Contribution à la critique de l'économie politique, de Karl Marx

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


I

Dans tous les domaines scientifiques, les Allemands ont prouvé depuis longtemps qu’ils étaient à la hauteur des autres nations civilisées et dans la plupart qu’ils leur étaient supérieurs. Une seule science ne comptait pas un seul nom allemand parmi ses coryphées : l’économie politique. La raison en est toute simple. L’économie politique est l’analyse théorique de la société bourgeoise moderne et suppose, par conséquent, des conditions bourgeoises développées, conditions qui, en Allemagne, depuis les guerres de la Réforme et des Paysans et surtout depuis la guerre de Trente ans, n’ont pu réellement s’établir durant des siècles.

La séparation de la Hollande d’avec l’Empire a écarté l’Allemagne du commerce mondial, réduisant à l’avance son développement industriel aux proportions les plus mesquines ; et alors que les Allemands se remettaient péniblement et lentement des dévastations des guerres civiles, alors qu’ils usaient toute leur énergie civique, qui ne fut jamais très grande, dans la lutte stérile contre les barrières douanières et les règlements commerciaux extravagants que chaque petit principicule et baron d’Empire imposait à l’industrie de ses sujets, alors que les villes du Reich périclitaient dans la mesquinerie des corps de métiers et du patriciat, pendant ce temps-là, la Hollande, l’Angleterre et la France prenaient les premières places dans le commerce mondial, aménageaient colonie après colonie et poussaient l’industrie manufacturière à son épanouissement le plus complet, jusqu’au moment où l’Angleterre prit enfin la tête du développement bourgeois moderne, grâce à la vapeur qui, seule, allait donner toute leur valeur à ses gisements de charbon et de fer.

Mais tant qu’il fallut encore mener la lutte contre des vestiges aussi ridiculement surannés du moyen âge que ceux qui entravèrent jusqu’en 1830 le développement matériel bourgeois de l’Allemagne, il n’y eut pas d’économie politique allemande possible. C’est seulement avec l’établissement du Zollverein [1] que les Allemands furent en situation de pouvoir simplement comprendre l’économie politique. Dès ce moment commença, en effet, l’importation de l’économie anglaise et française au grand profit de la bourgeoisie allemande. Bientôt le monde savant et la bureaucratie s’emparèrent de la matière importée et l’élaborèrent d’une manière assez peu favorable au crédit de l’« esprit allemand ».

Du pêle-mêle de chevaliers d’industrie littéraires, de commerçants, de pédants et de bureaucrates naquit alors une littérature de l’économie allemande qui en fait de fadaise, de platitude, de vide, de prolixité et de plagiat n’a son pendant que dans le roman allemand. Parmi les gens aux fins pratiques se développa tout d’abord l’école protectionniste des industriels dans laquelle List fait autorité et constitue, malgré tout, le meilleur de ce qu’a produit la littérature économique bourgeoise allemande, bien que toute son œuvre glorieuse soit copiée sur le Français Ferrier, le premier théoricien du système du blocus continental [2] . Face à cette tendance se forma de 1840 à 1850 l’école libre-échangiste des commerçants dans les provinces de la Baltique, qui reprit en balbutiant, avec une foi puérile mais intéressée, les arguments des freetraders anglais. Enfin, parmi les pédants d’école et les bureaucrates qui eurent à traiter le côté théorique de la discipline, il y avait de secs collectionneurs d’herbiers sans esprit critique comme M. Rau, des spéculateurs qui, prenant un air savant, traduisaient les propositions étrangères dans le jargon mal digéré de Hegel comme M. Stein, ou des littérateurs qui glanaient des épis dans le domaine de l’« histoire de la culture » comme M. Riehl. Ce qui finalement en sortit, ce fut la caméralistique [3] , brouet de toutes sortes de choses hétérogènes arrosé d’une sauce économique éclectique, du genre de ce que chaque licencié en droit a besoin de savoir pour passer ses examens de fonctionnaire public.

Pendant que la bourgeoisie, le pédantisme scolaire et la bureaucratie allemands peinaient encore pour apprendre par cœur les premiers éléments de l’économie anglo-française comme des dogmes intangibles, et pour essayer d’y comprendre quelque chose, le Parti prolétarien allemand apparaissait sur scène. En fait, tout ce qu’il avait comme théorie résultait de l’étude de l’économie politique, et c’est du moment de son apparition que date aussi Yéconomie allemande scientifique, indépendante. Cette économie allemande repose essentiellement sur la conception matérialiste de l’histoire dont les traits principaux sont exposés brièvement dans la préface de l’ouvrage cité plus haut. Cette préface [4] a été pour l’essentiel déjà reproduite dans Das Volk [5] auquel nous renvoyons. Non seulement pour l’économie, mais pour toutes les sciences historiques (et sont historiques toutes les sciences qui ne sont pas des sciences de la nature) ce fut une découverte révolutionnaire que cette proposition : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. » Toutes les relations de la société et de l’Etat, tous les systèmes religieux et juridiques, toutes les vues théoriques qui surgissent dans l’histoire ne peuvent être compris que si les conditions de vie matérielles de l’époque correspondante sont comprises et si tout le reste est déduit de ces conditions matérielles. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; inversement c’est leur être social qui détermine leur conscience. » La proposition est si simple qu’elle devrait être l’évidence même pour quiconque n’est pas enferré dans le bourrage de crâne idéaliste.

Mais la chose n’a pas seulement des conséquences tout à fait révolutionnaires pour la théorie, elle en a aussi pour la pratique : «A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. . .

Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. » La perspective d’une formidable révolution, de la révolution la plus formidable de tous les temps, s’ouvre donc à nous dès que nous continuons à poursuivre notre thèse matérialiste et que nous l’appliquons au présent.

Mais, à y regarder de plus près, il apparaît aussitôt que cette proposition d’apparence si simple : la conscience des hommes dépend de leur être et non pas inversement, heurte directement de front dès ses premières conséquences tout l’idéalisme, même le plus dissimulé. Elle nie toutes les conceptions traditionnelles et coutumières sur tout ce qui est historique. Tout le mode traditionnel de raisonnement politique s’écroule ; les champions du patriotisme se dressent avec indignation contre une conception aussi veule. Aussi la nouvelle façon de voir choque-t-elle fatalement non seulement les représentants de la bourgeoisie, mais aussi la masse des socialistes français qui voulaient soulever le monde avec la formule magique : liberté, égalité, fraternité. Mais ce sont les braillards démocrates vulgaires d’Allemagne qu’elle mit au comble de la fureur. Ce qui néanmoins ne les a pas empêchés de chercher avec prédilection à exploiter les idées nouvelles en les plagiant, avec d’ailleurs une incompréhension rare.

Le développement de la conception matérialiste, même sur un seul exemple historique, était un travail scientifique qui aurait exigé des années d’études tranquilles, car il est bien évident qu’on ne peut rien faire ici avec de simples phrases et que seule une masse de matériaux historiques tirés d’une façon critique et parfaitement dominés peut mettre à même de résoudre pareil problème. La révolution de Février jeta notre Parti sur la scène politique, lui rendant ainsi impossible la poursuite de fins purement scientifiques. Néanmoins, cette conception fondamentale se retrouve comme un fil conducteur à travers toutes les productions littéraires du Parti. Dans chaque cas particulier, on y prouve toujours que l’action a jailli chaque fois d’impulsions matérielles directes et non pas des phrases qui les accompagnaient et que, au contraire, les phrases politiques et juridiques sont tout autant sorties des impulsions matérielles que l’action politique et ses résultats.

Lorsque, après la défaite de la révolution de 1848-1849, il y eut un moment où, depuis l’étranger, l’action sur l’Allemagne devint de plus en plus impossible, notre Parti laissa le terrain des chicanes de l’émigration — car cela restait la seule action possible — à la démocratie vulgaire. Pendant que les représentants de celle-ci se harcelaient à cœur joie, se prenant aujourd’hui aux cheveux pour fraterniser demain et laver à nouveau après-demain tout leur linge sale aux yeux du monde, pendant qu’ils s’en allaient mendier par toute l’Amérique pour soulever aussitôt après un nouveau scandale au sujet de la répartition des quelques thalers conquis, notre Parti fut content de retrouver quelque calme pour l’étude. Il avait le grand avantage de posséder comme base théorique une nouvelle conception scientifique dont l’élaboration lui donnait suffisamment à faire ; cela suffisait déjà pour qu’il ne puisse jamais tomber aussi bas que les « grands hommes » de l’émigration.

Le premier fruit de ces études est le présent livre.

II

Dans un ouvrage comme celui-ci, il ne saurait être question d’une critique sans suite, de chapitres isolés de l’économie, de l’étude séparée de telle ou telle question économique litigieuse. Il vise d’emblée, au contraire, à la synthèse systématique de tout le complexe de la science économique, à un développement cohérent des lois de la production et de l’échange bourgeois. Comme les économistes ne sont autre chose que les interprètes et les apologistes de ces lois, ce développement est en même temps la critique de toute la littérature économique.

Depuis la mort de Hegel, on n’a guère tenté de développer une science dans son propre enchaînement interne. L’école hégélienne officielle ne s’était approprié, de la dialectique du maître, que la manipulation des procédés les plus simples qu’elle appliquait à toutes les choses, et souvent encore avec une maladresse ridicule. Tout le legs de Hegel se bornait pour elle à une simple routine, à l’aide de laquelle on construisait artificiellement chaque sujet, et à un registre de mots et de tournures qui n’avaient plus d’autre but que de se trouver là au bon moment, c’est-à-dire au moment où faisaient défaut les idées et les connaissances positives. C’est ainsi qu’il arriva que, comme le disait un professeur de Bonn, ces hégéliens ne comprenaient rien à rien, mais pouvaient écrire sur tout. Et certes il en était bien ainsi. Cependant, ces messieurs, malgré leur suffisance, avaient tout de même à un tel point conscience de leur faiblesse qu’ils se tenaient le plus possible éloignés de grandes tâches ; la vieille science pédante restait maîtresse de son terrain, grâce à la supériorité de son savoir positif ; et lorsque, enfin, Feuerbach eut donné congé à l’idée spéculative, l’engouement hégélien disparut peu à peu, et l’on put croire que le règne de la vieille métaphysique avec ses catégories fixes avait recommencé dans la science.

La chose avait une cause naturelle. Au régime des diadoques[6] de Hegel qui se perdait dans la phraséologie pure succéda naturellement une époque où le côté positif de la science l’emporta à nouveau sur le côté formel. Mais, en même temps, l’Allemagne se jeta avec une énergie tout à fait extraordinaire sur les sciences de la nature, conformément au puissant développement bourgeois qui se produisait depuis 1848 ; et ces sciences dans, lesquelles la tendance spéculative n’avait jamais acquis quelque autorité, devenant à la mode, l’ancienne manière métaphysique de penser, jusques et y compris la platitude la plus extrême de Wolff, se répandit à nouveau elle aussi. Hegel avait disparu, il se développa le nouveau matérialisme des sciences de la nature qui, pour la théorie, ne se distingue presque pas de celui du XVIII e siècle et qui, la plupart du temps, ne l’emporte sur lui que par des matériaux scientifiques plus riches, surtout dans le domaine de la chimie et de la physiologie. Nous trouvons le mode de penser philistin, borné, de l’époque prékantienne, reproduit jusqu’à la plus extrême platitude chez Buchner et Vogt et même chez Moleschott qui jure par Feuerbach et qui, à chaque instant, s’enferre de la façon la plus divertissante dans les catégories les plus simples. La haridelle ankylosée du sens commun bourgeois s’arrête naturellement tout embarrassée devant le fossé qui sépare l’être du phénomène, la cause de l’effet ; mais lorsque l’on s’en va à la chasse à courre sur le terrain très accidenté de la pensée abstraite, il faut précisément se garder de monter une haridelle.

Il y avait donc ici une autre question à régler qui en soi n’a rien à faire avec l’économie politique. Comment traiter la science ? D’un côté, se trouvait la dialectique hégélienne dans la forme « spéculative » tout à fait abstraite où Hegel l’avait laissée, de l’autre côté, la méthode ordinaire, revenue maintenant à la mode, la méthode essentiellement métaphysique à la Wolff avec laquelle les économistes bourgeois avaient écrit, eux aussi, leurs gros ouvrages sans lien ni suite. Cette dernière avait été démolie théoriquement par Kant et surtout par Hegel, de telle façon que seule la paresse et l’absence d’une autre méthode simple pouvaient lui permettre de prolonger son existence pratique. D’autre part, la méthode hégélienne était absolument inutilisable dans sa forme présente. Elle était essentiellement idéaliste, et ici il s’agissait de développer une conception du monde qui était plus matérialiste que toutes les conceptions antérieures. Elle partait de la pensée pure, et ici on devait partir des faits les plus têtus. Une méthode qui, de son propre aveu, « venait de rien pour aller par rien à rien », n’était nullement de mise ici sous cette forme. Néanmoins, elle était le seul fragment de toute la matière logique présente auquel on pouvait du moins se rattacher. On ne l’avait pas soumise à la critique, on n’en était pas venu à bout ; aucun des adversaires du grand dialecticien n’avait pu faire de brèche dans son édifice orgueilleux ; elle avait disparu parce que l’école hégélienne n’avait rien su en faire. Avant toute autre chose, il s’agissait donc de soumettre la méthode de Hegel à une critique décisive.

Ce qui distinguait le mode de pensée de Hegel de celui de tous les autres philosophes, c’était l’énorme sens historique qui en constituait la base. Si abstraite et si idéaliste qu’en fût la forme, le développement de sa pensée n’en était pas moins toujours parallèle au développement de l’histoire mondiale, et celle-ci ne doit être à proprement parler que le banc d’essai de celle-là. Bien que de ce fait le rapport exact fût renversé et mis la tête en bas, son contenu réel n’en pénétrait pas moins partout dans la philosophie, d’autant plus que Hegel se distinguait de ses disciples en ce sens que ceux-ci se targuaient de leur ignorance, alors qu’il était au contraire un des esprits les plus savants de tous les temps. Il fut le premier à essayer de montrer qu’il y a dans l’histoire un développement, un enchaînement interne, et si étrange que puisse nous paraître à présent mainte chose dans sa philosophie de l’histoire, le caractère grandiose de la conception fondamentale elle-même est aujourd’hui encore digne d’admiration quand on lui compare ses prédécesseurs ou même ceux qui, après lui, se sont permis des réflexions générales sur l’histoire. Dans la Phénoménologie, dans l’Esthétique, dans l'Histoire de la philosophie, partout pénètre cette conception grandiose de l’histoire, et partout la matière est traitée de façon historique, en relation déterminée, quoique abstraitement renversée, avec l’histoire.

Cette conception de l’histoire qui fit époque fut la prémisse théorique directe du nouveau point de vue matérialiste et, partant, un point de départ également pour la méthode logique. Si cette dialectique disparue avait déjà du point de vue de la « pensée pure » conduit à de tels résultats, si, en outre, elle était venue à bout comme en se jouant de toute la logique et de toute la métaphysique antérieures, il fallait en tout cas qu’elle fût autre chose que sophisme et coupage de cheveux en quatre.

Mais la critique de cette méthode devant laquelle avait reculé et recule encore toute la philosophie officielle n’était pas une petite affaire.

Marx était et est le seul qui ait pu s’astreindre au travail de dégager de la logique hégélienne le noyau qui renferme les véritables découvertes de Hegel dans ce domaine et d’établir, dépouillée de ses voiles idéalistes, la méthode dialectique dans la forme simple où elle est la seule forme juste du développement de la pensée. L’élaboration de la méthode qui sert de base à la critique de l’économie politique de Marx, nous la considérons comme un résultat qui le cède à peine, en importance, à la conception matérialiste fondamentale.

Même une fois la méthode acquise, la critique de l’économie pouvait encore être abordée de deux manières : historiquement ou logiquement. Comme dans l’histoire, de même que dans son reflet littéraire, le développement progresse en gros des rapports les plus simples aux plus compliqués, le développement littéraire historique de l’économie politique fournissait un fil conducteur naturel d’où la critique pouvait partir et, dans l’ensemble, les catégories économiques apparaîtraient dans le même ordre que dans le développement logique. Cette forme a l’avantage apparent d’une clarté plus grande, car n’est-ce pas le développement réel qui est poursuivi ? Mais, en fait, son mérite serait tout au plus d’être populaire. L’histoire procède souvent par bonds et en zigzags, et s’il fallait absolument la poursuivre partout, cela exigerait non seulement l’insertion de beaucoup de matériaux de peu d’importance, mais aussi que la suite des idées fût souvent interrompue ; en outre, on ne saurait écrire l’histoire de l’économie sans celle de la société bourgeoise, et le travail n’en finirait plus, car tous les travaux préalables manquent. C’est donc le mode logique de traiter la critique de l’économie qui était seul de mise. Mais celui-ci n’est en fait que le mode historique dépouillé seulement de la forme historique et des hasards perturbateurs. La suite des idées doit commencer par quoi l’histoire en question commence, et son développement ultérieur ne sera que le reflet, sous une forme abstraite et théoriquement conséquente, du cours historique ; un reflet corrigé, mais corrigé selon des lois que le cours réel de l’histoire fournit lui-même par le fait que chaque moment peut être observé au point de développement de sa pleine maturité, dans sa pureté classique.

Avec cette méthode, nous partons du premier rapport et du plus simple qui existe pour nous historiquement, pratiquement, c’est-à-dire, ici, du premier rapport économique qui se présente à nous. Ce rapport nous l’analysons. Du fait que c’est un rapport, il en découle déjà deux aspects qui sont en relation l’un avec l’autre. Chacun de ces aspects est considéré en soi ; il en découle le mode de leur comportement à l’égard l’un de l’autre, leur action réciproque. Il en résultera des contradictions qui demanderont à être résolues. Mais comme nous ne considérons pas ici un processus intellectuel abstrait, qui se passe seulement dans notre tête, mais un fait réel, qui s’est passé ou qui se passe encore réellement à un moment quelconque, ces contradictions se seront développées elles aussi dans la pratique et auront, vraisemblablement, trouvé là leur solution. Nous nous attacherons à cette sorte de solution et nous constaterons qu’elle a été amenée par la formation d’un nouveau rapport dont nous aurons à développer désormais les deux côtés opposés, etc.

L’économie politique commence avec la marchandise, avec le moment où des produits sont échangés les uns contre les autres, soit par des individus, soit par des communautés primitives. Le produit qui entre dans l’échange est une marchandise. Mais il est une marchandise uniquement parce que, à la chose, au produit se rattache un rapport entre deux personnes ou deux communautés, le rapport entre le producteur et le consommateur qui ne sont plus ici réunis dans une seule et même personne. Voilà que, dès le début, nous avons l’exemple d’un fait de nature particulière qui se retrouve partout tout au long de l’économie et qui a causé un malin désarroi dans les têtes des économistes bourgeois : l’économie ne traite pas de choses, mais de rapports entre personnes et, en dernière instance, entre classes ; or, ces rapports sont toujours liés à des choses et apparaissent comme des choses. Cet enchaînement qui, dans les cas isolés, est apparu, confusément il est vrai, à teF ou tel économiste, c’est Marx qui le premier en a découvert toute la valeur pour l’économie tout entière, simplifiant et clarifiant ainsi les questions les plus difficiles au point que, maintenant, les économistes bourgeois eux-mêmes pourront les comprendre.

Si nous observons maintenant la marchandise d’après ses divers aspects et, notamment, la marchandise telle qu’elle s’est développée complètement, et non telle qu’elle se développe tout d’abord péniblement dans le commerce d’échange naturel de deux communautés primitives, elle se présente à nous aux deux points de vue de valeur d’usage et de valeur d’échange, et voilà que nous entrons immédiatement dans le domaine des discussions économiques. Celui qui veut avoir un exemple frappant de la manière dont la méthode dialectique allemande, à son stade actuel de développement, est supérieure à l’ancienne méthode métaphysique plate et triviale, au moins autant que les chemins de fer le sont par rapport aux moyens de transport du moyen âge, qu’il lise Adam Smith ou tout autre économiste officiel faisant autorité, et il verra à quelles tortures la valeur d’échange et la valeur d’usage ont soumis ces messieurs, quelles difficultés ils ont à les discriminer convenablement et à concevoir chacune d’elles dans sa particularité déterminée ; qu’il compare ensuite cela avec le développement simple et clair de Marx.

Une fois que sont développées la valeur d’échange et la valeur d’usage, la marchandise est représentée comme l’unité directe de l’une et de l’autre, telle qu’elle apparaît dans le processus d’échange. Pour savoir quelles contradictions en résultent, qu’on lise les pages 20-21 [7]. Faisons remarquer seulement que ces contradictions n’ont pas seulement un intérêt -théorique, abstrait, mais qu’elles reflètent les difficultés provenant de la nature du rapport d’échange simple, les impossibilités auxquelles aboutit nécessairement cette première forme grossière de l’échange. Ces impossibilités se trouvent résolues dans le fait que la propriété de représenter la valeur d’échange de toutes les autres marchandises est transférée à une marchandise spéciale : l’argent. L’argent ou la circulation simple est alors développé dans le second chapitre, à savoir : 1° l’argent en tant que mesure des valeurs, ce qui permet alors de déterminer de façon plus exacte la valeur mesurée en argent, le prix ; 2° en tant que moyen de circulation et 3° comme unité des deux déterminations, en tant qu’argent réel, comme représentant de toute la richesse matérielle bourgeoise. C’est là-dessus que se termine le développement du premier fascicule, réservant au second le passage de l’argent au capital.

On voit qu’avec cette méthode, le développement logique n’a nul besoin de se maintenir dans le domaine de l’abstraction pure. Au contraire, il a besoin de l’illustration historique, du contact continuel avec la réalité. Aussi, ces exemples à l’appui sont-ils insérés avec abondance et diversité, que ce soient des allusions au cours historique réel à divers stades du développement social, ou encore des renvois à la littérature économique où l’on poursuit dès le début la claire élaboration des déterminations des rapports économiques. La critique des divers modes de conception plus ou moins étroits ou confus est faite ensuite, pour l’essentiel déjà dans le développement logique lui-même, et peut être abrégée.

Dans un troisième article nous aborderons le contenu économique de l’ouvrage [8].

  1. Union douanière, conclue le 1er janvier 1834 entre la Prusse et une série d’Etats allemands. L’Autriche est restée en dehors de l’union. (N.R.)
  2. Politique de Napoléon ler interdisant l’importation de marchandises anglaises sur le continent européen, politique instituée par décret en 1808. Ont pris part au blocus continental l’Espagne, Naples, la Hollande, plus tard la Prusse, le Danemark, la Russie, l’Autriche et d’autres pays encore. (N.R.)
  3. Science des finances publiques, enseignée dans les universités bourgeoises. (N.R.)
  4. Voir ce tome, pp. 375-380. (N.R.)
  5. Das Volk parut à Londres avec la collaboration directe de Marx, de mai à août 1859. (N.R.)
  6. Diadoques, les successeurs d’Alexandre le Grand, qui, après sa mort,, déclenchèrent une guerre intestine qui devait aboutir à la décadence de l’empire. Engels emploie dans un sens ironique cette expression pour caractériser les représentants officiels de l’école hégélienne dans les universités allemandes. (N.R.)
  7. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Editions Sociales, Paris 1957, pp. 21-22. (N.R.)
  8. Ce troisième article n’a jamais paru et le manuscrit n’est pas retrouvé. (N.R.)