III. Formation intellectuelle des travailleurs

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L’individu ne cessera de se représenter sa réalisation intégrale comme un idéal ou comme pouvant s’opérer par le truchement de sa profession, etc., qu’à partir du moment où le monde qui pousse et sollicite l’individu à développer véritablement ses facultés sera passé sous le contrôle des individus eux-mêmes – comme le veulent les communistes.

MARX-ENGELS, L’Idéologie allemande.

L’homme social, synthèse et somme de l’évolution de toute la nature[modifier le wikicode]

Chez les animaux domestiques, que le contact familier avec les hommes a portés à un développement supérieur, on peut observer chaque jour des traits de malice qui se situent tout à fait au même niveau que ceux que nous observons chez les enfants [1]. En effet, de même que l’histoire de l’évolution de l’embryon humain dans le ventre de sa mère ne représente qu’une répétition en raccourci de l’histoire de millions d’années d’évolution physique de nos ancêtres animaux, de même l’évolution intellectuelle de l’enfant est une répétition, seulement plus ramassée encore, de l’évolution intellectuelle de ses ancêtres, du moins des derniers. L’ensemble de l’action méthodique de tous les animaux n’a pas réussi à marquer la nature du sceau de leur volonté. Pour cela il a fallu l’homme.

Les lacunes de la paléontologie se comblent de plus en plus en obligeant même les plus récalcitrants à reconnaître qu’il existe un parallélisme frappant entre la genèse du monde organique dans son ensemble et celle de l’organisme de l’individu – ce qui donnait un fil d’Ariane qui devait conduire la botanique et la zoologie hors du labyrinthe dans lequel elles s’étaient enfoncées de plus en plus [2].

Fruits empoisonnés de la division du travail[modifier le wikicode]

Dans la coopération simple, de même que dans la manufacture, le corps des ouvriers en activité est une simple forme d’existence du capital [3]. Le mécanisme social de production, composé des nombreux ouvriers individuels qui remplissent une fonction partielle, appartient au capitaliste. En conséquence, la force productive jaillissant de cette combinaison des travaux apparaît aussi comme celle du capital.

La manufacture proprement dite ne soumet pas seulement le travailleur, autrefois indépendant, aux ordres et à la discipline du capital, mais établit encore une gradation hiérarchique parmi les ouvriers eux-mêmes. Alors qu’en général la coopération simple laisse pratiquement inchangé le mode de travail de l’individu, la manufacture le révolutionne de fond en comble et attaque à sa racine la force de travail. Elle mutile le travailleur et en fait un monstre, en cultivant comme en serre-chaude sa dextérité de détail, en réprimant tout un monde de dispositions et de facultés productrices, à l’instar de ce qui se pratique dans les États de la Plata, où l’on tue une bête entière pour la dépouiller de sa peau et de son suif.

Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé et subdivisé en petites pièces de détail partiel entre les divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et transformé en rouage automatique d’une opération exclusive[4] – et l’on trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa[5] représentant un homme comme fragment de son propre corps [6].

À l’origine, l’ouvrier vend au capital sa force de travail, parce que les moyens matériels pour la production d’une marchandise lui manquent. Maintenant, sa force de travail individuelle refuse tout service si elle ne s’est pas aliénée. Elle ne peut plus fonctionner désormais que dans un réseau qui n’existe qu’après sa vente, dans l’atelier du capitaliste. Dès lors qu’il a été rendu incapable d’accomplir, selon sa constitution naturelle, une tâche indépendante, l’ouvrier de la manufacture ne développe plus que des activités productives comme pur et simple appendice accessoire de l’atelier du capitaliste [7]. De même que le peuple élu portait écrit sur son front qu’il était la propriété de Jéhovah, de même la division du travail imprime à l’ouvrier de la manufacture comme au fer rouge le sceau qui en fait la propriété du capital.

Les connaissances, l’intelligence et la volonté que le paysan et l’artisan indépendants déploient -même si ce n’est que sur une petite échelle –, à peu près comme le sauvage pratique tout l’art de la guerre sous forme d’astuce personnelle, ne sont désormais requises que pour le corps collectif de l’atelier. Les puissances intellectuelles de la production élargissent leur échelle d’un seul côté, parce qu’elles disparaissent de tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux et contre eux dans le capital [8].

La division manufacturière du travail a pour effet d’opposer aux ouvriers les puissances intellectuelles de la production comme propriété d’autrui et pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération simple, où le capitaliste représente, en face du travailleur isolé, l’unité et la volonté du corps collectif de travail ; elle se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur en le transformant en ouvrier partiel, et elle s’achève enfin dans la grande industrie, qui sépare la science de l’ouvrier et en fait une force productive indépendante du travail pliée au service du capital [9].

Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, c’est-à-dire du capital, en forces productives sociales a pour condition le dépouillement du travailleur de ses forces productives individuelles.

« L’ignorance est la mère de l’industrie, aussi bien que de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à l’erreur ; mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’une ni de l’autre. C’est pourquoi les manufactures prospèrent le plus là où l’on raisonne le moins et où l’on se passe de l’intelligence, si bien que l’atelier peut être considéré comme une machine, dont les parties sont des hommes [10]. »

Et de fait, vers le milieu du XVIIIe siècle, un certain nombre de manufactures employaient de préférence des ouvriers idiots pour certaines opérations simplifiées représentant des secrets de fabrique [11].

« L’intelligence de la grande majorité des hommes, dit A. Smith, se forme nécessairement à partir de leurs occupations ordinaires. Un homme qui passe toute sa vie à effectuer un très petit nombre d’opérations simples [...] n’a pas l’occasion de développer son intelligence ni d’exercer son imagination [...], et devient en général aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir [12]. »

Après avoir décrit l’état d’hébétude obtuse de l’ouvrier parcellaire, A. Smith poursuit : « L’uniformité de sa vie figée corrompt naturellement son courage intellectuel [...] elle ruine même son énergie physique et corporelle, et le rend incapable de déployer sa force avec vigueur et persévérance en dehors des opérations de détail auxquelles on l’a dressé. Ainsi, la dextérité dans sa besogne particulière semble acquise aux dépens de ses facultés intellectuelles, de ses vertus sociales, et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre (the labouring poor), c’est-à-dire la grande masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société industrielle et civilisée [13]. »

Pour porter remède à la complète atrophie de la grande masse du peuple qui résulte de la division du travail, A. Smith suggère d’administrer avec prudence, à doses homéopathiques, l’instruction élémentaire aux frais de l’État. Son traducteur et commentateur français, G. Garnier, qui tout naturellement devait devenir sénateur sous le Premier Empire, a fait preuve de logique en combattant cette idée, parce que, disait-il, elle était en contradiction avec les premières lois de la division du travail, et l’adopter eût été « proscrire tout notre système social ».

« Comme toutes les autres divisions du travail, disait-il, celle entre le travail mécanique et le travail intellectuel se prononce d’une manière plus forte et plus tranchante à mesure que la société avance vers un état plus opulent. (Garnier applique le mot société d’une manière très correcte au capital, à la propriété foncière et à l’État qui est leur.) Cette division, comme toutes les autres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir. [...] Le gouvernement doit-il donc travailler à contrarier cette division de travail, et à la retarder dans sa marche naturelle ? Doit-il employer une portion du revenu public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent d’elles-mêmes à se diviser [14]? »

Une certaine atrophie du corps et de l’esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais du fait que la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale des branches de l’activité et qu’en même temps, par la division qui lui est propre, elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui, la première, fournit la matière et l’impulsion à une pathologie industrielle [15].

« Subdiviser un homme, c’est l’exécuter s’il a mérité une sentence de mort, mais c’est l’assassiner, s’il ne la mérite pas. La division du travail est l’assassinat d’un peuple [16]. »

La base capitaliste de l’éducation de l’avenir[modifier le wikicode]

Si minces que paraissent dans leur ensemble les articles de la loi de fabrique sur l’éducation, ils proclament néanmoins l’instruction primaire comme condition obligatoire du travail des enfants [17]. Leur succès était la première démonstration de la possibilité d’unir l’enseignement et la gymnastique avec le travail manuel, et, vice versa, le travail manuel avec l’enseignement et la gymnastique [18].

En consultant les maîtres d’école, les inspecteurs de fabrique reconnurent bientôt que les enfants des fabriques qui fréquentent seulement pendant une moitié du jour apprennent autant que les élèves réguliers, souvent même davantage.

« Et la raison en est simple. Ceux qui ne sont retenus qu’une demi-journée à l’école sont toujours frais, dispos et ont plus d’aptitude et de meilleure volonté pour profiter des leçons. Dans le système mi- travail mi- école, chacune des deux occupations repose et délasse de l’autre, et l’enfant se trouve mieux que s’il était cloué constamment à l’une d’elles. Un garçon qui est assis sur les bancs depuis le matin de bonne heure, surtout par un temps chaud, est incapable de rivaliser avec celui qui arrive tout dispos et allègre de son travail [19]. »

On trouve des arguments supplémentaires à ce sujet dans le discours de Senior au congrès sociologique d’Édimbourg en 1863. Il y démontre, entre autres, combien la journée d’école prolongée, unilatérale et improductive des enfants des classes moyennes et supérieures augmente inutilement le travail des instituteurs, « en faisant non seulement perdre sans fruit aux enfants leur temps, leur santé et leur énergie, mais encore en les ravageant de manière absolument nocive [20]».

Comme on peut l’observer jusque dans les détails chez Robert Owen, le système de fabrique a fait naître le germe de l’éducation de l’avenir, qui combinera pour tous les enfants au-dessus d’un certain âge le travail productif avec l’instruction et la gymnastique, non seulement comme méthode d’accroître la production sociale, mais comme la seule et unique méthode de produire des hommes développés dans tous les sens.

On a vu que la grande industrie supprime techniquement la division manufacturière du travail, où un homme tout entier est, sa vie durant, enchaîné à une opération de détail, mais en même temps sa forme capitaliste reproduit cette division du travail de façon plus monstrueuse encore : dans sa fabrique proprement dite, en transformant l’ouvrier en accessoire conscient d’une machine partielle ; partout ailleurs, elle amène au même résultat, soit en introduisant l’emploi sporadique de machines et du travail à la machine, soit en introduisant le travail des femmes, des enfants et de non-qualifiés comme base nouvelle de la division du travail [21].

La contradiction entre la division manufacturière du travail et la nature de la grande industrie se manifeste par des phénomènes de violence, entre autres par le fait atroce qu’une grande partie des enfants employés dans les fabriques et les manufactures modernes reste soudée indissolublement, dès l’âge le plus tendre et pendant des années entières, aux manipulations les plus simples, sans apprendre le moindre travail qui permette de les employer utilement plus tard, fût-ce dans cette même fabrique ou manufacture. Dans les typographies anglaises, par exemple, les apprentis s’élevaient peu à peu, conformément au système de l’ancienne manufacture et du métier, des travaux les plus simples aux travaux les plus complexes. Ils parcouraient plusieurs stages avant d’être typographes accomplis. Savoir lire et écrire était pour tous une exigence professionnelle. La machine à imprimer a changé tout cela. Elle emploie deux sortes d’ouvriers : un adulte qui la surveille et deux jeunes garçons, âgés, pour la plupart, de onze à dix-sept ans, dont la besogne exclusive est de glisser dans la machine une feuille de papier ou de la retirer dès qu’elle est imprimée. Ils s’acquittent de cette opération fastidieuse, à Londres notamment, quatorze, quinze et seize heures de suite, pendant quelques jours de la semaine, et souvent trente-six heures consécutives avec deux heures seulement de répit pour le repas et le sommeil [22]. La plupart ne savent pas lire, et ce sont, en général, des créatures à moitié sauvages et abruties : « Leur travail n’exige aucune es-pèce de préparation intellectuelle ; ils ont peu d’occasion d’exercer leur habileté et encore moins leur jugement ; leur salaire, quoique assez élevé pour des garçons de leur âge, ne croît pas en proportion de l’âge ; et peu d’entre eux ont la perspective d’obtenir le poste mieux rétribué et plus digne de surveillant, parce que la machine ne réclame le plus souvent pour quatre aides qu’un surveillant [23]. »

Quand ils deviennent trop « vieux » pour leur besogne enfantine, c’est-à-dire vers leur dix-septième année, on les congédie et ils deviennent autant de recrues du crime. Leur ignorance, leur grossièreté et leur dégradation physique et intellectuelle ont fait échouer les quelques essais tentés pour les occuper ailleurs.

Ce qui est vrai de la division manufacturière du travail au sein de l’atelier l’est également de la division du travail au sein de la société. Tant que l’artisanat et la manufacture forment la base générale de la production sociale, la subordination du travailleur à une branche exclusive de la production, et la destruction de la variété originelle de ses aptitudes et de ses occupations[24] peuvent être considérées comme des nécessités du développement transitoire de l’histoire. Sur cette base, chaque industrie trouve empiriquement la forme technique qui lui correspond le mieux, la perfectionne peu à peu, et se fige sitôt qu’elle a atteint un certain degré de maturité. Ce qui de temps en temps provoque des changements, c’est, outre la nouvelle matière du travail fournie par le commerce, la transformation graduelle de l’instrument de travail. Celui-ci aussi, dès qu’il a acquis une forme plus ou moins convenable, se fossilise et se transmet souvent pendant des siècles d’une génération à l’autre.

Un fait des plus caractéristiques, c’est que jusqu’au XVIIe siècle les métiers portaient le nom de mystères[25], dans les ténèbres desquels seul l’individu initié pratiquement et professionnellement était en droit de pénétrer.

La grande industrie a arraché le voile qui dérobait aux regards des hommes le fondement matériel de leur vie, leur propre procès de production sociale. Jusqu’à l’époque manufacturière, les différentes branches de métier, issues spontanément de la division du travail social, formaient les unes vis-à-vis des autres autant d’enclos qu’il était défendu au profane de franchir. Elles gardaient avec une jalousie inquiète les secrets de leur routine professionnelle, dont la théorie restait une énigme même pour les initiés. Le principe de l’industrie moderne est de considérer chaque procédé en lui-même et de l’analyser dans ses mouvements constituants, indépendamment de leur exécution par la force musculaire ou l’aptitude manuelle de l’homme. C’est ainsi que se développe la science toute moderne de la technologie. Elle réduisit les éléments, bigarrés, pittoresques, fossilisés et sans lien apparent entre eux, du procès de production de la société antérieure à des applications, consciemment planifiées et systématiquement distinctes selon l’effet utile recherché, de la science de la nature.

La technologie découvrit le petit nombre de formes fondamentales du mouvement, dans lesquelles toute action productive de l’homme se résout nécessairement, malgré la diversité des instruments employés, de même que le machinisme le plus compliqué ne cache que le jeu de lois mécaniques simples [26].

L’industrie moderne ne considère et ne traite jamais comme définitif le mode actuel d’un procédé ou la forme donnée d’un procès de production. Sa base technique est donc révolutionnaire, alors que celle de tous les modes de production antérieurs était essentiellement conservatrice [27]. Avec les machines, les procédés chimiques et d’autres méthodes, elle bouleverse, en même temps que la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du procès du travail. Elle ne cesse ainsi de révolutionner la division du travail au sein de la société, et lance sans interruption des masses de capitaux et d’ouvriers d’une branche de production dans une autre [28].

La nature même de la grande industrie détermine le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur. Mais, d’autre part, elle reproduit, sous sa forme capitaliste, l’ancienne division du travail avec ses particularités ossifiées. Nous avons vu que cette contradiction absolue entre les nécessités techniques de la grande industrie et les caractères sociaux qu’elle revêt dans le système capitaliste, supprime tout répit, toute stabilité et sérénité dans les conditions de vie du travailleur, et le menace à tout moment de lui retirer des mains les moyens de subsistance en l’empêchant d’accéder aux moyens qui lui permettent de travailler[29] et en le rendant superflu par la suppression de sa fonction parcellaire. Nous savons aussi que cet antagonisme fait naître la monstruosité d’une armée industrielle de réserve, tenue dans la misère, afin d’être toujours disponible pour la demande capitaliste ; qu’il aboutit aux hécatombes périodiques de la classe ouvrière, à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et aux ravages de l’anarchie sociale, qui fait de chaque progrès économique une calamité publique. C’est là le côté négatif.

Aujourd’hui la variation dans le travail s’impose uniquement à la façon d’une loi physique irrésistible, dont l’action, en se heurtant partout à des obstacles[30] , les brise aveuglément. Cependant, les catastrophes mêmes que suscite la grande industrie font qu’il devient une question de vie ou de mort que l’on reconnaisse le caractère varié du travail et, par conséquent, le plus grand développement possible en tous sens des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi générale de la production moderne, et que l’on adapte ces conditions de fait à la réalité de tous les jours. C’est une question de vie ou de mort de substituer à la monstruosité d’une surpopulation ouvrière, tenue en réserve et toujours disponible pour les besoins changeants de l’exploitation du capital, l’homme qui soit absolument disponible pour les exigences variables du travail ; la grande industrie oblige la société sous peine de substituer à l’individu morcelé, porte-douleur d’une fonction productive de détail, l’individu intégralement développé qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail de ses diverses capacités naturelles ou acquises.

Les institutions qui se sont spontanément développées sur la base sans cesse révolutionnée par le procès de la grande industrie, ce sont, d’une part, les écoles polytechniques et agronomiques, et, d’autre part, les écoles d’enseignement professionnel, dans lesquelles on enseigne aux enfants des ouvriers quelques notions de technologie ainsi que le maniement pratique de divers instruments employés dans la production [31]. Si la législation de fabrique, comme première concession arrachée à grand-peine au capital, ne combine que l’instruction élémentaire avec le travail de fabrique, il ne fait aucun doute que la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va introduire aussi l’enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles des ouvriers [32]. De même il est hors de doute que de tels ferments de transformation [33], dont le terme final est la suppression de l’ancienne division du travail, se trouvent en contradiction flagrante avec le mode capitaliste de l’industrie et les conditions économiques de l’ouvrier qui lui correspondent. Cependant, le développement des antagonismes immanents à la forme capitaliste actuelle est la seule voie historique réelle qui conduise à leur dissolution et à leur métamorphose : tel est le secret du mouvement historique que les doctrinaires, optimistes ou socialistes, ne veulent pas comprendre.

Nec sutor ultra crepidam ! Savetier, reste à ta savate ! Ce nec plus ultra de la sagesse de l’artisan et de la manufacture est devenu folie et malédiction au jour où l’horloger Watt découvrit la machine à vapeur, le barbier Arkwright le métier continu, et l’orfèvre Fulton le bateau à vapeur.

Par la réglementation qu’elle impose aux fabriques, aux manufactures, etc., la législation de fabrique n’apparaît que comme une première intervention dans les droits d’exploitation du capital. En revanche, toute réglementation du prétendu travail à domicile[34] se présente comme une intrusion directe dans la patria potestas, en phrase moderne, l’autorité des parents, et les délicats membres du Parlement anglais ont longtemps affecté de reculer avec horreur devant cet attentat contre la sainte institution de la famille. Néanmoins, par la force des choses, il fallut en fin de compte reconnaître qu’en sapant les fondements économiques de la famille ouvrière, la grande industrie en a dissous aussi les rapports familiaux. Et il fallut proclamer un droit des enfants. On lit à ce sujet dans le rapport final de la Child. Empl. Commission publié en 1866 : « Il résulte hélas de l’ensemble des dépositions des témoins que les enfants des deux sexes n’ont contre personne autant besoin de protection que contre leurs parents. » Le système de l’exploitation délimité du travail des enfants en général et du travail à domicile en particulier « ... se perpétue par l’autorité arbitraire et funeste, sans frein et sans contrôle, que les parents exercent sur leurs jeunes et tendres rejetons. [...] Les parents ne doivent pas disposer du pouvoir absolu de transformer leurs enfants en pures machines, à seule fin d’en tirer par semaine tant et tant de salaire. [...] Les enfants et les adolescents ont droit à la protection de la loi contre l’abus de l’autorité parentale qui ruine prématurément leur énergie physique et les fait tomber au bas de l’échelle des êtres moraux et intellectuels [35]».

Ce n’est pas cependant l’abus de l’autorité parentale qui est la source de l’exploitation directe ou indirecte de l’enfance, mais c’est l’exploitation capitaliste qui, en abolissant la base économique qui lui correspondait, en a fait un abus [36].

Si terrible et si écœurante que puisse apparaître aujourd’hui la dissolution de la famille traditionnelle au sein du système capitaliste, il n’en demeure pas moins qu’en assignant en dehors de la sphère bornée du foyer, un rôle décisif aux femmes, aux adolescents et aux enfants des deux sexes, dans des procès de production socialement organisés, la grande industrie a créé la nouvelle base économique sur laquelle s’élèvera une forme supérieure de la famille et des relations entre les deux sexes. Il est naturellement aussi absurde de considérer comme absolu et définitif la forme germano-chrétienne de la famille que ses formes orientale, grecque et romaine, lesquelles constituent d’ailleurs entre eux autant d’échelons de développement d’une succession historique. Il est non moins évident que la composition du personnel ouvrier combiné dans la fabrique à partir d’individus des deux sexes et des âges les plus divers, même si dans sa forme capitaliste brutale où elle est née spontanément est une source empoisonnée de corruption et d’esclavage, le travailleur étant là pour le procès de production et non le procès de production pour le travailleur, devra se convertir en son contraire, en source d’un développement humain , dès lors que les conditions correspondantes en seront créées .

La nécessité de faire d’une loi d’exception pour les filatures et les tissanderies mécaniques, ces premiers-nés de l’industrie mécanique, une loi générale, étendue à toute la production sociale, est née – comme on l’a vu – du cours historique même de la grande industrie, dont la base implique le bouleversement complet de la forme traditionnelle de la manufacture, de l’artisanat et du travail domestique, tout comme l’artisanat se transformera sans cesse en manufacture, et celle-ci en fabrique, tandis qu’à la fin la sphère de l’artisanat et du travail domestique devient – en un espace de temps merveilleusement court relativement – un antre de peine et de tortures où l’exploitation capitaliste fête ses bacchanales les plus infernales en toute liberté. Ce sont à la fin deux circonstances qui sont décisives : premièrement, l’expérience sans cesse répétée, selon laquelle le capital, à peine est-il tombé sous le contrôle de l’État ne serait-ce qu’en des points isolés de la périphérie sociale, se dédommage à un degré d’autant plus démesuré à d’autres ; deuxièmement, le cri lancé par les capitalistes eux-mêmes en faveur de conditions égales de concurrence, c’est-à-dire de limitations légales à l’exploitation du travail. On trouve là-dessous de nombreux documents dans les rapports des inspections de fabriques [37].

Écoutons à ce sujet deux cris partis du cœur. MM. W. Cooksley (fabricants de clous, de chaînes, etc., à Bristol) avaient adopté volontairement les prescriptions de la loi de fabrique : « Cependant, comme l’ancien système irrégulier se maintient dans les fabriques voisines, ils sont exposés au désagrément de voir les jeunes garçons qu’ils emploient attirés (enticed) ailleurs à une nouvelle besogne après six heures du soir. C’est là, s’écrient-ils naturellement, une injustice à notre égard et, de plus, une perte pour nous, car cela épuise une partie des forces de notre jeunesse, dont le profit entier nous revient [38]. »

M. J. Simpson (fabricant de boîtes et de sacs de papier à Londres) déclare aux commissaires de la Child. Empl. comm. : « ... qu’il veut bien signer toute pétition pour l’introduction des lois de fabrique. Mais dans l’état actuel, après la fermeture de son atelier, il se sent mal à l’aise, et son sommeil est troublé par la pensée que d’autres font travailler plus longtemps et lui enlèvent les commandes à sa barbe [39]. »

« Ce serait une injustice à l’égard des grands employeurs de main-d’œuvre, dit en conclusion la commission d’enquête, que de soumettre leurs fabriques à la réglementation, tandis que dans la même branche d’affaires, la petite industrie n’aurait à subir aucune limitation légale du temps de travail. Les grands fabricants n’auraient pas seulement à souffrir de cette inégalité dans les conditions de la concurrence au sujet des heures de travail, mais leur personnel de femmes et d’enfants serait en outre détourné à leur préjudice vers les ateliers épargnés par la loi. Enfin, cela pousserait à la multiplication des petits ateliers qui, presque sans exception, sont les moins favorables à la santé, au confort, à l’éducation et en général à la promotion du peuple [40]. »

La commission propose, dans son rapport final de 1866, de soumettre à la loi de fabrique plus de 1 400 000 enfants, adolescents et femmes, dont la moitié environ est exploitée par la petite industrie et le travail à domicile : « Si le Parlement, dit-elle, acceptait notre proposition dans toute son étendue, il est hors de doute qu’une telle législation exercerait l’influence la plus salutaire, non seulement sur les jeunes et les faibles dont elle s’occupe en premier lieu, mais encore sur la masse bien plus considérable des ouvriers adultes qui directement (les femmes) et indirectement (les hommes) tombent dans sa sphère d’action. Elle leur imposerait des heures de travail régulières et modérées ; elle économiserait et accumulerait les réserves d’énergie physique dont dépend leur bien-être aussi bien que la prospérité du pays ; elle préserverait la génération nouvelle des efforts excessifs qui, dans un âge encore tendre, minent leur constitution et entraînent sa ruine prématurée ; elle offrirait enfin aux enfants, du moins jusqu’à leur treizième année, une instruction élémentaire qui mettrait fin à cette ignorance incroyable, dont les rapports de la commission présentent une si fidèle peinture et qu’on ne peut envisager sans une véritable douleur et un profond sentiment d’humiliation nationale [41]. »

Vingt-quatre années auparavant, une autre commission d’enquête sur le travail des enfants était déjà parvenue à ces conclusions. Lors du discours de la couronne le 25 février 1867, le ministre conservateur annonça qu’il avait formulé en lois les propositions de la commission d’enquête sur l’industrie. Il avait encore fallu pour cela une nouvelle expérimentation in corpore vile longue de vingt ans. En effet, en 1840 une commission parlementaire avait été nommée pour enquêter sur le travail des enfants. Selon les termes de N. W. Senior, ce rapport brossa « le tableau le plus affreux que le monde n’ait jamais vu de la cupidité, de l’égoïsme et de la cruauté des capitalistes et des parents, de la misère, de la dégradation et de la ruine des enfants et des adolescents [...]. C’était à croire que le rapport décrivait les horreurs d’une époque reculée [...]. Hélas, il existe de nombreux témoignages selon lesquels les horreurs continuent à durer – et plus intenses que jamais [...]. Les abus dénoncés en 1842 sont aujourd’hui (octobre 1863) en pleine floraison [...]. Le rapport de 1842 fut empilé avec d’autres documents, sans qu’on en prît autrement note, et il resta là vingt années entières pendant lesquelles ces enfants élevés sans avoir la moindre idée de ce que nous appelons la morale, sans instruction, sans religion, sans avoir connu les sentiments naturels de l’amour familial purent devenir les pères de la génération actuelle [42]. »

Dans l’intervalle, les conditions sociales avaient changé. Le Parlement n’osait plus débouter par une simple fin de non-recevoir les propositions de la commission d’enquête de 1863 comme il l’avait fait avec celles de la commission de 1842. C’est pourquoi dès 1864, alors que la nouvelle commission n’avait encore publié qu’une partie de son rapport, les manufactures d’articles de terre (y inclus les poteries), de tentures, d’allumettes chimiques, de cartouches, de capsules et la coupure de la futaine furent soumises à la législation en vigueur pour les fabriques textiles. Lors du discours de la couronne du 25 février 1867, le ministère tory d’alors annonça d’autres lois puisées dans les propositions ultérieures de la commission qui avait fini ses travaux en 1866.

Le 15 août 1867, fut promulguée la loi pour l’extension des lois de fabrique, et, le 21 août, la loi pour la réglementation des ateliers, l’une ayant trait à la grande industrie, l’autre à la petite.

La première réglemente les hauts fourneaux, les usines de fer et de cuivre, les fonderies, les usines de fabrication de machines à l’aide de machines, les fabriques de gutta-percha et de papier, les verreries, les manufactures de tabac, les imprimeries (y inclus celles des journaux), les ateliers de relieurs, et enfin tous les établissements industriels sans exception, dans lesquels cinquante individus ou davantage sont simultanément occupés, au moins pour une période de cent jours dans le cours de l’année.

Pour donner une idée de l’extension de la sphère d’application de la loi pour la régularisation des ateliers, nous en citerons les articles suivants :

« Art. 4. Par métier, on entend tout travail manuel exercé comme profession ou dans un but lucratif qui concourt à faire un article quelconque ou une partie d’un article, à le modifier, le réparer, l’orner, lui donner le fini, ou à l’adapter de toute autre manière pour la vente.

Par atelier, on entend toute espèce de chambre ou de local, soit couvert, soit en plein air, où un “métier” quelconque est exercé par un enfant, un adolescent ou une femme, et où la personne par laquelle l’enfant, l’adolescent ou la femme est employé a le droit d’accès et de direction.

Par être employé, on entend être occupé dans un “métier” quelconque, moyennant salaire ou non, sous un patron ou sous un parent.

Par parents, on entend père, mère, tuteur, ou autre personne ayant sous sa garde ou sous sa direction un enfant ou adolescent. »

L’art. 7 renferme des clauses pénales pour l’emploi d’enfants, d’adolescents ou de femmes en contravention à cette loi et soumet à des amendes non seulement le patron, parent ou non, mais encore « le parent ou la personne qui tire un bénéfice direct du travail de l’enfant, de l’adolescent ou de la femme, ou qui l’a sous son contrôle ».

La loi concernant les grands établissements, le Factory Acts Extension Act, est en retrait sur la loi de fabrique par une foule d’exceptions vicieuses et de lâches compromis avec les capitalistes.

La loi de réglementation des ateliers, misérable dans tous ses détails, resta lettre morte entre les mains des autorités municipales et locales chargées de son exécution. Quand, en 1871, le Parlement leur retira ce pouvoir pour le conférer aux inspecteurs de fabrique, au ressort desquels il joignit ainsi d’un seul coup plus de cent mille ateliers et trois cents briqueteries, on prit bien soin de n’ajouter que huit subalternes à leur corps administratif, déjà beaucoup trop faible [43].

Ce qui nous frappe donc dans la législation anglaise de 1867, c’est, d’un côté, la nécessité imposée au Parlement des classes dirigeantes d’adopter un principe des mesures si extraordinaires et sur une si large échelle contre les excès de l’exploitation capitaliste, et, de l’autre côté, l’hésitation, la répugnance et la mauvaise foi avec lesquelles il les traduisit alors dans les faits.

La commission d’enquête de 1862 avait proposé aussi une nouvelle réglementation de l’industrie minière, qui se distingue de toutes les autres industries parce que les intérêts du propriétaire foncier (landlord) et de l’entrepreneur capitaliste s’y donnent la main. L’antagonisme de ces deux intérêts avait été favorable à la législation de fabrique, et par contre son absence suffit pour expliquer les lenteurs et les faux-fuyants de la législation sur les mines.

La commission d’enquête de 1840 avait fait des révélations si terribles, si révoltantes et avait suscité un tel scandale en Europe que, par acquit de conscience, le Parlement passa la loi sur les mines de 1842, où il se borna à interdire le travail sous terre, à l’intérieur des mines, aux femmes et aux enfants au-dessous de dix ans.

Une nouvelle loi sur l’inspection des mines, de 1860, prescrit que les mines seront inspectées par des fonctionnaires publics, spécialement nommés à cet effet, et que les jeunes garçons de dix à douze ans ne pourront être employés qu’à la condition d’être munis d’un certificat d’instruction ou de fréquenter l’école pendant un certain nombre d’heures. Cette loi resta sans effet à cause de l’insuffisance dérisoire du personnel des inspecteurs, des limites étroites de leurs pouvoirs et d’autres circonstances qu’on verra dans la suite.

Un des derniers livres bleus sur les mines : Report from the select committee on Mines... together with... Evidence, 13 juillet 1866, est l’œuvre d’une commission parlementaire choisie dans le sein de la Chambre des communes et autorisé à citer et à interroger des témoins. C’est un fort in-folio où le rapport de la commission ne remplit que cinq lignes pour faire saisir que la commission n’a rien à dire et qu’il lui faut interroger de nouveaux témoins ! Le reste consiste en interrogatoires des témoins.

Ce type d’interrogatoire évoque les cross examinations (interrogatoires contradictoires) des témoins devant les tribunaux anglais où l’avocat, par des questions impudentes, imprévues, équivoques, embrouillées, faites à tort et à travers, cherche à intimider, à surprendre, à confondre le témoin et à distordre les mots qu’il lui a arrachés. En l’espèce, les avocats, ce sont les enquêteurs parlementaires eux-mêmes, parmi lesquels des propriétaires et des exploiteurs de mines ; les témoins, ce sont surtout les mineurs des houillères. Toute cette farce est trop caractéristique de l’esprit du capital pour que nous ne donnions pas quelques extraits de ce rapport. Pour abréger, nous les avons rangés par catégorie. Bien entendu, la question et la réponse correspondante sont numérotées dans les livres bleus anglais. [...]

L’éducation. Les ouvriers des mines réclament, comme dans les fabriques, une loi pour l’instruction obligatoire des enfants. Ils déclarent que les clauses de la loi de 1860, qui exigent un certificat de scolarité pour l’emploi de garçons de dix à douze ans, sont parfaitement illusoires. Mais voilà où l’interrogatoire « détaillé » des juges d’instruction capitalistes devient réellement drôle.

« – N° 115 : Contre qui la loi est-elle le plus nécessaire ? Contre les entrepreneurs ou contre les parents ? – Contre les deux. – N° 116 : Plus contre ceux-ci que contre ceux-là ? – Comment pourrais-je répondre à cela ? – N° 137 : Les entrepreneurs montrent-ils le désir d’organiser les heures de travail de manière à favoriser la fréquentation de l’école ? – Jamais. – N° 211 : Les ouvriers des mines améliorent-ils après coup leur instruction ? – Ils se dégradent généralement et prennent de mauvaises habitudes ; ils s’adonnent au jeu et à la boisson et se perdent complètement. – N° 454 : Pourquoi ne pas envoyer les enfants aux écoles du soir ? – Dans la plupart des districts houillers, il n’en existe pas ; mais, ce qu’il y a, c’est qu’ils sont tellement épuisés de leur long surtravail, que leurs yeux se ferment de lassitude... Donc, conclut le bourgeois, vous êtes contre l’éducation ? – Pas le moins du monde, etc. – N° 443 : Les exploiteurs de mines, etc., ne sont-ils pas forcés par la loi de 1860 de demander des certificats de scolarité, pour les enfants entre dix et douze ans qu’ils emploient ? – La loi l’ordonne, certes ; mais les employeurs ne le font pas. – N° 444 : D’après vous, cette clause de la loi n’est donc pas généralement exécutée ? – Elle ne l’est pas du tout. – N° 717 : Les ouvriers des mines s’intéressent-ils beaucoup à cette question de l’éducation ? – La plus grande partie. – N° 718 : Désirent-ils ardemment l’application forcée de la loi ? – Presque tous. – N° 720 : Pourquoi donc n’en imposent-ils pas le respect ? – Plus d’un ouvrier désirerait que l’on n’accepte pas les garçons sans certificat de scolarité ; mais alors c’est un homme signalé (a marked man). – N° 721 : Signalé par qui ? – Par son patron. – N° 722 : Vous croyez donc que les patrons persécuteraient quelqu’un parce qu’il aurait obéi à la loi ? – Je crois qu’ils le feraient. – N° 723 : Pourquoi les ouvriers ne se refusent-ils pas à employer les garçons qui sont dans ce cas ? – Cela n’est pas laissé à leur choix. – N° 1634 : Vous désirez l’intervention du Parlement ? – On ne fera jamais quelque chose d’efficace pour l’éducation des enfants mineurs, si ce n’est en vertu d’une loi du Parlement et par voie coercitive. – N° 1636 : Cela s’applique-t-il aux enfants de tous les travailleurs de la Grande-Bretagne ou seulement à ceux des mineurs ? – Je suis ici seulement pour parler au nom des mineurs. – N° 1638 Pourquoi distinguer les enfants des mineurs des autres ? – Parce qu’ils forment une exception à la règle. – N° 1639 Sous quel rapport ? – Sous le rapport physique. – N° 1640 : Pourquoi l’instruction aurait-elle plus de valeur pour eux que pour les enfants d’autres classes ? – Je ne prétends pas cela ; mais, à cause de leur excès de travail dans les mines, ils ont moins de chances de pouvoir fréquenter les écoles de la semaine et du dimanche. – N° 1644 : N’est-il pas vrai qu’il est impossible de traiter ces questions d’une manière absolue ? – N° 1646 : Y a-t-il assez d’écoles dans les districts ? – Non. – N° 1647 : Si l’État exigeait que chaque enfant fût envoyé à l’école, où pourrait-on trouver assez d’écoles pour tous les enfants ? – Je crois que, dès que les circonstances l’exigeront, les écoles naîtront d’elles-mêmes. – N° 8 705, 706 : La grande majorité non seulement des enfants, mais encore des ouvriers adultes dans les mines ne sait ni lire ni écrire.

Travail des adolescents et des enfants des deux sexes[modifier le wikicode]

Nous considérons la tendance de l’industrie moderne à faire coopérer les enfants et les adolescents des deux sexes dans la grande œuvre de la production sociale comme un progrès légitime et salutaire, quoique la façon dont cette tendance se réalise sous le règne du capital soit tout simplement abominable [44].

Dans une société rationnelle, n’importe quel enfant, dès l’âge de neuf ans, doit être un travailleur productif, de même qu’un adulte en possession de tous ses moyens ne peut s’exempter de la loi générale de la nature, selon laquelle celui qui veut manger doit aussi travailler, non seulement avec son cerveau, mais encore avec ses mains. Mais, pour l’heure, nous n’avons à nous occuper que des enfants et jeunes gens des classes ouvrières. Nous jugeons utile de les diviser en trois catégories qui doivent être traitées différemment.

La première comprend les enfants de 9 à 12 ans ; la seconde, ceux de 13 à 15 ans ; la troisième, ceux de 16 et 17 ans. Nous proposons que l’emploi de la première catégorie, dans tout travail, en usine ou à domicile, soit légalement restreint à deux heures ; celui de la seconde, à quatre heures, et celui de la troisième à six. Pour la troisième catégorie, il doit y avoir une interruption d’une heure au moins pour le repas et la récréation [45].

Il serait désirable que les écoles élémentaires commencent l’instruction des enfants avant l’âge de neuf ans ; mais, pour le moment, nous ne nous préoccupons que des contrepoisons absolument indispensables pour contrecarrer les effets d’un système social qui dégrade l’ouvrier au point de le transformer en un simple instrument d’accumulation de capital, et qui fatalement change les parents en marchands d’esclaves de leurs propres enfants. Le droit des enfants et des adultes doit être défendu, puisqu’ils ne peuvent le faire eux-mêmes. C’est pourquoi il est du devoir de la société d’agir en leur nom.

Si la bourgeoisie et l’aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants, c’est leur affaire. L’enfant qui jouit des privilèges de ces classes est condamné à souffrir de leurs propres préjugés.

Le cas de la classe ouvrière est tout différent. Le travailleur individuel n’agit pas librement. Dans de très nombreux cas, il est trop ignorant pour comprendre l’intérêt véritable de son enfant ou les conditions normales du développement humain. Cependant, la partie la plus éclairée de la classe ouvrière comprend pleinement que l’avenir de sa classe, et par conséquent de l’espèce humaine, dépend de la formation de la génération ouvrière qui grandit. Elle comprend, avant tout, que les enfants et les adolescents doivent être préservés des effets destructeurs du système actuel. Cela ne peut être accompli que par la transformation de la raison sociale en force sociale et, dans les circonstances présentes, nous ne pouvons le faire que par des lois générales imposées par le pouvoir d’État. En imposant de telles lois, les classes ouvrières ne fortifieront pas le pouvoir gouvernemental. Au contraire, elles transformeraient le pouvoir dirigé contre elles en leur agent. Le prolétariat fera alors, par une mesure générale, ce qu’il essaierait en vain d’accomplir par une multitude d’efforts individuels.

Partant de là, nous disons que la société ne peut permettre ni aux parents ni aux patrons d’employer au travail les enfants et les adolescents, à moins de combiner ce travail productif avec l’éducation.

Par éducation, nous entendons trois choses :

1. éducation intellectuelle ;

2. éducation corporelle, telle qu’elle est produite par les exercices gymnastiques et militaires ;

3. éducation technologique, embrassant les principes généraux et scientifiques de tous les procès de production, et en même temps initiant les enfants et les adolescents au maniement des instruments élémentaires de toutes les branches d’industrie.

À la division des enfants et des adolescents en trois catégories, de 9 à 18 ans, doit correspondre un cours gradué et progressif pour leur éducation intellectuelle, corporelle et polytechnique. Les frais de ces écoles polytechniques doivent être en partie couverts par la vente de leurs propres productions.

Cette combinaison du travail productif, payé avec l’éducation intellectuelle, les exercices corporels et la formation polytechnique, élèvera la classe ouvrière bien au-dessus du niveau des classes bourgeoise et aristocratique.

Il va de soi que l’emploi de tout enfant ou adolescent de 9 à 18 ans, dans tout travail de nuit ou dans toute industrie dont les effets sont nuisibles à la santé, doit être sévèrement interdit par la loi.

L’enseignement général dans la société moderne[modifier le wikicode]

I

Le citoyen Marx dit qu’une difficulté d’un ordre particulier est liée à cette question [46]. D’une part, il faut un changement des conditions sociales pour créer un système d’instruction nouveau ; d’autre part, il faut un système d’instruction déjà nouveau pour pouvoir changer les conditions sociales. En conséquence, il faut partir de la situation actuelle.

Les congrès de l’A.I.T. ont déjà soulevé la question de savoir si l’enseignement devait être étatique ou privé. Par enseignement étatique, on entend celui qui s’effectue sous le contrôle de l’État ; cependant, l’intervention de l’État n’est pas absolument indispensable. Dans le Massachusetts, chaque municipalité est obligée d’assurer l’enseignement élémentaire pour tous les enfants. Dans les villes de plus de 5 000 habitants, il doit y avoir des écoles moyennes pour la formation polytechnique ; dans les villes plus grandes, des écoles supérieures. L’État contribue à leur financement, mais très modestement. Au Massachusetts, un huitième des impôts locaux est dépensé pour l’enseignement ; à New York, un cinquième. Les comités d’école qui gèrent les établissements sont des organisations locales ; ils nomment les maîtres et choisissent les livres scolaires. La faiblesse du système américain réside dans son caractère local trop marqué, l’enseignement se trouvant trop étroitement lié au développement culturel de chaque région. D’où la nécessité de revendiquer un contrôle central. La fiscalité au profit des écoles est obligatoire, mais il n’y a pas d’obligation scolaire pour les enfants. La propriété ayant été imposée, les hommes qui paient ces impôts souhaitent que l’argent soit employé utilement.

L’enseignement peut être étatique sans se trouver sous le contrôle du gouvernement. Le gouvernement pourrait nommer des inspecteurs, dont le devoir serait de veiller à ce que la loi soit respectée, sans qu’ils aient le droit de s’immiscer directement dans l’enseignement. Ce serait comme pour les inspecteurs de fabrique qui veillent au respect des lois de fabrique.

Le congrès peut décider, sans la moindre hésitation, que l’enseignement doit être obligatoire. Pour ce qui concerne le fait que les enfants ne devraient pas être forcés de travailler, ce qui est sûr, c’est que cela n’entraînerait pas une baisse des salaires, et tout le monde s’y ferait.

Les proudhoniens affirment que l’enseignement gratuit est un non-sens, puisque l’État doit payer. Il est évident que l’un ou l’autre doit payer, mais il ne faut pas que ce soit ceux qui sont le moins en état de le faire. L’enseignement supérieur ne doit pas être gratuit.

En ce qui concerne le système d’enseignement prussien, dont on a tant parlé, l’orateur observe, pour finir, que ce système ne poursuit qu’un seul but : former de bons soldats.

II

Le citoyen Marx dit que tout le monde est d’accord sur certains points déterminés.

La discussion s’est engagée après que l’on eut proposé de ratifier la résolution du congrès de Genève, qui réclame que l’on combine l’enseignement intellectuel au travail physique, les exercices gymnastiques à la formation polytechnique. Nul n’a opposé d’objection à ce projet.

La formation polytechnique, qui a été soutenue par des écrivains prolétariens, doit compenser les inconvénients résultant de la division du travail qui empêche les apprentis de s’assimiler une connaissance approfondie de leur métier. Sur ce point, on est toujours parti de ce que la bourgeoisie elle-même entend par formation polytechnique, et c’est ce qui a provoqué des interprétations erronées. En ce qui concerne la proposition de Mme Law[47] relative au budget de l’Église, il serait à souhaiter, du point de vue politique, que le congrès fasse sienne cette position qui est dirigée contre l’Église.

La proposition du citoyen Milner ne se prête pas à une discussion qui porte sur la question scolaire[48] . C’est dans la lutte quotidienne pour la vie que les jeunes gens devraient recevoir cette éducation de la part des adultes. L’orateur n’accepte pas Warren comme parole d’évangile. Au demeurant, c’est là une question qui ne fera que très difficilement l’unanimité. On peut ajouter qu’une telle formation ne peut être transmise par l’école ; elle intéresse bien plutôt les adultes.

Dans les écoles élémentaires, et plus encore dans les écoles supérieures, il ne faut pas autoriser de disciplines qui admettent une interprétation de parti ou de classe. Il ne faut enseigner dans les écoles que les matières telles que la grammaire, les sciences naturelles. Les règles grammaticales ne changent pas, que ce soit un conservateur clérical ou un libre penseur qui les enseigne. Des matières qui admettent une diversité de conclusion ne doivent pas être enseignées dans les écoles ; les adultes peuvent s’en occuper sous la direction d’une institutrice telle que Mme Law qui fait des conférences sur la religion [49].

Abolition de la division du travail à l’échelle individuelle[modifier le wikicode]

Tout temps de travail a exactement la même valeur, qu’il s’agisse de celui du terrassier ou celui de l’architecte [50]. En conséquence, le temps de travail et, partant, le travail lui-même aurait une valeur. Or le travail est le producteur de toutes les valeurs. C’est lui seul qui donne aux produits existant dans la nature une valeur au sens économique. Mais la valeur elle-même n’est rien d’autre que l’expression du travail humain socialement nécessaire, objectivé dans une chose. Le travail ne peut donc pas avoir de valeur [51]. Parler d’une valeur du travail et vouloir la déterminer n’a pas plus de sens que parler de la valeur de la valeur, ou vouloir déterminer le poids non d’un corps pesant, mais de la pesanteur elle-même.

M. Dühring expédie des gens comme Owen, Saint-Simon et Fourier, en les traitant d’alchimistes sociaux. En divaguant sur la valeur du temps de travail, c’est-à-dire du travail, il démontre qu’il est encore bien au-dessous des alchimistes réels. Et maintenant que l’on mesure le culot avec lequel M. Dühring fait dire à Marx que le temps de travail d’un tel aurait plus de valeur que celui de tel autre, comme si le temps de travail – donc le travail – avait une valeur, alors que Marx a le premier exposé comment et pourquoi le travail ne peut avoir de valeur.

Pour le socialisme qui veut émanciper la force de travail humaine de sa condition de marchandise, il est de la plus haute importance de comprendre que le travail n’a pas de valeur et ne peut en avoir. Ainsi s’effondrent toutes les tentatives que M. Dühring a héritées du socialisme ouvrier grossier pour régler la future distribution des moyens d’existence avec une sorte de salaire plus élevé. Il s’ensuit encore que la distribution – pour autant qu’elle sera encore dominée par des préoccupations purement économiques – se règlera dans l’intérêt de la production, qui est soutenue au mieux par un mode de distribution permettant à tous les membres de la société de développer, de maintenir et d’exercer leurs capacités avec le maximum d’universalité.

Pour la manière de penser des classes dont M. Dühring a hérité, c’est forcément une monstruosité de croire qu’un jour il n’y aura plus de terrassier ni d’architecte de profession, et que l’homme qui, pendant une demi-heure, aura donné ses directives d’architecte, poussera aussi quelque temps la brouette, jusqu’à ce qu’on vienne de nouveau lui demander d’agir en architecte. Quel beau socialisme que celui qui éternise les manœuvres de profession !

Si l’équivalence du temps de travail doit signifier que chaque ouvrier produit des valeurs égales dans des temps de travail égaux, sans que l’on ait d’abord à établir une moyenne, c’est évidemment faux. Chez deux ouvriers – fussent-ils de la même branche – le produit de l’heure de travail sera toujours différent, selon l’intensité du travail et l’habileté. À cet inconvénient – qui n’en est d’ailleurs un que pour des gens à la Dühring – il n’est pas de communauté économique, du moins sur notre corps céleste, qui puisse jamais remédier [52].

Que reste-t-il donc de la totale équivalence du travail de tous et de chacun ? Rien de plus que la simple phraséologie ronflante qui n’a pas d’autre base économique que l’incapacité dans laquelle se trouve M. Dühring de distinguer entre détermination de la valeur par le travail et détermination de la valeur par le salaire – rien de plus que cet oukase, loi fondamentale de la nouvelle communauté économique : à temps de travail égal salaire égal ! Mais alors les vieux communistes ouvriers de France et Weitling donnaient de bien meilleures raisons pour justifier leur égalité des salaires.

Comment se résout dès lors toute cette importante question de la rétribution plus élevée du travail composé ? Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privées ou leurs familles qui supportent les frais de formation du travail qualifié ; c’est aux personnes privées ou à leurs familles qui font face aux frais de formation de l’ouvrier qualifié [53], que doit donc revenir d’abord le prix plus élevé de la force de travail qualifiée : l’esclave habile se vend plus cher, le salarié habile est rémunéré plus cher.

Dans la société organisée de manière socialiste, c’est la société qui supporte ces frais. C’est donc à elle qu’en appartiennent les fruits, les valeurs plus grandes qui sont produites par le travail composé. L’ouvrier lui-même n’a rien à prétendre de plus. Et, en passant, la morale de cette histoire est une fois de plus que le droit de l’ouvrier au « produit intégral du travail » – quelle qu’en soit la vogue – ne va pas toujours sans anicroches.

Éducation des sens[modifier le wikicode]

On sait que la première activité théorique de l’esprit qui oscille encore tout à fait entre les sensations et la pensée est de compter [54]. Le calcul est le premier acte libre et théorique de caractère rationnel chez l’enfant...

L’espace est la première grandeur qui s’impose à l’enfant. C’est la première donnée du monde que l’enfant expérimente. C’est pourquoi il tient un homme qui est devenu grand pour un grand homme...

Or, si la pensée théorique de l’enfant est quantitative, son jugement comme sa pensée ne peuvent être pour commencer que pratiques et sensibles. Le réseau sensible est la première connexion qui le relie au monde. Les sens pratiques, notamment le nez et la bouche, sont les premiers organes avec lesquels il juge du monde...

Toutefois l’enfant en reste à la perception sensible, ne voyant que le singulier, la connexion nerveuse invisible qui relie ce particulier au général et, comme dans l’État, anime les membres de l’ensemble intellectuel, n’est pas encore développée chez lui. L’enfant croit que le soleil tourne autour de la terre, comme le général tourne autour du particulier. C’est pourquoi l’enfant n’a aucune idée de l’Esprit, et ne croit qu’aux fantômes.

Ma conscience universelle n’est alors rien d’autre que la forme théorique de ce dont la communauté réelle, l’être social, est la forme vivante, tandis que de nos jours la conscience universelle est une abstraction de la vie réelle et, à ce titre, en opposition hostile à elle[55] ...

Comme conscience de l’espèce, l’homme affirme sa vie sociale et ne fait que répéter son existence réelle dans la pensée, de même qu’à l’inverse l’existence de l’espèce se confirme dans la conscience de l’espèce et elle a une existence réelle dans son universalité comme être pensant...

L’appropriation sensible pour les hommes et par les hommes de la vie et de l’être humains, des hommes objectifs, des œuvres humaines, ne doit pas être saisie seulement au niveau de la jouissance immédiate, exclusive, sous l’angle de la possession, de l’avoir. L’homme s’approprie son être universel de manière universelle, donc en tant qu’homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde – la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, l’intuition, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref tous les organes qui forment son individualité et qui, dans leur forme, sont immédiatement des organes sociaux, est, dans son comportement objectif ou dans son rapport avec l’objet, appropriation de celui-ci. L’appropriation de la réalité humaine, son rapport avec l’objet est l’activité de la réalité humaine. Elle est donc tout aussi multiple que le sont les déterminations de l’être humain et ses activités. Elle comporte l’agir en même temps que le pâtir, car la souffrance c’est, au sens humain, une jouissance propre à l’homme [56].

La propriété privée nous a rendus si stupides et si bornés qu’un objet est nôtre uniquement quand nous le possédons, quand il existe pour nous comme capital ou quand nous en disposons de manière immédiate – que nous le mangeons, le buvons, le portons sur notre corps, l’habitons, etc., bref que nous le consommons [57]. Certes, la propriété privée ne peut saisir, elle aussi, ces matérialisations immédiates de la possession que comme des moyens de subsistance, mais la vie à laquelle elles servent de moyen n’est que la vie de la propriété privée – le travail et la capitalisation. En conséquence, à la place de tous les sens physiques et intellectuels, c’est la simple aliénation de tous ces sens, le sens de la possession. L’être humain devait être ramené à cette pauvreté absolue, afin de faire naître de lui-même sa richesse intérieure. (Sur la notion de l’avoir, cf. Moses Hess dans les Vingt et une feuilles.)

L’abolition de la propriété privée entraînera donc l’émancipation totale de tous les sens et de toutes les capacités humaines. Elle est cette émancipation précisément du fait que ces sens et ces capacités deviennent humains, tant objectivement que subjectivement. L’œil devient œil humain lorsque son objet devient un objet social, humain, venant de l’homme et aboutissant à l’homme. Dès lors, les sens sont devenus théoriciens dans leur action immédiate. Ils se rapportent à l’objet dans le but de l’objet, cependant que l’objet lui-même est devenu un rapport humain objectif vis-à-vis de lui-même et de l’homme[58] , et inversement. Le besoin et la jouissance ont perdu de ce fait leur nature égoïste, tandis que la nature a perdu sa simple utilité pour devenir utilité humaine.

Du même coup, les sens et la jouissance des autres hommes deviennent ma propre appropriation. En dehors de ces organes immédiats, il se forme donc aussi des organes socialisés selon la forme de la société. Ainsi, par exemple, l’activité en association immédiate avec les autres devient un organe de l’expression de ma vie et une manière d’appropriation de la vie humaine.

Il va de soi que l’œil humain jouit autrement que l’œil grossier non humain, et l’oreille humaine autrement que l’oreille grossière, etc.

Nous avons vu que l’homme se réifie, se perd dans son objet, à moins que celui-ci ne devienne pour lui objet humain ou homme objectivé [59]. Cela ne devient possible qu’à partir du moment où l’objet est devenu pour lui un objet social, comme la société est devenue pour lui dans cet objet.

D’une part, au niveau de la société, la réalité objective devient pour l’homme, grâce à son activité, la réalité des forces de l’être humain, réalité humaine, et par conséquent la maîtrise de ses propres forces essentielles ; tous les objets deviennent l’objectivation de lui-même, des objets qui affirment et réalisent son individualité, ses objets : il devient lui-même objet. La manière dont ils deviennent siens dépend de la nature de l’objet et de la nature de la force humaine qui s’applique à eux. En effet, c’est précisément le caractère de ce rapport qui détermine le mode particulier, réel, de la réalisation de soi. Un objet se présente autrement à un œil qu’à une oreille, l’objet de l’œil est autre que celui de l’oreille. La particularité de chaque aptitude de l’être humain est précisément son caractère propre, donc aussi le mode particulier de son objectivation, de son être réel, vivant. Non seulement par la pensée, mais par tous les sens l’homme s’affirme par conséquent dans le monde des objets.

D’autre part, au niveau subjectif : c’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de l’homme ; pour une oreille non musicienne, la plus belle musique n’a aucun sens et n’est pas un objet, car mon objet ne peut être que la confirmation d’une des forces de mon être et, par conséquent, ne peut être pour moi que pour autant que la force de mon être est une aptitude subjective pour soi, étant donné que la signification d’un objet pour moi n’existe que pour un sens qui lui correspond, et s’étend pour moi aussi loin que s’étend mon sens [60]. C’est pourquoi les sens de l’homme social sont autres que ceux de l’homme non social. C’est seulement grâce à l’épanouissement objectif de la richesse de l’être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité humaine subjective : une oreille musicienne, un œil pour la beauté des formes. En un mot, des sens capables de jouissance humaine deviennent des sens qui s’affirment comme des forces de l’être humain, dans l’activité et le façonnement [61]. En effet, non seulement les cinq sens, mais encore les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot, le sens humain, l’humanité des sens ne se forment que grâce à l’existence de leur objet et à mesure que la nature est humanisée.

L’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire universelle jusqu'à ce jour [62]. Le sens assujetti aux besoins pratiques grossiers n’est encore qu’un sens borné. Pour l’homme affamé, la forme humaine de l’aliment n’existe pas, mais uniquement son existence abstraite d’aliment : il pourrait tout aussi bien se présenter sous sa forme la plus grossière, et on ne peut dire en quoi son activité nourricière diffère de celle des animaux. L’homme en proie à la misère et aux soucis n’a pas de sens pour un spectacle, si beau soit-il ; celui qui fait commerce de minéraux n’en voit que la valeur mercantile, mais non la beauté ou la nature spécifique du minéral : il n’a pas de sens « minéralogique ». Il faut, en conséquence, que l’être humain s’objective sur les plans à la fois théorique et pratique pour rendre humains les sens de l’homme et aussi pour créer un sens humain qui corresponde à toute la richesse de l’essence de l’homme et de la nature.

De par le mouvement de la propriété privée, de sa richesse et de sa pauvreté matérielles et spirituelles, la société à venir trouvera toute la matière nécessaire à son éducation ; une fois réalisée, cette société produira comme sa réalité constante l’homme dans toute la richesse de son être – l’homme richement doué de sens universels profondément développés.

On le voit, ce n’est qu’au niveau de la société que le subjectivisme et l’objectivisme, le spiritualisme et le matérialisme, l’activité et la passivité cessent d’être antagoniques, et perdent donc leurs caractères antagoniques. La solution des contradictions même théoriques n’est possible que d’une manière pratique, par l’énergie pratique des hommes, et leur solution n’est donc pas la tâche de la seule connaissance, mais bien la tâche réelle de la vie que la philosophie n’a pu résoudre, parce qu’elle l’a conçue comme une tâche uniquement théorique.

On voit que l’histoire de l’industrie et l’existence objectivée à laquelle l’industrie est parvenue sont le livre ouvert des forces et aptitudes de l’homme, la psychologie de l’homme à l’état sensible. Jusqu’ici on n’a jamais considéré l’industrie dans sa connexion avec la nature humaine, mais uniquement dans un rapport extérieur d’utilité. En effet, étant donné qu’on évoluait dans le monde de l’aliénation, on ne pouvait saisir – comme réalité des forces et aptitudes humaines et comme activité de l’espèce humaine – que l’existence générale de l’homme, la religion ou l’histoire dans leur essence abstraite générale (politique, art, littérature, etc.) [63].

On peut considérer la simple industrie matérielle aussi bien comme une partie du mouvement général que comme une partie spécifique de l’industrie, puisque jusqu’ici toute activité humaine a été travail, et donc une activité qui s’aliénait elle-même. Nous y trouvons donc les forces et aptitudes objectivées de l’homme sous une forme aliénée, celle d’objets sensibles, étrangers et utiles. Une psychologie, pour laquelle ce livre – c’est-à-dire la partie la plus concrète, la plus matérielle et la plus accessible de l’histoire – est fermé, ne peut pas devenir une science véritable, pleine de contenu. D’ailleurs, que penser d’une science faisant dédaigneusement abstraction de cette grande partie du travail humain et demeurant – sans se rendre compte de ses lacunes – indifférente à toute cette richesse étalée de l’activité humaine, qui ne lui inspire qu’un seul mot « besoin », « besoin vulgaire » ?

Les sciences naturelles ont déployé une énorme activité et se sont approprié une matière sans cesse croissante. Cependant, la philosophie leur est restée tout aussi étrangère qu’elles sont restées étrangères à la philosophie. Leur association momentanée n’a été qu’une illusion de l’esprit. La volonté était là, mais les capacités firent défaut. Les historiens eux-mêmes ne tiennent compte des sciences naturelles qu’incidemment, comme élément d’explication utile de certaines grandes découvertes. Mais, par le truchement de l’industrie, les sciences naturelles sont intervenues d’autant plus pratiquement dans la vie humaine et l’ont transformée. Elles ont ainsi préparé l’émancipation humaine, bien qu’elles aient dans l’immédiat parachevé la déshumanisation [64].

L’industrie est le rapport historique réel de la nature – donc des sciences de la nature – avec l’homme ; si on la saisit comme la manifestation exotérique des forces et aptitudes de l’homme, on comprendra aussi le procès d’humanisation de la nature ou l’essence naturelle de l’homme ; dès lors, se dépouillant de leur orientation abstraitement matérielle, ou plutôt idéaliste, les sciences de la nature deviendront la base de la science humaine, comme elles sont déjà devenues – quoique sous une forme aliénée – la base de la vie réellement humaine. Prétendre qu’il existe une base pour la vie et une autre pour la science est de prime abord un mensonge.

La nature en devenir dans l’histoire humaine – acte de genèse de la société humaine – est la nature véritable de l’homme. En conséquence, la nature, telle que l’industrie l’a faite – quoique sous une forme aliénée –, est la nature anthropologique véritable.

Le monde sensible (cf. Feuerbach) doit être la base de toute science [65]. Ce n’est que si la science y trouve son point de départ sous la double forme de la conscience et du besoin sensibles – autrement dit si la science part de la nature – qu’elle est véritablement science. Toute l’histoire est celle de la préparation et de la formation de l’homme, celui-ci devenant l’objet de la conscience sensible et le besoin de « l’homme en tant qu’homme » un besoin général. L’histoire elle-même est une partie réelle de l’histoire de la nature, du devenir humain de la nature. Les sciences naturelles comprendront plus tard aussi bien la science de l’homme, que la science de l’homme comprendra les sciences naturelles – il n’y aura plus qu’une seule science.

L’homme est l’objet immédiat des sciences de la nature. En effet, la nature immédiatement sensible pour l’homme est le monde sensible humain, ou – ce qui revient au même – le fait que l’autre homme existe concrètement pour lui, car c’est seulement grâce à l’autre que la sensibilité de l’un devient humaine sensibilité pour lui-même. Or la nature est l’objet immédiat de la science de l’homme. Le premier objet de l’homme – l’homme lui-même – est nature, sensibilité, et les forces essentielles particulières et concrètes de l’homme, ne trouvant leur réalisation objective que dans des objets naturels, ne peuvent trouver la conscience et la connaissance d’elles-mêmes que dans la science de la nature en général. L’élément de la pensée elle-même, celui qui exprime la vie de la pensée – le langage – est de nature sensible. La réalité sociale de la nature, les sciences naturelles humaines ou les sciences naturelles de l’homme, ce sont là des expressions équivalentes.

Nous avons vu comment, de la richesse et de la misère de l’économie politique, surgira l’homme épanoui pourvu de toutes les exigences humaines. L’homme épanoui est précisément celui qui a besoin de la totalité des manifestations de la vie humaine. C’est l’homme qui ressent sa propre réalisation comme une nécessité intérieure, comme un besoin [66]. Non seulement la richesse, mais encore la pauvreté reçoivent à leur tour – dans le socialisme – une signification humaine et par conséquent sociale : le besoin est le lien passif qui fait ressentir aux hommes comme une exigence la richesse la plus grande – l’autre homme. L’empire en moi de cet être objectif, le bouillonnement sensible de mon activité est la passion, qui devient ainsi l’activité de mon être.

Un être ne se considère comme indépendant qu’à partir du moment où il assure sa vie par ses propres moyens, c’est-à-dire dès lors qu’il doit son existence à lui-même. Un être qui vit de la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Je vis complètement de par la grâce d’un autre, si non seulement il pourvoit à mon entretien, mais encore s’il a créé ma vie, s’il en est la source.

Or ma vie a nécessairement son fondement en dehors d’elle-même, puisqu'elle n’est pas ma propre création. C’est pourquoi la création est une idée très difficile à chasser de l’imagination populaire. Elle ne peut comprendre que la nature et l’homme puissent exister par eux-mêmes, tant cela est contraire à toutes les évidences de la vie pratique.

L’idée de la création du globe terrestre a été fortement ébranlée par la géognosie, science qui étudie la formation du globe et l’évolution de la terre comme un processus d’autocréation [67]. La génération spontanée est la seule réfutation pratique de la théorie de la création.

Il est certes facile de dire à l’individu isolé ce qu’Aristote a déjà dit : Tu es engendré par tes père et mère, c’est donc l’appariement génésique de deux êtres, l’acte géniteur d’êtres humains, qui a produit l’homme que tu es. Tu vois ainsi, que physiquement aussi, l’homme doit son existence à l’homme. Or, dès lors, tu ne dois plus considérer seulement un côté du problème, la chaîne sans fin des questions : qui a engendré mon père ? puis mon grand-père ? etc. Il faut aussi que tu considères le mouvement cyclique, sensible et tangible, de cette progression, par laquelle l’homme se répète lui-même dans la procréation. Mais tu rétorqueras : Je te concède ce mouvement cyclique, concède moi de m’avancer jusqu’à la question : qui a créé le premier homme et la nature en général ? Je ne peux que te répondre alors – ta question elle-même est abstraite. Demande toi plutôt comment tu en viens à te poser cette question ; ta question n’est-elle pas suggérée à partir d’un point de vue auquel je ne puis répondre, parce qu’il est absurde ? Demande toi si cette progression existe comme telle pour une pensée rationnelle. En posant la question de la création de la nature et de l’homme, tu fais abstraction de l’homme et de la nature. Tu les poses comme s’ils n’existaient pas pour me réclamer ensuite la preuve qu’ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction, et tu cesseras de poser ta question. Ou bien sois conséquent et si tu penses que l’homme et la nature n’existent pas, alors pense aussi que toi-même tu n’existes pas, bien que tu sois nature et homme. Ne pense pas, ne m’interroge pas ! car, dès que tu penses et que tu m’interroges, toute ton abstraction sur l’existence de la nature et de l’homme n’a plus de sens.

Ou bien es-tu égocentrique au point de tout poser comme néant, sauf ta propre existence ?

Tu peux me répliquer cependant : je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je t’interroge sur l’acte de sa genèse, comme j’interroge l’anatomiste sur les formations osseuses, etc.

Pour l’homme socialiste, tout ce que l’on appelle l’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l’homme [68]. C’est pour lui la preuve tangible et irré-futable de sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. Entre l’homme et la nature, le rapport est substantiel : si l’homme crée à l’homme une existence naturelle, la nature devient pour l’homme une existence hu-maine de manière concrète et évidente. Dans ces conditions, la question d’un Être étranger, placé au-dessus de la nature et de l’homme, est devenue en tout état de cause sans objet, cette question impliquant l’aveu du néant de la nature et de l’homme. L’athéisme – en tant que négation de ce néant – perd lui-même sa signification dès lors, car l’athéisme nie l’existence de Dieu et fonde sur cette négation l’existence de l’homme. Or le socialisme, en tant que tel, n’a plus besoin de ce moyen terme. Il part de la conscience théoriquement ET pratiquement sensible de l’homme et de la nature, comme de l’essence (We-sen). Il est la conscience de soi positive de l’homme qui ne doit plus rien à l’abolition de la religion, comme la vie réelle est la réalité positive de l’homme qui ne doit plus rien à l’abolition de la propriété privée.

Le communisme est la position de la négation de la négation ; c’est donc une phase réelle de l’émancipation et de la réappropriation de l’humanité, étape nécessaire dans le développement historique de demain. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergique de l’avenir prochain ; mais ce n’est pas en tant que tel le but du développement humain – la forme de la société humaine [69].

Communisme et abolition de la division du travail[modifier le wikicode]

Au reste, peu nous chaut que la conscience tourne sur elle-même [70]. Dans tout ce fatras, nous ne voyons qu’un résultat : les trois éléments fondamentaux que sont les forces productives, les rapports sociaux et la conscience peuvent et doivent entrer en contradiction l’un avec l’autre, parce que la division du travail implique la possibilité – sinon la nécessité – que l’activité intellectuelle et l’activité physique, la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents. Or le seul moyen d’empêcher que ces activités n’entrent en conflit, c’est de supprimer de nouveau la division du travail. L’« Esprit », la « religion », l’« Être suprême », la « catégorie » et la « pensée » ne sont que des expressions mentales et spirituelles, soit un mode de représentation qu’affiche l’individu privé. En fait, tout cela n’exprime que les entraves et les limitations matérielles au sein desquelles se déroulent le mode de production de la vie et la forme de distribution qui lui correspond.

La division du travail renferme toutes ces contradictions. Elle repose sur la division primitive du travail dans la famille et sur la dislocation de la société en familles particulières et opposées les unes aux autres. Elle implique en même temps la répartition – quantitativement et qualitativement inégale – du travail et de ses produits, autrement dit la propriété en germe qui acquiert sa première forme dans la famille, où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. L’esclavage, certes encore latent et fruste, dans la famille est la première forme de la propriété, qui au reste correspond complètement à la définition qu’en donnent les économistes modernes : la faculté de disposer de la force de travail d’autrui. On le voit, division du travail et propriété sont des expressions identiques, l’une se rapportant à l’activité humaine, l’autre au produit de cette activité. De plus, la division du travail implique aussi la contradiction entre l’intérêt de l’individu privé ou de la famille particulière et l’intérêt commun de tous les individus liés par des relations mutuelles. Or cet intérêt collectif ne peut exister seulement dans la représentation comme « intérêt général », mais d’abord dans la réalité sous forme de connexion réciproque des individus qui se partagent le travail...

La division du travail offre aussi le premier exemple du fait que l’activité de l’homme devient pour lui une puissance étrangère, adverse, qui le subjugue, au lieu qu’il la domine, tant que les hommes vivent en société naturelle donc que les intérêts particuliers sont distincts de l’intérêt collectif et que l’activité n’est pas répartie librement entre eux, mais sous l’empire de la nécessité naturelle. En fait, dès que le travail commence à être divisé, chacun vit dans sa sphère d’activité déterminée, exclusive qui s’impose à lui et à laquelle il ne peut échapper : il est chasseur, pêcheur ou berger, voire critique, et il est forcé de le rester, s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence.

Dans la société communiste, en revanche, nul ne se voit attribuer une sphère d’activité exclusive, mais chacun peut se former et se développer dans n’importe quel domaine, tandis que la société règle la production générale, en me donnant la possibilité de faire aujourd’hui ceci, demain cela – de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir et de faire de la critique après dîner à mon gré, sans jamais pour autant que je devienne chasseur, pêcheur, berger ou critique.

De nos jours, l’activité sociale et notre propre produit se pétrifient et se réifient en une puissance matérielle qui nous dépasse, échappe à notre contrôle et nous domine pour contrecarrer nos espérances et réduire à néant nos calculs. Telles sont les conséquences essentielles de l’évolution historique qui a eu lieu jusqu’ici.

La puissance sociale – c’est-à-dire la multiplicité des forces de la production surgie de la coopération des différents individus qu’implique la division du travail – apparaît à ces individus pour lesquels cette coopération n’est pas libre, mais nécessaire, comme une puissance qui n’est pas la leur et qu’ils n’ont pas combinée, mais comme une puissance étrangère et extérieure, dont ils ignorent l’origine aussi bien que la fin. Ils ne peuvent donc plus la dominer, mais au contraire cette puissance parcourt une série propre de phases et de niveaux de développement qui sont indépendants de la volonté et de l’évolution des hommes, voire dominent leur volonté et leur évolution.

Cette « aliénation » – mot que nous employons pour nous rendre compréhensible aux philosophes – ne peut évidemment être abolie qu’à deux conditions pratiques. Il faut qu’elle soit devenue intolérable, c’est-à-dire une puissance contre laquelle on effectue une révolution ; mais pour cela il faut qu’elle ait entièrement « privé de propriété » la masse de l’humanité et l’ait en même temps opposée au monde existant de la richesse et de la culture, ce qui implique une augmentation considérable des forces productives et un niveau élevé de développement. Il faut, en outre que cet accroissement des forces productives, auquel correspond aussi un développement empirique des hommes sur un mode universel et non plus local, soit véritablement réalisé dans la pratique, car sinon on ne pourrait généraliser que la pénurie et, avec elle, la misère ainsi que la lutte pour les biens nécessaires – et toute la vieille merde recommencerait inévitablement. Ce n’est qu’avec cet essor universel des forces productives que se développent des relations universelles entre les hommes.

En somme, d’une part, le phénomène de l’expropriation des masses doit être réalisé chez tous les peuples (concurrence générale), chacun d’entre eux devenant dépendant des bouleversements chez les autres et, d’autre part, enfin, des individus universels, pratiquement universels doivent être substitués aux individus localement déterminés. Sans ces prémisses : 1. le communisme ne pourrait être que local ; 2. les puissances de la circulation n’auraient pu se développer comme des puissances universelles et intolérables, et seraient demeurées des « circonstances » domestiques et superstitieuses ; et 3. toute extension de la circulation abolirait ce communisme local.

Le communisme n’est réalisable dans la pratique que par la collaboration des peuples dominants dans un acte « unique » et simultané [71], ce qui suppose au préalable le développement universel des forces productives et des relations universelles que ce développement implique. Autrement comment la propriété aurait-elle pu avoir, par exemple, une histoire, des formes différentes ? Comment la propriété foncière, selon la diversité des conditions existantes, évoluerait-elle en France à partir de la parcellarisation vers la centralisation en peu de mains, et en Angleterre à partir de la centralisation en peu de mains vers la parcellarisation, comme cela se produit effectivement de nos jours ? Ou bien comment se fait-il que le commerce, qui n’est pourtant rien d’autre que l’échange des produits entre les divers individus et nations, domine le monde entier par le rapport entre offre et demande – soit un rapport qui, selon la formule d’un économiste anglais, pèse sur le monde comme la fatalité antique, distribuant, d’une main invisible, bonheur ou malheur aux hommes, créant des empires et les ruinant, faisant naître des peuples et les défaisant. En revanche, avec l’abolition de cette base et de la propriété privée, avec la régulation communiste de la production et l’élimination correspondante de l’aliénation du comportement des hommes vis-à-vis de leur propre produit – la puissance du rapport de l’offre et de la demande sera réduite à néant, et les hommes reprendront en mains l’échange, la production et le mode de leurs rapports réciproques.

Le communisme, pour nous, n’est pas un état qu’il faut créer, ni un idéal d’après lequel la réalité devrait se diriger. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’actuel ordre établi. Les conditions de ce mouvement résultent des facteurs qui existent d’ores et déjà. En outre, la masse des simples ouvriers[72] – force de travail massive coupée du capital et de toute satisfaction même bornée de ses besoins implique donc le marché mondial et la concurrence, et pas simplement que les travailleurs aient temporairement perdu leurs sources de vie. Par conséquent, ce prolétariat ne peut exister qu’à l’échelle universelle, tout comme le communisme ; son action ne peut avoir qu’une existence « universelle ». Or l’existence universelle des individus, l’existence humaine, est directement liée à l’histoire universelle [73].

D’après ce qui précède, il est clair que la véritable richesse intellectuelle de l’individu dépend entièrement de ses conditions réelles. Les individus particuliers doivent être libérés de leurs multiples limitations nationales et locales, et entrer dans des rapports pratiques avec la production du monde entier (y compris la production intellectuelle) et être mis en état de jouir de la production universelle du monde entier (création des hommes)[74] . La dépendance universelle – cette forme naturelle de la coopération à l’échelle de l’histoire mondiale – sera transformée par la révolution communiste en un contrôle et en une administration conscients de ces puissances qui, engendrées par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres, les ont dominés jusqu’ici comme des puissances foncièrement étrangères... La transformation des capacités (relations) personnelles en puissances objectives par la division du travail ne peut être abolie par une simple opération de l’esprit, comme s’il s’agissait d’une idée générale. Il faut que les individus se soumettent de nouveau ces puissances matérielles et abolissent alors la division du travail. Or cela n’est pas possible sans la communauté. Ce n’est qu’en communauté avec les autres que l’individu acquiert les moyens de développer ses facultés dans tous les sens et que la liberté personnelle devient possible.

Dans les formations sociales ayant existé jusqu’ici – surrogats de la communauté – dans l’État, etc., la liberté personnelle n’existait que pour les individus développés sur la base des conditions de la classe dominante et pour autant qu’ils étaient des membres de cette classe. La pseudo-communauté que les individus ont formée jusqu’ici a toujours eu vis-à-vis d’eux une existence indépendante et, comme elle, représentait l’union d’une classe contre une autre, c’était pour la classe dominée non seulement une communauté illusoire, mais encore une nouvelle chaîne. La véritable communauté, les individus l’acquièrent en même temps qu’ils s’associent, grâce à l’association et en elle.

Toute l’évolution historique passée fait apparaître que les rapports sociaux que nouent les individus d’une classe, et qui ont été fonction de leurs intérêts communs vis-à-vis d’un tiers, ont toujours été ceux d’une communauté qui embrassait les individus uniquement dans leur moyenne, pour autant seulement qu’ils vivaient dans les conditions d’existence de leur classe. Or donc, c’étaient des rapports auxquels ils participaient non en tant qu’individus, mais en tant que membres de la classe. En revanche, dans la communauté des prolétaires révolutionnaires, qui prennent sous leur contrôle toutes leurs propres conditions d’existence ainsi que celles des autres membres de la société, ces rapports sont renversés : les individus y participent en tant qu’individus. La condition préalable en est, bien entendu, que l’association des individus s’effectue au niveau des forces productives qu’on suppose maintenant développées. C’est cette association qui place sous son contrôle les conditions du libre développement des individus et de leur libre mouvement, alors qu’elles étaient jusque-là livrées au hasard et revêtaient une forme autonome face aux individus, précisément parce qu’ils étaient séparés en tant qu’individus et associés seulement sur la base nécessaire de la division du travail par un lien qui leur était étranger. L’association telle qu’elle a existé jusqu’ici n’était nullement volontaire comme on nous le présente, par exemple, dans le Contrat social, mais dictée par la nécessité, sur la base de conditions toutes contingentes (cf. par exemple la formation de l’État d’Amérique du Nord et les républiques de l’Amérique du Sud). Le droit de jouir sans trouble de la contingence au sein de ces conditions, c’est ce que l’on a appelé jusqu’ici la liberté personnelle. Ces conditions d’existence ne correspondent naturellement qu’aux forces productives et au mode d’échange de chaque période...

Nous avons atteint aujourd’hui le point où les individus doivent s’approprier la totalité existante des forces productives, non seulement pour pouvoir s’épanouir eux-mêmes, mais tout simplement pour donner à leur existence un fondement sûr. Cette appropriation est tout d’abord fonction de l’objet à approprier – les forces productives formant une totalité et n’existant que dans le cadre d’une circulation universelle. Considérée sous cet angle, l’appropriation doit donc avoir d’emblée un caractère universel, correspondant à l’universalité des forces productives et de la circulation. L’appropriation de ces forces n’est elle-même rien d’autre que le développement des facultés individuelles correspondant aux instruments matériels de la production. L’appropriation de l’ensemble, des instruments de production est, de ce seul fait déjà, l’épanouissement de toutes les facultés chez les individus eux-mêmes. Mais, à son tour, cette appropriation dépend des individus qui l’entreprennent.

Seuls les prolétaires modernes, totalement tenus à l’écart du développement personnel, sont en état de réaliser l’épanouissement de soi, complet et illimité, non plus borné. Pour cela, ils doivent s’approprier l’ensemble des forces productives pour développer une totalité de facultés correspondante. Toutes les appropriations révolutionnaires avaient jusqu’ici un caractère borné : des individus dont le développement était entravé par des moyens de production et de circulation limités s’appropriaient ces instruments productifs limités, réalisant donc simplement une limitation nouvelle. Leur instrument de production devenait certes leur propriété, mais ils restaient eux-mêmes subordonnés à la division du travail et à leur propre moyen de production. En outre, dans toutes les appropriations réalisées jusqu’ici, une multitude d’individus restait assujettie à un seul instrument de production. Dans l’appropriation réalisée par les prolétaires, la masse des instruments de la production doit être soumise à chaque individu, et la propriété doit être à la disposition de tous. L’échange universel de l’époque moderne ne peut être soumis aux individus qu’en étant subordonné à tous.

L’appropriation est, en outre, déterminée par la manière dont elle doit s’effectuer. Elle ne peut être réalisée que par une association qui, en raison précisément du caractère du prolétariat, ne peut être elle-même qu’universelle, et par une révolution. Grâce à celle-ci, le pouvoir qui domine tous les rapports sociaux de l’actuel mode de production et de distribution sera renversé, tandis que se développeront le caractère universel du prolétariat et l’énergie qui lui est indispensable pour entreprendre l’œuvre de l’appropriation, le prolétariat se dépouillant au fur et à mesure de tout ce qui lui reste de sa condition passée dans la société.

C’est à partir de ce stade d’évolution seulement que l’épanouissement de soi coïncidera avec la vie matérielle des individus : ceux-ci pourront alors s’épanouir en individus complets, tandis qu’ils se dépouilleront de toutes les nécessités imposées directement par la nature ; en outre, le travail se transformera en auto-activité, et les échanges effectués jusqu’ici sous le règne de la nécessité deviendront des échanges entre individus. L’appropriation de toutes les forces productives par les individus associés signifie la fin de la propriété privée. Alors que, dans toute l’histoire passée, une condition particulière est toujours apparue comme contingente, la dissociation des individus et l’acquisition privée particulière sont devenues maintenant contingentes.

Les philosophes ont conçu comme un « idéal », sous le nom d’« Homme », l’individu qui ne serait plus subordonné à la division du travail. Ils ont interprété ainsi comme un procès de développement de l’« homme » tout le procès matériel que nous avons exposé, et ils ont substitué l’« Homme » à tous les individus vivant et produisant à chaque étage historique bien déterminé, l’« Homme » étant la force motrice de l’histoire dans leurs descriptions. En conséquence, ils ont été amenés à décrire tout le procès comme celui de l’auto aliénation de l’homme, et cela provient essentiellement de ce qu’ils ont toujours substitué l’individu moyen de la phase historique moderne à celui de la phase antérieure. Par ce renversement du mouvement réel, qui d’emblée fait abstraction des conditions véritables, il leur a été possible de faire de toute l’histoire le procès de développement de la conscience[75] ...

Il apparaît à l’évidence que le développement d’un individu est conditionné par celui de tous les autres, avec lesquels il se trouve en liaison directe ou indirecte, et qu’entre les diverses générations d’individus qui ont noué ensemble des rapports mutuels il existe une connexion telle que les générations postérieures se trouvent conditionnées dans leurs rapports mutuels et jusque dans leur existence physique par celles qui les ont précédées, dont elles reçoivent les forces de production et d’échange que celles-ci ont accumulées. En somme, on assiste à une évolution et l’histoire d’un individu pris à part ne peut en aucun cas être dissociée de l’histoire des individus qui l’ont précédé ou sont ses contemporains, mais s’en trouve au contraire déterminée.

Cette inversion du rapport individuel en un comportement purement objectif, de même que la distinction établie par les individus eux-mêmes entre individualité et contingence, représente un processus historique qui assume, aux différents stades de l’évolution, des formes différentes, toujours plus accusées et plus universelles.

L’époque actuelle a donné la forme la plus tranchante et la plus générale à la domination du monde des choses sur les individus, à l’étouffement de l’individualité par la contingence. Elle a ainsi imposé aux individus une tâche tout à fait déterminée : substituer au règne des choses et de la contingence le règne des individus sur la contingence et les rapports réifiés. L’exigence de notre temps n’est pas – comme le pense Sancho – que « JE ME développe », ce que tout individu a fait jusqu’à présent, sans attendre son bon conseil, mais au contraire de se libérer d’un mode tout à fait déterminé d’évolution. La tâche prescrite par les conditions sociales présentes consiste en rien moins que d’organiser la société de manière communiste.

En fin de compte, c’est en supprimant la division du travail que l’on abolira la pétrification et l’autonomisation des rapports sociaux face aux individus, qui entraînent l’assujettissement de leur individualité au hasard, et la subordination de leurs rapports personnels aux conditions générales de classe, etc. En outre, l’abolition de la division du travail est conditionnée par le développement à l’échelle universelle de la circulation et des rapports de la production, et la propriété privée et la division du travail entravent toujours davantage ce développement. Enfin, la propriété privée ne peut être abolie lorsque les individus ont atteint un niveau de développement universel correspondant à l’universalité des échanges et des forces productives existants, que seuls des individus développés universellement peuvent s’approprier, en en faisant l’objet de leur libre activité de vie. En conséquence, les individus du temps présent devront abolir la propriété privée – parce que les formes de circulation et les forces productives se seront développées jusqu’à devenir, sous le règne de la propriété privée, des forces destructives – et pousser l’antagonisme des classes à leur paroxysme. En conclusion, avons-nous dit, la propriété privée et la division du travail seront abolis par l’association des individus sur la base donnée par les actuelles forces productives et la circulation universelle.

La société communiste est la seule où le développement original et libre des individus ne sera pas une phrase creuse, car l’épanouissement des individus y est conditionné par l’association des individus en fonction de l’interdépendance qui découle d’abord des facteurs économiques préalables, ensuite de la solidarité nécessaire au libre épanouissement de tous, et enfin du mode universel de l’activité des individus sur la base des forces productives existantes. Nous avons donc affaire à des individus parvenus à un stade déterminé de l’évolution historique, et nullement à des individus quelconques pris au hasard, abstraction faire de la révolution communiste indispensable, qui est elle-même une condition sociale du libre développement des individus. La conscience qu’auront les individus de leurs rapports mutuels sera naturellement toute différente, et n’aura rien à voir avec le « principe d’amour », le dévouement ou l’égoïsme.

Socialisation des individus[modifier le wikicode]

De même que Sancho a expliqué jusqu’ici toutes les mutilations des individus, et donc de leurs conditions, par son idée fixe de maître d’école, sans jamais se préoccuper de la manière dont ces idées sont nées et se sont développées, de même explique-t-il maintenant cette mutilation à partir du processus purement naturel de génération. Il ne se doute pas le moins du monde que les capacités de développement des enfants dépendent de la formation des parents, et que toutes les mutilations des individus sont le produit historique des conditions de vie existant jusqu’ici, et donc qu’elles doivent être de nouveau éliminées dans le cours de l’histoire. Même les différences naturelles de l’espèce humaine, telles que les différences de race, etc., dont Sancho ne parle jamais, peuvent et doivent être éliminées au cours de l’histoire...

La conception historique que nous avons développée donne finalement les résultats suivants :

1. Le développement des forces productives a abouti à un stade qui a vu naître des forces productives et des moyens de circulation qui, dans les conditions présentes, ne peuvent qu’avoir des effets néfastes, les forces productives devenant destructives (machinerie et argent). En même temps se développe une classe qui supporte tout le fardeau de la société sans jouir de ses avantages, qui est évincée de la société existante et se trouve par force dans l’antagonisme le plus tranchant avec toutes les autres classes. Cette classe forme la majorité des membres de la société, et la conscience de la nécessité d’une révolution radicale y surgit. Cette conscience est communiste et peut aussi se former, bien sûr, chez des membres d’autres classes à la vue de la situation de cette classe.

2. Les conditions au sein desquelles les forces productives déterminées opèrent sont alors celles de la domination d’une certaine classe de la société. La puissance sociale de cette classe découle de la propriété qu’elle détient et trouve une expression correspondante dans la forme, à la fois idéale et pratique, de l’État de son époque. C’est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors .

3. Dans toutes les révolutions passées, le mode d’activité restait hors d’atteinte et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une répartition nouvelle du travail entre d’autres individus . La révolution communiste, au contraire, est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle élimine le travail et abolit la domination de toutes les classes, en supprimant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est opérée par une classe qui n’apparaît pas comme une classe dans la société, étant déjà la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., au sein même de l’actuelle société .

4. Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création massive de cette conscience communiste aussi bien que pour la réalisation du but lui-même. Or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique – une révolution. Cette révolution n’est donc pas seulement nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, mais encore parce que seule une révolution permettra à la classe subversive de balayer toute la pourriture du vieux régime qui lui colle à la peau et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles.

Une vérité qui s’impose, c’est que, dans tous les pays d’Europe, le perfectionnement des machines, la découverte scientifique, l’application de la science à la production, l’amélioration des moyens de communication, les colonies nouvelles, l’émigration, l’ouverture de marchés, le libre échange, aucune de ces choses – même si on les réunit – ne peut mettre fin à la situation misérable des classes laborieuses .

  1. Cf. ENGELS, Le Rôle du travail dans la transformation du singe en l'homme, in Werke, 20, p. 323. Dans ce passage fondamental, Engels rappelle que l'individu traverse dans le ventre de sa mère tous les stades de l'évolution du règne animal jusqu'à l'enfant de l'homme. Il est donc scientifiquement établi que l'homme est potentiellement cet être universel que réalisera la société communiste, par l'éducation de ses sens, développés intégralement jusqu'à coïncider avec le développement même atteint par la société entière. En ce sens, l'« éducation » aura une base scientifique et s'intégrera dans les sciences de la nature, dont l'industrie humaine est le laboratoire – et ce sera consciemment que les jeunes générations montantes d'hommes passeront, au cours de leur formation, du niveau de l'instinct et de l'intuition aux plus hautes conquêtes scientifiques, esthétiques et humaines de la société dans laquelle elles vivront.
  2. Cf. ENGELS, introduction à La Dialectique de la nature, in Werke, 20, p. 319.
  3. Cf. MARX, Le Capital, I,extrait de Werke, 23, p. 381-385. Marx commence par dresser l'historique des mutilations physiques et intellectuelles subies par les ouvriers avant de tracer les grandes lignes de la formation qu'il propose comme transition au socialisme sur la base même de l'industrie qui provoque aujourd'hui l'aliénation des travailleurs. Il met en évidence d'abord les conditions matérielles que la bourgeoisie prépare aux ouvriers depuis l'époque où les travailleurs furent dépouillés de leurs moyens de production, puis de leur savoir-faire artisanal pour être soumis à la mutilation et à l'abrutissement dans les manufactures par de fastidieuses opérations de détail. Durant toute la période manufacturière où le capital a un besoin toujours plus important de « bras », la bourgeoisie voit d'un mauvais œil l'enseignement élémentaire des jeunes générations d'esclaves salariés et pose toutes les entraves possibles à leur scolarisation. Une fois que, sous la pression des nécessités économiques du machinisme et des dures luttes de masses, l'enseignement deviendra inéluctable, il servira, selon l'expression de Marx de « couverture à des manœuvres réactionnaires », les bribes de savoir dispensées aux jeunes générations ouvrières étant tout justes bonnes à les soumettre sans défense à la délétère idéologie bourgeoise de résignation.
  4. « Chaque artisan [...] qui fut mis en état par la praxis de se parfaire dans une opération de détail [...] devint un ouvrier bon marché. » Cf. URE, op. cit., p.19. (Note de Marx.) Dugald Stewart appelle les ouvriers de manufacture « des automates vivants... employés dans les détails d'un ouvrage » (op. cit., t. VIII, p. 318). (Note de Marx.)
  5. En 494 av. J.-C., un premier grand heurt se produisit entre patriciens et plébéiens. Selon la légende, Menenius Agrippa parvint à ramener la conciliation chez les révoltés, en leur racontant la fable de l'estomac. La rébellion des plébéiens pouvait, selon lui, se comparer au refus des membres du corps humain de laisser arriver la nourriture à l'estomac, ce qui pourrait avoir pour conséquence ... que les autres membres du corps social dépérissent également.
  6. Chez les coraux, chaque individu est l'estomac de son groupe ; mais cet estomac procure des aliments à toute la communauté, au lieu de lui en dérober, comme le faisait le patriciat romain. (Note de Marx.)
  7. « L'ouvrier qui domine tout un métier, peut aller travailler partout et trouver le moyen de subsister ; l'autre (l'ouvrier des manufactures) n'est qu'un accessoire qui, séparé des autres ouvriers de la fabrique, n'a plus ni capacité, ni indépendance, et qui se trouve donc forcé d'accepter la loi qu'on juge à propos de lui imposer. » Cf. STORCH, Op. cit., éd. de Pétersbourg, 1815, t. I, p. 204. (Note de Marx.)
  8. A. FERGUSON, op. cit., trad. fr., 1783, t. II, p. 135, 136 : « L'un peut avoir gagné ce que l'autre a perdu. » (Note de Marx.)
  9. « Lhomme de science et l'ouvrier productif sont séparés l'un de l'autre par un très large fossé, et la science, au lieu d'animer les mains de l'ouvrier en multipliant ses propres forces productives à son avantage, s'est presque partout tournée contre lui [...]. La connaissance devient un instrument susceptible d'être opposé au travail, quand elle a été séparée de lui. »Cf. W. THOMPSON, An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth, London, 1824, p. 274.(Note de Marx.)
  10. A. FERGUSON, op. cit., p. 134-135. (Note de Marx.)
  11. J. D. TUCKET, A History of the Past and Present State of the Labouring Population, London, 1846, t. I, p. 149.(Note de Marx.)
  12. Smith ne met pas simplement en évidence le cynisme de l'économie politique bourgeoise vis-à-vis des ouvriers, mais montre encore, en fin connaisseur, que l'exploitation physique du travail produit nécessairement l'abrutissement intellectuel, les deux étant liés. Les choses n'ont pas changé depuis l'aube de l'industrie capitaliste ; au contraire, avec l'exploitation aggravée des ouvriers, leur abrutissement n'a fait que croître dans l'état normal de l'industrie, comme cela saute aux yeux dans les pays capitalistes développés après vingt ans de prospérité bourgeoise. C'est se moquer du monde que de parler de « culture ouvrière » ou de « littérature prolétarienne ». Aucun parti ouvrier ne rassemblera jamais assez d'argent et d'institutions dans la société capitaliste pour donner une « base matérielle » à une telle « culture ». En fait, la base matérielle réelle du niveau « culturel » de la classe ouvrière est constituée par la production capitaliste tout entière et ses institutions nécessaires au maintien du système d'exploitation. Au reste, les dernières décennies de folle prospérité capitaliste ont définitivement démontré l'inanité de ces concepts. Il n'y a pas d' « éducation ouvrière » à revendiquer au plan intellectuel et culturel sous le capitalisme. Les vertus ouvrières que Marx a mises en évidence sont liées à la mission révolutionnaire du prolétariat, et culminent toutes dans la crise catastrophique et antagonique au capitalisme. Elles surgissent lors des secousses sismiques qui ébranlent la société, en 1848, en 1871, 1917, etc. Il faut distinguer radicalement entre culture (individuelle) des ouvriers, et conscience collective de classe (de l'avant-garde et des masses laborieuses).
  13. A. SMITH, Wealth of Nations, livre V, chap.I, art. 11. En sa qualité d'élève de A. Ferguson qui avait mis en lumière les conséquences funestes de la division du travail, Adam Smith savait fort bien à quoi s'en tenir sur cette question. Au commencement de son ouvrage alors qu'il célèbre ex professo la division du travail, il se contente de la mentionner en passant comme la source des inégalités sociales. Dans le dernier tome de son ouvrage sur les revenus de l'État, il reproduit les idées de Ferguson. Dans Misère de la philosophie, etc., j'ai déjà expliqué suffisamment le rapport historique entre Ferguson, A. Smith, Lemontey et Say, pour ce qui regarde leur critique de la division du travail, et j'ai démontré en même temps, pour la première fois, que la division manufacturière du travail est une forme spécifique du mode de production capitaliste. (Note de Marx.) On trouvera cette démonstration dans Misère de la philosophie, Ed. sociales, Paris, 1946, p. 101.
  14. G. GARNIER, t. V de sa traduction, p. 2-5. (Note de Marx.)
  15. Ramazzini, professeur de médecine et praticien à Padoue, publia en 1713 son ouvrage : Demorbis artificum,traduit en français en 1777, réimprimé en 1841 dans l'Encyclopédie des sciences médicales. Auteurs classiques (7e div., t. XII, p. 165, n. 26.) Son catalogue des maladies des ouvriers a été naturellement très allongé dans la période de la grande industrie. Voir entre autres : Hygiène physique et morale de l'ouvrier dans les grandes villes en général, et dans la ville de Lyon en particulier, par le Dr A. L. Fonteret, Paris, 1858 ; DieKrankheiten, welche verschiedenen Ständen, Altern und Geschlechtern eigenthümlich sind,Ulm, 1860, 6 vol., etl'ouvrage d’EdouardREICH, M.D., Ueber den Ursprung der Entartung des Menschen,Erlangen, 1868. La Society of Arts nomma en 1854 une commission d'enquête sur la pathologie industrielle. La liste des documents rassemblés par cette commission se trouve dans le catalogue duTwickenham Economic Museum.Les rapports officiels anglais sur la santé publique ont une grande importance. (Note de Marx.)
  16. Cf. D. URQUHART, Familiar Words, London, 1855, p. 119. Hegel avait des opinions hérétiques sur la division du travail. « Par hommes cultivés – dit-il dans sa Philosophie du droit, 3e partie, 2e section, § 187 – on doit d'abord entendre ceux qui peuvent faire tout ce que font les autres. » (Note de Marx.)
  17. Cf. MARX, Le Capital I,in Werke, 23, p. 507-508, et 510-513. Dans ce chapitre, Marx évoque le mouvement économique qui suscite, au début révolutionnaire du capitalisme, le programme d'éducation qui prépare le plein épanouissement de l'homme d'éducation qui prépare le plein épanouissement de l'homme sous le socialisme. Contrairement aux utopistes qui liaient l'éducation à un travail productif suranné (artisanal) ou partiel (agricole), Owen a lié l'éducation au travail productif dans la manufacture moderne. Marx, lui, fait partir son système du développement des réalités de la grande industrie tout entière, puis de sa palingénésie dans le communisme, où l'homme se sera approprié de nouveau les sciences objectivées et mortes aujourd'hui dans les machines, afin de dominer et façonner selon ses besoins variés la production et la nature, en s'épanouissant lui-même à l'échelle de la société et de ses puissances productives.
  18. D'après la loi de fabrique anglaise,les parents ne peuvent envoyer leurs enfants au-dessous de quatorze ans dans les fabriques « contrôlées » sans leur faire donner en même temps l'instruction élémentaire. Le fabricant est responsable de l'exécution de la loi. « L'éducation de fabrique est obligatoire, elle est une condition du travail. » Cf. Rapport... octobre 1865, p. 11. (Note de Marx.)
  19. Cf. Rapport... loc. cit., p.118. Un fabricant de soie déclare naïvement aux commissaires d'enquête de la Child. Employment Com. : « Jesuis convaincu que le véritable secret de la production d'ouvriers habiles consiste à faire marcher ensemble dès l'enfance le travail et l'instruction. Naturellement le travail ne doit ni exiger trop d'efforts, ni être répugnant ou malsain. Je désirerais que mes propres enfants pussent partager leur temps entre l'école d'un côté et le travail de l'autre, » Cf. Child.Employment Com. V Rep., p. 82, n. 36. (Note de Marx.)
  20. SENIOR, Report of Proceedings... VIIe congrès annuel de la National Association for the promotion of social Sciences, p. 66. Pour juger combien, à un certain degré de son développement, la grande industrie, en bouleversant le mode de production matériel et les rapports sociaux de production, révolutionne également les esprits, il suffit de comparer le discours de N. W. Senior en 1863 avec sa philippique contre la législation de fabrique de 1833, ou confronter les opinions du congrès que nous venons de citer avec le fait que, dans certaines parties de l'Angleterre, il est encore défendu aux parents pauvres de faire instruire leurs enfants sous peine de mourir de faim. Il est d'usage, par exemple, dans le Somersetshire – ainsi que le rapporte M. Snelle –, que toute personne qui réclame une assistance à la paroisse doive retirer ses enfants de l'école. Ainsi, M. Wollaston, pasteur à Feltham, cite des cas où tout secours a été refusé à certaines familles « parce qu'elles envoyaient leurs enfants à l'école » ! (Note de Marx.)
  21. Là où des machines de type artisanal actionnées par la force de l'homme sont en concurrence directe ou indirecte avec des machines plus développées, c'est-à-dire mues par une force motrice mécanique, un grand changement a lieu pour le travailleur qui actionne la machine. À l'origine, la machine à vapeur remplaçait l'ouvrier ; maintenant, c'est lui qui doit remplacer la machine. C'est pourquoi la tension et la dépense de sa force de travail deviennent monstrueuses, et combien doivent-elles l'être pour les adolescents condamnés à cette torture ! Le commissaire Longe a trouvé à Coventry et dans les environs des garçons de dix à quinze ans employés à tourner des métiers à rubans, sans parler d'enfants plus jeunes qui avaient à tourner des métiers de moindre dimension. « C'est un travail extraordinairement pénible ; le garçon sert simplement à remplacer la force de la vapeur. » (Child. Empl. Comm. V Rep., 1866, p. 114, n. 6.) Sur les conséquences meurtrières de « ce système d'esclavage », ainsi que le nomme le rapport officiel, cf. loc. cit., et pages suivantes. (Note de Marx.)
  22. Ibid., p. 3,n. 24. (Note de Marx.)
  23. Ibid.,p. 7, n. 60.(Note de Marx.)
  24. D'après leStatistical Account,dans certaines localités de haute Écosse, un grand nombre de bergers et de petits paysans vivaient avec femme et enfants. Ils étaient tous chaussés de souliers qu'ils avaient faits eux-mêmes, après en avoir tanné le cuir, vêtus d'habits qu'aucune autre main que la leur n'avait touchés, dont la matière était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin qu'ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection de leurs vêtements, il était à peine entré un article acheté, à l'exception des alènes, des aiguilles, des dés et de quelques parties de l'outillage en fer employé pour le tissage. Les femmes avaient extrait elles-mêmes des couleurs d'arbustes et de plantes indigènes, etc. Cf. Dugald STEWART, Works, éd. Hamilton, t. VIII, p. 327-328. (Note de Marx.)
  25. Dans le célèbre Livre des métiers d'Étienne Boileau, on trouve entre autres prescriptions celle-ci : « Tout compagnon, lorsqu'il est reçu dans l'ordre des maîtres, doit prêter serment d'aimer fraternellement ses frères, de les soutenir, chacun dans l'ordre de son métier, c'est-à-dire de ne point divulguer volontairement les secrets du métier. Il doit aussi jurer qu'il ne fera point connaître à l'acheteur, pour faire valoir ses marchandises, les défauts de celles mal confectionnées par les autres, dans l'intérêt commun de la corporation. » Cf. Règlements sur les arts et métiers de Paris, rédigés au XIIIe siècle et connus sous le nom de Livre des métiers, publié par G.B. Depping, Paris, 1837 : les serments des différents métiers. (Note de Marx.)
  26. Pour arriver à cette conclusion révolutionnaire, selon laquelle les machines se ramènent à quelques lois mécaniques simples, si bien qu'elles réduisent tout au travail simple et permettent l'abolition de la division du travail jusqu'au niveau de l'individu qui pourra FAIRE tout ce que font les autres, Marx s'est astreint à un énorme travail de recherche et de compilation : cf. les manuscrits des cahiers V, XIX et XX de 1861-1863, ainsi que ses cahiers d'extraits des mêmes années. Marx résume ses conclusions sur la logique des inventions successives du mouvement mécanique qui renverse tous les préjugés actuels sur les apports énormes qu'aurait fait l'époque capitaliste moderne dans sa lettre à Engels du 28 janvier 1863, où il explique en outre : « Lors de ma première élaboration, j'ignorais certaines questions curieuses. Pour me clarifier les idées, j'ai relu entièrement mes cahiers d'extraits sur la technologie et j'ai suivi les cours (travaux pratiques et expériences seulement) du prof. Willis (Jermynstreet, l'institut de géologie, où Huxley a tenu lui aussi ses conférences) à l'intention des ouvriers […] Pour les mathématiciens purs, ces questions sont indifférentes, mais elles deviennent importantes dès lors qu'il s'agit de démontrer la connexion entre les rapports sociaux de l'humanité et l'évolution de ces modes de production matériels. (Cf. Karl MARX, Friedrich ENGELS, Correspondance, Éditions du progrès, Moscou, 1971.)
  27. « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et par là même les rapports de la production et tout l'ensemble des rapports sociaux. La première condition d'existence de toutes les classes industrielles précédentes était, en revanche, la conservation immuable de leur mode traditionnel de production. Ce qui distingue donc l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le révolutionnement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les situations sociales, l'agitation et l'incertitude perpétuelles. Toutes les institutions figées, rouillées, pour ainsi dire, se dissolvent avec leur cortège d'idées et de traditions que leur antiquité rendait respectables, toutes les nouvelles s'usent avant d'avoir pu se consolider. Tout ce qui paraissait solide et établi s'évapore, tout ce qui passait pour saint est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisager d'un œil froid leurs diverses positions dans la vie et leurs rapports réciproques. » (F. ENGELS, Karl MARX, Manifeste du parti communiste, London, 1848, p. 5.)
  28. Dans le capitalisme développé où nous vivons maintenant, ce mouvement est bien moins apparent parce que l'appareil productif est devenu sénile comme le mode de production capitaliste tout entier. Ce sont surtout les travailleurs étrangers immigrés qui forment la masse mobile dont Marx parle ici. En outre, la mécanisation, voire l'automation réduit, sinon les échanges de capitaux, du moins les échanges de masses considérables d'ouvriers.
  29. « Tu prends ma vie si tu me ravis les moyens par lesquels je vis. » (SHAKESPEARE, Le Marchand de Venise, acte IV, sc. 1, v. 375-376.) (Note de Marx.)
  30. Un ouvrier français écrit à son retour de San-Francisco : « Je n'aurais jamais cru que je fusse capable d'exercer tous les métiers que j'ai faits en Californie. J'étais fermement convaincu que hors de l'imprimerie, je n'étais bon à rien du tout. [...] Une fois au milieu de ce monde d'aventuriers qui changent de métier plus facilement que de chemise, ma foi ! j'ai fait comme les autres. Le métier de mineur ne me rapportant pas assez, je suis allé à la ville où j'ai fait tantôt de la typographie, tantôt de la charpenterie, etc. La profession de plombier-zingueur n'est pas celle qui m'a le moins rapporté. [...] Cette expérience [...] m'a donné la conviction qu'en aucune circonstance je ne me tiendrais pour sérieusement embarrassé, si le travail d'une profession quelconque venait à me manquer. Je me sens moins mollusque et beaucoup plus homme !... » (Cf. A. CORBON, De l'enseignement professionnel, Paris, 1860, 2e éd., p. 50.) (Note de Marx.)
  31. La version française de Roy diffère sensiblement de cette phrase centrale de ce chapitre. Elle dit en effet : « La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu'obéir aux tendances intimes de la production moderne, n'a donné aux prolétaires que l'ombre de l'enseignement professionnel. »
  32. John Bellers, un véritable phénomène dans l'histoire de l'économie politique, s'est rendu compte à la fin du XVIIe siècle, avec une clarté parfaite de la nécessité d'abolir le système actuel d'éducation et la division du travail, qui engendrent l'hypertrophie et l'atrophie des deux extrêmes de la société. Il dit fort bien entre autres : « Apprendre dans l'oisiveté ne vaut guère mieux que d'apprendre l'oisiveté. [...] Le travail du corps a été institué à l'origine par Dieu [...]. Le travail est aussi nécessaire au corps pour le maintenir en santé que la nourriture pour le maintenir en vie ; la peine qu'un homme s'épargne en prenant ses aises, il la retrouvera en malaises. Le travail remet de l'huile dans la lampe de la vie ; la pensée y met la flamme. Une occupation sotte des enfants [John Bellers pressent ici les mièvreries de Basedow et de ses initiateurs modernes] rend niais l'esprit des enfants. »Cf. John BELLERS, Proposals for raising a College of Industry of all useful Trades and Husbandry, London, 1696, p. 12, 14, 16, 18. (Note de Marx.)
  33. Fidèle à son schéma historique de la dictature du prolétariat comme phase nécessaire du passage au socialisme au travers de ses différents stades successifs, Marx précise ici qu'il s'agit d'un système non pas définitif du communisme, mais tout à fait transitoire, et c'est pourquoi il parle de ces « écoles des ouvriers » qui sont les ferments de la transformation dont le terme final est l'abolition de toute division du travail et donc de toutes les classes, même ouvrière. Ce passage ne donne donc pas le système final de l'éducation dans la société communiste : ce n'est qu'un point de départ.
  34. 1re éd. allemande du Capital : ce genre de travail se fait aussi, la plupart du temps, dans de petits ateliers, comme nous l'avons vu, pour la fabrication des dentelles et le tressage de la paille, et comme on pourrait aussi le montrer plus particulièrement, en prenant pour exemple les manufactures métallurgiques de Sheffield, Birmingham, etc. (Note de Marx.)
  35. Child. Empl. Comm. V Rep., p. XXV,n. 162 ; II Rep., p. XXXVIII, n. 285, 289 ; p. XXV ; XXVI, n. 191. (Note de Marx.)
  36. Dans la version française du Capital, la phrase suivante est intercalée ici dans le texte : « Du reste, la législation de fabrique n'est-elle pas l'aveu officiel que la grande industrie a fait de l'exploitation des femmes et des enfants par le capital, de ce dissolvant radical de la famille ouvrière d'autrefois, une nécessité économique, l'aveu qu'elle a converti l'autorité paternelle en un appareil du mécanisme social destiné à fournir, directement ou indirectement, au capitaliste les enfants du prolétaire, lequel, sous peine de mort, doit jouer son rôle d'entremetteur et de marchand d'esclaves ? Aussi, tous les efforts de cette législation ne prétendent-ils qu'à réprimer les excès de ce système d'esclavage..
  37. Ce passage est transmis comme suit dans l'édition Roy : « La nécessité de généraliser la loi de fabrique, de la transformer, d'une loi d'exception pour les filatures et les tissanderies mécaniques en loi de la production sociale, s'imposait à l'Angleterre, comme on l'a vu, par la réaction que la grande industrie exerçait sur la manufacture, le métier et le travail à domicile contemporains. « Les barrières mêmes que l'exploitation des femmes et des enfants rencontra dans les industries réglementées poussèrent à l'exagérer d'autant plus dans les industries soi-disant libres. » (Ibid.) Enfin, les « réglementés » réclament hautement l'égalité légale dans la concurrence, c'est-à-dire dans le droit d'exploiter le travail.
  38. Child. Empl. Comm. V Rep., p. X, n. 35.
  39. Ibid., p. IX, n. 26.
  40. Ibid., p. XXV, n. 165-167. Sur les avantages de la grande industrie comparée à la petite, cf. Child.Empl. Comm. III Rep., p. 13,n. 144 ; p. 26, n. 125 ; p. 27, n. 140, etc.
  41. Child. Empl. Comm. V Rep.,1866, p. XXV, n. 169.
  42. SENIOR, op. cit., p. 55-58
  43. Le personnel de l'inspection de fabrique se composait de deux inspecteurs, deux inspecteurs adjoints et quarante et un sous-inspecteurs. Huit sous-inspecteurs supplémentaires furent nommés en 1871. Tout le budget de cette administration, qui embrasse l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande, ne s'élevait en 1871-72 qu'à 25 347 livres sterling, y inclus les frais légaux causés par les poursuites judiciaires contre les violations de la loi de fabrique. (Note de Marx.)
  44. Cf. MARX, Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire à propos de diverses questions. (Extrait). Le texte officiel de ces résolutions a été édité par le Conseil général de l'A.I.T. en 1868 ; il est précédé par la remarque suivante : « Certaines des résolutions adoptées au Ier Congrès peuvent être considérées comme partie intégrante des principes de l'Association internationale des travailleurs. Les comptes rendus de ce congrès n'ayant eu qu'une diffusion limitée, le Conseil général a jugé utile de les publier de nouveau, en même temps que les résolutions adoptées au dernier congrès. » Marx a élaboré ces instructions, qui devinrent, après leur adoption, les résolutions du Ier Congrès de l'A.I.T., réuni à Genève du 3 au 9 septembre 1866. À leur propos, Marx écrivit à Kugelmann, le 9 octobre 1866 : « J'ai limité à dessein le programme des délégués envoyés par Londres aux points qui permettent un accord immédiat et une action concertée des travailleurs, de manière à donner une impulsion directe aux exigences de la lutte de classe et de l'organisation des ouvriers en classe. »
  45. Ces données concrètes correspondent évidemment au développement des forces productives du siècle dernier.
  46. Exposé de Marx à la séance des 10 et 17 août 1869 au Conseil général de l'A.I.T. Pour Marx, l'enseignement pose, comme tous les autres problèmes, celui de l'État et s'inscrit dans la perspective de la dictature du prolétariat. D'ores et déjà, le prolétariat, en tant que classe porteuse du socialisme, doit déterminer lui-même le caractère de l'enseignement, à l'instar de ce que fait la bourgeoisie aujourd'hui. C'est donc la classe « la moins cultivée de la société » qui en fixe les conditions. Il n'est pas question d'abandonner chaque secteur d'activité à la direction des producteurs qui y travaillent (« la terre aux paysans », « les navires aux marins », etc.). Ce socialisme « gestionnaire » ne serait qu'une pâle copie du capitalisme, dont il maintiendrait pour l'éternité la division du travail et les professions unilatérales et mutilantes. Dans la société capitaliste actuelle, le marxisme se préoccupe d'abord du sort des ouvriers, et abandonne la gestion du capital au capital, ayant à concentrer ses forces pour le renverser. La polémique de Marx contre les tendances proudhoniennes ou positivistes de la Première Internationale permet de mieux délimiter les positions révolutionnaires, notamment sur la combinaison du travail productif avec la formation intellectuelle, le développement omnilatéral de l'homme dans la société communiste, les rapports entre femmes et hommes, filles et garçons. Marx part toujours des données présentes de l'évolution industrielle et historique, tout en s'opposant radicalement aux conditions capitalistes actuelles.
  47. Harriet Law avait proposé à la séance du 17 août que les biens et les revenus de l'Église soient utilisés pour l'enseignement général.
  48. Milner avait proposé que les écoles publiques enseignent l'économie politique, pour que chacun soit familiarisé avec les notions de « valeur », de « salaire », etc. En fait, cet enseignement n'aurait fait que renforcer l'idéologie bourgeoise dans toutes les classes.
  49. Dans Bee-Hive, ce passage est rédigé comme suit : « Pour ce qui concerne l'économie politique, la religion et d'autres matières, on ne peut les introduire ni dans les écoles élémentaires ni dans les écoles supérieures. La matière de cet enseignement intéresse les adultes et doit être professé sous la forme d'exposés par des maîtres du genre de Madame Law. »
  50. Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 185-187.
  51. Engels se fonde ici sur la démonstration de Marx selon lequel « la force de travail elle-même n'a pas de valeur ». Cf. Le Capital, livre I, VIe section, chap. XI « La Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire », (Ed. sociales, t. 2, p. 206-213). Engels en conclut-que le socialisme abolira la valeur en même temps que l'argent, le salaire et la division du travail avec sa distribution en professions distinctes. Il illustre enfin son exposé par le fameux exemple de l'architecte qui pousse aussi la brouette pendant une partie de la journée, et critique la vision petite-bourgeoise d'un socialisme qui donnerait droit à l'ouvrier au « produit intégral de son travail », en laissant subsister le marché, l'échange entre équivalents, l'argent, le capital, etc.
  52. Le fait que les individus créeront toujours un produit différent en une même heure de travail ne suscite une difficulté que pour quelqu'un qui, tels les utopistes, déduirait le socialisme de la Raison et de vertus immanentes à l'Homme. Le socialisme, lui, rompt le lien entre le produit créé et ce que touche l'individu qui satisfait ses besoins (cf. le programme de Gotha avec sa formule « De chacun selon ses capacités et à chacun selon ses besoins »). Or pourquoi le marxisme rompt-il le lien entre consommation et production au niveau de l'individu ? Tout simplement parce qu'il réalise la tendance profonde de l'industrie moderne qui, avec l'introduction des machines et le procès technique, chimique, etc., fait que dans la grande industrie il n'est plus possible de distinguer entre apport des individus particuliers au produit, sinon par des calculs irrationnels (donc « injustes ») sur la part du travailleur collectif comme moyenne, compte tenu des fluctuations des prix et du pourcentage des ventes sur le marché ; Cf. MARX, VIe chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 26-34, 83-115.
  53. Engels ne parle pas des étudiants, mais seulement des travailleurs, qualifiés ou non – et ce pour rester dans l'analyse de classe, au niveau des questions qui touchent le prolétariat.
  54. Cf. MARX, Les Débats à la VIe session de la Diète rhénane, in Werke, 1, p. 29. Dans cette partie, Marx aborde la question de l'éducation progressive de l'homme à partir de ses sens, qui eux-mêmes sont le produit du devenir humain dans l'histoire, dû au développement progressif du travail. L'enfant est un être social par la genèse même de son corps et de son esprit, de sorte qu'une pédagogie scientifique devra forcément tenir compte de l'évolution de l'enfant, produit d'un historique universel qui évolue donc lui-même vers l'universel.
  55. Cf. MARX, Manuscrits parisiens de 1844, III, chap. « Propriété privée et communisme ». Dans ce texte, rédigé au temps de sa jeunesse sous l'action des forces d'un monde juvénile en train de naître unitairement des contradictions de la vieille société, Marx résout les antagonismes millénaires suscités par la division de la société en classes, en riches et en pauvres, en jouisseurs et en esclaves salariés. Dès le début de ce passage, Marx oppose la conscience universelle à la Hegel, qui est absolue, c'est-à-dire détachée de toute base physique et naturelle, et lui oppose la conscience universelle théorique de l'homme social du communisme qui n'a plus rien de mystique ni de métaphysique, puisque la réalité et la vie de la nature et de l'espèce humaine sont des faits physiques, et leur empreinte – fait également physique – dans le cerveau, non plus individuel, mais social, est la théorie, acquise et employée dans la praxis.
  56. L'une des manifestations les plus hautes de l'homme est le pâtir : qui ne souffrirait pas ne connaîtrait pas la joie à laquelle il tend dans la vie et dans l'histoire. En annulant cette opposition, on a enlevé la base de toutes les « grammaires » – la forme active et la forme passive, le sujet et le complément d'objet. L'objet et le sujet deviennent – comme l'homme et la nature – une seule et même chose ; mieux, tout est nature, tout est objet : l'homme-sujet, l'homme « contre nature » disparaît en même temps que l'illusion du moi privé..
  57. L'aliénation totale de l'homme dans la société mercantile du capitalisme repose sur la propriété privée, c'est-à-dire la possession. Elle aboutit à un renversement et une perversion de toutes les choses : l'homme n'y a pour but que de posséder et de consommer. La société humaine du communisme sera, au contraire, celle où l'on produira et donnera, avec l'épanouissement de toutes ses activités, dans la joie de vivre dès lors que le lien établi par la loi de la valeur entre production et consommation sera rompu au niveau de l'individu. Les riches besoins de l'homme ne correspondront pas à une jouissance passive dans la consommation passive, mais dans l'épanouissement de toutes les forces et activités de l'homme pour la mesure desquelles on aura perdu la notion de valeur rentable.
  58. Dans la pratique, je ne puis me rapporter humainement à l'objet que si l'objet se rapporte humainement à l'homme. (Note de Marx.)
  59. C'est dans l'activité ou la production que l'objet devient humain, par le travail humain qui façonne la matière d'après ses besoins et son but, si bien que Marx peut dire que l'objet devient humain, tandis que l'homme s'objective : il n'y a pas de séparation entre travail et jouissance, ce qui implique que le travail n'est plus divisé et mutilant, mais réunit science, savoir, effort, poésie et jouissance.
  60. Marx brise ici aussi le quiproquo dualiste millénaire, celui du nous et de l’aistesis, la pensée et les sens. D'abord les sens sont reliés entre eux, et ensuite il n'est pas de sens humain sans pensée. On disait autrefois : l'œil me dit que le bâton dans l'eau est brisé, mais je dis qu'il ne l'est pas, parce que mon esprit me le démontre. C'est le sens qui trompe et la pensée qui trouve donc la vérité. Or, le toucher, était-ce la pensée ou le sens d'un autre homme ou de moi-même, qui tâtait dans l'eau pour établir si le bâton était brisé ou non ? Dès lors que la raison n'est plus un don personnel, mais social, la même chose vaut pour les sens et l'expérience.
  61. Il n'est pas de sens artistique, sans activité correspondante, ce qui rompt définitivement avec la conception propriétaire de la consommation sans production simultanée.
  62. En partant de la démonstration la plus fondamentale sur les sources de l'homme – le travail créateur et la nature – Marx en vient maintenant à affronter et à démolir de fond en comble la théologie, avec sa méthode historique qui cherche l'explication de la nature de l'homme dans sa genèse progressive. Les sociétés de classe sont toutes idéalistes, parce que les couches privilégiées font découler la base de la société de leur état, c'est-à-dire de sources autres que le travail et la production. Or, ce ne sont que ces derniers qui expliquent la genèse et les caractéristiques de l'homme créateur qui, après avoir inventé Dieu, se substitue à lui comme démiurge dans la production de richesses matérielles d'abord, puis de richesses spirituelles ensuite, c'est-à-dire, à la fin, de l'homme lui-même. C'est ainsi, comme le dira Marx lui-même dans la suite du texte, que l'homme surmonte matérialisme et spiritualisme, ainsi que religion et athéisme.
  63. C'est-à-dire comme superstructure inessentielle.
  64. Le premier acte scientifique ou éducatif ne doit donc pas porter d'abord sur l'homme, mais sur l'abolition de la propriété privée et des rapports de production aliénés. Une seule pratique humaine est dès lors immédiatement un acte théorique : la révolution, la connaissance humaine avançant par bonds révolutionnaire. Ensuite l'homme sortira de la préhistoire, et les sciences naturelles unifieront toutes les sciences aujourd'hui divisées et opposées dans la société de la division du travail.
  65. Dans la 1re thèse sur Feuerbach, Marx dit : « Le principal défaut de tout le matérialisme passé – y compris celui de Feuerbach – est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont compris que sous la forme d'objet oud'intuition, mais non comme activité humaine à la fois concrète et subjective, comme pratique. C'est pourquoi, en opposition au matérialisme, le côté actif fut développé sous forme abstraite par l'idéalisme qui ignore naturellement l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée, mais il ne conçoit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi, dans L'Essence du christianisme, ilne considère comme vraiment humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie et définie par lui que dans sa manifestation judaïque sordide. En conséquence, il ne comprend pas l'importance de l'activité révolutionnaire, de l'activité pratique critique ». (Cf. Werke, 3, p. 533-534.)
  66. En allemand : Not, soit misère, nécessité impérieuse, manque.
  67. Dans la Dialectique de la nature (Ed. sociales, p. 43-44), Engels développe l'idée très haute que selon laquelle la nature elle-même renferme la capacité de se développer en des formes toujours plus hautes et plus riches, qu'elle est donc créative : « Le mouvement de la matière n'est pas seulement le grossier mouvement mécanique, le simple changement de lieu : c'est la chaleur et la lumière, la tension électrique et magnétique, la combinaison et la dissociation chimiques, la vie et finalement la conscience. [...] Une matière, dont le pur changement mécanique de lieu porte certes en elle la possibilité de se convertir, dans des conditions favorables, en chaleur, électricité, action chimique, vie, mais qui serait incapable de créer à partir d'elle-même ces conditions, une telle matière aurait perdu son mouvement. Or un mouvement qui a perdu la faculté de se métamorphoser dans les diverses formes qui lui échoient a certes encore de la dynamis, mais n'a plus d'energeia. C'est donc comme s'il était dépouillé d'une partie de lui-même. Or voilà qui est inconcevable. »
  68. Pour Marx, l'industrie moderne tend à souder de plus en plus l'homme à la nature, depuis le moment où l'humanité s'est attaquée à la grande œuvre de transformation de la nature par le travail. Ce processus se fait tout d'abord dans l'aliénation, et ce ne sera que dans la société communiste que, sur la base des transformations déjà acquises, l'humanité créera ses propres rapports entre les humains et avec la nature, à partir d'une action consciente et volontaire. Ce triomphe du Travail sur l'Esprit des classes privilégiées permettra de surmonter toute inessentialité de rapport entre l'homme et la nature, entre l’Esprit et le Monde, parce qu'il démontrera que la Nature et l'homme sont CRÉATEURS. Certes, sous la pression du passé propriétaire, il n'est pas facile de se libérer de la suggestion métaphysique, selon laquelle on ne peut expliquer l'origine de l'homme sans un créateur divin, alors qu'il est désormais évident que l'homme est une création de la Nature. Or, pour Marx, la nature comme l'homme sont créateurs, et il abolit dès lors tout antagonisme entre matérialisme et spiritualisme. De la sorte, notre athéisme n'a rien de commun avec celui des matérialistes bourgeois. Sous le règne de la propriété privée, il fallait se dire athée pour démontrer l'existence de l'homme qui se distingue de la matière naturelle. Cependant lorsque l'homme est replacé dans la nature, comme sa partie intégrante, Dieu devient aussi inutile que l'athéisme qui le nie. Dieu et sa Négation – comme l'Esprit Absolu de Hegel – sont donc mis à la retraite, depuis 1844.
  69. Les bourgeois affirment qu'en renversant leur société les communistes mettront un terme au développement de l’humanité. Marx-Engels prétendent simplement qu'avec la fin des sociétés de classe, les hommes sortiront de leur préhistoire, de la période de leur cheminement, où les antagonismes de classe exigeaient des révolutions pour progresser. En fait, c'est avec le communisme que commencera l'ère de la création de l'homme par l'homme. Or cette création – production de l'homme par l'homme – ne pourra se faire que de manière consciente, si bien qu'on n'assistera plus à des révolutions, mais à une évolution perpétuelle. Les meilleurs interprètes de Hegel se sont aperçus que c'est, au contraire, la société idéaliste de classe qui, à son parachèvement, aboutit à un système clos, qui rejette toute évolution ou révolution ultérieure, c'est-à-dire à la mort.
  70. Cf.MARX-ENGELS, L'Idéologie allemande, in Werke, 3, p. 32-37, 74-75, 69, 423-425, 69-70. Avec les grandes synthèses – économico-philosophiques –par lesquelles Marx a résolu les antagonismes millénaires de l'histoire de l'homme, en tenant la plume pour consigner la conception du monde du prolétariat de tous les pays et de toutes les générations, nous passons maintenant à des textes plus spécifiquement économiques et politiques, qui démontent le mécanisme concret par lequel l'humanité aboutit à son émancipation, en brisant la division du travail qui est parvenue à son développement extrême de nos jours, à l'Est comme à l'Ouest.
  71. Marx-Engels ont en vue ici la transformation économique et sociale du communisme qu'ils conçoivent toujours comme un phénomène nécessairement international et universel. En ce sens, Engels écrivait encore en 1893 dans le Socialisme utopique et Socialisme scientifique : « Le triomphe de la classe ouvrière ne dépend pas seulement de l'Angleterre : il ne pourra être assuré que par la coopération au moins de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne. » En revanche, la révolution politique éclate localement et passe d'un pays à l'autre, à partir « du maillon le plus faible » et, en attendant, vit avec les moyensexistants. Sa fonction est double : d'une part, étendre la révolution aux autres pays, puis ayant conquis une base économique internationale, opérer la transformation communiste de la société.
  72. À cet endroit, le passage suivant est barré dans le manuscrit : « Jusqu'ici nous n'avons considéré essentiellement qu'un seul aspect de l'activité des hommes, l'application de leur travail à la nature. L’autre aspect est l'élaboration des hommes par les hommes... Origine de l'État, et son rapport avec la société bourgeoise. »
  73. Contrairement aux utopistes, qui vivaient à une époque où les antagonismes de classe n'étaient pas encore très développés et en appelaient à la Raison des hommes de tous les horizons, voire cherchaient à accommoder les contradictions de classe, Marx-Engels partent directement d'une seule classe de la société pour arriver au communisme, du prolétariat, qui précisément annonce, par son caractère universel – le salariat n'a pas de patrie – une forme de production et de développement universels. Avec le prolétariat, Marx part de l'histoire et de l'économie réelle.
  74. De manière classique, Marx distingue ici entre deux résultats que crée la production : le produit immédiat et matériel, qui dans le communisme provient du monde entier, comme il convient à un mode de production qui ne saurait revenir sur une conquête du précédent qui avait déjà engendré le marché mondial ; le produit indirect et social qui établit les rapports sociaux et donne la structure de la société sur laquelle se développe l'homme social épanoui en tous sens (création de l'homme).
  75. Marx réfute lui-même ici, à l'avance, toutes les interprétations modernes qui présentent ses œuvres de jeunesse – par exemple La Sainte-Famille, L'Idéologie allemande et Les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 comme « philosophiques » et opposées aux froides analyses (? !) du Capital. Marx, dans sa méthode scientifique, est parti du général, préparé par les générations précédentes, et un propre travail de synthèse, pour aller ensuite en profondeur dans les détails concrets.