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Comment cela a-t-il pu arriver?
Comment a-t-il été possible que cela arrive? On peut répondre à cette question de deux façons : soit en décrivant le mécanisme interne de la lutte entre groupes dirigeants soit en faisant apparaître les forces sociales sous-jacentes les plus profondes. Chacune de ces approches a de plein droit sa place. Et elles ne s’excluent pas l’une l’autre ; plutôt, elles se complètent. Il est naturel que le lecteur veuille savoir d’abord comment s’est produit concrètement un changement aussi radical dans la direction, par quels moyens Staline a été capable de devenir le maître de l’appareil et de le diriger contre les autres. Par rapport à la question essentielle du réalignement des forces de classes et de la progression des différentes étapes de la révolution, la question des groupements de personnes et de leurs combinaisons n’a qu’une signification secondaire. Mais, dans ces limites, elle est parfaitement légitime. Et il faut y répondre.
Qu’est-ce que Staline ? Pour une caractérisation concise, on dirait : c’est la plus éminente médiocrité du parti. Il est doué de sens pratique, de volonté forte, de persévérance dans la poursuite de ses objectifs. Son horizon politique est très étroit et son niveau théorique également très primitif. Son travail de compilation, Les Fondements du léninisme, dans lequel il a essayé de rendre hommage aux traditions théoriques du parti, est plein d’erreurs élémentaires. Son ignorance des langues étrangères — il n’en connaît pas une seule — l’oblige à suivre de seconde main la vie politique des autres pays. Il a l’esprit obstinément empirique et dénué d’imagination créatrice. Aux yeux du groupe dirigeant du parti (dans des cercles plus larges, il était inconnu), il a toujours semblé destiné à jouer des rôles secondaires, ou même plus, subsidiaires. Et le fait qu’il joue aujourd’hui le rôle dirigeant n’est pas tellement le reflet de sa propre personnalité qu’une caractérisation de l’actuelle période transitoire d’équilibre instable. Comme l’a dit Helvétius : « Chaque période a ses grands hommes, et si elle en manque, elle les fabrique. »
Comme tout empiriste, Staline est plein de contradictions. D agit par impulsion, sans perspective. Sa ligne politique est une série de zigzags. Pour chaque zig ou zag, il invente une banalité théorique ad hoc ou prescrit à d’autres de le faire. Il a une attitude très peu respectueuse à l’égard des faits et des gens. Il ne trouve jamais anormal d’appeler blanc aujourd’hui ce qu’il appelait noir hier. On pourrait sans difficulté dresser un catalogue ahurissant de déclarations contradictoires de Staline. Je n’en citerai qu’un exemple, qui convient mieux que d’autres dans le cadre de cet article. Je m’excuse par avance de ce que l’exemple me concerne personnellement. Au cours des dernières années, Staline a concentré ses efforts sur ce qu’on appelle la dé-glorification de Trotsky. Une histoire nouvelle de la révolution d’Octobre a été hâtivement bâclée, en même temps qu’une histoire nouvelle de l’Armée rouge et une histoire nouvelle du parti. Staline a donné le signal de la révision des valeurs en déclarant le 19 novembre 1924 : « Trotsky n’a pas joué et ne pouvait pas jouer de rôle particulier dans le parti ou dans l’insurrection d’Octobre ». Il a commencé à répéter cette affirmation à toute occasion.
On a rappelé à Staline un article qu’il avait lui-même écrit au premier anniversaire de la révolution. Cet article disait littéralement : «< Tout le travail d’organisation pratique de l’insurrection a été mené sous la direction immédiate du président du soviet de Pétrograd, Trotsky. On peut dire avec assurance que le passage rapide de la garnison du côté du soviet et l’organisation remarquable du travail du comité militaire révolutionnaire, le parti les doit principalement et avant tout à Trotsky. »
Comment Staline est-il sorti de cette embarrassante contradiction ? Très simplement : en intensifiant le torrent d’invectives dirigé contre les « trotskystes ». Il existe des centaines d’exemples. Ses commentaires sur Zinoviev et Kamenev sont remarquables pour leurs contradictions non moins éclatantes. Et l’on peut être assurés que, dans un proche avenir, Staline commencera, à sa façon la plus venimeuse, à exprimer les mêmes opinions sur Rykov, Tomsky et Boukharine, qu’il a jusqu’à présent dénoncées comme de perfides calomnies de l’Opposition.
Comment ose-t-il se complaire dans des contradictions aussi patentes ? La clé en est dans le fait qu’il ne fait ses discours ou écrit ses articles qu’après que son adversaire ait été privé de la possibilité de répondre. La polémique de Staline n’est que l’écho tardif de sa technique d’organisation. Ce que le stalinisme est avant tout, c’est un fonctionnement automatique de l’appareil.
Lénine, dans ce qu’on appelle son « testament », a commenté ces deux traits caractéristiques de Staline, sa brutalité et sa déloyauté. Mais ce n’est qu’après la mort de Lénine qu’il les a poussés jusqu’au bout. Staline se préoccupe de créer une atmosphère aussi empoisonnée que possible dans la lutte interne du parti et cherche, par ce moyen, à placer le parti devant le fait accompli d’une scission.
« Ce cuisinier ne nous préparera que des plats épicés », avertissait Lénine, dès 1922. Le décret du G.P.U. accusant l’Opposition de préparer la lutte armée n’est pas le seul plat de ce type de Staline. En juillet 1927, c’est-à-dire à une époque où l’Opposition était encore dans le parti et ses représentants encore au comité central, Staline souleva soudain la question : « L’Opposition est-elle réellement opposée à la victoire de l’U.R.S.S. dans les combats à venir contre l’impérialisme ? »
Inutile de dire qu’il n’existait pas le moindre fondement à une telle insinuation. Mais le cuisinier avait déjà commencé à préparer le plat qu’il appela article 58. Dans la mesure où la question de l’attitude de l’Opposition à l’égard de la défense de l’U.R.S.S. a une signification internationale, j’estime nécessaire, dans l’intérêt de la république soviétique, de citer des extraits du discours dans lequel j’ai répondu à la question de Staline :
« Laissons de côté l’arrogance de la question », ai-je dit dans mon discours devant le plénum commun du comité central et de la commission centrale de contrôle en août 1927. « Et nous ne reviendrons pas pour l’instant sur les termes rigoureusement pesés par lesquels Lénine caractérisa les méthodes staliniennes — « brutalité » et « déloyauté ». Prenons la question telle qu’elle est posée et donnons-lui une réponse. Seuls des Gardes-Blancs peuvent être contre la victoire de l’U.R.S.S. dans la guerre future contre l’impérialisme. Pour Staline, il ne s’agit pas de cela. Au fond, il a en vue une autre question qu’il n’ose pas affirmer. C’est celle-ci : « L’Opposition pense que la direction de Staline n’est pas capable d’assurer la victoire de l’U.R.S.S. ? [...] Oui, l’Opposition pense que la direction de Staline rend la victoire plus difficile [...] Chaque oppositionnel occupera en temps de guerre au front ou derrière les lignes le poste que le parti lui confiera et il remplira son devoir jusqu’au bout [...] Mais pas un seul oppositionnel ne renoncera à son droit et à son devoir de lutter pour le redressement de la politique du parti [...] Je me résume: Pour la patrie socialiste? Oui! Pour la politique stalinienne? Non ! »
Même aujourd’hui, et bien que les circonstances aient changé, ces paroles conservent toute leur force et toute leur vigueur.
Avec la question des prétendus préparatifs de l’Opposition pour la lutte armée et celle de notre attitude prétendument négative à l’égard de la défense de l’Union soviétique, je suis obligé d’attirer l’attention sur un troisième plat, dans le menu des spécialités staliniennes : l’accusation d’actes terroristes. Ainsi que je l’ai découvert en arrivant à Constantinople, il a déjà paru dans la presse mondiale d’obscurs rapports concernant de prétendus complots terroristes où seraient impliqués certains groupes de l’Opposition « trotskyste ». La source de ces rumeurs est pour moi évidente. Dans mes lettres d’Alma-Ata, j’ai souvent mis mes amis en garde contre le fait que Staline, après avoir pris la route dans laquelle il s’est engagé, serait dans la nécessité de plus en plus pressante de découvrir « des complots terroristes » chez les « trotskystes ».
Attribuer des plans d’insurrection armée à l’Opposition qui est dirigée par un état-major de révolutionnaires parfaitement expérimentés et responsables, c’est un acte lourd de conséquences. Il serait plus facile d’attribuer des objectifs terroristes à quelques groupes anonymes de « trotskystes ». C’est évidemment dans cette direction que vont aujourd’hui les efforts de Staline. En clamant d’avance un avertissement que tous puissent entendre, on peut fort bien ne pas pouvoir empêcher néanmoins les plans de Staline de se réaliser, mais on peut au moins rendre sa tâche plus difficile. C’est précisément ce que je fais.
Les méthodes de lutte de Staline sont telles que, dès 1926, je me suis senti obligé de lui dire, au cours d’une réunion du bureau politique, qu’il se portait candidat au rôle de fossoyeur de la révolution et du parti. Je répète aujourd’hui cet avertissement en le soulignant plus fortement encore. Cependant, même aujourd’hui, nous sommes aussi profondément convaincus que nous l’étions en 1926 que le parti viendra à bout de Staline, et pas Staline du parti.