Campanella. Etude critique sur sa vie et sur la Cité du Soleil

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1. Les sectes hérétiques du Moyen-Âge[modifier le wikicode]

Une crise religieuse continue et générale agita le Moyen-Âge européen ; dès avant le XIIème siècle, des sectes hérétiques surgissaient dans un pays ou dans un autre ; condamnées et traquées elles se dispersaient pour renaître ailleurs sous un nom différent ; là, elles grandissaient, étaient persécutées de nouveau et revenaient rallumer la fureur mystique dans la nation d'où elles avaient été chassées. Les proscriptions par le fer et le feu ne parvinrent jamais à extirper l'hérésie ; car les disputes théologiques n'étaient que la forme nuageuse dont s'enveloppaient des intérêts matériels pour s'affirmer et se faire reconnaître, et on ne pouvait les supprimer en massacrant et en brûlant les hérétiques.

La Bourgeoisie naissante des villes faisait alors, sous ce déguisement mystique, ses premières tentatives pour se constituer en classe et pour briser le moule féodal qui comprimait son développement économique et politique. Cette lutte de classe devait forcément se manifester sous des dehors religieux, parce que l'Eglise était alors la puissance dominante, qui commandait aux rois et aux empereurs, qui levait des impôts sur toutes les populations de la catholicité, qui s'immisçait dans tous les actes de la vie sociale et même de la vie privée, qui monopolisait les connaissances et qui limitait aux besoins de sa domination l'essor de la pensée humaine. Et l'on ne pouvait combattre l'Eglise, qu'en transportant la lutte sur le terrain religieux, qu'en l'attaquant au nom des intérêts spirituels dont elle s'était constituée la gardienne et la représentante.

L'Eglise était riche et elle accroissait constamment ses trésors en pressurant les peuples christianisés : ses biens immenses enflammaient les convoitises des nobles et des bourgeois, qui se liguèrent pour la dépouiller. Les chefs barbares, bien que convertis au Christianisme et se parant du titre de soldats du Christ, s'étaient emparés sans scrupules des biens des monastères ainsi que de l'or et des pierres précieuses qui couvraient les autels et les reliquaires les plus vénérés pour les distribuer à leurs guerriers, comme le fit Charles Martel, le grand-père de Charlemagne, qui fonda le royaume temporel de la papauté. Mais depuis, l'Eglise était devenue une puissance temporelle trop redoutable pour que l'on osa renouveler systématiquement contre elle les procédés barbares : comme on ne pouvait plus la déposséder militairement, on la dépouilla théologiquement. On ouvrit une campagne spirituelle contre ses biens matériels ; on accusa ses richesses de la corrompre, de l'entraîner à l'abandon de la simplicité du divin maître et de ses apôtres, à la violation des vœux de pauvreté et au trafic des choses sacrées ; ses biens étalent la cause des abus et des vices que dénonçaient les hérétiques et qu'ils se proposaient de réformer : on prétendait ne vouloir la dépouiller que pour le plus grand bien de la religion et de l'Eglise elle-même.

Les nobles et les bourgeois n'entendaient viser que la propriété ecclésiastique : mais on n'arrête pas l'esprit humain. Quand les controverses théologiques sortirent de l'enceinte des cloîtres et des assemblées bourgeoises et nobiliaires pour descendre dans les masses populaires, le peuple tira les conséquences logiques et inattendues de ces attaques contre les biens du clergé : les richesses qui avaient corrompu l'Eglise, avaient également perverti la Société. La propriété individuelle devenait la cause originelle de toutes les misères dont les hommes souffraient. Toutes les sectes des hérétiques populaires, qui pullulèrent au Moyen-Âge, commencèrent par abolir la propriété et par établir la communauté des biens dans leur sein ; plusieurs même, tels que les Picards ou Adamistes de Bohême étendirent aux femmes cette communauté : et c'était des Evangiles et de l'histoire des Fraternités des premiers Chrétiens, où tout était à tous, où l'on n'entrait qu'en faisant abandon de ses biens, que les hérétiques populaires exhumaient ce communisme. Leurs dénonciations de la propriété n'étaient pas d'oiseuses discussions scolastiques et leur conception d'une société, où la propriété individuelle n'aurait pas de place, n'était pas une utopie de rêveurs perdus dans les nuages de l'idéalisme : au contraire, ils basaient leurs critiques communistes sur l'existence trop réelle des misères sociales dont ils saisissaient clairement la cause principale et leur société communautaire était si peu une fantaisie idéaliste qu'ils la fondaient immédiatement avec les membres de leurs petits groupes : les Frères Moraves, qui ont pu traverser les persécutions et dont les communautés prospèrent, aujourd'hui encore, en Europe et en Amérique, montrent combien était pratique le communisme sectaire des hérétiques du Moyen-Âge.

Ces idées communistes ne tombaient pas des Evangiles, elles n'étaient pas non plus soufflées aux masses populaires par de généreux réformateurs ; elles jaillissaient du milieu économique ambiant, elles émanaient des masses populaires, qui souvent les imposaient à leurs guides spirituels. En effet, les populations européennes venaient de sortir du communisme barbare de la gens, dont de nombreuses traces persistaient encore au milieu d'elles : la propriété collective (le mir, la mark), cette première transformation de la propriété commune de la terre existait dans les villages et même dans les villes ; et les paysans libres et les serfs vivaient dans des communautés familiales, comptant parfois plusieurs centaines de membres, où les étrangers étaient facilement admis. Les habitudes communistes étaient alors si naturelles que le seul fait de vivre un an et un jour sous le même toit et au même pain et pot établissait de droit la communauté des biens. Les hérétiques populaires demandaient donc simplement le retour à un passé qui n'était pas trop éloigné d'eux et dont ils gardaient un précis souvenir et l'extension à toute la société de la forme des communautés paysannes qu'ils voyaient prospérer autour d'eux ; aussi ne renvoyaient-ils pas à un avenir lointain leur entrée dans la Nouvelle Jérusalem ; ce n'était pas dans le ciel, mais sur terre qu'ils comptaient goûter les joies du Paradis. La bulle du pape Clément V, de 1315, condamne les Begghars ou ères du libre-esprit parce qu'ils affirmaient que «dès ici-bas l'homme peut être aussi heureux qu'il le sera dans le ciel».

La Bible, traduite en langue vulgaire par Wickief et ses successeurs, se répandait dans toutes les classes de la société et circulait parmi les illettrés et les petites gens ; ils y lisaient ce qu'ils désiraient, ils y trouvaient ce qu'ils concevaient dans leurs têtes et ils l'interprétaient selon leurs besoins, y puisant des arguments religieux pour appuyer leurs projets de réformes sociales. Tandis que les prêtres et les seigneurs en extrayaient par centaines des textes pour étayer leur autorité et leurs privilèges, les paysans et les artisans qui ne rencontraient pas dans les chapitres des Evangiles ni évêques, ni barons féodaux, concluaient que le Christ avait été l'apôtre de l'égalité dont ils demandaient le rétablissement et qui avait existé dans l'organisation de la gens.

When Adam delved and Eve span

Who was the gentleman ?[1]

disait la chanson des Lollards. L'égalité qu'ils cherchaient n'était pas un principe nouveau, mais une réminiscence de l'époque barbare.

Mais les hérétiques populaires voyant les prêtres, les nobles et les bourgeois, unis contre eux, anathématiser leurs réformes égalitaires et communautaires et persécuter leurs sectes en se servant de la Bible qu'ils interprétaient à leurs convenances, arrivèrent à se révolter contre cette religion, qui au début avait servi de prétexte à leur soulèvement. Les Lollards du XIV° siècle, entre autres hérésies, enseignaient que Satan et les démons avaient été injustement chassés du ciel, mais qu'un jour ils y rentreraient et en expulseraient saint Michel et les anges, qui à leur tour seraient damnés[2]. Satan personnifiait les paysans et les artisans, expulsés du Paradis de la propriété commune de la terre, que les nobles et les prêtres, personnifiés par saint Michel et les anges, avaient accaparé. Les hérétiques s'en prenaient à Dieu lui-même ; ils le firent descendre du ciel sur la terre, pour l'identifier avec l'homme. Les disciples d'Amaury, dit Emelricus, dont les doctrines furent condamnées par le concile de Latran, qui ordonna l'ouverture de son tombeau et la profanation de ses restes et leur dispersion, en 1209, professaient que Dieu est en tout, que le Christ et le Saint-Esprit habitaient dans chaque homme et agissaient en lui. Les Begghars, dont les opinions se rattachaient à celles de Jean Scot, dit Erigène, qui les tenait du néoplatonisme, affirmaient que Dieu est tout, qu'il n'existe aucune différence entre Dieu et la créature, que la destinée de l'homme est de s'unir à Dieu et que par cette union l'homme devient Dieu. Un grand nombre de sectes hérétiques partageaient de telles doctrines philosophiques, que l'on retrouve dans la Kabbale, ce fonds mystérieux où les penseurs du Moyen-Âge puisèrent leur panthéisme, dont le nom n'était pas encore inventé et que l'Eglise nommait tout simplement Athéisme.

L'agitation sociale des hérétiques populaires en s'étendant et en venant en lutte avec l'Eglise, la Noblesse et la Bourgeoisie coalisées, se dépouillait de son enveloppe religieuse pour se manifester sous une forme philosophique. Les hérétiques faisaient revivre les idées que les philosophes de la Grèce et d'Alexandrie avaient élaborées et que la Kabbale avait recueillies et développées en les combinant avec le mysticisme des religions de l'Asie antérieure, de l'Egypte et de la Perse. Ils se reliaient à l'ordre d'idées de l'antiquité, bien qu'en réalité leurs confuses théories plongeaient leurs racines dans le terrain des faits économiques de leur milieu social.

La réforme de la société sur une base communiste devait fatalement échouer ; tout au plus pouvait-on créer de petites communautés analogues à celles des paysans et des ordres religieux, qui servaient de modèle, mais plus complètes que celles des moines par l'introduction du travail productif et du mélange des sexes et différant de celles des paysans, qui étaient communistes sans le savoir, par l'effort conscient qu'on faisait pour les imiter et pour généraliser à toute la société leur organisation familiale et rudimentaire. L'œuvre sociale des hérétiques populaires ne pouvait aboutir, parce qu'elle allait à l'encontre de l'évolution économique, qui loin de tendre à la réintroduction du communisme de la gens barbare, pulvérisait au contraire impitoyablement les restes qu'il avait laissés dans la société féodale. La plupart de ces sectes ne sont connues que par les persécutions qui les ont détruites et par les condamnations qui les ont frappées ; ce sont leurs bourreaux qui ont écrit leur histoire ; elles n'ont pas formulé leurs doctrines, du moins il ne reste d'elles ni manifestes, ni livres. Mais les aspirations de cette douloureuse agitation populaire, qui dura des siècles, ont été résumées comme en un testament, dans deux œuvres géniales : l'Utopie de Thomas Morus et la Cité du Soleil de Tomasso Campanella.

«Je suis la cloche qui sonne l'aurore nouvelle» disait Campanella[3]. Il se trompait : ce n'était pas «cette république parfaite décrite par les philosophes et qui n'a pas encore existé sur terre» qui allait venir ; c'était la société bourgeoise avec son mercantilisme brutal et son individualisme féroce qui se levait à l'horizon. Il sonnait le glas de la société féodale, s'enfonçant au couchant avec sa domination théocratique, son idéal chevaleresque, son mysticisme philosophique, son illuminisme astrologique et ses hérétiques communistes.

2. Vie de Campanella[modifier le wikicode]

Tomasso Campanella, né en 1568 à Stilo, ville de la Calabre, province du royaume de Naples, alors sous la lourde domination espagnole, se fit remarquer dès son enfance par une rare précocité : à treize ans il pouvait improviser indifféremment en prose ou en vers un discours sur n'importe quel sujet donné ; à ce talent de parole, très apprécié et très cultivé pendant le Moyen-Âge, il joignait un ardent amour pour les études philosophiques ; il s'absorbait à cet âge dans la lecture de la Somme de saint Thomas d'Aquin, qui devait déterminer sa vocation. Son père qui le destinait à la magistrature, l'envoya à Naples apprendre la jurisprudence auprès d'un de ses oncles ; mais le jeune Tomasso, qui avait suivi les leçons d'un moine, professeur de philosophie dans le couvent de Stilo, entra à 15 ans, chez les Dominicains de Cosenza, l'ordre religieux qu'avaient illustré Albert le Grand, saint Thomas et Savonarole, et d'où sont sortis les moines les plus remuants et les plus indépendants.

L'aptitude de Campanella à s'assimiler toutes les sciences, ainsi que son remarquable talent oratoire le firent distinguer par les moines et par ses maîtres, qui s'appliquèrent à cultiver son intelligence et à le gagner. Les couvents étaient encore, comme au Moyen-Âge, un asile pour les esprits studieux ; chaque ordre s'enorgueillissait de posséder des savants, des philosophes et des orateurs : celui des Dominicains était des plus renommés par le nombre des hommes célèbres qu'il avait fourni. Mais vers la fin du XVI° siècle, la Compagnie de Jésus, qu'Ignace de Loyola avait fondé en 1537 pour combattre les hérétiques et défendre l'autorité du pape, commença à éclipser les autres corps religieux. Les Dominicains qui luttaient contre cette rivalité menaçante et qui cherchaient à reconquérir leur ancienne autorité accueillirent avec empressement Campanella et Favorisèrent sa passion de savoir dans l'espérance de trouver en lui un champion dont les talents contribueraient à relever le prestige de leur ordre.

Il ne tarda pas à se signaler. Les couvents conservaient et entretenaient avec un soin jaloux, la passion des discussions scolastiques ; ils se provoquaient entre eux pour soutenir dans des tournois oratoires, où le public était admis, leurs différentes doctrines théologiques et philosophiques. Le professeur de philosophie de San Giorgio, ayant été invité par les Franciscains de Cosenza, à venir défendre les opinions de son ordre, tomba malade, au moment du départ et choisit son élève Campanella pour le remplacer. Quand celui-ci entra dans l'assemblée, sa jeunesse excita un étonnement assez malveillant, on crut que c'était par dédain que le savant docteur avait envoyé à sa place ce disputeur imberbe : mais quand il eut parlé l'étonnement se changea en admiration. Il fut si brillant et si subtil que les Franciscains eux-mêmes durent le proclamer vainqueur. «Le génie de Telesio revit en lui» disaient-ils, rapporte Niceron.

Campanella se passionna pour ces combats de la parole : pendant dix ans il parcourut l'Italie, allant de ville en ville, discuter sur les questions théologiques et philosophiques qui occupaient les esprits de son époque : partout il remportait d'éclatants succès qui l'enivraient, mais qui excitaient l'envie et accumulaient sur sa tête les jalousies et les haines des autres ordres religieux, principalement de la Compagnie de Jésus, contre laquelle il était parti en guerre et dont il demandait l'extermination parce qu'elle «altérait, les pures doctrines de l'Evangile pour les faire servir au despotisme des princes». Il soulevait les colères de tous par ses violentes attaques contre Aristote, dont l'autorité dans les écoles n'était guère moindre que celle de la Bible : il venait d'avoir vingt ans, quand il publia son premier livre, dirigé contre le philosophe de Stagyre et son défenseur Marta[4] . Il froissait ses adversaires par le dédain qu'il professait pour les opinions de leurs maîtres et des philosophes antérieurs. Les Jésuites profitant des animosités qu'il suscitait partout où il passait, l'accusèrent d'hérésie et de magie et obtinrent du Pape la suspension de sa carrière oratoire ; il reçut l'ordre de rentrer dans le couvent de Stilo pour avoir été un sujet de scandale et de désordre à Rome, dit Pietro Gianonne. Il obéit ; et pour se consoler dans sa retraite il se remit à l'étude des sciences et à la poésie ; il entreprit une tragédie sur la mort de Marie Stuart. Ainsi que Giordano Bruno, il se serait enfui du cloître «cette prison étroite et noire, où l'erreur m'a tenu si longtemps enchaîné», disait le fougueux apôtre de la pensée nouvelle, s'il n'avait trouvé matière à dépenser sa dévorante activité[5].

Nous arrivons à l'événement capital de la vie de Campanella, sur lequel cependant on ne possède que de vagues indications : il n'en parle pas dans ses nombreux écrits et il ne semble pas avoir été plus communicatif avec ses amis, quand sa longue captivité de 27 ans prit fin. Niceron qui le connut à Paris et qui lui consacre une notice biographique dans ses Mémoires pour servir à l'histoire des hommes célèbres n'en fait pas mention. Naudé avec qui il était lié, dit en passant, dans ses Considérations politiques sur les coups d'Etat qu'il avait essayé de se faire proclamer roi de Calabre. Pietro Gianonne, dans son Histoire civile du Royaume de Naples (Neapoli, 1723) est le seul qui parle avec certitude de la conspiration organisée par Campanella pour affranchir la Calabre du joug de l'Espagne ; il prétend avoir puisé les détails qu'il donne dans les pièces de son procès qui depuis ont disparu.

«Campanella, dit-il, faillit bouleverser la Calabre en y semant des idées nouvelles et des projets de liberté et de république. Il alla jusqu'à prétendre reformer les royaumes et les monarchies et donner des lois et de nouveaux systèmes pour le gouvernement des sociétés». Il avait sans doute conçu alors sa Cité du soleil, qu'il ne devait élaborer et écrire que plus tard ; il tenta de doubler sa révolte politique d'une révolution sociale, comme faisaient les hérétiques du Moyen-Âge qui accompagnaient leur reforme religieuse d'une transformation communiste de la société.

Campanella, qui croyait en l'astrologie, ainsi que les esprits les plus distingués et les plus positifs de son temps, tels que les papes Paul V et Urbain VIII, Richelieu et même Bacon, avait lu dans les astres des signes qui prédisaient des révolutions sur la terre, particulièrement dans le royaume de Naples et la Calabre ; il fit partager sa croyance aux moines de son couvent et les engagea à profiter de l'occasion pour renverser le gouvernement espagnol et substituer à la monarchie une république théocratique, d'où seraient exclus les Jésuites, que l'on exterminerait au besoin. Il annonçait que Dieu l'avait prédestiné à une telle entreprise : d'après Naudé, il prétendait, ainsi que saint François de Salles, avoir de fréquents entretiens avec Dieu, et se faisait appeler le Messie. Il devait opérer de grandes choses par la parole et les armes : il devait se servir de la parole pour prêcher la liberté contre la tyrannie des princes et des prélats et employer les armes des bandits et des exilés, alors fort nombreux, pour compléter l' œuvre de la parole. Il se proposait de soulever le peuple qui devait briser les portes des prisons et libérer les détenus dont on brûlerait les procédures et qu'on enrôlerait dans l'insurrection. Il comptait sur l'appui du vizir Assan-Cicala, qui commandait la flotte turque, mouillée dans les parages de Guardavale. Assan-Cicala était né en Calabre, mais il avait quitté son pays natal pour fuir la domination espagnole et s'était fait musulman.

Diverses circonstances favorisaient son projet : la Calabre était Remplie de condamnés au bannissement et des contributions excessives et réitérées portaient le peuple à se soulever. Le Père Denys Ponzio de Nicastro se chargea de répandre la révolte dans la province de Catanzaro il remplit son rôle avec zèle et éloquence ; il parlait de Campanella, comme de l'envoyé de Dieu pour établir la liberté et pour délivrer «le peuple des vexations des ministres du roi d'Espagne, qui vendaient à prix d'argent le sang humain et écrasaient les pauvres et les faibles». Les moines de la région le secondèrent avec ardeur ; dans le seul couvent de Pizzoli, 25 étaient chargés d'enrôler les bannis ; plus de 300 dominicains, augustins et cordeliers étaient impliqués dans le mouvement ; au moment de l'action, 200 prédicateurs devaient se répandre dans les campagnes pour souffler la sédition ; 1800 bannis étaient prêts à combattre, les nobles devaient seconder le mouvement et les témoins du procès nommèrent les évêques de Nicastro, de Girace, de Melito et d'Oppide, comme faisant partie du complot. Le soulèvement devait avoir lieu à la fin de 1599 ; tout était prêt, quand deux traîtres révélèrent la conspiration.

Le comte de Lemos, vice-roi de Naples, sous prétexte de protéger les côtes contre les Turcs, envoya des troupes qui s'emparèrent des insurgés pris à l'improviste, et les embarquèrent pour Naples : pour faire un exemple, le vice-roi fit écarteler vifs deux conjurés sur la galère qui les transportait et pendre quatre autres aux vergues. Le Père Denys Ponzio fut arrêté sous un déguisement laïque et tué

Campanella, découvert dans une cabane de pâtre, où l'avait caché son père, au moment où il était parvenu après des pourparlers qui durèrent un jour à gagner un batelier, qui devait le transporter sur un navire turc, fut enfermé au château de l'Oeuf de Naples, en 1600, l'année même où Giordano Bruno était brûlé vif à Rome.

Campanella pensait que le peuple se lèverait à son premier appel : en pouvait-il être autrement ? Il lui apportait la liberté, il allait le mener dans la terre promise. Combien triste dut être le réveil de son rêve enchanteur, quand il se vit seul, abandonné de tous, discutant avec un batelier qui lui refusait sa barque pour fuir : sans doute, c'est au souvenir de cette poignante désillusion qu'il écrivit ce sonnet si véridique et si désenchanté, où perce sa profonde pitié pour le peuple et où il reproduit des pensées et des sentiments que les révolutionnaires de tous les pays et de tous les temps ont connus.

Le Peuple[6]

«Le peuple est une bête changeante et inintelligente qui ignore sa force, et supporte les coups et les fardeaux les plus lourds ; il se laisse guider par un faible enfant qu'il pourrait renverser d'une seule secousse ;

«Mais il le craint et le sert dans tous ses caprices ; il ne sait pas combien on le redoute et il ignore que ses maîtres composent un philtre qui l'abrutit.

«Chose inouïe ! Il se frappe et s'enchaîne de ses propres mains ; il se bat et meurt pour un seul de tous les Carlini qu'il donne au roi[7].

«Tout ce qui est entre le ciel et la terre lui appartient, mais il l'ignore et si quelqu'un lui révèle son droit, il le terrasse et le tue».

Il paya d'un long et dur martyre sa tentative révolutionnaire et ses attaques contre la Compagnie de Jésus ; car il est probable que sans la haine des Jésuites, la colère du Gouvernement espagnol se serait lassée contre un conspirateur facilement vaincu, que des papes protégeaient bien qu'il fut accusé d'hérésie.

Dans la préface de son Atheismus triumphatus [8], Campanella raconte ses souffrances.

«J'ai été enfermé dans cinquante prisons et soumis sept fois à la torture la plus atroce. La dernière fois elle a duré quarante heures. Garrotté par des cordes très serrées, qui me déchiraient les chairs, suspendu, les mains liées derrière le dos, au-dessus d'un pieu aigu, qui m'ensanglantait. Au bout de quarante heures, me croyant mort, on mit fin à mon supplice ; les uns m'injuriaient, pour accroître mes douleurs ils secouaient la corde à laquelle j'étais suspendu ; les autres louaient tout bas mon courage. Rien n'a pu m'ébranler et l'on n'a pu m'arracher une seule parole[9]. Guéri par miracle après six mois de maladie, j'ai été plongé dans une fosse. Quinze fois j'ai été mis en jugement. La première fois on m'a demandé : Comment sais-tu, ce que tu n'as pas appris ? – As-tu un démon à tes ordres ? – J'ai répondu : Pour apprendre ce que je sais, j'ai usé plus d'huile, que vous n'avez bu de vin... On m'accuse d'avoir écrit le livre des Trois imposteurs, paru avant ma naissance[10], d'avoir les opinions de Démocrite,... de nourrir de mauvais sentiments contre l'Eglise, comme doctrine et comme corps, d'être hérétique. Enfin on m'a accusé d'hérésie et de rébellion pour avoir soutenu qu'il y a dans le soleil, la lune et des étoiles, des signes qui annoncent les révolutions, contre Aristote qui fait le monde éternel et incorruptible».

Il demeura 27 ans dans les prisons de Naples. Dans une touchante pièce de vers, il implore Dieu de le délivrer :

«Par pitié, que l'amour éternel s'attendrisse sur ma misère et que l'intelligence suprême attire sur moi la compassion de la force divine ; tu vois, ô mon Dieu, sans que je te le dise, le dur supplice de mon long enfer. Voilà douze ans que je souffre et que je répands la douleur par tous les sens ; mes membres ont été martyrisés sept fois ; les ignorants m'ont maudit et bafoué ; le Soleil a été refusé à mes yeux, mes muscles ont été déchirés, mes os brisés, mes chairs mises en lambeaux ; je couche sur la dure, je suis enchaîné, mon sang a été répandu ; j'ai été livré aux plus cruelles terreurs, ma nourriture est insuffisante et corrompue. N'en est-ce pas assez, ô mon Dieu ! pour me faire espérer que tu me défendras ?

«Les puissants de ce monde se font un marchepied de corps humains, des oiseaux captifs de leurs âmes... de leurs douleurs et de leurs larmes un jeu pour leur rage impie ; de leurs os des manches aux instruments de torture, usés à vous faire souffrir, de nos membres palpitants des espions et des faux témoins, qui font nous accuser quand nous sommes innocents... Mais du haut de ton tribunal tu vois cela mieux que moi et si ta justice outragée et le spectacle de mon supplice ne suffisent pas pour t'armer, que du moins, Seigneur, le mal universel t'émeuve, car ta Providence doit veiller sur nous».

Dieu restant sourd à ses plaintes, il s'adressa au Soleil, qui pour lui, ainsi que pour Telesio, était doué d'une âme, et était le créateur de toutes les choses inférieures, telles que plantes, animaux, etc. ; l'homme étant sorti des mains de Dieu.

Hymne au Soleil du Printemps


«Puisque ma prière n'est pas encore exaucée, c'est à toi que je m'adresse maintenant, ô Phœbus !

«Je te vois resplendir dans le signe du Bélier et je vois toutes choses se ranimer ;

«Tu rappelles à la vie tous les êtres languissants et moribonds ;

«De grâce, fais-moi renaître de même, moi qui t'aime plus que tout autre.

«Comment peux-tu laisser dans des cachots humides et ténébreux, celui qui t'a toujours glorifié.

«Que je sorte de la prison en même temps que l'herbe verte sort de terre !

«Tu fais monter la sève aux arbres, tu la convertis en fleurs, qui se changent ensuite en fruits ;

...

«Tu réveilles de leur long sommeil les taupes et les blaireaux et tu donnes des forces et le mouvement aux moindres vermisseaux...

«O Soleil ! Il s'est trouvé des hommes qui t'ont dénié l'intelligence et la vie et t'ont mis ainsi au-dessous des insectes.

«J'ai écrit qu'ils étaient des hérétiques, qu'ils se montraient ingrats et rebelles envers toi et ils m'ont enterré vivant parce je t'avais défendu.

...

«Si je succombe, qui donc pourra t'estimer encore et t'appeler temple vivant, statue et face vénérable du vrai Dieu, flambeau suprême et bienfaisant, père de la nature et souverain bienheureux des astres, vie, âme et sens de toutes les choses inférieures.

«Prends pitié de moi, ô mon Dieu ! source féconde de toute lumière ; que ta lumière brille enfin sur moi».

Mais les tortures n'abattirent pas son âme stoïque : «il fatigua et vainquit les tourments», dit-il. Les bourreaux n'espérant lui arracher un seul aveu, abandonnèrent le martyr à la solitude d'une prison éternelle. Il l'emplissait de ses rêves.

«Dans les fers et libre, dit-il dans un sonnet ; seul sans être seul, gémissant et paisible, je confonds mes ennemis : je suis fou aux yeux du vulgaire et sage pour la divine intelligence.

«Opprimé sur la terre, je m'envole dans le ciel, la chair abattue et l'âme sereine, et quand le poids du malheur m'enfonce dans l'abîme, les ailes de l'esprit m'élèvent au-dessus du monde.

«... Je porte sur mon front l'image de l'amour du vrai, sûr d'arriver, avec le temps, là où sans parler je serai toujours compris».

Sa captivité s'adoucit quand le duc d'Ossuna fut nommé vice-roi du Royaume de Naples : il avait, lui aussi, souffert les persécutions de la cour d'Espagne ; il se lia d'amitié avec le conspirateur de la Calabre dont il admirait le génie ; il le visitait souvent et prenait son avis sur les affaires d'Etat ; il lui permit de travailler, de correspondre avec ses amis et même de les recevoir dans sa prison. Du fond de son cachot, il emplit l'Europe de son nom. Des papes, James 1er, roi d'Angleterre et des personnages puissants le consultaient pour son savoir astrologique ; Gassendi et d'autres grands esprits entretenaient avec lui des discussions épistolaires sur des questions philosophiques et scientifiques ; deux savants allemands Tobias Adamus et Schoppe, ce dernier assista au supplice de Giordano Bruno, recevaient ses manuscrits, qui s'imprimaient en Allemagne et se répandaient en Angleterre, et en Italie.

Le duc d'Ossuna, pour avoir refusé d'établir l'inquisition dans le Royaume de Naples, s'attira la haine des Jésuites, qui aidés par les puissants ennemis qu'il s'était faits à la cour de Madrid, intriguaient pour lui enlever sa vice-royauté illustrée par des brillants succès contre les Vénitiens et par l'habilité et la justice de son administration. Plutôt que de se laisser déposséder, il résolut de se rendre indépendant de l'Espagne et de se faire proclamer roi du Royaume de Naples et de la Calabre. On dit qu'il fut conseillé et encouragé par Campanella, qui crut avoir trouvé en lui l'instrument pour accomplir sa révolution politique et sociale. Un des complices d'Ossuna fut Germino, qui 37 ans plus tard devait diriger la conspiration de Massaniello ; peut-être que lui aussi avait été lié avec Campanella. D'Ossuna, dénoncé, fut remplacé par le cardinal Borgia, et enfermé dans le château d'Almeira, où il mourut en 1621. La prison redevint dure pour Campanella.

Deux ans après la chute d'Ossuna, s'éteignait à Rame, son protecteur le pape Paul V, qui vainement avait demandé sa grâce à Philippe III : la nouvelle de sa mort le jeta dans un profond désespoir. «Je ne quitterai la prison, qu'avec la vie», s'écria-t-il. Mais dans son successeur, Urbain VIII, il trouva un nouveau protecteur qui, après cinq ans de négociations, obtint sa délivrance, le 15 mai 1626. Encore ne parvint-il à ce résultat, qu'en le réclamant comme hérétique, pour être jugé par le Saint-Office de Rame ; une fois dans la ville papale, il fut mis en liberté. Mais la haine des Jésuites le poursuivait. Ils soulevèrent les passions de la populace contre lui. «C'est un scandale que le pape laisse circuler librement Campanella, disaient-ils. Cet homme, impie et hérétique, est un perturbateur de l'Etat et un ennemi de l'Eglise. Que parle-t-on de Luther et de Calvin, c'est une dérision. Rome nourrit dans son sein un serpent bien plus dangereux». – «Jamais, dit un auteur contemporain, on ne vit pour un pauvre moine infirme tant de rage et de fureur». Afin d'échapper aux colères de la populace soulevée par les Jésuites, il quitta Rome, sous un déguisement, dans le carrosse de l'ambassadeur de France. Il se rendit à Marseille, où il fut accueilli par Peiresc, conseiller au Parlement d'Aix, que Bayle appelait «le procureur général de la littérature» à cause de son intelligente et libérale protection de la science et des savants. Pendant un mois, il vécut d'un bonheur qu'il n'avait plus connu depuis près de trente ans : appelé à Paris par Richelieu, il dut quitter sa retraite. Il pleura en faisant ses adieux à Peiresc. «Les plus cruels supplices, lui dit-il, n'ont pu m'arracher des larmes, mais j'en répands aujourd'hui d'émotion et de reconnaissance».

Il fut reçu à la cour : le jour de sa réception, le roi Louis XIII alla au-devant de l'illustre vieillard, courbé par l'âge et brisé par les souffrances, lui prit les mains et l'embrassa sur les deux joues. – Une prédiction qui se réalisa accrut la haute estime qu'on avait de son savoir astrologique. Niceron rapporte que Richelieu, inquiet de voir Louis XIII sans enfant, lui demanda si le duc d'Orléans monterait sur le trône ; il lui répondit : «Imperium non gustabit in aeternum». (Il ne régnera jamais.) En effet, quelque temps après, la reine accoucha d'un garçon, qui fut Louis XIV, dont il tira l'horoscope.

Campanella plaisait à Richelieu par sa haine contre les Espagnols : quand la guerre éclata entre la France et l'Espagne, il fut appelé dans le conseil du roi pour donner son avis sur les affaires d'Italie.

Il se retira dans le couvent des Dominicains de Paris, où il vécut tranquille occupé d'études d'astrologie judiciaire et de philosophie.

Il avait prédit que l'éclipse du Soleil qui devait avoir lieu le 1er juin 1633 lui serait funeste. Il voulut conjurer le danger dont il se croyait menacé, en mettant en pratique toutes les prescriptions astrologiques qu'il énumère dans la Cité du Soleil et que les Solariens emploient pour se préserver des «émanations empestées du ciel». Il s'enferma dans une chambre aux murs parfaitement blancs, arrosée de parfums et éclairée par sept torches de cire odoriférante, cherchant à se distraire de ses inquiétudes par des concerts d'instruments de musique et par des conversations avec les moines, qui le crurent fou.

Campanella mourut à l'âge de 71 ans, le 21 mai 1639, dix jours avant l'époque indiquée pour l'éclipse : avec lui mourait le grand martyr de l'utopie.

3. La philosophie et la politique[modifier le wikicode]

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4. La Cité du Soleil[modifier le wikicode]

L'Utopie de Campanella, la Cité du Soleil, écrite en latin, fait partie de la Philosophia realis, parue en 1620-1623 à Francfort, et réimprimée à Paris en 1637, deux ans avant sa mort ; elle se trouve à la suite de la troisième partie, la Politique. Sans entrer dans plus de détails bibliographiques, il est intéressant de mentionner qu'en pleine effervescence du socialisme utopique, il parut, à Paris, deux traductions françaises de la Civitas Solis, l'une en 1846, par Villegardelle, et l'autre en 1844, par Jules Rosset ; celle-ci précédée d'une notice biographique, par Mme Louise Colet. M. Morley a réuni, en 1885, en un volume intitulé Communautés idéales, la Vie de Lycurgue, de Plutarque ; l'Utopia, de Thomas Morus ; la Nouvelle Atlantide, de Bacon, et la Cité du Soleil, de Campanella, traduite, pour la première fois, en anglais, par Th. W. Halliday.

L'Utopie de Campanella est une des plus hardies, des plus complètes et des plus belles qui aient jamais été écrites : il embrasse, dans l'organisation de sa «République philosophique», tous les rapports sociaux des hommes entre eux et avec les femmes et les enfants, et il descend jusqu'aux moindres détails de la vie privée. Il aborde et résout avec la plus entière liberté d'esprit, les problèmes sociaux que posait son époque et que pose encore le XIX° siècle.

Utopia, de Thomas Morus, est l'œuvre d'un homme d'Etat qui a vécu au milieu des intrigues de cour ; il connaît la société qu'il critique spirituellement et que parfois il satirise amèrement. Il se révolte contre les barbares procédés de la justice, et il éprouve une grande pitié pour les maux qui accablaient les laboureurs, chassés des campagnes où ils étaient remplacés par des moutons, traqués dans les villes comme mendiants et pendus, sans merci, pour le moindre larcin ; et il était arrivé, par ses observations, à reconnaître que la propriété privée et la monnaie, étaient les causes des luttes, des vices et des misères des sociétés humaines. Mais le communisme que propose Morus est une restauration du passé ; il est un retour au communisme de la famille patriarcale des communautés de village, encore nombreuses à son époque, mais agrandi aux proportions d'une ville d'une quarantaine de mille habitants, reliée à d'autres villes semblables par une organisation fédérative. Morus n'a pas songé à modifier les relations des sexes ; la femme demeure dans sa position dépendante vis-à-vis de l'homme ; et le mari conserve tous ses droits, y compris celui de la battre pour lui inculquer les préceptes de la morale masculine.

Campanella, au contraire, ignore le monde ; dès l'enfance, il vit dans l'enceinte communiste d'un couvent, se livrant à toutes les hardiesses de la pensée métaphysique ; jeune encore, il est enfermé dans une prison et ne voit plus l'existence sociale de l'homme qu'à travers la prison, et une imagination généreuse et ardente, nourrie par les écrits des penseurs grecs et les récits des voyageurs, narrant les mœurs étranges des peuplades barbares et sauvages, récemment découvertes en Asie et en Amérique. Il construit sa cité idéale, tout d'une pièce, sans tenir compte d'aucune difficulté de réalisation, et il l'offre aux hommes avec la ferme conviction que les peuples n'auront qu'à la connaître pour la réaliser : tandis que Morus doute que même les réformes les plus urgentes qu'il met dans la bouche de son voyageur, retour d'Utopia, puissent jamais être appliquées. Le penseur anglais comprend que le communisme, dont il propose la restauration, est en train d'être détruit, et pour toujours, par les phénomènes économiques qui vont élaborer le moule d'une société individualiste, la plus individualiste qui n’ait jamais existé.

Il fallait être un idéaliste, ignorant les réalités du monde ambiant, comme l'était Campanella, pour s'illusionner au point de croire qu'il n'y avait qu'à concevoir une cité communiste pour que sa réalisation fut immédiatement possible. L'humanité devait fatalement passer par la phase individualiste qu'imposaient les phénomènes économiques et qui, en se développant, devaient se charger de démolir le moule individualiste qu'ils créaient et de préparer un nouveau moule communiste. De même que l'individualisme est né du communisme, de même le communisme naît de l'individualisme. Les hommes de pensée et d'action de notre temps ont pour mission d'étudier et de comprendre la marche des événements pour la hâter, et non de rêver des utopies, ainsi que les philistins le désirent : si ces messieurs ont besoin d'utopies pour se recréer, nous les renvoyons à I'œuvre géniale de Campanella, dont la lecture ne prendra pas beaucoup de leur temps précieux.

Nous aimerions à reproduire tout entière la Cité du Soleil, qui agite tant de questions variées en un si petit nombre de pages ; mais, nous devons nous borner à une simple analyse, que nous essayerons cependant de rendre suffisamment complète, pour que le lecteur ait une juste idée de la conception du monde que se faisait ce moine du XVI° siècle, car bien qu'il soit mort en 1639, c'est bien à ce siècle qu'il appartenait par la hardiesse de son génie et le mysticisme de son esprit.

  1. Quand Adam bêchait et Eve filait – qui était gentilhomme ?
  2. Cette opinion est émise dans Zohar, la deuxième partie de la Kabbale : il y est dit que Samael, le prince des mauvais esprits serait rétabli dans sa gloire et retrouverait son nom et sa nature d'ange. Alors de son nom mystique, la première syllabe Sam, qui signifie poison, disparaîtrait, et il ne resterait que El, qui veut dire héros, puissant et qui est la racine d'Elloah, le nom du Dieu de la Genèse.
  3. Campanella fait allusion à son nom, qui en italien veut dire petite cloche et à l'étrange conformation de sa tête aux sept bosses. «Sa tête est divisée en sept régions inégales» dit son ami Naudé dans les six vers mis au bas de son portrait.
  4. Philosophia Sensibus demonstrata. Neapoli, 1590.
  5. Pour apprécier ce qu'un libre esprit comme Campanella a dû souffrir dans le couvent, il faut lire l'ironique sonnet de Bruno à la louange de l'Anerie : «O sainte et béate Anerie, sainte Ignorance et sainte Sottise, bénigne Dévotion, qui seule rend les âmes plus satisfaites que ne sauraient le faire toutes les recherches de l'intelligence. «Aucune veille assidue, aucun labeur pénible, aucune contemplation philosophique, ne peut arriver au ciel où tu fixes la demeure. «Esprits investigateurs à quoi vous sert d'étudier la nature et de connaître si les astres sont formés de feu, de terre ou d'eau, «La sainte et béate Anerie dédaigne tout cela, car les mains jointes et à genoux elle n'attend son bonheur que de Dieu. «Rien ne l'afflige, rien ne la préoccupe, excepté le souci du repos éternel que Dieu daigne nous accorder après la Mort».
  6. Poesie filosofiche di Tomasso Campanella publiées la première fois en Italie par Gaspare Orelli, Lugano, 1834.
  7. Carlini, petite monnaie napolitaine. Dans un sonnet adressé aux Suisses et aux Grisons qui s'enrôlaient comme mercenaires, au service des rois, Campanella revient sur la même pensée : «Si la liberté vous approche du ciel plus que vos sommets élevés, ô rochers alpestres,pourquoi chaque tyran emploie-t-il les bras de vos fils pour maintenir les autres nations dans l'esclavage? «Pour un morceau de pain, ô Suisses ! vous répandez à flots votre sang... c'est pourquoi l'on méprise votre valeur... Tout est pour les hommes libres. On refuse aux esclaves les vêtements et la nourriture des nobles, comme à vous la croix blanche. (Les Suisses ne pouvaient être chevaliers de Malte) Ah ! redevenez libres, en vous unissant avec les héros, et reprenez aux rois ce qui vous appartient et que pourtant on vous vend si cher».
  8. Atheismus triumphatus publié en 1631, (L'Athéisme vaincu) fut retourné contre Campanella, on prétendit que tout en faisant semblant de combattre les Athées, il avait voulu les favoriser en leur prêtant des arguments auxquels ils n'avaient jamais songé et en y répondant très faiblement ; un de ses adversaires dit qu'on aurait dû intituler son livre : Atheismus triumphans.
  9. Campanella qui, dans tous ses écrits, garde le silence sur les événements qui ont amené sa captivité, parle, dans la Cité du Soleil des supplices qu'il supporta : «Un philosophe, dit-il fièrement, malgré les tortures que ses ennemis lui ont fait endurer pendant 40 heures, n'a pu être contraint à dévoiler une syllabe de ce qu'il avait résolu de taire». Un contemporain, Rossi, qui écrivait sous le pseudonyme de J. N. Erythroeus, dans son Pinacotheca imaginum illustrum (1643-1648), raconte que Campanella fut soumis pendant 35 heures à une torture si cruelle «que toutes les veines et les artères qui sont autour de l'anus ayant été rompues, le sang qui coulait des blessures ne put être arrêté et que pourtant il soutint cette torture avec tant de fermeté que pas une fois il ne laissa échapper un mot indigne d'un philosophe».
  10. La même accusation avait été portée contre Postel, un de ces extraordinaires fanatiques illuminés du XVI° siècle, avec qui Campanella a plusieurs traits de ressemblance au point de vue intellectuel.