorité de fils de paysans et autres gens pauvres, qu’elle rêvait déjà de l’application pratique et immédiate de ces idées. Chaque jour ce mouvement se généralisait davantage dans les écoles et jetait dans la société russe toute une jeunesse pauvre, issue de la plèbe, instruite et pénétrée des idées socialistes. L’âme théorique de ce mouvement était Tchernychevski, aujourd’hui en Sibérie...

Au mois de mars, la jeunesse universitaire russe s’était prononcée énergiquement pour l’affranchissement de la Pologne ; en automne 1861, elle avait essayé de résister au coup d’État qui voulait, par des ordonnances disciplinaires et fiscales, priver les étudiants pauvres (plus des deux tiers du nombre total) de la possibilité d’étudier [73]. Le gouvernement considéra leurs protestations comme des émeutes et, à Pétersbourg, à Moscou et à Kazan, des centaines de jeunes gens furent jetés dans les cachots, expulsés des universités, ou exclus après quelques mois de détention. [...] Et, de peur que ces jeunes gens n’envenimassent le mécontentement des paysans, un arrêt du Conseil d’État défendait aux ex-étudiants tout accès aux fonctions publiques dans les villages. Mais les persécutions ne s’arrêtèrent pas là. On exila des professeurs comme Pavlov ; on ferma les cours publics organisés par les étudiants exclus des universités ; on entreprit de nouvelles poursuites sous les prétextes les plus futiles ; la « caisse de la jeunesse étudiante », à peine autorisée, est brusquement supprimée ; des journaux sont suspendus. Tout cela mit le comble à l’indignation et à l’agitation du parti radical et le força d’avoir recours à la presse clandestine. C’est alors que parut le manifeste du parti appelé « La Jeune Russie », avec une épigraphe de Robert Owen. Ce manifeste faisait un exposé clair et précis de la situation intérieure du pays, de l’état des différents partis, de celui de la presse et, en proclamant le communisme, concluait à la nécessité d’une révolution sociale. Il appelait tous les gens sérieux à se grouper autour du drapeau radical.

Relativité des sciences des sociétés de classe[modifier le wikicode]

Suivant la classification traditionnelle de la connaissance, nous pouvons distinguer trois grandes sections [74]. La première embrasse toutes les sciences qui s’occupent de la nature inanimée et sont plus ou moins susceptibles d’être traitées mathématiquement : mathématique, astronomie, mécanique, physique, chimie. Si l’on trouve plaisir à appliquer de grands mots à des choses toutes simples, on peut dire que certains résultats de ces sciences sont des vérités éternelles, des vérités définitives et sans appel : aussi les a-t-on nommées les sciences exactes. Mais non pas tous leurs résultats, loin de là. En introduisant les grandeurs variables et en étendant leur variabilité jusqu’à l’infiniment petit et l’infiniment grand, la mathématique, pourtant si respectueuse des normes, a commis le péché originel ; elle a mangé le fruit de l’arbre de la science, qui lui a ouvert la carrière des progrès les plus gigantesques, mais aussi celle des erreurs. L’état virginal où tout ce qui était mathématique avait une valeur absolue et était démontré d’une manière irréfragable fut perdu à jamais ; alors s’ouvrit l’ère des controverses, et nous en sommes arrivés au point que la plupart des gens différencient et intègrent, non parce qu’ils comprennent ce qu’ils font, mais parce qu’ils font un pur acte de foi, parce que jusqu’ici on s’en est toujours bien sorti. C’est pire encore en astronomie et en mécanique ; et en physique et en chimie on se trouve en plein dans les hypothèses – comme dans un essaim de guêpes. Et il ne peut guère en être autrement. En physique, nous avons affaire au mouvement des molécules, en chimie à la formation d’atomes en molécules, et si l’interférence des ondes lumineuses n’est pas une fable, nous n’avons aucune chance de voir jamais ces choses intéressantes de nos propres yeux. Avec le temps, les vérités définitives et sans appel se font là étonnamment rares.

Nous sommes encore plus mal lotis en géologie, puisque celle-ci, de par sa nature même, se préoccupe essentiellement de phénomènes auxquels, non pas seulement nous-mêmes, mais nul homme n’a assisté. La moisson de vérités définitives et sans appel y est donc infiniment difficile à effectuer, et de plus elle est extrêmement maigre.

La deuxième classe de sciences est celle qui embrasse l’étude des organismes vivants. Dans ce domaine, il se développe une telle complexité d’interactions et de relations de causalité, que non seulement chaque question résolue soulève une infinité de questions nouvelles, mais qu’aussi chaque question ne peut être résolue que morceau par morceau, par une suite de recherches exigeant souvent des siècles ; en même temps, le besoin d’explication systématique des connexions oblige sans cesse à entourer les vérités définitives et sans appel d’une luxuriante plantation d’hypothèses. Quelle longue série d’intermédiaires n’a-t-il pas fallu, de Galien à Malpighi, pour établir exactement un fait aussi simple que la circulation du sang chez les mammifères ! De même, combien peu savons-nous de l’origine des corpuscules du sang, et combien de chaînons nous manquent, encore aujourd’hui, pour établir, par exemple, un lien rationnel entre les manifestations d’une maladie et ses causes [75]! Et de plus, il arrive assez souvent de faire des découvertes comme celle de la cellule, qui nous forcent de soumettre à une révision totale toutes les vérités définitives et sans appel qui règnent dans le domaine de la biologie et à en éliminer des tas entiers à tout jamais. Si l’on voulait donc établir en ces matières des vérités absolument authentiques et invariables, on devrait se contenter de platitudes comme celles-ci : Tous les hommes sont mortels, tous les mammifères femelles ont des mamelles, etc. ; on ne pourrait même pas dire que les animaux supérieurs digèrent avec l’estomac et l’intestin et non avec la tête, car l’activité nerveuse centralisée au niveau du cerveau est indispensable à la digestion.

Mais où les vérités éternelles sont plus malmenées encore, c’est, dans le troisième groupe de sciences, les sciences historiques qui étudient les conditions de vie des hommes, les rapports sociaux, les formes juridiques et politiques de l’État, ainsi que leur superstructure idéologique : philosophie, religion, art, etc., dans leur succession historique et leurs effets actuels. Dans la nature organique, nous avons au moins affaire à une série de processus qui, pour ce qui concerne notre observation immédiate, se répètent, dans des limites très vastes, de façon assez régulière. Les espèces des êtres organisés sont, dans l’ensemble, restées les mêmes depuis Aristote . Dans l’histoire de la société, en revanche, la répétition des situations est l’exception et non la règle, dès que nous dépassons l’état primitif de l’humanité, ce qu’on appelle l’âge de la pierre ; or là même où se produisent ces répétitions, elles n’ont jamais lieu exactement dans les mêmes circonstances. Ainsi le phénomène de la propriété commune primitive du sol chez tous les peuples civilisés et la forme de sa dissolution. Dans le domaine de l’histoire humaine, nous sommes donc moins avancés en science que dans celui de la biologie. Bien plus : lorsqu'une fois, par exception, on parvient à reconnaître la connexion interne unissant les formes d’existence politiques et sociales, c’est régulièrement lorsque ces formes se sont déjà à moitié survécu et vont vers la décadence. La connaissance est donc ici essentiellement relative, se réduisant à prendre conscience des connexions et à saisir les conséquences de certaines formes politiques et sociales qui n’existent que pour un temps et chez des peuples donnés, et qui, par nature, sont essentiellement périssables. Si, dans ce domaine, on veut donc faire la chasse aux vérités définitives et sans appel, aux vérités authentiques et tout à fait immuables, on n’en rapportera guère que des platitudes et lieux communs de la pire espèce, par exemple que les hommes ne peuvent en général vivre sans travailler, qu’ils se sont le plus souvent divisés jusqu’ici en dominateurs et dominés, que Napoléon est mort le 5 mai 1821, etc.

Or il convient de remarquer que c’est précisément dans ce domaine là que nous faisons le plus fréquemment la rencontre de prétendues vérités éternelles, de vérités définitives, sans appel, etc. : deux et deux font quatre, les oiseaux ont un bec, etc. Mais c’est ce que l’on ne proclamera vérité éternelle que si, de l’existence de vérités éternelles en général, on a l’intention de conclure que, dans le domaine de l’histoire de l’humanité aussi, il y a des vérités éternelles, une morale éternelle, une justice éternelle, etc., qui prétendent à une valeur et une portée identiques à celles des vérités et des applications mathématiques. Et alors nous pouvons être assurés qu’à la première occasion, le même ami des hommes nous déclarera que tous les fabricants de vérités éternelles qui l’ont précédé étaient plus ou moins des ânes et des charlatans, qu’ils pataugeaient tous dans l’erreur, qu’ils faisaient faute sur faute ; que, d’ailleurs, le fait de leur erreur et de leur faillibilité est dans la nature des choses et démontre l’existence de la vérité et de l’exactitude chez lui ; et que lui, le prophète qui a surgi maintenant, porte la vérité définitive et sans appel, la morale éternelle, la justice éternelle, toutes faites et toutes prêtes, dans son sac. Tout cela nous l’avons vu cent et mille fois, si bien qu’il faut s’étonner seulement qu’il y ait encore des hommes assez crédules pour le croire, non pas des autres, mais d’eux-mêmes. Et néanmoins il se trouve toujours à nouveau quelque prophète qui alors, de la manière coutumière, a de grands élans d’indignation morale lorsqu’on nie qu’un individu quelconque soit jamais à même de nous fournir la vérité définitive et sans appel. Nier cela, émettre même un simple doute, c’est faiblesse, confusion ruineuse, néant, scepticisme dissolvant, pire que le pur nihilisme, chaos insensé, et autres aménités de ce genre. Comme chez tous les prophètes, point d’enquête et de jugement scientifiques et critiques, mais, sans plus, foudres lancées au nom de la morale.

Nous aurions pu encore citer plus haut les sciences qui étudient les lois de la pensée humaine, autrement dit la logique et la dialectique. Mais, ici, les vérités éternelles ne connaissent pas de sort meilleur. M. Dühring déclare que la dialectique proprement dite est pur non-sens, et les nombreux ouvrages qu’on a écrits et qu’on écrit encore sur la logique prouvent assez que, là aussi, les vérités définitives et sans appel sont encore plus clairsemées que certains ne se l’imaginent.

Au reste, il n’y a absolument pas lieu d’être horrifié de ce que le degré de connaissance que nous avons atteint aujourd’hui soit aussi peu définitif que tous ceux qui l’ont précédé. Il embrasse déjà un matériel énorme d’idées et de faits, et il exige une très grande spécialisation d’études de quiconque veut être simplement à la hauteur dans l’une des disciplines existantes. Mais quiconque voudrait appliquer la mesure d’une vérité authentique et immuable, définitive et sans appel, à des connaissances qui, par la nature même de leur objet, ou bien doivent rester relatives pour de longues suites de générations et ne se compléter que par fragments, ou même, comme en cosmogonie, en géologie, en histoire, demeureront toujours, ne fût-ce que par l’insuffisance du matériau historique, incomplètes et pleines de lacunes – celui-là prouverait ainsi simplement sa propre ignorance et son ineptie, quand bien même la prétention à l’infaillibilité personnelle ne constituerait pas le motif réel qui le pousse à de telles déclarations. La vérité et l’erreur, comme toutes les déterminations de la pensée qui évoluent entre des pôles opposés, n’ont de valeur absolue que pour un champ extrêmement restreint, comme nous venons de le voir et comme M. Dühring le saurait aussi, s’il était quelque peu familier avec les premiers éléments de la dialectique, qui soulignent précisément les limites de toutes les oppositions diamétrales. Dès que nous appliquons à l’extérieur de ce champ restreint dont nous avons parlé plus haut l’antithèse de vérité et d’erreur, elle devient relative et par là même inutilisable pour un langage scientifique précis : mais si nous cherchons à l’appliquer en dehors de ce domaine en lui donnant une valeur absolue, alors notre échec est complet, puisque les deux pôles se changent en leurs contraires : la vérité devient erreur, et l’erreur vérité.

Formalisme et évolution de l’enseignement[modifier le wikicode]

En ce qui concerne le puriste qui s’irrite de notre style et de notre ponctuation, il faut noter qu’il ne sait ni l’allemand ni l’anglais, sinon il ne trouverait pas d’anglicismes là où il n’y en a pas [76]. L’allemand pour lequel il s’enflamme et dont on nous a bourré la tête à l’école, avec son abominable syntaxe et le verbe tout en queue de la phrase, coupé par dix lieues d’insertions – cet allemand il m’a fallu trente ans pour le désapprendre de nouveau. Ce bureaucratique allemand de maître d’école pour lequel Lessing n’a aucune existence se trouve aujourd’hui entièrement sur le déclin, même en Allemagne. Que dirait ce philistin s’il entendait parler au Reichstag des gens qui ont fait table rase de cette affreuse syntaxe dont il ne peut se dépêtrer, et qui y parlent comme les Juifs : « Lorsque le Bismarck est venu dans le choix forcé, il a préféré baiser le cul du pape que la bouche de la révolution », etc.[77] . C’est le petit Lasker qui a inauguré ce progrès – et c’est la seule bonne chose qu’il ait faite. Si Monsieur le puriste arrivait en Allemagne avec son allemand de maître d’école, on lui dirait qu’il parle l’américain.

À propos de son « Vous connaissez la mesquinerie du philistin allemand cultivé » – il semble que cela reste vrai, notamment en Amérique. La syntaxe allemande avec toute la ponctuation, telle qu’on l’a enseignée il y a quarante ou cinquante ans en Allemagne est tout juste bonne à être mise au rebut – et c’est ce qui arrive de plus en plus en Allemagne.

Essor révolutionnaire des sciences et des arts[modifier le wikicode]

Les sciences naturelles modernes sont les seules qui soient parvenues à un développement omnilatéral, systématique et complet, à la différence des intuitions géniales des Anciens dans le domaine de la philosophie de la nature et des découvertes des Arabes, qui sont extrêmement importantes, mais sporadiques, et ont disparu pour la plupart sans résultats [78]. Elles datent, comme toute l’histoire moderne, de la formidable époque que nous autres Allemands nommons la Réforme, que les Français nomment la Renaissance, et les Italiens le Cinquecento, bien qu’aucun de ces termes n’en donne une idée complète. C’est l’époque qui commence avec la seconde moitié du XVe siècle. En s’appuyant sur les bourgeois des villes, la royauté a brisé la puissance de la noblesse féodale et fondé les grandes monarchies, reposant en gros sur la nationalité, au sein desquelles les nations européennes modernes et la société bourgeoise moderne se sont développées ; et, alors que la bourgeoisie et la noblesse en étaient encore aux prises, la guerre des paysans d’Allemagne a annoncé prophétiquement les luttes de classes à venir, en portant sur la scène non seulement les paysans révoltés – ce n’était plus une nouveauté –, mais encore, derrière eux, les précurseurs du prolétariat moderne, le drapeau rouge au poing et la revendication de la communauté des biens aux lèvres. Les manuscrits sauvés de la chute de Byzance, les statues antiques retirées des ruines de Rome révélaient à l’Occident étonné un monde nouveau – celui de l’Antiquité grecque [79]. Ses formes lumineuses dissipaient les fantômes du Moyen Âge ; l’Italie naissait à un épanouissement artistique insoupçonné, qui sembla un reflet de l’antiquité classique et n’a plus été retrouvé [80]. En Italie, en France, en Allemagne, surgissait une littérature nouvelle, la première littérature moderne ; l’Angleterre et l’Espagne connurent bientôt après leur époque littéraire classique. Les barrières de l’ancienne orbite terrestre étaient brisées ; c’est maintenant seulement que la terre était vraiment découverte, et que les fondements furent posés pour passer de l’artisanat à la manufacture qui devait, à son tour, constituer le point de départ de la grande industrie moderne [81]. La dictature spirituelle de l’Église fut brisée : la plupart des peuples germaniques la rejetèrent en adoptant le protestantisme, tandis que, chez les peuples latins, une alerte libre pensée, reprise des Arabes et nourrie de philosophie grecque tout juste redécouverte, s’enracinait de plus en plus et préparait le matérialisme du XVIIIe siècle.

Ce fut la plus grande révolution progressiste que l’humanité eût jamais connu. Cette époque eut besoin de géants et elle les engendra aussi : géants de la pensée, de la passion et du caractère, de l’universalité et de l’érudition. Les hommes qui fondèrent la domination moderne de la bourgeoisie furent tout, sauf des bourgeois bornés. Au contraire, l’esprit aventureux de l’époque les a tous plus ou moins touchés de son souffle. Il n’y avait guère à cette date un homme de premier plan qui n’eût fait de grands voyages, parlé quatre ou cinq langues, brillé dans plusieurs disciplines. Léonard de Vinci fut non seulement un grand peintre, mais aussi un mathématicien, un mécanicien et un ingénieur éminent, auquel les branches les plus diverses de la physique sont redevables d’importantes découvertes. Albert Dürer fut à la fois peintre, graveur, sculpteur, architecte, et il inventa de surcroît un système de fortification qui comprend bon nombre des idées reprises bien plus tard par Montalembert et les bâtisseurs modernes de fortifications en Allemagne. Machiavel fut homme d’État, historiographe, poète, et en même temps le père de la littérature militaire des temps modernes. Luther a nettoyé non seulement les écuries d’Augias de l’Église, mais encore celles de la langue allemande ; c’est lui qui a créé la prose allemande moderne, et composé texte et mélodie de cet hymne chantant de la certitude de vaincre qui devint la Marseillaise du XVIe siècle [82].

Il se trouve que les héros de ce temps n’étaient pas encore asservis par la division du travail, dont nous sentons si souvent chez leurs successeurs les effets débilitants de l’étroite spécialisation unilatérale [83]. Mais ce qui les distingue par-dessus tout, c’est que, presque sans exception, ils sont complètement plongés dans le mouvement de leur temps, dans la lutte pratique : ils prennent parti, ils entrent dans la lutte, qui par la parole et l’écrit, qui par l’épée, souvent par les deux. D’où cette plénitude et cette force de caractère qui font d’eux des hommes complets. Les érudits en chambre sont l’exception : ce sont, soit des gens de second ou troisième plan, soit des philistins prudents qui ne tiennent pas à se brûler les doigts. L’étude de la nature s’effectuant alors aussi en pleine révolution générale, elle était elle-même de fond en comble révolutionnaire : ne dût-elle pas conquérir son droit à l’existence dans la lutte ? La main dans la main avec les grands Italiens de qui date la philosophie moderne, elle a fourni ses martyrs aux bûchers et aux cachots de l’Inquisition. Et il est symptomatique que les protestants aient surpassé les catholiques dans la persécution de la libre étude de la nature. Calvin a fait brûler Servet au moment où il était sur le point de découvrir la circulation du sang, et ce en le faisant griller tout vif deux heures durant ; du moins l’Inquisition se contenta-t-elle de brûler simplement Giordano Bruno.

En répétant, pour ainsi dire, le geste de Luther jetant au feu la bulle du pape par un acte révolutionnaire, la publication de l’œuvre immortelle de Copernic – quoique avec timidité, et, pourrait-on dire, seulement sur le lit de mort – fut un véritable défi à l’autorité ecclésiastique dans les choses de la nature. L’émancipation de la science de la nature à l’égard de la théologie date de cet acte, bien que la polémique sur la délimitation de détail de leurs domaines respectifs traîne jusqu’à nos jours et que, pour maints esprits, elle soit encore loin d’être acquise. Il n’en reste pas moins que les sciences se développèrent dès lors à pas de géant, gagnant en force, pourrait-on dire, en fonction du carré de la distance décomptée (dans le temps) à partir de l’origine. C’est comme s’il avait fallu démontrer au monde que le produit le plus élevé de la matière organique – l’esprit humain – obéissait désormais à une loi du mouvement inverse à celle de la matière inorganique.

Au cours de cette toute première période, la tâche principale de la science de la nature fut de maîtriser la matière qui se trouvait à portée de main. Dans la plupart des domaines, il fallut partir d’éléments tout à fait bruts. L’antiquité légua Euclide et le système solaire de Ptolémée ; les Arabes la notation décimale, les rudiments de l’algèbre, les chiffres modernes et l’alchimie ; le Moyen Âge chrétien, rien du tout. Dans ces conditions, ce fut nécessairement la plus élémentaire des sciences de la nature, la mécanique des corps terrestres et célestes, qui passa au premier rang et, à côté d’elle, à son service, la découverte et le perfectionnement des méthodes mathématiques. De grandes choses furent accomplies dans ce domaine. Lorsque s’acheva la période marquée par les Newton et Linné, ces branches de la science avaient atteint un certain degré d’achèvement [84]. Les méthodes mathématiques les plus essentielles étaient fixées dans leurs grandes lignes : la géométrie analytique, surtout grâce à Descartes, les logarithmes grâce à Neper, le calcul différentiel et intégral grâce à Leibniz, et peut-être à Newton [85]. Il en est de même de la mécanique des solides, dont les lois principales furent élucidées une fois pour toutes. Enfin, dans l’astronomie du système solaire, Kepler avait découvert les lois du mouvement des planètes et Newton les a formulées sous l’angle général du mouvement de la matière. Les autres branches de la science de la nature étaient très éloignées de ce degré provisoire d’achèvement. Ce n’est que vers la fin de cette période qu’on se mit à étudier plus à fond la mécanique des fluides et des gaz [86]. La physique proprement dite en était encore à ses tout débuts, mise à part l’optique, dont les progrès exceptionnels furent suscités par les exigences pratiques de l’astronomie. La chimie venait tout juste de s’émanciper de l’alchimie grâce à la théorie du phlogistique. La géologie n’avait pas dépassé le stade embryonnaire de la minéralogie ; la paléontologie ne pouvait donc absolument pas exister encore. Enfin, dans le domaine de la biologie, on en était toujours pour l’essentiel à rassembler et à trier l’énorme matériel, tant botanique et zoologique qu’anatomique et proprement physiologique. Il ne pouvait guère être question encore de comparer les formes de la vie entre elles ou d’examiner leur extension géographique, leurs conditions d’existence climatiques, etc. Seules la botanique et la zoologie parvenaient à un achèvement approximatif, grâce à Linné.

Mais ce qui caractérise avant tout cette période, c’est l’élaboration d’une théorie d’ensemble qui lui est propre et dont le point central est l’idée de l’immuabilité absolue de la nature. La nature, quelle que fût la façon dont elle s’était formée, restait semblable à elle-même tant qu’elle durait. Dès lors qu’un mystérieux « choc initial » les avait mis en mouvement, les planètes et leurs satellites ne cessaient de graviter sur les ellipses prescrites à jamais, ou en tout cas jusqu’à la fin du monde. Les étoiles, fixes et immobiles, reposaient pour toujours à leur place, s’y maintenant réciproquement par la « gravitation universelle ». La terre était restée immuablement la même, de toute éternité, ou, dans l’autre hypothèse, depuis le jour de sa création. Les « cinq continents » actuels avaient toujours existé, pourvus des mêmes montagnes, vallées, cours d’eau, climat, flore et faune, à moins que la main de l’homme n’y eût causé des changements ou des déplacements. Les espèces végétales et animales étaient fixées une fois pour toutes à leur naissance. Le semblable engendrait constamment le semblable, et c’était déjà beaucoup que Linné admît qu’il pouvait se former çà et là de nouvelles espèces par croisement. Contrairement à l’histoire de l’humanité qui se déroule dans le temps, on n’attribuait à l’histoire de la nature qu’un déploiement dans l’espace. On niait tout changement et toute évolution dans la nature. La science de la nature, si révolutionnaire à ses débuts, se trouvait soudain devant une nature absolument conservatrice, dans laquelle – jusqu’à la fin du monde ou pour l’éternité – tout devait rester comme il avait été au début.

Autant, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la science de la nature était supérieure à l’antiquité grecque par l’ampleur des connaissances et même par l’ordonnancement de ses matériaux, autant elle lui était inférieure pour ce qui est du maniement par la pensée de ces matériaux, la conception générale de la nature. Aux yeux des philosophes grecs, le monde était sorti du chaos, était en développement et résultait d’un devenir. Pour les savants de la période considérée, il était quelque chose d’ossifié, d’immuable, et, pour la plupart d’entre eux, il avait été créé d’un seul coup. La science reste profondément enlisée dans la théologie [87].

Partout elle cherche et trouve comme principe dernier une impulsion de l’extérieur, qui ne trouve pas son explication dans la nature elle-même. Même si l’on conçoit l’attraction – pompeusement baptisée par Newton gravitation universelle – comme une propriété essentielle de la matière, d’où provient cette force tangentielle inexpliquée à laquelle, au début, les planètes doivent leurs orbites ? Comment sont nées les innombrables espèces végétales, animales et, à plus forte raison, l’homme, dont il reconnaissait pourtant qu’il n’existait pas de toute éternité ? La science de la nature ne répondait que trop souvent à ces questions, en invoquant la responsabilité du créateur de toutes choses. Cette période s’ouvre par la lettre de rupture que Copernic adresse à la théologie, et elle se clôt par le postulat de Newton sur l’impulsion initiale donnée au monde par Dieu. L’idée générale la plus haute à laquelle se soit haussée cette science de la nature est celle de la finalité des dispositions établies dans la nature, c’est la plate téléologie de Wolff : les chats ont été créés pour manger les souris, et celles-ci pour être mangées par les chats, l’ensemble de la nature existant pour témoigner de la sagesse du Créateur. Il faut reconnaître le grand honneur à la philosophie de ce temps de ne pas s’être laissée induire en erreur par la faiblesse des connaissances qu’on avait alors sur la nature et d’avoir persisté – de Spinoza jusqu’aux grands matérialistes français – à expliquer le monde à partir de lui-même, en laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détail.

Je classe aussi les matérialistes du XVIIIe siècle dans cette période, parce qu’ils n’avaient pas à leur disposition d’autres données scientifiques que celles que j’ai décrites plus haut. L’ouvrage décisif de Kant est resté pour eux un mystère, et Laplace n’est venu que longtemps après eux. N’oublions pas que cette conception surannée de la nature, bien que les progrès de la science y fissent des accrocs de toute part, a dominé toute la première moitié du XIXe siècle et que pour l’essentiel, elle est enseignée aujourd’hui encore dans toutes les écoles[88].

Développement inégal des superstructures[modifier le wikicode]

Rapport inégal entre le développement de la production matérielle et celui de la production artistique, par exemple [89]. En général, il faut éviter de con-cevoir le progrès sous la forme abstraite courante pour ce qui est de l’art mo-derne, etc. Dans le domaine de la culture, par exemple, cette disparité est moins impressionnante et moins difficile à saisir que celle qui se produit au sein des conditions sociales pratiques : rapports entre les États-Unis et l’Europe. La véritable difficulté est de déterminer comment les rapports de production se développent d’une manière inégale vis-à-vis du système juridique. Ainsi, par exemple, le rapport entre le droit privé (à un degré moindre le droit pénal et le droit public) et la production moderne [90]. [...]

1. À propos de l’art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne correspondent nullement à l’évolution générale de la société ni, par conséquent, au développement de la base matérielle qui représente en quelque sorte son ossature. Par exemple, si l’on compare les Grecs, ou même Shakespeare, aux Modernes. Pour certains genres littéraires – telle l’épopée –, on reconnaît même qu’ils ne peuvent être produits dans la forme classique où ils font époque, au moment où surgit la production d’art en tant que telle. On admet donc que, dans le domaine de l’art, certaines œuvres importantes ne sont possibles qu’à un stade peu développé de l’art. En outre, si les différents genres littéraires se développent inégalement au sein du monde artistique, il n’est pas surprenant de retrouver les mêmes inégalités entre l’évolution de l’art en général et celle de la société. La difficulté, c’est de donner une formulation générale à ces contradictions, mais dès qu’on les spécifie, elles sont expliquées.

Considérons, par exemple, les rapports entre l’art grec, Shakespeare et l’époque contemporaine. On sait que la mythologie[91] grecque a été non seulement l’arsenal, mais la terre nourricière de l’art grec. La conception de la nature et des rapports sociaux qui alimente l’imagination, et donc la mythologie grecques, est-elle possible à l’époque des machines à filer automatiques, des locomotives et du télégraphe électrique ? Qu’est-ce que Vulcain auprès de Robert & Co, Jupiter à côté du paratonnerre, et Hermès auprès du Crédit mobilier ? C’est dans et par l’imagination que la mythologie surmonte, domine et façonne les forces de la nature : elle disparaît donc lorsque, dans la réalité, ces forces sont domptées. Que devient Fama à côté de Printing-House Square[92] ? L’art grec suppose la mythologie grecque, c’est-à-dire la nature et les lois sociales élaborées par l’imagination populaire d’une manière non encore consciente mais artistique. Tels sont ses matériaux. Il ne repose donc pas sur n’importe quelle mythologie, n’importe quelle élaboration artistique non encore consciente de la nature (nous entendons par là tout ce qui est objectif, donc aussi la société). C’est une mythologie qui fournit le terrain favorable à l’épanouissement de l’art grec qui n’aurait pu éclore à partir de la mythologie égyptienne, ni à partir d’une société parvenue à un niveau de développement où il n’existe plus de rapports mythologiques avec la nature, de rapports s’exprimant par mythes et où l’artiste doit donc faire preuve d’une imagination indépendante de la mythologie.

Par ailleurs, Achille est-il possible à l’ère de la poudre et du plomb ? Ou L’Iliade avec l’imprimerie, ou encore mieux la machine à imprimer ? Le chant, la légende et les muses ne s’arrêtent-ils pas nécessairement devant le levier de l’imprimeur, comme s’évanouissent les conditions favorables à la poésie épique ?

La difficulté n’est donc pas de comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du développement social, mais qu’ils nous assurent encore un plaisir esthétique et, qu’à maints égards, ils représentent pour nous une norme, voire un modèle inaccessible [93].

Certes, un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril. Mais est-il insensible à la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Dans la nature de l’enfant, chaque époque ne voit-elle pas revivre son propre caractère dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l’enfance historique de l’humanité, au moment de son plein épanouissement, n’exercerait-elle pas le charme éternel de l’instant qui ne reviendra plus ? Il est des enfants mal élevés et des enfants qui ont grandi trop vite : c’est le cas de nombreux peuples de l’antiquité. Les Grecs étaient des enfants normaux. Le charme que nous inspirent leurs œuvres ne souffre pas du faible développement de la société qui les a fait fleurir : elles en sont plutôt le résultat, inséparable des conditions d’immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, et qui ne reviendra jamais plus.

  1. Cf. MARX, Dissertation du baccalauréat : Réflexions d'un adolescent sur le choix d'une profession, Trèves, 10-16 août 1833. La parole revient en premier non pas au « consommateur » scolaire, mais au jeune inspiré qui plaide pour toute sa génération et la classe des travailleurs, en faveur de l'émancipation – l'ennoblissement, selon son expression d'alors – de l'humanité. Face à lui, le professeur, digne représentant de la culture officielle, bourgeoise, ne comprend rien aux préoccupations du « candidat » – comme en témoignent ses remarques sur la dissertation de Marx, qui ne se passionne évidemment pas pour tel ou tel métier à exalter par un bon élève dans la mutilante et débilitante division du travail existante, et va préférer le mode de vie et de penser de la classe des travailleurs : « Assez bien. Ce travail se distingue par la richesse de pensée, et un bon plan systématique. Par ailleurs, l'élève tombe ici aussi dans son erreur habituelle : une recherche exagérée d'expressions rares et imagées. C'est pourquoi la dissertation manque, aux nombreux passages soulignés, de clarté et de précision, voire souvent de justesse, tant pour ce qui est des différentes expressions que de la liaison des phrases. Wyttenbach. » À propos du rapport du jeune Marx avec la classe des prolétaires, qui fut une donnée objective avant d'être un fait de conscience claire chez Marx, cf. « La Question philosophique dans la théorie marxiste », Le Fil du temps, n° 13,chap. « Le Déterminisme en action ».
  2. Peut-on parler avec plus de force de ce déterminisme qui anime les hommes et agit à partir de l'extérieur – non de Dieu, mais des conditions matérielles du monde qui imposent leur choix aux hommes ? Marx sera le militant du communisme, par la force des conditions historiques et sociales qui le poussent et tiennent aussi sa plume au nom d'une classe entière et de l'humanité future. Aussi écrivait-il lui-même, toujours avec la même exaltation passionnée : « Nous avons la ferme conviction que ce n'est pas la tentative pratique, mais l'application à partir de la théorie des idées communistes qui constitue le véritable danger [auquel va succomber le jeune Marx lui-même], car il est possible de répondre par des canons aux tentatives pratiques, et fussent-elles des tentatives en masse, dès lors qu'elles deviennent dangereuses ; mais des idées qui vainquent notre intelligence, conquièrent notre cœur, auxquelles notre raison soude notre conscience – ce sont là des chaînes que l'on ne peut arracher de soi-même sans s'arracher le cœur, ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre qu'en se soumettant à eux. » (MARX, « Le Communisme et la Gazette générale d'Augsbourg »,in Gazette rhénane, 16,octobre 1842.)
  3. Cf. MARX, La Critique de la philosophie du droit de Hegel, in MEGA, 1/1, p. 456-457. Après avoir montré comment l'État bourgeois est le produit nécessaire du privilège économique des classes dominantes par rapport aux masses exploitées, Marx montre que le pouvoir gouvernemental implique un corps professionnel qui détient un monopole, dans la société de la propriété privée, l’État étant approprié par les fonctionnaires pour « faire carrière ». Lorsque l'enseignement est dispensé par l'État, le professeur devient fonctionnaire et participe à la bureaucratie.
  4. Après s'être autonomisé, le corps enseignant s'approprie pour son propre compte – comme sa propriété privée – les connaissances et la science accumulées par toutes les générations œuvrant dans la production, et les monnaye contre un salaire pour dispenser « son » savoir. Sur le marché à exploiter, le besoin de science est, certes, présenté comme le besoin de tous, mais le savoir est monopolisé par une minorité – celle qui a eu accès aux temples de la connaissance que sont les facultés et universités. Le savoir – détaché de la vie et de la production quotidienne immédiate – est un secret distillé dans les instituts, et le reste pour la masse que l'on n'initie que de manière élémentaire, sans jamais lui livrer les connaissances élevées. La caste des prêtres se fait ainsi laïque sous le règne de la Raison bourgeoise. Le besoin supérieur de l'esprit humain a toujours servi l'avidité insatiable de toutes les castes de prêtres des différentes espèces qui, au cours de l'histoire, ont toujours appuyé les dominateurs et tyrans. Avec l'éducation nationale, les professeurs deviennent ainsi les collègues des augures des païens, des prophètes des juifs, des apôtres des chrétiens, des imans des musulmans ou, selon l'expression de Marx, des jésuites. L'éducation bourgeoise part en conséquence d'un principe abstrait de la production, celui de l'illuminisme de la Raison qui est opposé au matérialisme dialectique. De la sorte, elle met à la base de l'action humaine le savoir « que l'on apprend », soit un concept qui est séparé de la vie immédiate du grand nombre. Comme Marx l'explique dans La Question juive, cette Raison et ce savoir sont « idéalistes » et copient la « Révélation » des religions, qui privilégie une caste ou l'élite « cultivée » – cette minorité, sorte de franc-maçonnerie communiquant à l'humanité le vouloir (la science) de cette force mystérieuse « supérieure » avec la sanction de l'État qui délivre les diplômes. Cette ample conception du marxisme permet d'expliquer l'évolution en apparence absolument contradictoire de l'enseignement bourgeois : au début du capitalisme, l'instituteur laïc a disputé au clergé le monopole de la diffusion des lumières du Savoir au peuple, en une opposition qui restait sur le terrain de l'appropriation de la science par une minorité, puis, à la fin du capitalisme, le curé coexiste de plus en plus dans les écoles avec les enseignants laïcs – dans la même école ou les écoles voisines en... concurrence pour satisfaire la soif d'émulation bourgeoise.
  5. Cf. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, in Werke, 3,p. 244-246. Dans ce passage, Marx-Engels mettent en évidence le corollaire de la thèse selon laquelle, dans les sociétés de classe, la civilisation se développe sur un fond d'ignorance, comme la richesse de quelques-uns est fonction de la pauvreté des masses : la division du travail existante développe, chez ceux qui ont une profession, une seule faculté ou un seul type de geste au détriment de toutes les autres potentialités de l'homme. C'est dire que l'aliénation produit nécessairement la mutilation individuelle dans les sociétés de classe. Dès lors, se spécialiser ou exercer un métier quel qu'il soit revient à sacrifier à une potentialité plus ou moins exacerbée par l'apprentissage ou la répétition toutes les autres virtualités que renferme la nature humaine. Cela revient à cultiver une activité qui s'autonomise pour dominer l'homme qui l'exerce, celui-ci devenant, par exemple, écrivain, comptable, peintre ou chanteur, en étant impuissant partout ailleurs. À cette individualisation aliénante de la division du travail des sociétés de classe, Marx opposera sa conception de l'homme social, totalement épanoui que ne rend possible qu'une société collectiviste, car celle-ci brise toutes les frontières et les barrières qui empêchent les hommes d'avoir une activité et une communication universelle, sans préalable monétaire.
  6. Ce texte difficile, mais lumineux, part de la conception propriétaire de la pensée et des dons individuels pour en dénoncer le sophisme : il faut un individu pour penser, donc la pensée est la création de l'individu, ce qui ne peut que plaire aux professionnels du travail « intellectuel ». Cette conception individualiste implique le morcellement et donc la mutilation de l'individu séparé de ses tenants et ses aboutissements pour être autonomisé et fétichisé comme un être en soi et pour soi, source de toutes choses. À cette conception aliénée, Marx oppose sa vision communiste du monde, en déclarant non seulement que l'on pense avec la tête des autres, puisque l'on apprend chez autrui et dans le monde sensible des choses, mais encore que toute pensée est sociale de manière immédiate : « Même quand j'ai une activité scientifique, etc., que je ne peux effectuer que rarement en communauté directe avec d'autres, je travaille socialement parce que j'agis en tant qu'homme. Non seulement le matériel de mon activité – tel le langage dans lequel le penseur exerce la sienne – m'est donné comme produit de la société, mais encore ma propre existence est activité sociale, parce que, conscient d'agir en tant qu'être social, je ne fais rien de moi-même que je ne fasse pour la société. » (Cf. MARX, Manuscrits de 1844, chapitre sur « La Propriété privée et le Communisme. »)
  7. Marx souligne ici la pauvreté immanente à la pensée individuelle sous le régime de la propriété privée qui sépare et oppose toujours le travail à la jouissance, le temps libre au temps de turbin, les vacances au bagne du travail forcé.
  8. Moabit et Köpenick, anciens faubourgs de Berlin, incorporés par la suite à la ville. La porte de Hambourg se situait à l'époque à la limite nord de Berlin.
  9. Marx pousse son analyse du penseur jusque dans les détails de sa vie matérielle, concrète – et cela donne une image bien triste de la pensée individuelle, dans une société déchirée en individus autonomes. De par leurs conditions privées de vie à l'image de la propriété, leur pensée ne peut être que mesquine comme le mode de vie d'un individu privé. Dans la société communiste, l'homme, devenu un être social, bénéficiera d’une tout autre échelle de vie, d’action et de pensée.
  10. D'où les envolées lyriques, parfois inattendues, de ceux qui exercent une profession assise. Sans être passé par l'école freudienne, Marx trouve dans ces compressions du bas-ventre l'origine d'écrits sentimentaux et philanthropiques chez des petits bourgeois à l'esprit et au cœur pourtant secs.
  11. Cf. MARX, Le Capital, I,in Werke, 23, p. 421-424. Pour retrouver les passages dans lesquels Engels s'exprime sur l'« éducation bourgeoise » des ouvriers, le lecteur peut se rapporter aux pages suivantes de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Ed. sociales, 1960, p. 35-38, 152-162, 169-173, 191-192, 198-200, 217-226, 243-246, 253-258, 294-297, 308. Le lecteur peut se référer aussi aux conditions infectes de l'enseignement primaire dans l'idyllique Helvétie d'après le rapport de Marx au congrès de L'A.I.T. de Bâle, in MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M., t. 1, p. 133.
  12. Le fait est que les ouvriers ont arraché de haute lutte, soit par leurs revendications économiques (comme Marx le montre ici à l'exemple de l'Angleterre), soit par leurs revendications politiques (comme en France), l'enseignement obligatoire qui est le corollaire du suffrage universel et de l'obligation militaire pour tous. En effet, il s'agit là d'une mesure parfaitement typique de la forme de société capitaliste, qui donne un enseignement primaire, permettant aux ouvriers d'accéder tout juste aux fonctions productives exigées par l'appareil de production. C'est pourquoi les fabricants mettent tous les obstacles à l'enseignement élémentaire obligatoire, tant que les manufactures ont besoin d'une main-d'œuvre innombrable et l'admettent lorsque l'industrie et le machinisme requièrent une main-d'œuvre plus instruite.
  13. Leonhard HORNER, in Reports of Insp, of Fact. for 30th June 1857, p. 17.(Note de Marx.)
  14. Id., in Rep. of Fact. for 31st Oct. 1855, p. 18, 19. (Note de Marx.)
  15. Sir John KINCAID, in Rep. of Insp. of Fact. for 31st Oct. 1858, p. 31, 32. (Note de Marx.)
  16. Sir John KINCAID, in Reports of Insp. of Fact. for 31st October, 1856, p. 66.(Note de Marx.)
  17. A. REDGRAVE, in Reports of Insp. of Fact. for 31st October 1857, p.41, 42.Dans les branches de l'industrie anglaise où règne depuis assez longtemps la loi des fabriques proprement dite (qu'il ne faut pas confondre avec lePrint Works Act), les obstacles que rencontraient les articles sur l'instruction ont été surmontés ces dernières années, dans une certaine mesure. Quant aux industries non soumises à la législation sur les fabriques, la situation qui y prédomine est celle exprimée par le fabricant verrier J. Geddes devant le commissaire d'enquête de M. White : « Autant que j'ai pu le constater, le supplément d'instruction accordé à une partie de la classe ouvrière dans ces dernières années est un mal. Il est surtout dangereux, en ce qu'il la rend trop indépendante. »Cf. Children's Empt. Commission. IV Report, London, 1865, p. 253. (Note de Marx.)
  18. « M. E., fabricant, m'a fait savoir qu'il emploie exclusivement des femmes à ses métiers mécaniques ; il donne la préférence aux femmes mariées, surtout à celles qui ont une famille nombreuse, dont le ménage dépend d'elles, car elles sont plus attentives et plus disciplinables que les femmes non mariées, et de plus sont forcées de travailler jusqu'à l'épuisement pour se procurer les moyens de subsistance indispensables. C'est ainsi que les vertus qui caractérisent le mieux la femme tournent à son préjudice. Ce qu'il y a de tendresse et de dévouement dans sa nature devient l'instrument de son esclavage et de sa misère. »Cf. Ten Hours' Factory Bill. The Speech of Lord Ashley, London, 15 mars 1844, p. 20.(Note de Marx.)
  19. Cf. ENGELS, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, in Werke, chap. « Les Résultats », 2, p. 342. L'enseignement bourgeois évolue selon les nécessités dictées par le niveau de développement de l'industrie qui exploite les prolétaires. Ceux-ci n'ont donc guère de choses à en espérer. En fait, ils trouvent ailleurs les conditions aussi bien matérielles qu'intellectuelles de leur émancipation, le prolétariat étant nécessairement le plus sensible au mouvement matériel de la société vers la dissolution de sa forme capitaliste : « L'infortunée réalité sensible, elle, ne tient pas compte de l'imagination de l'individu : chacun de ses sens l'oblige à croire à l'existence du monde et des individus existant autour de lui, et même son estomac profane lui rappelle quotidiennement que le monde extérieur n'est pas vide, mais au contraire ce qui remplit. Chacune de ses activités et de ses propriétés essentielles, chacune de ses impulsions vitales devient un besoin, une pénurie, qui transforme son égoïsme et son besoin d'autres choses et d'autres hommes en dehors de lui. » (MARX-ENGELS, La Sainte-Famille, in Werke, 2, chap. VI, p. 127.)
  20. L'éducation illuministe, conçue par la bourgeoisie à l'usage des ouvriers, n'est rien d'autre qu'une série de recettes morales pour apprendre à vivre décemment à ceux qui n'en ont pas les moyens matériels : « L'éducation doit apprendre que des abris sales, mal aérés et surpeuplés ne sont pas le meilleur moyen de préserver la santé et l'énergie. Ce qui revient à vouloir sauver quelqu'un de la mort par inanition, en lui apprenant que les lois de la nature EXIGENT que le corps humain soit constamment pourvu d'aliments. » (MARX, « L'éducation et le travail des enfants en Angleterre », in New York Tribune, 28 novembre 1853.
  21. Cf. ENGELS, préface à l'édition anglaise de 1892 de L'Évolution du socialisme de l'utopie à la science, in Werke, 22, p. 309.
  22. Après la conquête du pouvoir par la bourgeoisie, l'enseignement laïc évolue de plus en plus vers le compromis avec le cléricalisme. La cause profonde en est que la religion vient au secours de l'exploitation capitaliste. L'expérience historique a montré qu'une bourgeoisie essentiellement politique, comme la française, pouvait se permettre un matérialisme, un rationalisme et un athéisme plus conséquents, tant qu'elle s'appuyait sur une petite bourgeoisie et un paysannat parcellaire radical, tandis qu'une bourgeoisie qui exploite de larges couches d'ouvriers a une tendance marquée au « piétisme », selon l'expression d'Engels : « Il est avéré que, parmi les fabricants, les piétistes ont la plus mauvaise réputation auprès des ouvriers, qu'ils leur rognent les salaires de toutes les façons possibles, sous le prétexte qu'ils les privent d'une occasion de boire ; or, avec leurs belles prêches, ils sont toujours les premiers à soudoyer et à corrompre les gens. » (ENGELS, Lettres de Wuppertal, I, mars 1839, in Werke, 1, p. 418.)
  23. Cf. ENGELS, Le Rôle de la violence dans l'histoire, in Werke, 21, p. 422-423. Engels analyse ici froidement la signification de la fameuse obligation scolaire élémentaire, qui donne aux sujets de Sa Majesté le Capital des notions tout juste suffisantes, d'abord en vue de travailler pour le plus grand profit des bourgeois, ensuite pour être réceptifs à son bourrage de crâne et ses campagnes d'endoctrinement idéologique, par la grande presse, les livres bon marché et, aujourd'hui, l'avalanche de la propagande bourgeoise par la radio, le cinéma, le théâtre et surtout la télévision : l'oppression idéologique ne doit-elle pas compléter la domination politique et l'exploitation économique ? Par rapport aux conditions féodales, l'enseignement obligatoire pour tous fut un progrès indissolublement lié à l'introduction, révolutionnaire elle aussi, du capitalisme lui-même. Comme Engels le note, c'est une mesure démocratique bourgeoise, comme le suffrage universel et l'obligation militaire. Cependant, cette introduction ne se fait que sous la pression violente des masses, qui d'ailleurs sont le moteur de la révolution antiféodale. Comme Marx l'a souligné dans les textes précédents, la bourgeoisie répugne à appliquer cette réforme dans sa période manufacturière où elle a besoin de tous les bras. Ce n'est qu'au moment où prédomine l'industrie mécanique qu'il lui faudra des ouvriers plus spécialisés, ainsi que des experts, techniciens, etc. Bien sûr, ce mouvement ne se généralise que dans les pays de capitalisme ancien. Un enseignement élémentaire, accompagné de cours techniques, ne dérange pas alors la bourgeoisie – même les frais en sont supportés par la collectivité.
  24. La Prusse instaura un système scolaire nouveau au cours des luttes bourgeoises contre le féodalisme de 1806 à 1813. Ce fut d'abord, en 1808, une « section pour la culture et l'enseignement » au ministère prussien de l'Intérieur dont la direction fut confiée de 1809 à 1810 au savant bien connu, Wilhelm von Humboldt. Cette section se transforma en 1817 en un « ministère pour les Affaires religieuses, éducatives et médicinales », et J. M. Süvern déposa en 1819 un projet de loi générale sur « l'instauration de l'enseignement scolaire dans l'État prussien ».
  25. Cf. MARX, manuscrit annexe à Travail salarié et Capital (1849) intitulé Le Salaire. Malgré tout le battage fait autour du système scolaire élaboré de la République démocratique allemande, qui est certainement supérieur à celui de l'Allemagne de l'Ouest, un peu plus anarchique à cause de ses prétentions libérales, il reste dans le prolongement du système développé du 3e Reich, qui planifiait systématiquement non seulement la production nationale, mais encore le s conditions matérielles et humaines de son bon fonctionnement. Le système est-allemand n'a rien de socialiste, car celui-ci implique l'abolition de la division du travail avec le passage d'une branche à l'autre des producteurs ayant dépassé le stade de la formation de métier et de spécialisation qui implique l'antagonisme entre travail manuel et intellectuel. Une chose est de plier l'industrie aux besoins de l'homme, et une autre d'assujettir la formation des individus aux besoins changeants et péremptoires du marché et de la production, plus mercantiles que jamais en R.D.A. En fait, la formation humaine est toujours dictée sous le capitalisme par les besoins de la production, et nulle réforme de l'enseignement ne pourra y changer quoi que ce soit. Mais, en République démocratique allemande, le capitalisme d'État a atteint sa forme la plus haute de concentration et d'organisation, si bien que la main-d'œuvre ne peut pas ne pas être systématiquement formée en conséquence. C'est en ce sens seulement que ce pays montre la voie à ceux qui vont atteindre ce degré de développement capitaliste. Au reste, le système est-allemand est tout à fait nationaliste, car, selon les besoins de l'industrie, il importe de la main-d'œuvre peu qualifiée des autres pays « socialistes ». Au cours de sa phase mécanisée et automatisée, le capital exige, dans quelques pays avancés, une prolongation de la scolarité nationale qui peut aller de pair avec l'importation de main-d'œuvre non qualifiée étrangère, indispensable à l’industrie nationale. Cette prolongation de la scolarité, liée à un enseignement de plus en plus spécialisé, multiplie l'idiotisme de métier à l'infini, en faisant de chaque « expert » dans un minuscule rayon un imbécile, ignare dans tous les autres, mais prétentieux partout. On développe ainsi un système basé sur le corporativisme, cher à Monsieur Pétain qui n'avait pas les moyens de le réaliser alors, comme c'est le cas aujourd’hui.
  26. Cf. Engels à M. K. Gorbounova-Kabloukova, le 22 juillet 1880. La correspondante russe d'Engels, ancienne professeur del'école professionnelle de Moscou, s'était adressée au début de juillet 1880 à Engels afin de lui poser la question de savoir quels pouvaient être le rôle et l'avenir des écoles professionnelles dans la Russie de l'époque, et quels devaient être les moyens à mettre en œuvre pour combiner les grandes entreprises naissantes avec les conditions sociales des campagnes russes, où prédominait l'industrie domestique. La correspondante d'Engels voulait, non pas tant en théorie qu'en pratique, « faire quelque chose » en ce domaine pour les travailleurs russes, afin de leur éviter les tortures inutiles de la phase de l'accumulation primitive. Le lecteur trouvera la seconde seconde lettre, du 5 août 1880, à Karlovna Gorbounova dans MARX-ENGELS, La Russie, 10/18, p. 254-256.
  27. Cf. Engels à A. Bebel, 28 octobre 1885.
  28. En France, l'instruction obligatoire fut introduite sous la pression de luttes politiques qui, dit Marx dans Le Capital, I, ont l'avantage, lorsqu'il s'agit d'un pays centralisé, de faire admettre un système au nom d'un principe général, qui s'applique à tous, donc le plus complet, alors qu'en Angleterre les conditions économiques ont fait que le système a été introduit empiriquement, de manière tout à fait progressive et avec de nombreuses exceptions et reste donc très imparfait. Comme Engels le fera remarquer dans les textes suivants, la Commune ne fut pas étrangère au bon système scolaire dont la France profita, sous la IIIe République notamment.
  29. Cf. MARX, Première ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17,chap. « La Commune. Mesures en faveur de la classe ouvrière », p. 529.
  30. L'arrêté suivant était publié au Journal officiel du 29 avril 1871 : « Considérant qu'il est nécessaire d'organiser dans le plus bref délai l'enseignement primaire et professionnel sur un modèle uniforme dans les divers arrondissements de Paris. Considérant qu'il est urgent de hâter, partout où elle n'est pas effectuée, la transformation de l'enseignement religieux en enseignement laïque. Afin d'aider dans ce travail la Commission de l'enseignement, le délégué de la Commune à l'enseignement arrête : 1. une commission est instituée sous le nom de Commission d'organisation de l'enseignement ; 2. elle est composée des citoyens André, Dacosta, Manier, Rama et Sanglier. Le délégué : E. VAILLANT. »
  31. Cf. MARX, Première ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap. « La révolution de la Commune représente toutes les classes de la société qui ne vivent pas du travail d'autrui », p. 554.
  32. Cf. MARX, Première ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap. « Mesures en faveur de la classe ouvrière, mais plus encore en faveur des classes moyennes », p. 556. Les mesures que Marx évoque ne sont évidemment pas socialistes, mais assurent une transition à un niveau très inférieur, celui de la France du siècle dernier. Marx écrit lui-même :« La Commune n'élimine pas les luttes de classes grâce auxquelles la classe ouvrière s'efforce d'abolir toutes les classes et, par suite, toute domination de classe, mais elle crée l'ambiance rationnelle dans laquelle cette lutte de classes peut passer par ses différentes phases de la façon la plus rationnelle et la plus humaine. Elle peut être le point de départ de réactions violentes et de révolutions tout aussi violentes. » (MARX, Première ébauche...) C'est ce qui explique la modération des réformes, notamment celle de l'enseignement, qui ont pour but, non pas de réduire les classes moyennes, mais de les faire passer sous l'influence politique des travailleurs, en leur consentant des avantages de toutes sortes
  33. Dans sa séance du 27 avril 1871, Miot, membre de la Commission de l'enseignement de la Commune, proposait : « Vu l'impossibilité pour les étudiants en médecine ayant subi cinq examens de doctorat de présenter une thèse, puisque la Faculté a abandonné son poste ; considérant que la réception à ces examens successifs constitue un titre suffisant de capacité, la Commune décrète : les étudiants en médecine ayant passé avec succès leurs cinq examens de doctorat sont autorisés à exercer avec le titre de docteur la profession de médecin sur la production d'un certificat du secrétariat de l'École. Un délai d'un an leur est laissé pour soutenir leur thèse, s'il y a lieu. »
  34. Cf. MARX, Deuxième ébauche de « La Guerre civile en France », in Werke, 17, chap. « La Commune », p. 597-598.
  35. On voit combien systématique est la pensée de Marx : dès sa critique de Hegel en 1843, il avait dénoncé l'évolution de la fonction publique vers la propriété privée, cf. ci-dessous, p. 54-57.
  36. Cf. MARX, La Guerre civile en France, III, in Werke, 17, p. 344. La Commune a opéré un redressement très net de renseignement en France, ce qui ne fait que confirmer que l'éducation ne suit pas une ligne progressive vers une promotion toujours plus grande de l'humanité, mais une courbe – celle de l’évolution capitaliste elle-même. De même que l’économie est progressive au début du capitalisme, puis dégénère en une technique malsaine et polluante pour la nature aussi bien que les hommes, les sciences et les arts connaissent leurs sommets – classiques – au début de l'ère capitaliste, puis dégénèrent au niveau vulgaire, et l'enseignement ne fait pas exception, même si en l’occurrence, la Commune, avec son puissant coup de bélier, a renversé un peu ce développement, et que le capitalisme développé exige une scolarité plus longue et plus spécialisée. Cependant, la tendance générale du capitalisme n'en est pas moins le déclin et la dégénérescence, à l’échelle de l'humanité, de l'enseignement. Les statistiques elles-mêmes l'admettent de façon spectaculaire. Le directeur général de l'UNESCO déclarait le 9 septembre 1975 à la IXe Journée de l'alphabétisation : « Le nombre global des analphabètes s'élève aujourd'hui à quelque 800 millions, soit le tiers de la population adulte ; 60 % de ces analphabètes sont des femmes, et de 1960 à 1970 le nombre de femmes analphabètes s'est ACCRU de 40 millions contre 8 millions seulement (sic) pour les hommes. »
  37. Cf. MARX, les Luttes de classes en France, in Werke, 7,p. 95-86, 91.
  38. Cette loi permettait aux préfets de révoquer arbitrairement les instituteurs et de les soumettre à des sanctions disciplinaires.
  39. Comme Marx le montre maintenant, les forces révolutionnaires de 1848 tentèrent déjà – comme la Commune elle-même – de réagir contre le cours de la dégénérescence de l'enseignement, qui est inévitable dès lors que l'économie capitaliste entre dans une longue phase de prospérité et de stabilité.
  40. Cf. MARX, « La Révolution de Juin », in La Nouvelle Gazette rhénane, 29 juin 1848, in Werke, 5, p. 133-134. Selon Marx, la révolution prolétarienne, contrairement aux soulèvements populaires, met chaque classe à sa place – et les hommes de « science » ainsi que les étudiants (dans leur majorité) se rangent spontanément du « bon côté ». La révolution prolétarienne se distingue nettement de toutes les révolutions populaires, c'est-à-dire interclassistes, qui suscitent l'enthousiasme du peuple : « La révolution de Février fut la belle révolution, celle de la sympathie universelle, parce que la lutte sociale qui se trouvait à son arrière-plan n'y avait atteint qu'un stade inconsistant et purement verbal. En revanche, la révolution de Juin est laide : c'est la révolution repoussante, parce que la réalité s'est substituée à la phrase, parce que la République a dévoilé la tête du monstre, en lui arrachant sa couronne tutélaire. » (Ibid., p. 134.)
  41. Cf. ENGELS, La Guerre des paysans, in Werke, 7, p. 334, 343-344. Avant de passer à l’analyse de l’effet sur l'enseignement élémentaire de la défaite ouvrière de Juin 1848, considérons le danger que représente, pour l'éducation moderne, le cléricalisme – ce qu'illustrent les conséquences de l'écrasement des ouvriers révolutionnaires de 1848.
  42. Engels explique ici que l'enseignement bourgeois ne pouvait être que laïque à ses débuts et devait combattre l'enseignement religieux chrétien qui avait dominé les esprits durant des millénaires. Cependant, cette lutte est idéologique, comme l'enseignement scolaire bourgeois est lui-même une sphère des superstructures idéologiques et ne se hausse guère au-dessus de l'enseignement élémentaire pour les larges masses. Si les curés représentent un tel danger pour l'enseignement laïque bourgeois, c'est parce qu'il y a des constantes idéologiques dans toutes les sociétés de classe successives, constantes que le clergé manie le mieux avec son armée disciplinée de prêtres voués toute leur vie à la cause de leur « parti ». Un compromis avec l'école confessionnelle ne fait donc que sanctionner la déchéance de l'enseignement élémentaire dans le capitalisme sénile.
  43. Cf. MARX, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, in Werke, 8, p. 152.
  44. Le matérialisme bourgeois, qui est d'espèce particulière, n'existe qu'au moment de la révolution antiféodale, lorsque la pensée est étroitement liée à la praxis, et que l'histoire physique, et donc spirituelle, est en mouvement réel. Par la suite, il s'estompe de plus en plus, et à la fin du règne bourgeois nous assistons à une réconciliation de la bourgeoisie athée avec le cléricalisme le plus éculé – ce à quoi s'efforcent également les communistes dégénérés. Marx retrace le mouvement qui aboutit à la fusion entre athéisme ou Raison des débuts révolutionnaires de la bourgeoisie et le déisme et la Foi du christianisme dans La Question juive, cf., par exemple, le passage traduit in MARX-ENGELS, Les Utopistes, P.C.M., p. 89-91.
  45. Cf. MARX, Notes marginales au Programme du parti ouvrier allemand de Gotha (1875),dont nous avons extrait la critique de Marx du programme relatif à l'enseignement.
  46. Comme Marx le note, la société bourgeoise a besoin d'un certain effectif de personnel qualifié que lui fournit l'enseignement supérieur : peu importe au capital quelle est l'origine sociale de ses membres, dès lors qu'ils sont qualifiés pour exécuter ses fonctions : la promotion sociale ne se fait donc que dans l'intérêt général du capitalisme et personnel des forces de travail « qualifiées ». Marx estime que cette « promotion P, si elle s'effectue dans les rangs des classes inférieures, est une preuve de la force et de l'effronterie des classes « supérieures » : « De même, pour l'Église catholique au moyen âge, le fait de recruter sa hiérarchie sans considération de condition sociale, de naissance, parmi les meilleurs cerveaux du peuple, était l'un des moyens principaux de renforcer la domination du clergé et d'assurer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse. (MARX, Le Capital, III, chap. 36.)
  47. La position de Marx est strictement de classe, et elle s'oppose radicalement à tout le système scolaire français astreint à la tutelle de l'État et tel qu'il est revendiqué par la gauche laïque, mais non antiétatique. Certes, Marx ne s'oppose pas au contrôle de l'État pour l'« exécution des prescriptions légales », et sa position rejoint ici celle qu'il a pour ce qui concerne la législation de fabrique : Cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M., t. I, p. 9, note 4. Le § 4 du programme de Gotha illustre dans quel esprit Marx concevait le rôle de l'État : « Face à l'État prusso-allemand, il fallait clairement préciser que les inspecteurs ne soient révocables que sur décision des tribunaux ; que tout ouvrier puisse les attaquer en justice pour violation de leurs devoirs, qu'ils soient pris dans le corps médical. »
  48. Les libéraux bourgeois qualifièrent de Kulturkampf l'ensemble des mesures prises par Bismarck au cours des années 1870 pour instaurer en Allemagne une « culture laïque ». D'abord, l'homme d'État prussien visait, au travers de l'Église catholique, le parti du Centre, qui représentait toutes les survivances des petits États particularistes et antiprussiens du centre et du sud de l'Allemagne. Ensuite, il utilisa cette campagne anticatholique pour opprimer les territoires polonais occupés par la Prusse et, dans une mesure moindre, l'Alsace-Loraine. Enfin, Bismarck masquait les luttes de classes par des querelles religieuses, en faisant s'organiser les groupes les plus réactionnaires de la droite, du catholicisme et du particularisme autour du parti du Centre chrétien en une opposition militante et en poussant la social-démocratie allemande à des mots d'ordre stériles de défense de la liberté de conscience et autres foutaises démocratiques sans contenu de classe prolétarien et socialiste. Cf. MARX-ENGELS, La Social-démocratie allemande, 10/18, 1975, p. 245.
  49. Marx avait une idée précise et pratique de la question de la limitation de la journée de travail, comme en témoigne le passage suivant : « Pour l'instruction des membres de l'Association sur le continent, dont l'expérience sur les lois régissant les fabriques est d'une date plus récente que celle des ouvriers anglais, nous ajoutons que toute loi sur la limitation de la journée avortera et sera brisée par les capitalistes, si l'on ne prend pas soin de déterminer précisément la période du jour qui doit englober les huit heures de travail. La longueur de cette période doit être déterminée par les huit heures de travail plus les pauses pour les repas. Par exemple, si les différentes interruptions pour les repas s'élèvent à une heure, il faudra limiter à neuf heures la période légale du travail, mettons de 7 heures du matin à 4 heures de l'après-midi, ou de 8 heures du matin à 5 heures de l'après-midi. » (MARX, Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire à propos de diverses questions (1866), cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M.,t. II, p. 81. Tout ce paragraphe, qui figurait dans le rapport de Marx au congrès de l'A.I.T. de Genève, a été omis dans les résolutions publiées par la suite.
  50. L'un des principes fondamentaux de Marx en matière d'éducation est, en effet, la revendication du travail productif pour les enfants, afin d'annihiler l'esprit « puéril » qui règne, par exemple, dans les classes parasitaires de la société. Ce retour de l'école à la production revivifierait l'enseignement en le liant à la source des moyens matériels de la vie. La prochaine section de ce recueil traitera tout entière de ce problème de la fusion de l'école et de la production, qui est une autre forme de la combinaison du travail physique et intellectuel dans le socialisme au sens de Marx-Engels. Rien ne sert de masquer les conclusions de Marx, en arguant que de nos jours, dans les quelques pays « avancés » (où la production est automatisée comme il l'avait prévu dès 1859, par exemple, dans les Grundrisse, 10/18, t. 3, p. 327-337), les enfants ne travaillent plus en usine, ce qui contredit son affirmation selon laquelle « une interdiction générale du travail des enfants est incompatible avec l'existence même de la grande industrie ». Le capitalisme a gagné aujourd'hui plusieurs continents nouveaux, parmi les plus peuplés, où il a pris un bain de jouvence et répète à une échelle élargie, les conditions décrites par Marx dans Le Capital.
  51. La conception de Marx est cohérente et systématique. Certes, elle est exploitée – mais pour cela complètement tronquée – par les bourgeois et les prétendus pays socialistes pour extorquer le plus possible de travail aux prolétaires salariés au nom du... marxisme. Mais il faut vraiment une mauvaise foi insigne pour confondre le système socialiste de Marx qui abolit la division du travail, l'argent, les professions manuelles et intellectuelles avec le caractère rébarbatif du travail productif, le marché, ainsi que le salariat et le capital, avec un système plus ou moins élaboré de capitalisme d'État. Remarquons que, dans les prisons françaises, on utilise toujours plus le système idéaliste d'éducation, qui fait abstraction des conditions matérielles des prisonniers, pour faire de leur adaptation et insertion dans la vie civile une affaire de psychologues, avec leurs méthodes d'inquisition spirituelle de type policier sans prise directe sur la vie concrète.
  52. Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 293-301. Une autre partie inhérente au système bourgeois d'enseignement est le rôle de la famille et de l’État dans l'éducation. Il faut donc en faire la critique. Dans les sociétés de classe, l'État est la macro-organisation des individus, la famille la micro-organisation, tous deux organisant l'individu atomisé et sans défense, c'est-à-dire le plus apte à être exploité sans pitié. Ces deux institutions prétendues « neutres » deviennent donc la base de toute éducation dans les sociétés de classe avec son idéal de promotion individuelle. On sait que Dühring avait influencé dangereusement la social-démocratie avec des idées populaires, c'est-à-dire petites-bourgeoises oscillant entre les classes pour donner une version « améliorée et réformée » du marxisme, en s'appuyant sur des lacunes du programme ouvrier de Gotha. En somme, il développait à son paroxysme le système d'éducation en vigueur sous le capitalisme, ce qui permet à Engels de faire une critique incisive des illusions qu'il peut susciter dans les couches populaires. Il est évident que l'éducation à la Dühring, qui anticipe celle que donnera le capitalisme épanoui, repose essentiellement sur la « souveraineté de l'individu qui constitue le fondement de l'État », avec son « éducation du peuple ».
  53. Marx développera ce point dans le passage du Capital concernant le système utopique d'Owen qui avait bel et bien l'avantage de socialiser l'éducation comme la production, mais restait – comme il était inévitable au stade de l'expérimentation des solutions communistes par « modèles »plantés en pleine économie capitaliste pour démontrer la supériorité du mode de distribution collectiviste – enferré dans des solutions éducationnistes qui juraient avec le système de production capitaliste qui entourait les « colonies communistes ».
  54. Cf. Le Capital livre I, chap. XV, 9 : « La Législation de fabrique. »
  55. Comme tout bon bourgeois, Dühring ne propose jamais qu'une réforme de l'enseignement qui, avec le développement du capitalisme, ne fait qu'aggraver les conditions existantes en assujettissant encore plus étroitement l'enseignement aux nécessités aveugles de la production. Cependant, il est curieux de voir que le privat-dozent Dühring oublie précisément dans son « enseignement de l'avenir » les sciences développées par la production matérielle.
  56. La critique d'Engels permet, par déduction, de se faire une idée de sa conception propre de l'enseignement. Pour ce qui concerne Dühring, on observera que ses solutions correspondent toujours aux côtés que le capitalisme a déjà dépassés, et en ce sens il représente typiquement la conception petite-bourgeoise.
  57. Le courant auquel nous nous rattachons avait déposé la motion suivante sur le sport au congrès des jeunes de Florence en 1910, l'esprit en est diamétralement opposé à celui qui préside aux fêtes mercantiles organisées par les prétendues organisations ouvrières actuelles : « Reconnaissant, entre autres, que le socialisme tend à infuser au cœur de l'homme l'amour de la vie, de la beauté et de la jouissance à l'inverse de la religion qui lui inspire le renoncement et le désir d'anéantissement, le congrès invite les jeunes à organiser avec mesure et sérieux des fêtes qui, tout en détournant les camarades de divertissements communs qui fomentent le vice et pervertissent l'âme, leur élèveraient l'esprit et les reposeraient de l'âpre lutte quotidienne, en leur accordant une journée d'insouciance, de joie et d'étude, afin de leur rajeunir et leur tremper le corps, puisque c'est de la bonne condition physique que proviennent la force et la vigueur des idées. » (« La Question philosophique... », Le Fil du Temps, n° 13, dans la partie consacrée à la « Polémique sur la " question de la culture " ».)
  58. Cf. MARX, Le Capital, livre I, chap. XV, 9.
  59. Cf. ENGELS, L'Origine de la famille, de la propriété et de l'État, in Werke, 21, p. 75-76. Loin de se plaindre de la dissolution des mœurs et de la famille qu'entraîne inévitablement l'évolution capitaliste, Engels met en évidence que tous les facteurs de désagrégation de la société bourgeoise constituent des prémisses historiques nécessaires à une forme d'organisation nouvelle et supérieure de l'humanité. Le marxisme a cette position parce qu'il représente le prolétariat, que Marx définit comme suit : « En annonçant la dissolution de l'ordre social tel qu'il existe jusqu'à ce jour, le prolétariat ne fait qu'exprimer le SECRET DE SA PROPRE EXISTENCE, car il est dissolution en acte de cet ordre du monde », étant « une classe qui est à la fois au-delà et dans la société bourgeoise ». (MARX-ENGELS, Le Parti de classe, P.C.M., 1973, t. 1, p. 31 et note 17.) C'est du mouvement historique et économique de l'actuelle société capitaliste qui se dissout et accouche d'une forme de société supérieure, que naissent les formules du communisme pour ce qui concerne son mode de production matériel aussi bien qu'intellectuel. Ce qui caractérise proprement la pensée de Marx-Engels, c'est que tout leur système découle du mouvement réel de la société dans laquelle nous vivons. Il se distingue par là des utopistes, qui sans transition faisaient un bond dans les formes supérieures du communisme, en déduisant celui-ci de la Raison liée à la nature rationnelle des hommes. Le lecteur trouvera de nombreux passages sur la femme et la famille dans le recueil de MARX-ENGELS, Utopisme et Communauté de l'avenir, P.C.M., 1976, p. 37-44.
  60. Cf. ENGELS, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, in Werke, 2,chap. « Les diverses branches d'industrie », p. 369-371. Le mode de production capitaliste dissout lui-même la famille en un procès qui inflige mille tortures aux êtres humains dans cette sphère privée que la propagande bourgeoise vante comme le refuge de la douceur, du bonheur et de la quiétude, mais repose, comme toutes les institutions, sur un rapport de forces. Engels nous livre ici le secret, tout simple de cette famille : les causes mêmes de sa dissolution indiquent quels ont été les liens qui la tenaient ensemble – l'intérêt économique qui, tout contradictoire, semble complémentaire et donc surmonté, tant que l'homme entretient la femme et les enfants. Cette famille patriarcale, malgré les apparences de bonté de l'homme qui donne ses sous, est déséquilibrée dès que femme et enfants vont à la fabrique et pourvoient à leurs propres besoins : l'hypocrisie s'effondre alors, et la domination patriarcale en même temps. La famille monogamique de l'ère bourgeoise ne s'en remettra plus.
  61. Cf. ENGELS, L'Origine de la famille... in Werke, 21, p. 61. Dans ce texte, Engels trace la genèse de la famille moderne, qui explique que cette forme de mini-organisation des individus sous l'autorité du père (ce qui ne confère plus la dignité patriarcale à ce personnage depuis que le capitalisme a désacralisé tous les rapports, mais exprime néanmoins l'asservissement de la femme et des enfants) corresponde au système de domination capitaliste.
  62. Engels souligne que les harems dont jouissent les patriarches riches limitent cependant la prostitution générale à laquelle les riches bourgeois soumettent les femmes des autres et de leurs ouvriers dans la forme démocratique. La forme sémitique autoritaire est moins dissolue, puisqu'elle établit de nettes limites : harem ici, petite famille dans les classes asservies là.
  63. La conclusion de Marx est évidente : la famille monogamique de nos jours reflète toutes les contradictions de la société bourgeoise elle-même et devra donc être éliminée elle aussi, et non pas seulement de manière formelle. Dans L'Idéologie allemande, Marx-Engels mettent en évidence que le capitalisme tend à la fois à dissoudre la famille et à la conserver pour sauver sa propre forme d'organisation – ce qui secoue douloureusement la vie privée des individus de notre époque. La prétention de faire reposer l'éducation des générations futures sur la famille y est soumise à une critique écrasante : « Le bourgeois se comporte envers les institutions et normes de son régime comme le Juif envers la Loi : il les transgresse chaque fois qu'il le peut, mais en tant que cas particulier, car il tient à ce que tous les autres s'y conforment. Si tous les bourgeois en bloc se mettaient d'un seul coup à bafouer les institutions de la bourgeoisie, ils cesseraient d'être des bourgeois bourgeois – ce qu'ils ne songent pas à faire, bien entendu, et qui ne dépend nullement de leur volonté. Le bourgeois débauché viole l'institution du mariage et commet l'adultère en cachette, comme le marchand viole l'institution de la propriété en spéculant, faisant banqueroute, etc., pour s'approprier le bien d'autrui. Le jeune bourgeois, dès qu'il le peut, se rend indépendant de sa famille et, en pratique, abolit pour son propre compte les liens familiaux. Cependant, le mariage, la propriété, la famille restent théoriquement intacts, parce qu'ils constituent, en fait, la base sur laquelle la bourgeoisie a édifié sa domination, parce que ces institutions, dans leur forme bourgeoise, sont les conditions qui font du bourgeois un bourgeois, tout comme la Loi sans cesse transgressée fait du Juif croyant un Juif croyant. Ce comportement du bourgeois vis-à-vis de ses conditions d'existence s'exprime sous une forme générale dans la morale bourgeoise. » (Cf. MEGA, 115, p. 162.)
  64. Engels à Gertrud Guillaume-Schack, 5 juillet 1885.
  65. Pour la revendication de l'égalité de droits des femmes – pour laquelle Marx-Engels n'ont cessé d'inviter les organisations ouvrières à lutter inlassablement – il en va comme des revendications syndicales : lâcher pied dans cette bataille quotidienne, toujours recommencée tant que se développe le capitalisme, ce serait renoncer lâchement au grand but de l'émancipation totale de l'humanité. Il en va de l'infériorité sociale de la femme comme de l'infériorité économique des classes laborieuses ainsi que de leur médiocre niveau « culturel » consécutif – on ne saurait les compenser dans le cadre capitaliste, qu'il s'agit de briser. Cela peut déplaire à ceux qui sont impatients de réaliser l'égalité de tous, mais cela témoigne aussi de leurs illusions et du fait qu'ils n'ont pas l'intention d'opérer les changements radicaux qu'ils réclament en paroles
  66. Cf. Marx à Ludwig Kugelmann, 12 décembre 1868.
  67. Cf. ENGELS, Principes du communisme, rédigés de fin octobre à novembre 1847. Dans ce texte, Engels tire les conclusions de la dissolution de la famille, et il confie le sort des nouvelles générations non plus aux contingences d'individus privés, riches ou pauvres, ignorants ou cultivés, mais à toute la société.
  68. Les mesures qui permettront de poser un terme aux rapports d'esclave dans la famille peuvent également être décrites comme suit : « Le rapport des sexes dans la société bourgeoise oblige la femme à faire de sa position passive un calcul économique à chaque fois qu'elle accède à l'amour. Le mâle fait ce calcul à partir d'une position active, en faisant le compte de la somme due – à forfait par traites mensuelles dans le mariage, et comptant à chaque fois pour le besoin satisfait dans la prostitution. De la sorte, dans la société bourgeoise, tous les besoins se traduisent en argent – et ce aussi pour le besoin d'amour qui est dans le mâle –, mais il se trouve que, pour la femme, le besoin d'argent tue le besoin d'amour. Tout cela vérifie que Marx ait vu dans cette question sexuelle la clé pour juger de l'ignominie d'une forme de société donnée. [...] Dans le communisme non monétaire, l'amour en tant que besoin aura le même poids et la même signification pour les deux sexes qui s'unissent. L'acte qui le consacre réalisera la formule sociale selon laquelle le besoin de l'autre humain est mon besoin d'homme ou de femme, puisque le besoin d'un sexe se réalise dans le besoin de l'autre sexe. Rien ne serait plus faux que de poser cela comme un simple rapport moral, fondé sur un mode déterminé de rapports physiques. En somme, toute la clé en est dans un fait économique : l'argent étant éliminé entre homme et femme, les enfants et les charges qui en découlent ne concerneront pas les deux engendreurs qui s'accouplent, mais la communauté elle-même. » (Cf. « La Question philosophique dans la théorie marxiste », Le Fil du temps, 1976,n° 13, chap. « L'Amour, besoin de tous ».)
  69. C'est ce qui explique que les « capitalistes intelligents » et, plus encore, les nécessités de l'industrie moderne des pays développés ont suscité un vaste réseau d'écoles professionnelles – comme Marx l'a prévu dans l'article que nous avons reproduit p. 70,et comme la République démocratique allemande l'a instauré le plus systématiquement en reliant l'industrie à l'enseignement, qui y dépend plus que partout ailleurs de Sa Majesté le Capital, l'argent et le marché, en développant au maximum la science vénale, avec ses concours et ses incitations « matérielles ».
  70. Dans son article « Progrès de la réforme sociale sur le continent », in The New Moral World, 4 novembre 1843, Engels écrit à ce propos : « Fourier démontre que chacun naît avec une inclination pour un certain type de travail, que l'inactivité absolue est une absurdité qui n'a jamais existé et ne pourra jamais exister ; que, par nature, l'esprit humain est activité. En conséquence, il n'est point besoin de contraindre les êtres humains à une activité – comme on le fait au stade actuel de la société. Il suffit d'imprimer la bonne direction à l'impulsion naturelle de l'activité sociale » (cf. traduction française de ce texte, essentiel aux yeux d'Engels pour réfuter les préjugés bourgeois, si forts, par exemple, en Russie de nos jours, sur les incitations matérielles prétendument satisfaites seulement par l'argent, in MARX-ENGELS, Le Mouvement ouvrier français, P.C.M., 1974, t. 1, p. 38-52). Fourier a donné la synthèse de son système éducatif dans Œuvres, t. V de la reproduction des éditions Anthropos, 1966 : Théorie de l'unité universelle, 4e vol., 605 p.
  71. « Indubitablement la communauté des femmes relève d'une conception propriétaire – la possession – qui voit dans la femme la propriété passive de l'homme, ce qui est une exaspération du vice individualiste de la société mercantile. L'espèce de propriété du sexe masculin sur le sexe féminin tout entier, en général, qui se manifeste dans la communauté des femmes est caractéristique de la propriété de tout le peuple, oùchacun est propriétaire et participe à la propriété de tout le peuple. C'est ce qui ressort de la critique qu'adresse Marx à la communauté des femmes chez les communistes grossiers qui ne font que généraliser la propriété privée. Ceux-ci ne voient pas que la propriété de tous les hommes sur toutes les femmes relève du même rapport que celui où l'homme considère la femme comme sa proie et sa marchandise. Tout cela montre l'insuffisance de la tentative de dépassement de la propriété privée tant que l'homme, de quelque sexe que ce soit, demeure le salarié d'une puissance capitaliste s'étendant à toute la société. » (Loc. cit., Le Fil du temps, n° 15.)
  72. Cf. MARX, L'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association internationale des travailleurs. Un complot contre l'Association internationale des travailleurs. Rapport publié par ordre du congrès de La Haye sur les agissements de Bakounine et de l'Alliance de la démocratie socialiste (en français), 1871, in Werke, 18, p. 397. Dans ce texte, Marx traite de l'agitation estudiantine dans la Russie féodale, à la veille de sa révolution nationaliste bourgeoise, en mettant en évidence que les étudiants furent acculés par le gouvernement réactionnaire à la révolte.
  73. Ibid., p.447.
  74. Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 81-86. Dans cette série de textes, Marx et Engels font la critique des sciences bourgeoises. Ils insistent essentiellement sur la relativité de celles-ci, non en versant dans une critique agnostique, mais en liant le système des connaissances avec le niveau général des sociétés successives. Marx affirme qu'avec l'abolition de la division du travail, qui compartimente chaque activité dans une branche autonome et particulière, tombera aussi l'actuelle classification des disciplines scientifiques, et la science s'unifiera, en connaissant un essor insoupçonné aujourd'hui, lorsque le temps libre, et non plus le temps de travail de la force humaine individuelle, sera devenu l'étalon de la richesse de la société (cf. Grundrisse, 10/18, t. 3, p. 347-348).
  75. Faute de connaître les causes des maladies, la médecine bourgeoise en soigne les effets et « ignore » le plus souvent le mal qui a provoqué les dégâts, autrement dit son action n'est presque jamais préventive – ce qui est pourtant le plus efficace. Au reste, la science bourgeoise n'a ni les moyens intellectuels ni encore moins les moyens monétaires, malgré les énormes budgets de quelques pays, pour procéder à l'analyse et au traitement de tous les individus, mais seulement – avec quels résultats, la maladie étant déjà déclarée ? – de quelques privilégiés des classes ou pays dominants. La psychanalyse démontre, par exemple, quelles investigations et dépenses d'énergie et d'argent sont nécessaires pour retrouver le lien de cause à effet des manifestations pathologiques chez un individu isolé. Les transplantations et les thérapeutiques de pointe, avec leur vénalité exorbitante, n'ont fait qu'accentuer le retard des soins sur la production de maladies : le secret de l'impuissance des sciences modernes se trouve tout entier dans l'économie mercantile. Écrivant à l'un de ses amis qui venait de passer son doctorat de médecine, la fille de Marx, Jenny, affirmait avec beaucoup d'esprit que la prévention tuerait pratiquement la profession de médecin dans la société communiste future : « Dans " notre société nouvelle ", on n'aura guère besoin des prêtres du corps, ils feront tous faillite, ensemble avec leurs frères, les médecins de l'âme, jusque-là je vous souhaite beaucoup de chance : jouissez de votre dignité – tant que cela dure ! » (Jenny Marx à Ludwig Kugelmann, 30 octobre 1869.)
  76. Cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 29 avril 1886. Engels répond dans cette lettre à quelques observations cri tiques d'un social-démocrate allemand installé en Amérique sur le style du deuxième livre du Capital dans les termes suivants : « Les tournures non allemandes doivent absolument nuire au renom de ce livre en Allemagne. Vous connaissez la mesquinerie du philistin allemand cultivé. Engels peut en rire, mais il ne vit plus dans de tels cercles depuis quarante ans. » Heureusement pour lui, dirions-nous ! Certes, Engels ne prétend pas instaurer une syntaxe nouvelle – ce qui ne ferait que réformer le système linguistique actuel. Il ne fait que dénoncer le formalisme et la réification de la langue enseignée « bureaucratiquement »par l'État national existant. En ce qui concerne les problèmes linguistiques sous le socialisme, cf. « Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste », Le Fil du temps, n° 5, chap. « Staline et la linguistique » et « Thèse idéaliste de la langue nationale ».
  77. Engels fait allusion à un discours du député Lasker, lors de l'épisode final du Kulturkampf de Bismarck. Après avoir proclamé en mai 1972 : « Nous n'irons jamais à Canossa ! », l'homme d'État prussien fut amené, dans sa lutte pour le laïcisme, à faire – comme c'est toujours le cas – les plus grandes concessions au parti catholique du Centre et même au pape Léon XIII. Il finit pratiquement par abolir les lois anti-catholiques qu'il avait décrétées, et se sépara de ses collaborateurs les plus hostiles au catholicisme.
  78. Cf. ENGELS, La Dialectique de la nature, extrait de l'introduction, in Werke 20, p. 311-316.
  79. Aux époques révolutionnaires, lorsque l'histoire se met en mouvement pour susciter une nouvelle forme de société et de production, la pensée coïncide avec la praxis et se fait matérialiste, contrairement à l'idéologie des classes dominantes devenues conservatrices et réactionnaires, qui sont « idéalistes ». C'est la raison pour laquelle, par-delà les formes de production, il y a un apparentement entre les pensées progressives successives – ce qui explique que la Renaissance et la Révolution française aient renoué avec la pensée de l'antiquité, dès lors que l'histoire s'est remise à bouger, en renouant avec la pensée qui a atteint un sommet à cette lointaine époque. Il s'ensuit qu'en ces périodes d'avancée de l'histoire on trouve les hommes les plus grands, les conditions matérielles et intellectuelles coïncidant alors pour élever certaines individualités à leur sommet par rapport aux masses qui restent anonymes, tant que l'histoire procède dans les conditions de classe. Le marxisme apprécie davantage l'apport de la bourgeoisie à ses débuts qu'à sa fin, contrairement à la conception gradualiste qui voudrait que le progrès se déroule par accumulation incessante, ce qui serait la négation du marxisme pour lequel l'histoire procède par révolutions, bonds et reculs, tant qu'existent les classes. Toute conception gradualiste du progrès est forcément idéaliste, l'Esprit étant le seul capable d'accumuler progressivement tous les acquis de plus en plus positifs.
  80. L'essor artistique, lié à l'intuition et à la sensibilité humaines, précède l'essor des sciences aux périodes révolutionnaires, et l'époque capitaliste confirme qu'au moment où montent et éclatent les révolutions bourgeoises dans les diverses nations, tout au long du XVe au XIXe siècles, nous assistons à une grande floraison littéraire et artistique. Mais à peine le mode de production capitaliste est-il sorti de sa phase d'incubation et se diffuse-t-il, qu'il se révèle crassement antiesthétique. Quel bilan artistique la seconde moitié du XXe siècle de capitalisme sénile peut-elle bien présenter encore ?
  81. Dans ce texte, Engels a commencé par énoncer les faits de superstructure qui frappent les hommes en premier dans l'inversion nécessaire des rapports de nos sociétés de classe, puis il passe à leur explication : le progrès qui les précède dans la base économique, avec le développement progressif d'un mode de production supérieur.
  82. Engels fait allusion au chant choral :Eine teste Burg ist unser Gott (Notre Dieu est une sûre forteresse ou un roc inébranlable), chant de la guerre des paysans de 1525.
  83. La conception marxiste de la science et des arts ne cesse d'être révolutionnaire, en liant solidement le développement intellectuel avec la base matérielle, attribuant plus d'importance aux conditions sociales qui favorisent le progrès qu'aux capacités intellectuelles des individus, déterminées en fait par les conditions historiques du milieu.
  84. Engels décrit ici avec minutie la genèse historique des disciplines scientifiques bourgeoises qui vont former en conséquence la pyramide aristotélicienne des connaissances que parachève la bourgeoisie. Notons qu'à ses débuts la bourgeoisie admet un strict déterminisme dans les sciences dites exactes de la physique, etc., avant de dégénérer dans l'indéterminisme. La pyramide aristotélicienne est propre à la science aliénée des sociétés de classe. Pour le marxisme, la clarification cognitive s'obtient par le renversement du système aristotélicien, en commençant par la science des rapports sociaux et des séries des modes de production qui en fournissent la clé. De cette base, on peut évoluer vers les autres sciences, dites aujourd'hui naturelles et données aujourd'hui pour sûres et définitives.
  85. Confirmant la thèse marxiste, selon laquelle une découverte scientifique se fait quand les conditions matérielles l'exigent, Newton et Leibniz ont inventé ce calcul au même moment, indépendamment l'un de l'autre.
  86. Engels a noté au crayon dans la marge : « Torricelli à propos de la régulation des torrents des Alpes. »
  87. Engels trace ici les limites de la progression possible de la science bourgeoise, limites qui trouvent leur explication dans le caractère de classe du mode de production capitaliste qui engendre nécessairement une conception générale aliénée du monde et de la nature. Dans l'évolution la plus récente des sciences de la nature, ces limites se manifestent le plus tangiblement dans le retour en force du principe d'indéterminisme, qui remet en cause la notion fondamentale de causalité. Certes, on ne saurait aujourd'hui substituer la science de la société sans classe à la science bourgeoise dans le domaine des sciences de la nature, mais d'ores et déjà le marxisme a jeté dans les sciences de l'homme la base pour toutes les conquêtes futures.
  88. L’exposé classique de Maedler montre quelle foi inébranlable en cette conception pouvait encore avoir en 1861 un homme dont les travaux scientifiques ont pourtant largement contribué à l'éliminer. « Toutes les dispositions de notre système solaire ont pour but, pour autant que nous sommes en état de les percer à jour, la convention de ce qui existe et son immuable continuation. De même que, depuis les temps les plus reculés, aucun animal, aucune plante de la terre ne se sont perfectionnés ou en général n'ont changé, de même dans tous les organismes nous ne rencontrons qu'une suite de degrés juxtaposés et non successifs. De même que notre propre espèce est toujours restée physiquement la même, de même la plus grande diversité dans les corps célestes coexistants ne peut pas nous autoriser, elle non plus, à admettre que ces formes sont seulement des stades différents d'une évolution ; au contraire toutes choses créées sont parfaites en soi. » (MAEDLER, Astronomie populaire, Berlin, 1861, 5e éd., p. 316.) C'est le caractère figé de cette vieille conception de la nature qui a permis de dégager les conclusions générales et le bilan de la science de la nature considérée comme un tout unique : les Encyclopédistes français encore purement mécanistes, parallèlement, et ensuite, Saint-Simon en même temps que la philosophie allemande de la nature, perfectionnée par Hegel. (Note d'Engels.)
  89. Cf. MARX, Grundrisse, p.29-31.
  90. Dans le Sixième chapitre inédit du Capital, Marx explique, par exemple, que le droit relatif à la propriété retarde aujourd'hui d'un mode de production entier : « En général, la conception juridique de Locke à Ricardo, est donc celle de la propriété petite-bourgeoise (les instruments appartenant au travailleur, l'artisan) alors que les conditions de production qu'ils décrivent appartiennent au mode de production capitaliste (où le travailleur est exproprié de ses moyens de production, si bien que le produit de son travail appartient en droit au capitaliste). [...] Du point de vue idéologique et juridique, les bourgeois reportent l'idéologie de la propriété privée, dérivant du travail sans plus de façons sur la propriété déterminée par l'expropriation du producteur immédiat. » (Ed. 10/18, p. 303-304.)
  91. Mot illisible dans l'original. Kautsky propose art dans son texte.
  92. L'imprimerie du Times se trouve à cet endroit. Marx soulève ici des points d'évidence dans son argumentation : la société bourgeoise moderne a certainement suscité une base matérielle autrement riche et variée que la société grecque pour des épopées ou des tragédies, voire des comédies, de même qu'elle dispose de moyens littéraires et techniques infiniment supérieurs. Pourquoi la créativité artistique n'a-t-elle pas suivi ? Tout simplement parce que la « culture » est accaparée par la classe de ceux qui remplissent les fonctions de direction et de gestion du capital et travestissent les conquêtes spirituelles arrachées par le travailleur collectif, tandis que l'aliénation des conditions matérielles et intellectuelles de la vie et de la production s'aggrave de plus en plus.
  93. L'art étant lié plus directement à l'homme et à sa sensibilité, il évolue autrement que la technique qui croît en fonction directe de l'aliénation et de l'accroissement de la production. « Dans les périodes anciennes de l'évolution, l'individu jouit d'une plénitude plus grande justement parce que la plénitude de ses conditions matérielles n'est pas encore dégagée pour lui faire face comme autant de puissances et de rapports sociaux indépendants de lui. Il est aussi ridicule d'aspirer à cette plénitude du passé que de vouloir en rester au total dénuement d'aujourd'hui. Tout cela explique qu'aucune conception bourgeoise ne s'est jamais opposée à l'idéal romantique tourné vers le passé. C'est donc que celui-ci subsistera jusqu'à la fin bienheureuse de la bourgeoisie. » (MARX, Grundrisse, 10/18, t. 1, p. 163.)