Comment Lénine vivait à l'étranger

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On écrit beaucoup à présent sur Vladimir Ilitch. Fréquemment, on le représente comme un ascète, un petit bourgeois vertueux, un homme d'intérieur. On dénature ainsi sa physionomie. Il n'était rien de tout cela. C'était un homme à qui rien d'humain n'était étranger. Il aimait la vie sans ses formes les plus variées et l'aspirait avec avidité.

On dépeint notre vie comme une vie de privations. Ce n'est pas exact. Nous n'avons pas connu le besoin consistant à ne pas avoir de quoi se procurer du pain. Les camarades émigrés étaient-ils tous dans la même situation ? Il y en avait qui, sans travail pendant deux ans, ne recevant pas d'argent de Russie, mouraient littéralement de faim. Cela ne nous est jamais arrivé. Nous vivions simplement, c'est vrai. Mais est-ce que la joie de la vie consiste dans le luxe et l'abondance ?

Vladimir Ilitch savait prendre les joies de la vie. Il aimait beaucoup la nature. Déportés en Sibérie et, plus tard, émigrés en Europe occidentale, nous allions régulièrement en dehors de la ville pour respirer à pleins poumons ; nous avancions aussi loin que possible et rentrions chez nous, ivres d'air, de mouvement, d'impressions. Notre genre de vie différait sensiblement de celui des autres émigrés. Ils aimaient pour la plupart les interminables causeries, les bavardages près d'un verre de thé, dans des nuages de fumée. Ces bavardages fatiguaient énormément Vladimir Ilitch, qui s'arrangeait toujours pour partir en promenade.

Je me rappelle un épisode de la première année de notre vie d'émigrés, à Munich. Nous avions emmené un jour Martov et Anna Ilinitchna[1] pour leur montrer notre endroit de prédilection, sur la rive escarpée de l'Isar, où l'on n'accédait qu'en se glissant à travers des buissons. Au bout d'une demi-heure ils étaient fourbus et de si mauvaise humeur que nous nous empressâmes de les faire passer en barque dans les quartiers civilisés de la ville, après quoi nous nous rendîmes seuls à « notre » emplacement.

Même à Londres, nous trouvions moyen de gagner la campagne, et pourtant il n'est guère facile de sortir de cette ville monstre, enfumée et embrumée, surtout lorsqu'on ne veut pas dépenser plus d'un penny et demi pour l'omnibus.

Par la suite, en Suisse, lorsque nous pûmes nous procurer des bicyclettes, le cercle de nos excursions s'élargit considérablement. Je me souviens que Véra Zassoulitch dit un jour, à Londres, à un camarade qui se représentait Ilitch claquemuré du matin au soir au British Museum et qui se montrait fort étonné de le voir se préparer à une promenade : « Mais il aime passionnément la nature ! » Je me dis aussitôt : « C'est pourtant vrai ! »

Vladimir Ilitch aimait aussi à étudier la vie locale. Où n'avons-nous pas pénétré ensemble à Munich, à Londres et à Paris ! Il lisait assidûment les annonces des réunions socialistes dans la banlieue, dans les petits cafés, dans les églises anglaises. Il voulait voir la vie de l'ouvrier allemand, anglais, français, entendre ce qu'il disait non pas dans les grandes assemblées, mais dans son petit cercle habituel, savoir ce qu'il pensait, quels rêves l'agitaient. A quelles réunions électorales n'avons-nous pas assisté à Paris ! Nous connaissions la vie des ouvriers du pays dans lequel nous habitions bien mieux que ne la connaissent ordinairement les émigrés.

Je me souviens qu'à Paris nous eûmes une période d'engouement pour la chanson révolutionnaire française. Vladimir Ilitch fit la connaissance de Montéhus, talentueux compositeur et exécuteur de chansons révolutionnaires. Fils de communards, Montéhus était le favori des quartiers ouvriers. A un moment donné, Ilitch aimait à chantonner son « Salut, salut à vous, braves soldats du 17e » adressé à des soldats français qui avaient refusé de tirer sur des grévistes. Il aimait aussi une chanson de Montéhus ridiculisant les députés socialistes, élus par des paysans inconscients, et qui vendent la liberté nationale moyennant une indemnité parlementaire de 15 000 francs...

Nous nous mîmes à fréquenter les théâtres. Ilitch cherchait dans la rubrique des spectacles la salle de faubourg dans laquelle Montéhus devait chanter. Armés d'un plan de Paris, nous arrivions dans un faubourg éloigné. Nous assistions avec la foule à une représentation, qui, la plupart du temps, se trouvait être une de ces niaiseries mi-sentimentales, mi-scabreuses dont la bourgeoisie française alimente si volontiers les ouvriers, après quoi Montéhus faisait son entrée. Les ouvriers l'accueillaient par une tempête d'applaudissements et lui, en veste de travail, un foulard noué autour du cou à la manière des ouvriers français, leur chantait des chansons d'actualité, persiflait la bourgeoisie, chantait la rude vie du travailleur et la solidarité ouvrière. La foule des faubourgs parisiens est une foule ouvrière, elle réagit instantanément au moindre fait ; à l'élégante au grand chapeau, que toute la salle se met à huer copieusement, aussi bien qu'au contenu de la pièce. « Gredin ! » crie l'ouvrier à l'acteur représentant un propriétaire faisant des propositions honteuses à sa jeune locataire. Ilitch aimait à se plonger dans cette masse ouvrière. Montéhus vint chanter une fois à l'une de nos soirées russes, et il s'attarda ensuite à s'entretenir avec Vladimir Ilitch de la future révolution mondiale. Le fils du communard et le bolchévik russe la rêvaient chacun à leur façon. Pendant la guerre, Montéhus se mit à composer des chansons patriotiques.

Nous nous passionnâmes aussi pour les réunions électorales où les ouvriers se rendaient avec leurs mioches, n'ayant personne pour les garder à la maison. Nous écoutions parler les orateurs, observions ce qui touchait, électrisait la foule ; nous admirions la puissante carrure d'un ouvrier forgeron attachant sur l'orateur un regard enthousiasmé et la frêle silhouette de son jeune fils qui, serré contre son père, buvait non moins avidement les paroles tombant de la tribune. Nous allions entendre un député socialiste parler devant un auditoire ouvrier, puis nous le suivions dans une réunion d'intellectuels, de fonctionnaires, et nous constations que, dans ce milieu petit-bourgeois, il exprimait les grandes et généreuses idées qui avaient fait vibrer la foule ouvrière sous une forme édulcorée qui les rendait plus ou moins acceptables à son nouvel auditoire. Il fallait bien conquérir le plus grand nombre de voix possible. Et, en rentrant de la réunion, Ilitch ronronnait tout le long du chemin la petite chanson de Montéhus sur le député socialiste.

A Londres nous allions à Hyde Park pour écouter les orateurs des rues. L'un parlait de Dieu ; l'autre, de la vie misérable des employés ; un troisième, des cités-jardins. Nous allions aussi à Whitechapel, le quartier juif de Londres, et prenions contact avec les matelots russes, la population indigente juive ; nous écoutions leurs chants, pleins de tristesse et de désespoir. Nous nous rendions dans un cercle, où un jeune socialiste faisait un rapport sur le socialisme municipal, tandis qu'un vieux membre du Parti, que nous avions vu figurer la veille en qualité de prêtre socialiste à un singulier service divin dans l'église socialiste des « Sept-Sœurs », où il expliquait que la sorite des Hébreux d'Egypte était tout simplement la figure du passage des ouvriers du royaume du capitalisme au royaume du socialisme, accusait le jeune rapporteur d'opportunisme.

Savoir observer la vie, la vie humaine, sous ses formes multiples, dans ses manifestations variées, y percevoir des résonances à ses propres sentiments, n'est-ce-pas là jouir de la vie et est-ce là le fait d'un ascète ?

Vladimir Ilitch aimait ses semblables. Il ne garnissait pas sa table des portraits de ceux qu'il aimait, comme on l'a écrit récemment. Mais il savait aimer avec passion. C'est ainsi qu'il aimait, par exemple, Plékhanov. Celui-ci joua un grand rôle dans le développement de Vladimir Ilitch, il l'aida à trouver la voie révolutionnaire juste, aussi Plékhanov fut-il pendant longtemps entouré à ses yeux d'une auréole ; la moindre divergence avec Plékhanov lui était extrêmement douloureuse. Même après la scission, il suivait attentivement les paroles de ce dernier. Avec quelle joie il répétait après lui : « Je ne veux pas mourir en opportuniste ! » Même en 1914, au moment de la déclaration de guerre, Vladimir Ilitch était en proie à une extrême surexcitation en se préparant à parler contre la guerre dans un meeting où Plékhanov devait prendre la parole. « Serait-il possible qu'il ne comprenne pas ? », disait-il. Dans les souvenirs de P.N. Lepechinsky on trouve un passage tout à fait invraisemblable. Lepechinsky y relate que Vladimir Ilitch lui aurait dit un jour : « Plékhanov est mort, quant à moi, je suis vivant ». Cela n'est pas possible. Il y eut sans doute une autre nuance qui échappa à Lepechinsky. Jamais Lénine ne s'opposa à Plékhanov.

Les jeunes camarades qui étudient l'histoire du Parti ne se rendent probablement pas compte de ce que fut la scission avec les menchéviks.

Vladimir Ilitch n'aimait pas seulement Plékhanov, il avait aussi une grande affection pour Zassoulitch et Axelrod. « Tu vas voir Véra, c'est un être d'une pureté cristalline », me dit-il le soir même de mon arrivée à Munich. Pendant longtemps il entoura également Axelrod d'une auréole particulière.

Peu de temps avant sa mort, il me demanda des nouvelles d'Axelrod ; il me montra son nom dans un journal d'un air interrogateur en articulant « Quoi ? », désirant que je m'informasse par téléphone auprès de Kaménev, et il écouta attentivement mon récit. Un autre jour, je lui parlai de A. Kalmykova et, comme il me dit de nouveau « Quoi ? », je compris qu'il désirait des nouvelles de Potressov. Je lui fis part de ce que je savais et lui demandai : « Faut-il m'enquérir plsu en détail ? » Il secoua négativement la tête. « On dit que Martov va bientôt mourir aussi », me dit-il peu de temps avant de perdre l'usage de la parole. Et il y avait de la douceur dans ces mots.

Jamais l'affection qu'il éprouvait pour quelqu'un n'influença sa position politique. Si attaché qu'il fût à Plékhanov ou à Martov, il rompit politiquement avec eux dès que l'intérêt de la cause l'exigea.

Mais, en raison de ses amitiés personnelles, les scissions lui étaient incroyablement pénibles. Au deuxième congrès, lorsque l'imminence de la scission avec Axelrod, Zassoulitch, Martov et autres se fit nettement sentir, je me souviens de la douleur qu'éprouva Vladimir Ilitch ; ses forces ne se seraient pas brisées si tôt, s'il avait été moins ardent dans ses affections. La loyauté politique — au sens véritable, profond, de ce terme — cette loyauté qui consiste à savoir renoncer, dans tous les jugements et actes politiques, à ses sympathies personnelles, n'est pas inhérente à tout le monde, et ceux qui la possèdent la paient cher.

Vladimir Ilitch avait toujours éprouvé un vif intérêt pour ses semblables et il s'emballait volontiers pour les uns ou les autres. Il lui suffisait d'apercevoir en quelqu'un une qualité intéressante pour s'attacher à lui. Je me souviens de sa « passion » de deux semaines pour Nathanson, dont le talent d'organisateur l'avait frappé. Il ne jurait plus que par Nathanson. Il s'accrochait particulièrement aux voyageurs venant de Russie. Et, sous l'influence des questions qu'il leur posait, entraînés par son état d'esprit, il leur arrivait, sans qu'ils s'en rendissent compte, de lui laisser voir la meilleure partie de leur être spirituel, celle qui se reflétait dans toute leur activité. Ils poétisaient involontairement leur travail en l'exposant à Ilitch.

Mais, si Vladimir Ilitch se passionnait pour les gens, il se passionnait tout autant pour le travail. L'un s'enchaînait à l'autre. Et c'est ce qui rendait sa vie si riche, si complète. Il aspirait la vie sous toutes ses formes complexes et variées. Les ascètes ne vivent pas ainsi.

Avec cette conception de la vie et des hommes, cette ardeur passionnée qu'il apportait en toutes choses, Ilitch ne fut rien moins que le vertueux petit bourgeois pour lequel on veut le faire passer quelquefois : homme d'intérieur modèle avec femme, enfants, photographies des membres de sa famille sur le bureau, livres, robe de chambre ouatée, un petit chat sur les genoux, habitation seigneuriale dans la quelle il se « repose » de la vie publique. Le moindre de ses actes est vu à travers le prisme d'une sentimentalité bourgeoise. Il vaudrait bien mieux s'abstenir de traiter ce genre de thème.

Vladimir Ilitch ne méprisait rien tant que les critiques, les commérages, l'immixtion dans la vie personnelle des autres. Il n'admettait pas cette immixtion. Plus d'une fois, pendant notre séjour en exil, il m'en avait parlé, insistant sur la nécessité d'éviter avec soin toutes les histoires de déportés, provoquées d'ordinaire par les cancans, les ragots, la curiosité oisive, la rage de déchiffrer l'âme d'autrui.

A Londres, en 1902, il se produisit un violent conflit entre Vladimir Ilitch et une parie de la rédaction de l'Iskra, qui voulait juger un camarade pour un acte répréhensible commis pendant sa déportation. Cela ne se passa pas, naturellement, sans une grossière ingérence dans sa vie personnelle. Vladimir Ilitch protesta vivement contre ce fait et refusa nettement de prendre part à ce scandale, comme il l'appelait. On l'accusa par la suite d'avoir manqué de sensibilité.

Il me semble que la véritable sensibilité consistait précisément dans le refus de toucher brutalement à l'âme d'autrui.

  1. La sœur aînée de Lénine.