Christian Rakovski et Basile Kolarov

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A la rédaction de Berner Tagwacht je trouvai une société bien mélangée et extraordinaire par le temps qui court. Il y avait deux rédacteurs berlinois, une militante du mouvement féminin de Stuttgart, deux syndicalistes français le secrétaire de la Fédération des Métaux, Merrheim et celui de la Fédération du Tonneau, Bourderon – le docteur Racovsky de Bucarest, un Polonais et un Suisse. Il s'agissait des premiers délégués arrivés pour prendre part à la Conférence. Grimm n'était pas là – il accomplissait un petit voyage de propagande et n'arriverait que le soir. Morgari se trouvait à Londres, et on attendait de lui, d'heure en heure, des télégrammes annonçant la venue des délégués britanniques.

En la personne de Racovsky, je retrouvai un vieil ami. Il est une des figures les plus internationales du mouvement ouvrier européen. Il est bulgare de naissance, mais sujet roumain. Par ses études, il est médecin français, mais il est membre de l'Intelligentsia russe ; il est porté vers les Belles-Lettres (sous la signature d'Insarov, il a publié, en russe, toute une série d'articles de journaux et un livre sur la Troisième République) ; il possède toutes les langues balkaniques et trois langues européennes ; il a pris part à la vie intérieure de quatre Partis socialistes – bulgare, roumain, français et russe il est actuellement à la tête du Parti roumain.

La politique suivie par ce dernier est, jusqu'à un certain point, parallèle à celle du Parti socialiste italien. Les Socialistes roumains, en luttant pour la neutralité, recevaient des louanges ou des réprimandes de la part des Français et des Allemands suivant les oscillations du gouvernement roumain qui obligeaient, à chaque changement de politique, les «neutralistes» à changer leurs objectifs. Sudekum[1] arriva à Bucarest, l'automne dernier, pour «inciter» les Socialistes roumains à s'opposer à une intervention en faveur des Alliés. Son concours fut décliné. Mais quand Charles Dumas, chef de cabinet de Sembat, s'adressa à Racovsky, lui exposant le point de vue français, le Roumain lui répondit par l'envoi de toute une brochure, de ton modéré, mais de fond significatif (Les Socialistes et la Guerre, Bucarest, 1915). Racovsky développe le thème suivant lequel les Partis socialistes français et allemand ne se différencient pas par leur tactique de principe, mais qu'en eux se dessinent les signes avant-coureurs de conceptions irréconciliables : «Nous avons devant nous, non deux tactiques, mais deux Socialismes. Voilà la vérité.»

– Ferez-vous la guerre ?

Demandez-le aux Bulgares, nous répond Racovsky. Notre gouvernement arrive encore à garder la neutralité. Mais il y a trop de motifs qui nous font supposer que l'intervention bulgare fera s'effondrer la planche peu sûre où se tient le ministère Bratianu.
(Je rappelle au lecteur que ces propos furent tenus en septembre 1915).

– Ferez-vous la guerre ? Je posai cette question, le lendemain, au député bulgare, Basile Kolarov, un des principaux dirigeants du Parti des opprimés, avocat, officier de réserve, décoré pour sa bravoure contre les Turcs.

– Nous la ferons, me répondit-il presque sans hésiter. La neutralité observée par Radoslavov est purement attentiste. La question de Constantinople, telle qu'elle a été posée par l'Entente, est un facteur décisif pour l'orientation de la politique bulgare. D'un autre côté, les défaites russes ont encouragé fortement les germanophiles, héritiers de la tradition stamboulovienne...[2]

– Cela veut dire que vous vous battrez aux côtés de l'Allemagne ?

– Evidemment. Vous en doutiez ?

– La Presse française entretient les illusions, à ce sujet, dans l'opinion publique... Quelle sera la position de notre Parti ?

– Nous sommes des socialistes «étroits», nous lutterons jusqu'au bout contre l'intervention, puis contre la guerre. Mais nous ne pouvons pas nous attendre à un succès immédiat de notre résistance.

– Et les autres Socialistes, les «larges» ?

– Ils suivent plus ou moins le bloc russophile. Mais dès que Radoslavov mettra la nation devant le fait accompli (à l'intervention), ils feront comme les bourgeois russophiles sous prétexte d'intérêt national, de l'impossibilité de déchirer le pays en des moments aussi tragiques, etc., etc., ils s'inclineront devant la politique du pouvoir. En ce sens, la Presse gouvernementale travaille l'opinion publique.

– En fait, saviez-vous, poursuit notre interlocuteur, que notre tzar Ferdinand fait des «risettes» aux Socialistes «larges» ? Il a rencontré, en villégiature un des leaders de ce Parti et s'est plaint amèrement de ce que les Socialistes ne lui font pas confiance, alors que de toute son âme il leur est presque semblable. Le journal du «démocrate» Malinov, appelle le tzar, avec une ironie suspecte et jalouse, le «Socialiste couronné».

Les prédictions de mon perspicace interlocuteur – il se trouve, vraisemblablement à l'heure actuelle, dans les rangs de l'armée bulgare en campagne – se sont pleinement réalisées. Kolarov eut à peine le temps de rentrer chez lui, à Plovdiv, que la Bulgarie décrétait la mobilisation Les Socialistes «larges», en qualité de patriotes, ne suscitèrent aucun obstacle à Radoslavov. Les «étroits» maintinrent leur ligne jusqu'au bout. Le dernier numéro de leur journal qui m'est parvenu Rabotnitchevsky Viéstnik caractérise les conditions dans lesquelles se déroule la lutte contre les aventures du gouvernement bulgare : «Nos réunions sont interdites, nos affiches sont confisquées, nos orateurs et nos propagandistes sont menacés, battus et arrêtés ; on retient les télégrammes à nos adresses, contenant de vives protestations contre l'aventurisme nationaliste et réclamant la paix.»

Racovsky et Kolarov participaient à la Conférence, non seulement en qualité de délégués des Partis ouvriers roumain et bulgare, mais aussi en tant que représentants de la Féderation social-démocrate balkanique, créée à la conférence pan-balkanique, l'été dernier, à Bucarest.

La Fédération démocratique de la péninsule balkanique, union de tous ces Etats liés par des conditions économiques et des destinées historiques communes, marche sous le drapeau de l'Union des jeunes partis ouvriers. Les Socialistes balkaniques ont fait avancer ce programme pendant les deux dernières guerres. Ils sont convaincus, plus que jamais, que le salut ne peut venir que d'une République fédérée. Mais, pour atteindre ce but, l'Histoire n'offre pas de chemin direct. Le bain de sang européen engloutit aussi les peuples des Balkans. Ils vont vers l'union inévitable à travers une destruction mutuelle. Que d'annonciateurs de la Fédération sont tombés au cours de ces dernières guerres! Le coup le plus sensible asséné à la Social-démocratie balkanique, en général, et à la Social-démocratie. serbe, en particulier, fut la mort au champ de bataille de Dmitri Toutsévitch, l'une des plus héroïques figures du mouvement ouvrier serbe...

  1. Albert Sudekum 1871-1944
    dirigeant social-démocrate allemand de droite, un des principaux animateur du courant révisionniste
  2. Stefan Stambolov ou Stefan Stamboulov :
    Homme politique bulgare (Tarnovo, 1854 - Sofia, 1895). Chef du parti national-libéral, préside la Chambre en 1884. En août 1886, par un coup de force, avec l'accord de l'Autriche-Hongrie et de l'Angleterre, Stamboulov permet le retour d'Alexandre 1er de Battenberg. Ce dernier avait été déposé par un complot d'officiers russophiles fomenté par son oncle le tsar Alexandre III de Russie, répondant à une volonté d'indépendance politique du monarque Bulgare. Alexandre III exige toujours son départ. Après l'abdication d'Alexandre 1er de Battenberg Stefan Stamboulov préside le Conseil de régence. En 1887 il favorise l'accession au trône de Ferdinand 1er de Saxe-Cobourg, devient Premier ministre, instaure alors une véritable dictature. S'opposant à la Russie et à la Turquie, tout en s'appuyant sur la bourgeoisie liée aux intérêts autrichiens et anglais, il industrialise le pays. Stamboulov se rend très impopulaire, en 1891 il échappe à un attentat, mais le ministre des finances, Blechev, y succombe de 3 balles. En 1894 Ferdinand 1er commence à se rapprocher du tsar Alexandre III de Russie, il baptise son fils, Boris, orthodoxe avec le parrainage du tsar. Opposé à ce rapprochement Stamboulov est poussé à la démission en mai 1894, et, se lance dans une campagne contre Ferdinand. La cour charge alors un officier de l'éliminer. Le 15 juillet 1895 Stamboulov est attaqué par plusieurs agresseurs et reçoit un coup de sabre mortel, il décède 3 jours plus tard.