Bolchevisme contre stalinisme

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La révolution permanente en Russie[modifier le wikicode]


L'actualité du Manifeste communiste (1937)[modifier le wikicode]

Préface à l'édition en langue africaane de la première édition du Manifeste du parti communiste.

On a peine à croire que dix années seulement nous séparent du centenaire du Manifeste du parti communiste ! Ce manifeste, le plus génial de tous ceux de la littérature mondiale, surprend aujourd'hui encore par sa fraîcheur. Les parties principales semble avoir été écrites hier. Vraiment, les jeunes auteurs (Marx avait vingt-neuf ans, Engels vingt-sept) ont su regarder vers l'avenir comme personne avant eux et, peut-être bien, après.

Déjà, dans la préface à l'édition de 1872, Marx et Engels ont indiqué que, bien que quelques parties secondaires du Manifeste eussent vieilli, ils ne se croyaient pas en droit de modifier le texte primitif, car, au cours des vingt-cinq années écoulées, le Manifeste était devenu un document historique. Depuis, soixante-cinq années se sont écoulées. Certaines parties isolées du Manifeste ont glissé plus profondément encore le passé. Nous nous efforcerons de présenter dans cette préface, sous une forme résumée, à la fois les idées du Manifeste qui ont intégralement conservé leur force jusqu'à nos jours, et celles qui ont aujourd'hui besoin de modifications sérieuses ou de compléments.

1. La conception matérialiste de l'histoire, découverte par Marx peu de temps seulement avant la publication du Manifeste et qui y est appliquée avec une parfaite maîtrise, a tout à fait résisté à l'épreuve des événements et des coups de la critique hostile : elle constitue aujourd'hui l'un des instruments les plus précieux de la pensée humaine. Toutes les autres interprétations du processus historique ont perdu toute valeur scientifique. On peut dire avec assurance qu'actuellement il est impossible non seulement d'être un militant révolutionnaire, mais tout simplement d'être un homme politiquement instruit sans s'être approprié la conception matérialiste de l'Histoire.

2. Le premier chapitre du Manifeste débute par la phrase suivante: "L'histoire de toute société passée est l'histoire de la lutte de classes."

Cette thèse, qui constitue la conclusion la plus importante de la conception matérialiste de l'Histoire, n'a pas tardé à devenir elle-même un objet de la lutte des classes. La théorie, qui remplaçait le "bien-être commun", "l'unité nationale" et les "vérités éternelles de la morale" par la lutte des intérêts matériels considérés comme la force motrice, a subi des attaques particulièrement acharnées de la part des hypocrites réactionnaires, des doctrinaires libéraux et des démocrates idéalistes. Vinrent s'ajouter à eux, plus tard, cette fois au sein du mouvement ouvrier lui-même, ceux qu'on appelait les révisionnistes; c'est-à-dire les partisans de la révision du marxisme dans l'esprit de collaboration et de réconciliation entre les classes. Enfin, à notre époque, les méprisables épigones de l'Internationale Communiste (les "staliniens") ont pris le même chemin : la politique de ce qu'on appelle les "fronts populaires" découle entièrement de la négation des lois de la lutte de classes. C'est pourtant l'époque de l'impérialisme qui, en poussant à l'extrême toutes les contradictions sociales, constitue le triomphe historique du Manifeste communiste.

3. L'anatomie du capitalisme en tant que stade déterminé de l'évolution économique de la société économique de la société a été expliquée par Marx dans son Capital sous une forme achevée (1867). Mais, déjà dans le Manifeste communiste, les lignes fondamentales de sa future analyse ont été tracées d'un ciseau ferme : la rétribution du travail dans la mesure indispensable à la production; l'appropriation de la plus value; la concurrence comme loi fondamentale des rapports sociaux; la ruine des classes moyennes, c'est-à-dire de la petite bourgeoisie des villes et de la paysannerie; la concentration des richesses entre les mains d'un nombre toujours plus réduit de possédants, à un pôle et l'augmentation numérique du prolétariat à l'autre; la préparation des conditions matérielles et politiques du régime socialiste.

4. La thèse du Manifeste sur la tendance du capitalisme à abaisser le niveau de vie des ouvriers et même à les paupériser, a subi un feu violent. Les prêtres, les professeurs, les ministres, les journalistes, les théoriciens social-démocrates et les chefs syndicaux se sont élevés contre la théorie de la "paupérisation" progressive. Ils ont invariablement découvert le bien-être croissant des travailleurs en faisant passer l'aristocratie ouvrière pour le prolétariat ou en prenant une tendance temporaire pour une tendance générale. En même temps, l'évolution même du capitalisme le plus puissant, celui d'Amérique du Nord, a transformé des millions d'ouvriers en pauvres, entretenus aux frais de la charité étatique, municipale ou privée.

5. Par opposition au Manifeste qui décrivait les crises commerciales-industrielles comme une série de catastrophes croissantes, les révisionnistes affirmaient que le développement national et international des trusts garantit le contrôle du marché et mène graduellement à la domination des crises. Il est vrai que la fin du siècle dernier et le début de ce siècle se sont distingués par un développement tellement impétueux que les crises ne semblaient être que des accalmies "accidentelles". Mais cette époque est irrémédiablement révolue. En dernière analyse, dans cette question également, la vérité s'est trouvée du côté du Manifeste.

6. "Le gouvernement moderne n'est qu'une délégation qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise." Dans cette formule concentrée qui paraissait aux chefs social-démocrates un paradoxe journalistique, se trouve en réalité contenue la seule théorie scientifique de l'Etat. La démocratie créée par la bourgeoisie n'est pas une coquille vide que l'on peut, ainsi que le pensaient à la fois Bernstein et Kautsky , remplir paisiblement du contenu de classe que l'on veut. La démocratie bourgeoise ne peut servir que la bourgeoisie. Le gouvernement de "Front populaire", qu'il soit dirigé par Blum ou Chautemps, [Largo] Caballero ou Negrin, n'est "qu'une délégation qui gère les affaires communes de toute la classes bourgeoise". Quand cette "délégation" se tire mal d'affaire, la bourgeoisie la chasse d'un coup de pied.

7. "Toute lutte de classes est une lutte politique." "L'organisation des prolétaires en classe et, par suite, en parti politique." A la compréhension de ces lois historiques, les syndicalistes d'un côté, les anarcho-syndicaliste de l'autre se sont longtemps dérobés et essaient aujourd'hui encore de se dérober. Le syndicalisme "pur" reçoit aujourd'hui un coup terrible dans son principal refuge, les Etats-Unis. L'anarcho-syndicalisme a subi une défaite irréparable dans son dernier bastion, l'Espagne. Dans cette question également le Manifeste a eu raison.

8. Le prolétariat ne peut conquérir le pouvoir dans le cadre des lois édictées par la bourgeoisie. "Les communistes proclament ouvertement que leur buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social traditionnel." Le réformiste a essayé d'expliquer cette thèse du Manifeste par la non maturité du mouvement de l'époque et l'insuffisance du développement de la démocratie. Le sort des "démocraties" italienne, allemande et d'une longue série d'autres, démontre que, si quelque chose n'était pas mûr, il s'agissait des idées réformistes elles-mêmes.

9. Pour opérer la transformation socialiste de la société, il faut que la classe ouvrière concentre dans ses mains le pouvoir capable de briser tous les obstacles politiques sur la voie de l'ordre nouveau. Le "prolétariat organisé en classe dominante", c'est la dictature. En même temps, c'est la seule démocratie prolétarienne. Son envergure et sa profondeur dépendent des conditions historiques concrètes. Plus est grand le nombre des états qui s'engagent dans la révolution socialiste, plus les formes de dictature seront libres et souples, et plus la démocratie ouvrière sera large et profonde.

10. Le développement international du capitalisme implique le caractère international de la révolution prolétarienne. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Le développement ultérieur du capitalisme a si étroitement lié les unes aux autres toutes les parties de notre planète, "civilisées" et "non-civilisées", que le problème de la révolution socialiste a complètement et définitivement pris un caractère mondial. La bureaucratie soviétique a essayé de liquider le Manifeste dans cette question fondamentale. La dégénérescence bonapartiste de l'Etat soviétique a été l'illustration meurtrière du mensonge de la théorie du socialisme dans un seul pays.

11. "Une fois que, dans le cours du développement, les différences de classe ont disparu et que toute la production est concentrée aux mains des individus associés, le pouvoir public perd son caractère politique." Autrement dit l'Etat dépérit. Il reste la société, libérée de sa camisole de force. C'est cela le socialisme. Le théorème inverse, la monstrueuse croissance de la contrainte d'Etat en U.R.S.S. démontre que la société s'éloigne du socialisme.

12. "Les ouvriers n'ont pas de patrie." Cette phrase du Manifeste a été souvent jugée par les philistins comme une boutade bonne pour l'agitation. En réalité, elle donnait au prolétariat la seule directive raisonnée sur le problème de la "patrie" socialiste. La suppression de cette directive par la II° internationale a entraîné non seulement la destruction de l'Europe pendant quatre années, mais encore la stagnation actuelle de la culture mondiale. Devant l'approche de la nouvelle guerre, le Manifeste demeure aujourd'hui encore le conseiller le plus sûr dans la question de la "patrie" capitaliste.

Nous voyons ainsi que le petit ouvrage des deux jeunes auteurs continue à fournir des indications irremplaçables dans les questions fondamentales et les plus brûlantes de la lutte de libération. Quel autre livre pourrait se mesurer, même de loin, avec le Manifeste communiste ? Cela ne signifie nullement, cependant, qu'après quatre-vingt-dix années de développement sans précédent des forces productives et de grandioses luttes sociales, le Manifeste n'ait pas besoin de corrections et de compléments. La pensée révolutionnaire n'a rien de commun avec l'idolâtrie. Les programmes et les pronostics se vérifient et se corrigent à la lumière de l'expérience, qui est pour la pensée humaine l'instance suprême. Des corrections et des compléments, ainsi qu'en témoigne l'expérience historique même, ne peuvent être apportés avec succès qu'en partant de la méthode qui se trouve à la base du Manifeste. Nous essaierons de le montrer en nous aidant des exemples les plus importants.

1. Marx enseignait qu'aucun ordre social n'abandonne la scène avant d'avoir épuisé ses possibilités créatrices. Le Manifeste flétrit le capitalisme parce qu'il entrave le développement des forces productrices. A son époque cependant, ainsi qu'au cours des décennies suivantes, cette entrave n'était que relative: si, dans la seconde moitié du XIX° siècle, l'économie avait pu être organisée sur les fondements socialistes, le rythme de sa croissance aurait été incomparablement plus rapide. Cette thèse, théoriquement incontestable, ne change rien au fait que les forces productives ont continué à croître, à l'échelle mondiale, sans interruption jusqu'à la guerre mondiale. Ce n'est qu'au cours des vingt dernières années qu'en dépit des découvertes les plus modernes de la science et de la technique, s'est ouverte la période de la stagnation directe et même du déclin de l'économie mondiale. L'humanité commence à vivre sur le capital accumulé et la prochaine guerre menace de détruire pour longtemps les bases même de la civilisation. Les auteurs du Manifeste escomptaient que le Capital se briserait longtemps avant de transformer, de régime relativement réactionnaire en un régime absolument réactionnaire. Cette transformation ne s'est précisée qu'aux yeux de la génération actuelle et elle a fait de notre époque celle des guerres, des révolutions et du fascisme.

2. L'erreur de Marx-Engels quant aux délais historiques découlait d'une part de la sous-estimation des possibilités ultérieures inhérentes au capitalisme et d'autre part de la surestimation de la maturité révolutionnaire du prolétariat. La révolution de 1848 ne s'est pas transformée en révolution socialiste, comme le Manifeste l'avait escompté, mais ouvrit par la suite à l'Allemagne la possibilité d'un épanouissement formidable. La Commune de Paris démontra que le prolétariat ne peut arracher le pouvoir à la bourgeoisie sans avoir à sa tête un parti révolutionnaire éprouvé. Or la longue période d'essor capitaliste qui suivit entraîna, non l'éducation d'une avant-garde révolutionnaire, mais au contraire, la dégénérescence bourgeoise de la bureaucratie ouvrière, qui devint à son tour le frein principal de la révolution prolétarienne. Cette "dialectique", les auteurs du Manifeste ne pouvaient la prévoir eux-mêmes.

3. Le capitalisme, c'est, pour le Manifeste, le règne de la libre concurrence. Parlant de la concentration croissante du Capital, le Manifeste n'en tire pas encore la nécessaire conclusion au sujet du monopole qui est devenu la forme dominante du Capital à notre époque et la prémisse la plus importante de l'économie socialiste. Ce n'est que plus tard que Marx constata que dans son Capital la tendance à la transformation en monopole de la libre concurrence. La caractéristique scientifique du capitalisme de monopole a été donnée par Lénine dans son Impérialisme.

4. Se référant surtout à l'exemple de la "révolution industrielle" anglaise, les auteur du Manifeste se représentaient de façon trop rectiligne le processus de liquidation des classes intermédiaires sous la forme d'une prolétarisation totale de l'artisanat, du petit commerce et de la paysannerie. En réalité, les forces élémentaires de la concurrence sont loin d'avoir achevé cette œuvre à la fois progressiste et barbare. Le Capital a ruiné la petite bourgeoisie beaucoup plus vite qu'il ne l'a prolétarisée. En outre, la politique consciente de l'Etat bourgeois vise depuis longtemps à conserver artificiellement les couches petites bourgeoises. Le développement de la technique et la rationalisation de la grande production, tout en engendrant un chômage organique, freinent, à l'opposé, la prolétarisation de la petite bourgeoisie. En même temps, le développement du capitalisme a accru de façon extraordinaire l'armée des techniciens, des administrateurs, des employés de commerce, en un mot de tout ce qu'on appelle "la nouvelle classe moyenne". Le résultat en est que les classes moyennes, dont le Manifeste prévoit de façon si catégorique la disparition, constituent, même dans un pays aussi industrialisé que l'Allemagne, à peu près la moitié de la population. La conservation artificielle des couches petites-bourgeoises depuis longtemps périmées n'atténue cependant en rien les contradictions sociales. Au contraire, elle les rend particulièrement morbides. S'ajoutant à l'armée permanente des chômeurs, elle est l'expression la plus malfaisante du pourrissement du capitalisme.

5. Le Manifeste, conçu pour une époque révolutionnaire contient (à la fin de son second chapitre) dix revendications qui correspondent à la période de la transition immédiate du capitalisme au socialisme. Dans leur préface de 1872 Marx et Engels indiquèrent que ces revendications étaient en partie vieillies et qu'elles n'avaient plus en tout cas qu'une signification secondaire. Les réformistes se sont emparés de cette appréciation; ils l'on interprétée dans le sens que les mots d'ordre révolutionnaires transitoires cédaient définitivement la place au "programme minimum" de la social-démocratie qui, lui, comme on le sait, ne sortait pas du cadre de la démocratie bourgeoise.

En réalité, les auteurs du Manifeste ont indiqué de façon très précise la principale correction à apporter à leur programme de transition, à savoir : "Il ne suffit par que la classe ouvrière s'empare de la machine d'état pour la faire servir à sa propre fin". Autrement dit, la correction visait le fétichisme de la démocratie bourgeoise. A l'Etat capitaliste, Marx opposa plus l'état de type de la Commune. Ce "type" a pris, par la suite, la forme beaucoup plus précise des soviets. Il ne peut y avoir aujourd'hui de programme révolutionnaire sans soviets et sans contrôle ouvrier. Quant à tout le reste, aux dix revendications du Manifeste, qui, à l'époque de la paisible activité parlementaire, apparaissaient "archaïques", elle ont jusqu'à présent revêtu toute leur importance. Ce qui est, en revanche, vieilli sans espoir, c'est le "programme minimum" social-démocrate.

6. Pour justifier l'espoir que la "révolution bourgeoise allemande ne peut être que le prélude de la révolution prolétarienne", le Manifeste invoque les conditions générales beaucoup plus avancées de la civilisation européenne par rapport à l'Angleterre du XVI° siècle et à la France au XVII°, et le développement bien supérieur du prolétariat. L'erreur de ce pronostic ne consiste pas seulement dans l'erreur sur le délai. Quelques mois plus tard, la révolution de 1848 montra précisément que, dans la situation d'une évolution plus avancée, aucune des classes bourgeoises n'est capable de mener jusqu'au bout la révolution : la grande et moyenne bourgeoisie est trop liée aux propriétaires fonciers et trop soudée par la peur des masses; la petite bourgeoisie est trop dispersée et trop dépendante, par l'intermédiaire de ses dirigeant de la grande bourgeoisie. Comme l'a démontré l'évolution ultérieure en Europe et en Asie, la révolution bourgeoise, prise isolément, ne peut plus du tout se réaliser. La purification de la société des défroques féodales n'est possible que si le prolétariat, libéré de l'influence des partis bourgeois, est capable de se placer à la tête de la paysannerie et d'établir sa dictature révolutionnaire. Par là-même, la révolution socialiste pour s'y dissoudre ensuite. La révolution internationale devient ainsi un chaînon de la révolution internationale. La transformation des fondements économiques et de tous les rapports de la société prend un caractère permanent.

La claire compréhension du rapport organique entre la révolution démocratique et la dictature du prolétariat et, par conséquent, avec la révolution socialiste internationale, constitue, pour les partis révolutionnaires des pays arriérés d'Asie, d'Amérique latine, d'Afrique, une question de vie ou de mort.

7. En montrant comment le capitalisme entraîne dans son tourbillon les pays arriérés et barbares, le Manifeste ne mentionne pas la lutte des peuples coloniaux et semi-coloniaux pour leur indépendance. Dans la mesure où Marx et Engels pensaient que la révolution socialiste, "dans les pays civilisés tout au moins", était l'affaire des années prochaines, la question des colonies était, à leur yeux, résolue, non comme résultat d'un mouvement autonome des peuples opprimés, mais comme résultat de la victoire du prolétariat dans les métropoles du capitalisme. C'est pourquoi les questions de la stratégie révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux ne sont même pas effleurées dans le Manifeste. Mais ces question exigent des solution particulières. Ainsi, par exemple, il est bien évident que si la "patrie nationale" est devenu le pire frein historique dans les pays capitalistes développés, elle reste encore un facteur relativement progressiste dans les pays arriérés qui sont obligés de lutter pour leur existence et leur indépendance. "Les communistes, déclare le Manifeste, appuient dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l'ordre politique et social existant." Le mouvement des race de couleur contre les oppresseurs impérialistes est l'un des mouvement les plus puissants et les plus important contre l'ordre existant et c'est pourquoi il lui faut le soutient complet, sans réticence, du prolétariat de race blanche. Le mérite d'avoir développé la stratégie révolutionnaire des peuples opprimés revient surtout à Lénine.

8. La partie la plus vieillie du Manifeste - non quant à la méthode, mais quant à l'objet - est la critique de la littérature "socialiste" de la première moitié du XIX° siècle, et la définition de la position des communistes vis-à-vis des différents partis d'opposition. Les tendances et partis énumérés dans le Manifeste ont été balayés si radicalement par la révolution de 1848 ou par la contre-révolution qui suivit, que l'histoire ne les mentionne même plus. Cependant, dans cette partie également le Manifeste nous est peut être aujourd'hui plus proche qu'à la génération précédente. A l'époque de la prospérité de la II° internationale, lorsque le marxisme semblait régner sans conteste, les idées du socialisme d'avant Marx pouvaient être considérées comme définitivement révolues. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La décadence de la social-démocratie et de l'Internationale Communiste engendre à chaque pas de monstrueuses récidives idéologiques. La pensée sénile retombe pour ainsi dire dans l'enfance. A la recherche des formules de salut, les prophètes de l'époque du déclin redécouvrent les doctrines depuis longtemps enterrées par le socialisme scientifique. En ce qui concerne la question des partis d'opposition, les décennies écoulées y ont apporté les plus profonds changements : non seulement les vieux partis ont été remplacés depuis longtemps par de nouveaux, mais encore le caractère même des partis et de leurs rapports mutuels s'est radicalement modifié dans les conditions de l'époque impérialiste. Le Manifeste doit donc être complété par les principaux documents des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, par le littérature fondamentale du bolchevisme et les décisions de conférences de la IV° internationale.

Nous avons rappelé ci-dessus que, pour Marx, aucun ordre social ne quitte la scène avant d'avoir épuise ses possibilités. Cependant l'ordre social, même périmé, ne cède pas la place à un ordre nouveau sans résistance. La succession des régimes sociaux suppose la lutte de classe le plus âpre, c'est-à-dire la révolution. Si le prolétariat, pour une raison ou pour une autre, s'avère incapable de renverser l'ordre bourgeois qui se survit, il ne reste au capital financier, dans sa lutte pour maintenir sa domination ébranlée, qu'à transformer la petite bourgeoisie, qu'il a conduite au désespoir et à la démoralisation, en une armée de pogrome du fascisme. La dégénérescence bourgeoise de la social-démocratie et la dégénérescence fasciste de la petite bourgeoisie sont entrelacées comme cause et effet.

Aujourd'hui, la III° internationale mène dans tous les pays avec une licence plus effrénée encore, son œuvre de tromperie et de démoralisation des travailleurs. En frappant l'avant-garde du prolétariat espagnol, les mercenaires sans scrupules de Moscou non seulement, fraient la voie au fascisme, mais encore réalisent une bonne partie de sa besogne. La longue crise de la culture humaine, se ramène au fond à la crise de la direction révolutionnaire.

Héritière de la grande tradition dont le Manifeste du parti communiste est le chaînon le plus précieux, la IV° Internationale éduque de nouveaux cadres pour résoudre les tâches anciennes. La théorie est la réalité généralisée. La volonté passionnée de refondre la structure de la réalité sociale s'exprime dans une attitude honnête à l'égard de la théorie révolutionnaire. Le fait qu'au sud du continent noir, nos camarades d'idées aient traduit pour la première fois le Manifeste dans la langue des Africains Boers constitue une confirmation éclatante du fait que la pensée marxiste n'est aujourd'hui vivante que sous le drapeau de la IV° internationale. L'avenir lui appartient. Au centenaire du Manifeste communiste, la IV° Internationale sera la force révolutionnaire déterminante sur notre planète.


30 octobre 1937.


Les leçons de la Commune (1921)[modifier le wikicode]

Chaque fois que nous étudions l'histoire de la Commune, nous la voyons sous un nouvel aspect grâce à l'expérience acquise par les luttes révolutionnaires ultérieures, et surtout par les dernières révolutions, non seulement par la révolution russe, mais par les révolutions allemande et hongroise. La guerre franco-allemande fut une explosion sanglante présage d'une immense boucherie mondiale, la Commune de Paris, un éclair, présage d'une révolution prolétarienne mondiale.

La Commune nous montre l'héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s'unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l'avenir, mais elle nous montre en même temps l'incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s'arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l'ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position.

La Commune est venue trop tard. Elle avait toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre et cela aurait permis au prolétariat de Paris de se mettre d'un seul coup à la tête des travailleurs du pays dans leur lutte contre toutes les forces du passé, contre Bismarck aussi bien que contre Thiers. Mais le pouvoir tomba aux mains des bavards démocratiques, les députés de Paris. Le prolétariat parisien n'avait ni un parti, ni des chefs auxquels il aurait été étroitement lié par les luttes antérieures. Les patriotes petits-bourgeois, qui se croyaient socialistes et cherchaient l'appui des ouvriers, n'avaient en fait aucune confiance en eux. Ils ébranlaient la foi du prolétariat en lui-même, ils étaient continuellement à la recherche d'avocats célèbres, de journalistes, de députés, dont tout le bagage ne consistait qu'en une dizaine de phrases vaguement révolutionnaires, afin de leur confier la direction du mouvement.

La raison pour laquelle Jules Favre, Picard, Garnier-Pagès et Cie ont pris le pouvoir à Paris le 4 septembre, est la même que celle qui a permis à Paul-Boncour, à A. Varenne, à Renaudel et à plusieurs autres, d'être pendant un temps les maîtres du parti du prolétariat.

Les Renaudel et les Boncour et même les Longuet et les Pressemane par leurs sympathies, leurs habitudes intellectuelles et leurs procédés, sont beaucoup plus proches de Jules Favre et de Jules Ferry, que du prolétariat révolutionnaire. Leur phraséologie socialiste n'est qu'un masque historique qui leur permet de s'imposer aux masses. Et c'est justement parce que Favre, Simon, Picard et les autres ont usé et abusé de la phraséologie démocratico-libérale, que leurs fils et leurs petits-fils ont été obligés d'avoir recours à la phraséologie socialiste. Mais les fils et les petits-fils sont restés dignes de leurs pères et continuent leur oeuvre. Et quand il faudra décider non pas la question de la composition d'une clique ministérielle, mais celle beaucoup plus importante de savoir quelle classe en France doit prendre le pouvoir, Renaudel, Varenne, Longuet et leurs pareils seront dans le camp de Millerand --collaborateur de Galliffet, le bourreau de la Commune... Lorsque les bavards réactionnaires des salons et du Parlement se trouvent face à face, dans la vie, avec la Révolution, ils ne la reconnaissent jamais.

Le parti ouvrier --le vrai-- n'est pas une machine à manoeuvres parlementaires, c'est l'expérience accumulée et organisée du prolétariat. C'est seulement à l'aide du parti, qui s'appuie sur toute l'histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement, toutes ses étapes et en extrait la formule de l'action nécessaire, que le prolétariat se libère de la nécessité de recommencer toujours son histoire: ses hésitations, son manque de décision, ses erreurs.

Le prolétariat de Paris n'avait pas un tel parti. Les socialistes bourgeois, dont fourmillait la Commune, levaient les yeux au ciel, attendaient un miracle ou bien une parole prophétique, hésitaient et pendant ce temps-là, les masses tâtonnaient, perdaient la tête à cause de l'indécision des uns et de la franchise des autres. Le résultat fut que la Révolution éclata au milieu d'elles, trop tard. Paris était encerclé.

Six mois s'écoulèrent avant que le prolétariat eût rétabli dans sa mémoire les leçons des révolutions passées, des combats d'autrefois, des trahisons réitérées de la démocratie, et s'emparât du pouvoir.

Ces six mois furent une perte irréparable. Si en septembre 1870, à la tête du prolétariat de France s'était trouvé le parti centralisé de l'action révolutionnaire, toute l'histoire de la France, et avec elle toute l'histoire de l'humanité, auraient pris une autre direction.

Si le 18 mars le pouvoir se trouva entre les mains du prolétariat de Paris, ce ne fut pas qu'il s'en fut emparé consciemment, mais parce que ses ennemis avaient quitté Paris.

Ces derniers perdaient du terrain de plus en plus, les ouvriers les méprisaient et les détestaient, la petite-bourgeoisie n'avait plus confiance en eux et la haute bourgeoisie craignait qu'ils ne fussent pas capables de la défendre. Les soldats étaient hostiles aux officiers. Le gouvernement s'enfuit de Paris pour concentrer ailleurs ses forces. Et ce fut alors que le prolétariat devint maître de la situation.

Mais il ne comprit que le lendemain. La Révolution tomba sur lui sans qu'il s'y attendit.

Ce premier succès fut une nouvelle source de passivité. L'ennemi s'était enfui à Versailles. N'était-ce pas une victoire? En ce moment on aurait pu écraser la bande gouvernementale presque sans effusion de sang. A Paris, on aurait pu faire prisonniers tous les ministres, avec Thiers en tête. Personne n'aurait levé la main pour les défendre. On ne l'a pas fait. Il n'y avait pas d'organisation de parti centralisée, ayant une vue d'ensemble sur les choses et des organes spéciaux pour réaliser ses décisions.

Les débris de l'infanterie ne voulaient pas reculer sur Versailles. Le fil qui liait les officiers et les soldats était bien mince. Et s'il y avait eu à Paris un centre dirigeant de parti, il aurait incorporé dans les armées en retraite --puisqu'il y avait possibilité de retraite-- quelques centaines ou bien quelques dizaines d'ouvriers dévoués, et en leur donnant les directives suivantes: exciter le mécontentement des soldats contre les officiers et profiter du premier moment psychologique favorable pour libérer les soldats des officiers et les ramener à Paris pour s'unir avec le peuple. Cela pouvait être facilement réalisé, d'après l'aveu même des partisans de Thiers. Personne n'y pensa. Il n'y eut personne pour y penser. En présence des grands événements, d'ailleurs, de telles décisions ne peuvent être prises que par un parti révolutionnaire qui attend une révolution, s'y prépare, ne perd pas la tête, par un parti qui est habitué d'avoir une vue d'ensemble et n'a pas peur d'agir.

Et précisément le prolétariat français n'avait pas de parti d'action.

Le Comité central de la Garde nationale est, en fait, un Conseil de Députés des ouvriers armés et de la petite-bourgeoisie. Un tel Conseil élu immédiatement par les masses qui ont pris la voie révolutionnaire, représente un excellent appareil d'action. Mais il reflète en même temps et justement à cause de sa liaison immédiate et élémentaire avec les masses qui sont dans l'état où les a trouvées la révolution, non seulement tous les côtés forts, mais aussi tous les côtés faibles des masses, et il reflète d'abord les côtés faibles plus encore que les côtés forts: il manifeste l'esprit d'indécision, d'attente, la tendance à être inactif après les premiers succès.

Le Comité central de la Garde nationale avait besoin d'être dirigé. Il était indispensable d'avoir une organisation incarnant l'expérience politique du prolétariat et toujours présente --non seulement au Comité central, mais dans les légions, dans les bataillons, dans les couches les plus profondes du prolétariat français. Au moyen des Conseils de Députés, --dans le cas donné c'était des organes de la Garde nationale,-- le parti aurait pu être en contact continuel avec les masses, connaître leur état d'esprit; son centre dirigeant aurait pu donner chaque jour un mot d'ordre qui, par des militants du parti, aurait pénétré dans les masses, unissant leur pensée et leur volonté.

A peine le gouvernement eut-il reculé sur Versailles, que la Garde nationale se hâta de dégager sa responsabilité, au moment même où cette responsabilité était énorme. Le comité central imagina des élection "légales" à la Commune. Il entra en pourparlers, avec les maires de Paris pour se couvrir, à droite, par la "légalité".

Si l'on avait préparé en même temps une violente attaque contre Versailles, les pourparlers avec les maires auraient été une ruse militaire pleinement justifiée et conforme au but. Mais, en réalité, ces pourparlers, n'étaient menés que pour échapper par un miracle quelconque à la lutte. Les radicaux petits-bourgeois et les socialistes-idéalistes, respectant la "légalité" et les gens qui incarnaient une parcelle de l'état "légal", les députés, les maires, etc. , espéraient au fond de leurs âmes que Thiers s'arrêterait respectueusement devant le Paris révolutionnaire, aussitôt que ce dernier se couvrirait de la Commune "légale".

La passivité et l'indécision furent dans ce cas appuyés par le principe sacré de la fédération et d'autonomie. Paris, voyez-vous n'est qu'une commune parmi d'autres communes. Paris ne veut en imposer à personne; il ne lutte pas pour la dictature, si ce n'est pour la "dictature de l'exemple".

En somme, ce ne fut qu'une tentative pour remplacer la révolution prolétarienne, qui se développait, par une réforme petite-bourgeoise: l'autonomie communale. La vraie tâche révolutionnaire consistait à assurer au prolétariat le Pouvoir dans tout le pays. Paris en devait servir de base, d'appui, de place d'armes. Et, pour atteindre ce but, il fallait, sans perdre de temps, vaincre Versailles et envoyer par toute la France des agitateurs, des organisateurs, de la force armée. Il fallait entrer en contact avec les sympathisants, raffermir les hésitants et briser l'opposition des adversaires. Au lieu de cette politique d'offensive et d'agression qui pouvait seule sauver la situation les dirigeants de Paris essayèrent de s'enfermer dans leur autonomie communale: ils n'attaqueront pas les autres, si les autres ne les attaquent pas; chaque ville a son droit sacré de self-government. Ce bavardage idéaliste --du genre de l'anarchisme mondain-- couvrait en réalité la lâcheté devant l'action révolutionnaire qui devait être menée sans arrêt jusqu'à son terme, car, autrement, il ne fallait pas commencer...

L'hostilité à l'organisation centraliste --héritage du localisme et de l'autonomisme petit-bourgeois-- est sans doute le côté faible d'une certaine fraction du prolétariat français. L'autonomie des sections, des arrondissements, des bataillons, des villes, est pour certains révolutionnaires la garantie supérieure de la vraie activité et de l'indépendance individuelle. Mais c'est là une grande erreur, qui a coûté bien cher au prolétariat français.

Sous forme de "lutte contre le centralisme despotique" et contre la discipline "étouffante" se livre une lutte pour la propre conservation des divers groupes et sous-groupes de la classe ouvrière, pour leurs petits intérêts, avec leurs petits leaders d'arrondissement et leurs oracles locaux. La classe ouvrière tout entière, tout en conservant son originalité de culture et ses nuances politiques, peut agir avec méthode et fermeté, sans rester en arrière des événements et en dirigeant chaque fois ses coups mortels contre les parties faibles de ses ennemis, à condition qu'à sa tête, au-dessus des arrondissements, des sections, des groupes, se trouve un appareil centralisé et lié par une discipline de fer. La tendance vers le particularisme, quelque forme qu'elle revête est un héritage du passé mort. Plus tôt le communisme français --communisme socialiste et communisme syndicaliste-- s'en délivrera, mieux ce sera pour la réalisation prolétarienne.

*

Le parti ne crée pas la révolution à son gré, il ne choisit pas à sa guise le moment pour s'emparer du pouvoir, mais il intervient activement dans les événements, pénètre à chaque instant l'état d'esprit des masses révolutionnaires et évalue la force de résistance de l'ennemi, et détermine ainsi le moment le plus favorable à l'action décisive. C'est le côté le plus difficile de sa tâche. Le parti n'a pas de décision valable pour tous les cas. Il faut une théorie juste, une liaison étroite avec les masses, la compréhension de la situation, un coup d'oeil révolutionnaire, une grande décision. Plus un parti révolutionnaire pénètre profondément dans tous les domaines de la lutte prolétarienne, plus il est uni par l'unité du but et par celle de la discipline, plus vite et mieux peut-il arriver à résoudre sa tâche.

La difficulté consiste à lier étroitement cette organisation de parti centralisée, soudée intérieurement par une discipline de fer, avec le mouvement des masses avec ses flux et reflux. La conquête du pouvoir ne peut être atteinte qu'à condition d'une puissante pression révolutionnaire des masses travailleuses. Mais, dans cet acte, l'élément de préparation est tout à fait inévitable. Et mieux le parti comprendra la conjoncture et le moment, mieux les bases de résistance seront préparées, mieux les forces et les rôles seront répartis, plus sûr sera le succès, moins de victimes coûtera-t-il. La corrélation d'une action soigneusement préparée et du mouvement de masse est la tâche politico-stratégique de la prise du pouvoir.

La comparaison du 18 mars 1871 avec le 7 novembre 1917 est de ce point de vue très instructive. A Paris, c'est un manque absolu d'initiative pour l'action de la part des cercles dirigeants révolutionnaires. Le prolétariat, armé par le gouvernement bourgeois est, en fait, maître de la ville, dispose de tous les moyens matériels du pouvoir --canons et fusils-- mais il ne s'en rend pas compte. La bourgeoisie fait une tentative pour reprendre au géant son arme: elle veut voler au prolétariat ses canons. La tentative échoue. Le Gouvernement s'enfuit en panique de Paris à Versailles. Le champ est libre. Mais ce n'est que le lendemain que le prolétariat comprend qu'il est maître de Paris. Les "chefs" sont à la queue des événements, les enregistrent, quand ces derniers se sont déjà accomplis et font tout leur possible pour en émousser le tranchant révolutionnaire.

A Pétrograd, les événements se sont développés autrement. Le parti allait fermement, décidément à la prise du pouvoir, ayant partout ses hommes, renforçant chaque position, élargissant toute fissure entre les ouvriers et la garnison d'une part et le gouvernement d'autre part.

La manifestation armée des journées de juillet, c'est une vaste reconnaissance faite par le parti pour sonder le degré de liaison intime entre les masses et la force de résistance de l'ennemi. La reconnaissance se transforme en lutte des avant-postes. Nous sommes rejetés, mais, en même temps, entre le parti et les masses profondes s'établit une liaison par l'action. Les mois d'août, de septembre et d'octobre, voient un puissant flux révolutionnaire. Le parti en profite et augmente d'une manière considérable ses points d'appui dans la classe ouvrière et dans la garnison. Plus tard, l'harmonie entre les préparatifs de la conspiration et l'action de masse se fait presque automatiquement. Le Deuxième Congrès des Soviets est fixé pour le 7 novembre. Toute notre agitation antérieure devait conduire, à la prise du pouvoir par le Congrès. Ainsi, le coup d'Etat était d'avance adopté au 7 novembre. Ce fait était bien connu et compris par l'ennemi. Kerensky et ses conseillers ne pouvaient pas ne pas faire des tentatives pour se consolider, si peu que ce fût, dans Pétrograd pour le moment décisif. Aussi avaient-ils besoin avant tout de faire sortir de la capitale la partie la plus révolutionnaire de la garnison. Nous avons de notre part profité de cette tentative de Kerensky pour en faire la source d'un nouveau conflit, qui eut une importance décisive. Nous avons accusé ouvertement le gouvernement de Kerensky --notre accusation a trouvé ensuite une confirmation écrite dans un document officiel-- d'avoir projeté l'éloignement d'un tiers de la garnison de Pétrograd, non pas à cause de considérations d'ordre militaire, mais pour des combinaisons contre-révolutionnaires. Ce conflit nous lia encore plus étroitement à la garnison et posa devant cette dernière une tâche bien définie, soutenir le Congrès des Soviets fixé au 7 novembre. Et puisque le gouvernement insistait --bien que d'une manière assez molle-- pour que la garnison fut renvoyée, nous créâmes auprès du Soviet de Pétrograd, se trouvant déjà entre nos mains, un Comité révolutionnaire de guerre, sous prétexte de vérifier les raisons militaires du projet gouvernemental.

Ainsi nous eûmes un organe purement militaire, se trouvant à la tête de la garnison de Pétrograd, qui était, en réalité, un organe légal d'insurrection armée. Nous désignâmes, en même temps, dans toutes les unités militaires, dans les magasins militaires, etc., des commissaires (Communistes). L'organisation militaire clandestine accomplissait des tâches techniques spéciales et fournissait au Comité révolutionnaire de guerre, pour des tâches militaires importantes, des militants en qui on pouvait avoir pleine confiance. Le travail essentiel concernant la préparation, la réalisation et l'insurrection armée se faisait ouvertement et avec tant de méthode et de naturel que la bourgeoisie, avec Kerensky en tête, ne comprenait pas bien ce qui se passait sous ses yeux. (A paris, le prolétariat ne comprit que le lendemain de sa victoire réelle --qu'il n'avait pas d'ailleurs consciemment cherchée-- qu'il était maître de la situation. A Pétrograd, ce fut le contraire. Notre parti, s'appuyant sur les ouvriers et la garnison, s'était déjà emparé du pouvoir, la bourgeoisie passait une nuit assez tranquille et n'apprenait que le lendemain que le gouvernail du pays se trouvait entre les mains de son fossoyeur.

En ce qui concerne la stratégie, il y avait dans notre parti beaucoup de divergences d'opinion.

Une partie du Comité Central se déclara, comme on le sait, contre la prise du pouvoir, croyant que le moment n'était pas encore venu de le faire, que Pétrograd se trouverait détaché du reste du pays, les prolétaires des paysans, etc.

D'autres camarades croyaient que nous n'attribuions pas assez d'importance aux éléments de complot militaire. Un des membres du Comité Central exigeait en octobre l'encerclement du théâtre Alexandrine, où siégeait la Conférence Démocratique, et la proclamation de la dictature du Comité central du Parti. Il disait: en concentrant notre agitation de même que le travail militaire préparatoire pour le moment du Deuxième Congrès, nous montrons notre plan à l'adversaire, nous lui donnons la possibilité de se préparer et même de nous porter un coup préventif. Mais il n'y a pas de doute que la tentative d'un complot militaire et l'encerclement du Théâtre Alexandrine auraient été un fait trop étranger au développement des événements, que cela aurait été un événement déconcertant pour les masses. Même au Soviet de Pétrograd, où notre fraction dominait, une pareille entreprise prévenant le développement logique de la lutte aurait provoqué, à ce moment, un grand désarroi, et surtout parmi la garnison où il y avait des régiments hésitants et peu confiants, en premier lieu les régiments de cavalerie. Il aurait été beaucoup plus facile à Kerensky d'écraser un complot non attendu par les masses, que d'attaquer la garnison, se consolidant de plus en plus sur ses positions: la défense de son inviolabilité au nom du futur Congrès des Soviets. La majorité du Comité central rejeta donc le plan de l'encerclement de la Conférence démocratique et elle eut raison. La conjoncture était fort bien évaluée: l'insurrection armée, presque sans effusion de sang, triompha précisément le jour, fixé d'avance et ouvertement pour la convocation du Deuxième Congrès des Soviets.

Cette stratégie ne peut pourtant pas devenir une règle générale, elle demande des conditions déterminées. Personne ne croyait plus à la guerre avec les Allemands, et les soldats les moins révolutionnaires, ne voulaient pas partir de Pétrograd au front. Et bien que pour cette seule raison la garnison était tout entière du côté des ouvriers, elle s'affermissait dans son point de vue à mesure que se découvraient les machinations de Kerensky. Mais cet état d'esprit de la garnison de Pétrograd avait une cause plus profonde encore dans la situation de la classe paysanne et dans le développement de la guerre impérialiste. S'il y avait eu scission dans la garnison et si Kerensky avait reçu la possibilité de s'appuyer sur quelques régiments, notre plan aurait échoué. Les éléments de complot purement militaire (conspiration et grande rapidité dans l'action) auraient prévalu. Il aurait fallu, bien entendu, choisir un autre moment pour l'insurrection.

La Commune eut de même la complète possibilité de s'emparer des régiments même paysans, car ces derniers avaient perdu toute confiance et toute estime pour le pouvoir et pour le commandement. Pourtant elle n'a rien entrepris dans ce but. La faute est ici non pas aux rapports de la classe paysanne et de la classe ouvrière, mais à la stratégie révolutionnaire.

Quelle sera la situation sous ce rapport dans les pays européens à l'époque actuelle? Il n'est pas facile de prédire quelque chose là-dessus. Pourtant les événements se développant lentement et les gouvernements bourgeois faisant tous leurs efforts pour utiliser l'expérience passée, il est à prévoir que le prolétariat pour s'attirer les sympathies des soldats aura, à un moment donné, à vaincre une grande résistance, bien organisée. Une attaque habile et à l'heure propice de la part de la révolution sera alors nécessaire. Le devoir du parti est de s'y préparer. Voilà justement pourquoi il doit conserver et développer son caractère d'organisation centralisée, qui dirige ouvertement le mouvement révolutionnaire des masses et est, en même temps, un appareil clandestin de l'insurrection armée.

*

La question de l'éligibilité du commandement fut une des raisons du conflit entre la Garde nationale et Thiers. Paris refusa d'accepter le commandement désigné par Thiers. Varlin formula ensuite la revendication d'après laquelle tout le commandement de la Garde nationale, d'en bas jusqu'en haut, devrait être élu par les gardes nationaux eux-mêmes. C'est là que le Comité central de la Garde nationale trouva son appui.

Cette question doit être envisagée des deux côtés: du côté politique et du côté militaire, qui sont liés entre eux, mais qui doivent être distingués. La tâche politique consistait à épurer la Garde nationale du commandement contre-révolutionnaire. L'éligibilité complète en était le seul moyen, la majorité de la Garde nationale étant composée d'ouvriers et de petits-bourgeois révolutionnaires. Et de plus, la devise "éligibilité du commandement" devant s'étendre aussi à l'infanterie, Thiers aurait été d'un seul coup privé de son arme essentielle, les officiers contre-révolutionnaires. Pour réaliser ce projet, il manquait une organisation de parti, ayant ses hommes dans toutes les unités militaires. En un mot, l'éligibilité avait dans ce cas pour tâche immédiate non pas donner aux bataillons de bons commandements, mais les libérer de commandants dévoués à la bourgeoisie. L'éligibilité servit de coin pour scinder l'armée en deux parties suivant la ligne de classe. Ainsi les choses se passèrent chez nous à l'époque du Kerensky, surtout à la veille d'Octobre.

Mais la libération de l'armée du vieil appareil de commandement amène inévitablement l'affaiblissement de la cohésion d'organisation, et l'abaissement de la force combative. Le commandement élu est le plus souvent assez faible sous le rapport technico-militaire et en ce qui touche le maintien de l'ordre et de la discipline. Ainsi, au moment où l'armée se libère du vieux commandement contre-révolutionnaire qui l'opprimait, la question surgit de lui donner un commandement révolutionnaire, capable de remplir sa mission. Et cette question ne peut aucunement être résolue par de simples élections. Avant que les larges masses de soldats acquièrent l'expérience de bien choisir et de sélectionner des commandants, la révolution sera battue par l'ennemi, qui est guidé dans le choix de son commandement par l'expérience des siècles. Les méthodes de démocratie informe (la simple éligibilité) doivent être complétées et dans une certaine partie remplacées par des mesures de sélection d'en haut. La révolution doit créer un organe composé d'organisateurs expérimentés, sûrs, dans lesquels on peut avoir une confiance absolue, lui donner pleins pouvoirs pour choisir, désigner et éduquer le commandement. Si le particularisme et l'autonomisme démocratique sont extrêmement dangereux pour la révolution prolétarienne en général, ils sont dix fois plus dangereux encore pour l'armée. Nous l'avons vu par l'exemple tragique de la Commune.

Le Comité central de la Garde nationale puisa son autorité dans l'éligibilité démocratique. Au moment où le Comité central avait besoin de développer au maximum son initiative dans l'offensive, privé de la direction d'un parti prolétarien, il perdit la tête, se hâta de transmettre ses pouvoirs aux représentants de la Commune, qui avait besoin d'une base démocratique plus large. Et ce fut une grande erreur, dans cette période, de jouer aux élections. Mais une fois les élections faites et la Commune réunie, il fallait concentrer d'un seul coup et entièrement dans la Commune et créer par elle un organe possédant un pouvoir réel pour réorganiser la Garde nationale. Il n'en fut pas ainsi. A côté de la Commune élue restait le Comité central; le caractère d'éligibilité de ce dernier lui donnait une autorité politique grâce à laquelle il pouvait faire concurrence à la Commune. Mais cela le privait en même temps de l'énergie et de la fermeté nécessaires dans les questions purement militaires, qui, après l'organisation de la Commune, justifiaient son existence. L'éligibilité, les méthodes démocratiques ne sont qu'une des armes entre les mains du prolétariat et de son parti. L'éligibilité ne peut aucunement être fétiche, remède contre tous les maux. Il faut combiner les méthodes d'éligibilité avec celles de désignations. Le pouvoir de la Commune vint de la Garde nationale élue. Mais une fois créée la Commune aurait dû réorganiser d'un main bien forte la Garde nationale de haut en bas, lui donner des chefs sûrs et établir un régime de discipline bien sévère. La Commune ne l'a pas fait, étant privée elle-même d'un puissant centre directeur révolutionnaire. Aussi fut-elle écrasée.

Nous pouvons ainsi feuilleter page par page toute l'histoire de la Commune, et nous y trouverons une seule leçon: il faut une forte direction de parti. Le prolétariat français plus qu'aucun autre prolétariat a fait des sacrifices à la Révolution. Mais plus qu'aucun autre aussi, a-t-il été dupé. La bourgeoisie l'a plusieurs fois ébloui par toutes les couleurs du républicanisme, du radicalisme, du socialisme, pour lui mettre toujours des chaînes capitalistes. La bourgeoisie a apporté par ses agents, ses avocats et ses journalistes, toute une masse de formules démocratiques, parlementaires, autonomistes qui ne sont que des entraves aux pieds du prolétariat et qui gênent son mouvement en avant.

Le tempérament du prolétariat français est une lave révolutionnaire. Mais cette lave est recouverte à présent des cendres --du scepticisme-- résultat de plusieurs duperies et désenchantements. Aussi, les prolétaires révolutionnaires de la France doivent-ils être plus sévères envers leur parti et dévoiler plus impitoyablement la non-conformité entre la parole et l'action. Les ouvriers français ont besoin d'une organisation d'action, forte comme l'acier avec des chefs contrôlés par les masses à chaque nouvelle étape du mouvement révolutionnaire.

Combien de temps l'histoire nous donnera-t-elle pour nous préparer? Nous ne le savons pas. Durant cinquante ans la bourgeoisie française détint le pouvoir entre ses mains, après avoir érigé la Troisième République sur les os des communards. Ces lutteurs de 71 ne manquaient pas d'héroïsme. Ce qui leur manquait, c'était la clarté dans la méthode et une organisation dirigeante centralisée. C'est pourquoi ils ont été vaincus. Un demi-siècle s'écoula, avant que le prolétariat de France pût poser la question de venger la mort des communards. Mais, cette fois, l'action sera plus ferme, plus concentrée. Les héritiers de Thiers auront à payer la dette historique, intégralement.

Zlatoouste, 4 février 1921.


Trois conceptions de la révolution (1939)[modifier le wikicode]

La Révolution de 1905 fut non seulement "la répétition générale pour 1917" mais aussi le laboratoire d'où surgirent tous les groupements fondamentaux de la pensée politique russe et où toutes les tendances et nuances du marxisme s'esquissèrent ou prirent forme. Au centre des divergences et des disputes se trouvait la question du caractère historique de la révolution russe et de ses futures voies de développement. Cette lutte de conceptions et de pronostics n'a pas en soi de rapport direct avec la biographie de Staline qui n'a pas pris une part indépendante à ces débats. Les quelques articles de propagande qu'il écrivit sur cette matière sont dépourvus du moindre intérêt théorique. Des dizaines de bolchéviks divulguèrent, plume en main, ces mêmes idées et le firent d'une façon bien plus adéquate. Un exposé critique de la conception révolutionnaire du bolchévisme devrait, de par la nature même des choses, avoir sa place dans une biographie de Lénine. Cependant, les théories ont un sort qui leur est propre.

Si pendant la période de la première révolution et plus tard jusqu'en 1923, alors que les doctrines révolutionnaires étaient élaborées et appliquées, Staline n'eut pas de position indépendante, à partir de 1924 brusquement la situation change. C'est depuis ce moment que commence l'époque de la réaction bureaucratique et de la révision énergique du passé. La trame de la révolution se déroule à l'envers. Les anciennes doctrines sont soumises à des nouvelles évaluations ou à de nouvelles interprétations. D'une façon tout à fait inopinée, au premier abord, l'attention se concentre sur la conception de la "révolution permanente" en tant que source de toutes les bévues du trotskysme. Dorénavant, pour un certain nombre d'années, la critique de cette conception constitue le contenu principal de l'œuvre théorique "cit venio verbo" de Staline et de ses collaborateurs. On peut même dire que tout le stalinisme, sur le plan théorique, se développa par la critique de la théorie de la révolution permanente telle qu'elle a été formulée en 1905 . Par conséquent, l'analyse de cette théorie distincte de celles des menchéviks et des bolchéviks, ne peut manquer de faire partie de ce livre, ne fusse que sous forme d'appendice.

Le développement de la Russie est avant tout caractérisé par son état arriéré. Cependant, un état historiquement arriéré n'implique pas une simple reproduction du développement des pays avancés avec un délai d'un ou deux siècles. Il engendre une constitution sociale "combinée" entièrement nouvelle dans laquelle les dernières conquêtes de la technique et de la structure capitaliste s'implantent dans des relations de barbarie féodale et pré-féodales, les transformant en les dominant, créant ainsi une situation de relations réciproques de classes toute particulière. Il en est de même dans la sphère des idées. A cause précisément de son état historique attardé, la Russie se trouve être le seul pays où le marxisme, en tant que doctrine, et la social-démocratie, en tant que parti, atteignirent un développement puissant même avant la révolution bourgeoise. Il n'est que trop naturel que le problème de la corrélation entre la lutte pour la démocratie et la lutte pour le socialisme ait été soumis à une analyse théoriquement profonde, précisément en Russie.

Les narodniks, essentiellement idéalistes-démocrates, refusèrent de considérer la révolution en cours comme bourgeoise. Ils la qualifièrent de "démocratique" cherchant, au moyen d'une formule politique neutre, de masquer son contenu social, non seulement aux autres mais à eux-mêmes. Mais dans sa lutte contre le narodnikysme, le fondateur du marxisme russe, Plekhanov, décréta, aux alentours de 1880, que la Russie n'avait aucune raison d'espérer une voie de développement privilégié; que, comme les autres nations "profanes", elle aurait à passer à travers le purgatoire du capitalisme et que, précisément, en suivant cette voie, elle allait acquérir la liberté politique, indispensable pour la lutte du prolétariat pour le socialisme. Plekhanov, non seulement séparait la révolution bourgeoise en tant que tâche de la révolution socialiste qu'il renvoyait à un avenir indéfini - mais il attribuait à chacune d'elles des combinaisons de forces entièrement différentes.

La liberté politique devait être réalisée par le prolétariat allié à la bourgeoisie libérale; après plusieurs décades et ayant atteint un niveau plus élevé de développement capitaliste, le prolétariat, en lutte directe contre la bourgeoisie, mènerait à bien la révolution socialiste.

Lénine, de son côté, écrivait à la fin de 1904 :

"Il semble toujours à l'intellectuel russe que reconnaître notre révolution comme bourgeoise c'est la décolorer, la dégrader, l'abaisser... Pour le prolétariat, la lutte pour la liberté politique et pour la république démocratique au sein de la société bourgeoise est simplement un stade nécessaire dans sa lutte pour la révolution socialiste.

Les marxistes sont absolument convaincus, écrivait-il en 1905, du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que ces transformations démocratiques... qui sont devenues indispensables pour la Russie ne signifient pas en elles-mêmes une tentative de miner le capitalisme, de miner la révolution bourgeoise, mais, au contraire elles ouvrent la voie, pour la première fois et d'une façon valable, à un développement du capitalisme ample et rapide, européen et non asiatique. Elles rendront possible, pour la première fois, la domination de la bourgeoisie en tant que classe...

Nous ne pouvons sauter par-dessus le cadre démocratique bourgeois de la révolution russe, insistait-il, mais nous pouvons élargir ce cadre dans des proportions colossales".

C'est-à-dire nous pouvons créer au sein de la société bourgeoise des conditions bien plus favorables pour la lutte future du prolétariat. Dans ces limites, Lénine suivait Plekhanov. Le caractère bourgeois de la révolution servait aux deux fractions de la social-démocratie russe comme point de départ.

Il est tout à fait naturel que, dans ces conditions, Koba (Staline) ne dépassa pas, dans sa propagande, ces formules courantes qui constituaient la propriété commune des bolchéviks comme des menchéviks.

"L'Assemblée Constituante, écrivait-il en janvier 1905, élue à la base du suffrage universel, égal, direct, et secret, c'est ce pour quoi nous devons maintenant lutter. Seule cette Assemblée nous apportera la république démocratique dont nous avons un si urgent besoin dans notre lutte pour le socialisme". La république bourgeoise, comme arène d'une lutte de classes de longue haleine pour le but socialiste, telle est la perspective.

En 1907; c'est-à-dire après d'innombrables discussions dans la presse à Pétersbourg et à l'étranger et après une sérieuse expérimentation des prévisions théoriques dans les expériences de la première révolution, Staline écrivait :

"Que notre révolution est bourgeoise, qu'elle doit se terminer par la destruction de l'ordre féodal et non de l'ordre capitaliste, qu'elle peut être couronnée seulement par la république démocratique, sur ces points, semble-t-il, tous sont d'accord dans notre parti".

Staline ne parlait pas de ce par quoi la révolution commence mais de ce à quoi elle aboutit et il le limitait d'avance et d'une façon tout à fait catégorique "à la seule république démocratique". Nous chercherions en vain dans ses écrits, ne fusse qu'une allusion de quelque perspective d'une révolution socialiste en rapport avec un renversement de la démocratie. Telle fut sa position, même au début de la révolution de février 1917, jusqu'à l'arrivée de Lénine à Pétrograd.

Pour Plekhanov, Axelrod et les chefs du menchévisme en général, la caractérisation sociologique de la révolution comme bourgeoise était par-dessus tout politiquement valable parce que d'avance, elle interdisait de provoquer la bourgeoisie par le spectre du socialisme et de la "repousser" dans le camp de la réaction. "Les relations sociales de la Russie ont mûri uniquement pour la révolution bourgeoise", déclarait le chef de la tactique du menchévisme, Axelrod, au Congrès d'unité. "Devant le manque absolu de droits politiques dans notre pays, il ne saurait être question d'une lutte directe entre le prolétariat et les autres classes pour le pouvoir politique... le prolétariat lutte pour obtenir des conditions de développement bourgeois. Les conditions historiques objectives font que la destinée de notre prolétariat est irrémissiblement de collaborer avec la bourgeoisie dans sa lutte contre l'ennemi commun". Le contenu de la révolution russe était ainsi limité d'avance à ces transformations compatibles avec les intérêts et les vues de la bourgeoisie libérale.

C'est précisément sur ce point que commence le désaccord fondamental entre les deux fractions. Le bolchévisme se refusait absolument à reconnaître que la bourgeoisie russe fut capable de diriger jusqu'au bout sa propre révolution. Avec infiniment plus de force et de consistance que Plekhanov, Lénine considère la question agraire comme le problème central du renversement démocratique en Russie. "Le point crucial de la révolution russe, répétait-il, c'est la question agraire (de la terre). Des conclusions concernant la défaite ou la victoire doivent être basés... sur l'estimation de la condition des masses dans la lutte pour la terre". Avec Plekhanov, Lénine considérait la paysannerie comme une classe petite-bourgeoise; le programme agraire des paysans comme un programme de progrès bourgeois. "La Nationalisation est une mesure bourgeoise" insistait-il au Congrès d'unité. "Elle donnera une impulsion au développement du capitalisme; augmentera l'acuité de la lutte des classes; renforcera la mobilisation de la terre; causera un afflux de capitaux dans l'agriculture; fera baisser le prix du grain". Malgré le caractère bourgeois indiscutable de la révolution agraire, la bourgeoisie russe restait, néanmoins, hostile à l'expropriation des grands domaines et, précisément pour cette raison, était pour un compromis avec la monarchie sur la base d'une constitution d'après le modèle prussien. A la position de Plekhanov préconisant une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie, Lénine opposa l'idée d'une alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Il proclama que la tâche de la collaboration révolutionnaire de ces deux classes était d'établir une "dictature démocratique" comme unique moyen de nettoyer radicalement la Russie de tous les débris féodaux, de créer un système de paysans libres et d'ouvrir la voie au développement du capitalisme sur le modèle américain et non prussien.

La victoire de la révolution, écrivait-il, ne peut être consacrée que par une dictature, car la réalisation de transformations, dont le prolétariat et la paysannerie ont un besoin urgent et immédiat, provoquera la résistance désespérée des propriétaires terriens, des gros capitalistes et du tsarisme. Il sera impossible, sans dictature, de briser cette résistance et de repousser les tentatives contre-révolutionnaires. Mais ce sera, bien entendu, non pas une dictature socialiste mais démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans toute une série de stades transitoires du développement révolutionnaire) aux bases du capitalisme. Il ne lui sera possible, dans le meilleur des cas, que de réaliser un repartage radical de la propriété foncière en faveur de la paysannerie; d'introduire un régime démocratique consistant et total allant jusqu'à l'institution de la république; d'extirper tous les caractères asiatiques et féodaux non seulement de la vie quotidienne du village, mais aussi de l'usine; d'inaugurer de sérieuses améliorations de la situation des travailleurs en élevant leur standard de vie, et, par-dessus tout, de mener à bien la conflagration révolutionnaire en Europe.

La critique des conceptions de Lénine[modifier le wikicode]

La conception de Lénine constituait un énorme pas en avant dans la mesure où elle préconisait, non des réformes constitutionnelles, mais la réforme agraire comme tâche principale de la révolution, et indiquait la seule combinaison réaliste de forces sociales pour sa réalisation. Cependant, le point faible de la conception de Lénine était la contradiction interne que portait en elle l'idée de "la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie". Lénine, lui-même, restreignait les limites fondamentales de cette "dictature" quand il la qualifiait ouvertement de "bourgeoise". Il voulait dire par là que pour sauvegarder son alliance avec la paysannerie, le prolétariat serait obligé, au cours de la révolution à venir, de renoncer à entreprendre, d'une façon directe, les tâches socialistes. Mais cela signifierait que le prolétariat renoncerait à sa propre dictature. Par conséquent, la situation impliquerait la dictature de la paysannerie, même si elle était réalisée avec la participation des ouvriers.

C'était justement ce que disait Lénine en certain cas. Par exemple, à la Conférence de Stockholm en réfutant les arguments de Plekhanov qui s'était élevé contre "l'utopie" de la prise du pouvoir, Lénine déclarait :

"Quel programme sommes-nous en train de discuter ? Le programme agraire. Qui assumera la prise du pouvoir selon ce programme ? La paysannerie révolutionnaire".

Est-ce que Lénine mélange le pouvoir du prolétariat avec cette paysannerie ? Non répond-il en se référant à ses propres mots d'ordre. Lénine différencie complètement le pouvoir socialiste du prolétariat, du pouvoir démocratique bourgeois de la paysannerie. "Mais voyons, s'exclame-t-il encore, est-ce qu'une révolution paysanne est possible sans la prise du pouvoir par la paysannerie révolutionnaire". Dans cette formule de polémique, Lénine révèle avec une clarté spéciale la vulnérabilité de sa position.

La paysannerie est dispersée sur la surface d'un immense pays dont les points de ralliement sont les villes. La paysannerie elle-même est incapable de formuler ses propres intérêts car, dans chaque district, ses intérêts ont un aspect différent. Le lien économique entre les provinces est créé par le marché et les chemins de fer, mais l'un et les autres sont entre les mains des villes. En cherchant à s'affranchir des limitations du village et à généraliser ses propres intérêts, la paysannerie tombe inéluctablement sous la dépendance de la ville. Enfin, la paysannerie est également hétérogène dans ses relations sociales : la couche des koulaks cherche naturellement à l'entraîner vers une alliance avec la bourgeoisie des villes, tandis que les couches des paysans pauvres sont portées vers les travailleurs urbains. Sous ces conditions, la paysannerie comme telle est complètement incapable de conquérir le pouvoir.

Il est vrai que dans l'ancienne Chine des révolutionnaires portèrent la paysannerie au pouvoir, ou, pour être plus précis, octroyèrent le pouvoir aux chefs militaires des soulèvements paysans. Ceci conduisit chaque fois à un nouveau partage de la terre et à l'instauration d'une nouvelle dynastie "paysanne"; à ce point, l'histoire recommençait par le commencement. La nouvelle concentration de la terre, la nouvelle aristocratie, le nouveau système d'usure provoquaient un nouveau soulèvement. Aussi longtemps que la révolution conserve son caractère purement paysan, la société est incapable de sortir de ce cercle vicieux et sans issue.

C'est là la base de l'histoire ancienne de l'Asie, y compris l'histoire ancienne russe. En Europe, dès le début du déclin du Moyen Age, chaque soulèvement paysan victorieux portait au pouvoir, non pas un gouvernement paysan, mais un parti urbain de gauche. Un soulèvement paysan était victorieux exactement dans la mesure où il réussissait à renforcer la position de la section révolutionnaire de la population urbaine. Dans la Russie bourgeoise du XX° siècle, il ne saurait pas même être question de la prise du pouvoir par la paysannerie révolutionnaire.

L'opinion de Lénine sur le libéralisme[modifier le wikicode]

L'attitude vis-à-vis de la bourgeoisie libérale était, comme il a été dit plus haut, la pierre de touche de la différenciation entre les révolutionnaires et les opportunistes dans les rangs de la social-démocratie.

Quel serait le caractère du futur Gouvernement Provisoire révolutionnaire ? En face de quelles tâches serait-il placé ? Dans quel ordre ?

Ces très importantes questions ne pouvaient être correctement posées que sur la base du caractère fondamental de la politique du prolétariat, et le caractère de cette politique était à son tour déterminé tout d'abord par l'attitude envers la bourgeoisie libérale.

De toute évidence, Plekhanov fermait obstinément les yeux devant la conclusion fondamentale de l'histoire politique du XIX° siècle : chaque fois que le prolétariat va de l'avant comme une force indépendante, la bourgeoisie se réfugie dans le camp de la contre-révolution. Et plus les masses déploient d'audace dans leur lutte, plus rapide devient la dégénérescence réactionnaire du libéralisme. Nul n'est encore parvenu à inventer un moyen propre à paralyser les effets de la loi de la lutte des classes.

"Nous devons rechercher le soutien des partis non-prolétariens, répétait Plekhanov pendant les années de la première révolution, et non pas les repousser par des actes dépourvus de tact".

Par des prédications monotones de ce genre, le philosophe du marxisme montrait que le dynamisme vivant de la société lui était inaccessible.

Les "manques de tact" peuvent repousser un intellectuel susceptible en tant qu'individu. Les classes et les partis sont repoussés par les intérêts sociaux.

"On peut dire avec certitude, répondait Lénine à Plekhanov, que les libéraux et les propriétaires terriens vous pardonneront des millions de "manques de tact" mais ne vous pardonneront pas une tentative de leur prendre la terre".

Et pas seulement les propriétaires terriens. Les sommets de la bourgeoisie sont liés aux propriétaires par l'unité des intérêts de propriété, et plus étroitement par le système des banques. Les sommets de la petite-bourgeoisie et de l'intelligentsia dépendent matériellement et moralement des gros et moyens propriétaires. Elles craignent le mouvement indépendant des masses.

Cependant, pour renverser le tsarisme, il était nécessaire de mener plusieurs dizaines de millions d'opprimés à un assaut révolutionnaire héroïque, plein d'abnégation, et qui ne s'arrêterait devant rien. Les masses peuvent être soulevées en vue de l'insurrection, uniquement sous la bannière de leurs propres intérêts, et par conséquent, dans un esprit d'hostilité irréconciliable envers les classes exploiteuses, en commençant par les propriétaires terriens. La "répulsion" de la bourgeoisie oppositionnelle à l'égard des ouvriers et des paysans révolutionnaires était donc une loi immanente à la révolution elle-même, et ne pouvait être évitée par des moyens de diplomatie et de "tact".

Chaque nouveau mois confirmait l'appréciation léniniste du libéralisme. Contrairement aux espérances des menchéviks, les cadets, non seulement n'étaient pas prêts à prendre leur place à la tête de la révolution "bourgeoise", mais au contraire découvraient de plus en plus leur mission historique dans leur lutte contre elle.

Après l'écrasement du soulèvement de décembre, les libéraux, qui occupaient l'avant-scène politique à l'éphémère Douma, cherchèrent, de toute leur force, à se justifier aux yeux de la monarchie et à se disculper du manque de fermeté de leur conduite contre-révolutionnaire pendant l'automne 1905, alors que le danger menaçait les soutiens les plus sacrés de la "culture".

Le Chef des libéraux, Milioukov, qui menait les négociations secrètes avec le Palais d'Hiver, prouva très correctement dans la presse qu'à la fin de 1905, les cadets ne pouvaient même pas se montrer devant les masses. "Ceux qui maintenant blâment le parti (des cadets), écrivait-il, parce qu'il n'a pas protesté, dans le temps, en organisant des meetings contre les illusions révolutionnaires du trotskysme... ne comprennent simplement pas ou ne se souviennent plus de l'atmosphère qui régnait dans le temps, dans les réunions démocratiques publiques durant les meetings".

Par les "illusions du Trotskysme", le chef libéral entendait la politique indépendante du prolétariat qui attira vers les soviets les sympathies des plus basses couches des villes, des soldats, des paysans, et de tous les opprimés, et qui, pour cette raison, provoquaient la répulsion de la "société cultivée".

L'évolution des menchéviks se déroula sur des lignes parallèles. Ils avaient de plus en plus fréquemment à se justifier devant les libéraux, d'avoir formé un bloc avec Trotsky en 1905. Les explications de Martov, la publicité talentueuse des menchéviks se résumait en ceci qu'il était nécessaire de faire des concessions aux "illusions révolutionnaires" des masses.

A Tiflis, les groupements politiques se formèrent sur la même base de principes qu'à Pétersbourg. "Briser la réaction", écrivait le chef des menchéviks du Caucase Jordania, "pour obtenir et consolider la Constitution - cela dépendra de l'unification consciente et des efforts vers un seul but des forces du prolétariat et de la bourgeoisie... Il est vrai que la paysannerie sera entraînée dans le mouvement, auquel elle donnera un caractère élémentaire, mais le rôle décisif sera néanmoins joué par ces deux classes, tandis que le mouvement agraire apportera du grain à leur moulin".

Lénine se moquait des craintes éprouvées par Jordania, qu'une politique irréconciliable envers la bourgeoisie ne condamnât les ouvriers à l'impuissance "Jordania discute la question d'un isolement possible du prolétariat au cours d'un renversement démocratique et oublie... la paysannerie."

De tous les alliés possibles du prolétariat il ne connaît et ne flirte qu'avec les propriétaires terriens libéraux. Et il ne connaît pas les paysans ! Et cela au Caucase ! Les réfutations de Lénine, bien que correctes en principe, simplifient le problème sur un point. Jordania n'avait pas "oublié" la paysannerie, et comme l'insinuation de Lénine lui-même le laisse deviner, il ne pouvait l'oublier au Caucase où la paysannerie était, en ce temps-là, en train de se soulever avec l'impétuosité d'un ouragan sous la bannière des menchéviks. Jordania, cependant, considérait la paysannerie non pas tellement comme un allié politique que comme un bélier historique qui pouvait et devait être utilisé par la bourgeoisie alliée au prolétariat. Il ne croyait pas que la paysannerie fût capable de devenir une force dirigeante ou même indépendante de la révolution et en cela il n'avait pas tort; mais il ne croyait pas non plus que le prolétariat fût capable de conduire le soulèvement agraire à la victoire et c'était là son erreur fatale. La théorie menchévique de l'alliance du prolétariat et de la bourgeoisie signifiait en réalité l'asservissement des ouvriers et des paysans aux libéraux. L'utopisme réactionnaire de ce programme était déterminé par le fait que le démembrement avancé des classes paralysait d'avance la bourgeoisie en tant que facteur révolutionnaire. En cette question fondamentale, c'était les bolchéviks qui avaient raison sur toute la ligne : après une alliance avec la bourgeoisie libérale, les sociaux-démocrates seraient inévitablement amenés à s'opposer au mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans. En 1905, les menchéviks n'avaient pas encore suffisamment de courage pour tirer toutes les conclusions nécessaires de leur théorie de la révolution "bourgeoise". En 1917, ils poussèrent leurs idées jusqu'à leur conclusion logique et se cassèrent le nez.

Sur la question de la position envers les libéraux, Staline, pendant les années de la première révolution, était aux côtés de Lénine. On doit dire que, pendant cette période, même la majorité des menchéviks de base était plus proche de Lénine que de Plekhanov sur des questions relatives à la bourgeoisie oppositionnelle. Une attitude méprisante envers les libéraux faisait partie de la tradition littéraire du radicalisme intellectuel. Mais on s'efforcerait en vain de trouver une contribution indépendante de Koba[1] sur cette question, une analyse des relations sociales du Caucase, de nouveaux arguments ou même une nouvelle façon de formuler les anciens. Jordania, le leader des menchéviks du Caucase, était de beaucoup plus indépendant par rapport à Plekhanov que Staline par rapport à Lénine. "C'est en vain que Messieurs les libéraux cherchent", écrivait Koba après le 9 janvier "à sauver le trône chancelant du Tsar. C'est en vain qu'ils tendent au Tsar une main secourable !... Les masses populaires qui se sont soulevées se préparent pour la révolution et non pour la réconciliation avec le Tsar... Oui, Messieurs, vos efforts sont vains. La Révolution Russe est inévitable et elle est aussi inévitable que le lever du soleil. Pouvez-vous empêcher le soleil de se lever ? C'est là la question !" Et ainsi de suite. Koba était incapable d'atteindre un niveau plus élevé. Deux ans et demi plus tard, imitant Lénine, presque littéralement, il écrivait : "La bourgeoisie libérale russe est contre-révolutionnaire; elle ne saurait être la force motrice, et encore bien moins le leader de la Révolution. Elle est l'ennemie jurée de la Révolution et une lutte opiniâtre doit être engagée contre elle". Cependant, c'est précisément sur cette question fondamentale que Staline allait subir une métamorphose complète au cours des dix années suivantes et faire face à la révolution de février 1917 comme partisan d'un bloc avec la bourgeoisie libérale, et par conséquent comme champion de l'union des menchéviks et des bolchéviks en un seul parti. Seule l'arrivée de Lénine de l'étranger mit brusquement fin à la politique indépendante de Staline qu'il qualifiait de dérision du marxisme.

La paysannerie et le socialisme[modifier le wikicode]

Les narodniki considéraient les ouvriers et les paysans simplement comme des "travailleurs" et des "exploités" également intéressés au socialisme. Les marxistes considéraient le paysan comme un petit bourgeois capable de devenir un socialiste seulement dans la mesure où il cesse matériellement ou spirituellement d'être un paysan. Avec le sentimentalisme qui leur était propre, les narodniki voyaient dans cette caractérisation sociologique une flétrissure morale de la paysannerie.

C'est sur cette ligne que s'engagea pendant deux générations la lutte principale des tendances révolutionnaires de la Russie. Pour comprendre les divergences futures entre le stalinisme et le trotskysme, il est nécessaire encore une fois de souligner que, conformément à toute la tradition marxiste, Lénine n'a jamais un seul instant considéré la paysannerie comme un allié socialiste du prolétariat. Au contraire, l'impossibilité de la révolution socialiste en Russie était déduite par lui précisément de la prépondérance colossale de la paysannerie. Cette conception se retrouve dans tous ses articles qui, directement ou indirectement, ont trait à la question agraire. "Nous soutenons le mouvement de la paysannerie", écrivait Lénine en septembre 1905 , "dans la mesure où c'est un mouvement démocratique révolutionnaire. Nous sommes prêts (maintenant, immédiatement) à entrer en lutte avec lui dans la mesure où il se montrera réactionnaire, anti-prolétarien. La substance tout entière du marxisme est dans cette double tâche..." Lénine voyait l'allié socialiste dans le prolétariat d'Occident, et en partie dans les éléments semi-prolétaires du village russe mais jamais dans la paysannerie comme telle. "Nous soutenons du début jusqu'à la fin par tous les moyens, jusqu'à la confiscation", répétait-il avec l'insistance qui lui était particulière "le paysan en général contre le propriétaire terrien, et plus tard (et pas même plus tard mais en même temps) nous soutenons le prolétariat contre le paysan en général."

"La paysannerie vaincra au cours de la révolution démocratique bourgeoise", écrivait-il en mars 1906, "épuisant ainsi complètement son élan révolutionnaire en tant que paysannerie. Le prolétariat vaincra au cours de la révolution démocratique bourgeoise et par là ne fera que démontrer son véritable élan socialiste révolutionnaire". "Le mouvement de la paysannerie" répétait-il en mai de la même année, "c'est le mouvement d'une classe différente, c'est une lutte non contre les bases du capitalisme, mais pour balayer tous les débris du système féodal".

Ce point de vue peut être retrouvé chez Lénine d'un article à l'autre, année par année, volume par volume. Le langage et les exemples varient, la pensée fondamentale reste la même. Il ne pouvait en être autrement. Si Lénine avait vu en la paysannerie un allié socialiste, il n'aurait pas eu la moindre raison d'insister sur le caractère bourgeois de la révolution et de circonscrire "la dictature du prolétariat et de la paysannerie" dans les limites étroites de tâches purement démocratiques. Dans les cas où Lénine accusait l'auteur de ces lignes de "sous-estimer" la paysannerie, il avait en vue non pas du tout mon refus de reconnaître les tendances socialiste de la paysannerie, mais, au contraire, ma reconnaissance inadéquate - selon le point de vue de Lénine - de l'indépendance démocratique bourgeoise de la paysannerie, de sa capacité de créer son propre pouvoir et par là d'empêcher l'instauration de la dictature socialiste du prolétariat.

La réévaluation de cette question ne fut remise sur le tapis qu'au cours des années de la réaction thermidorienne, dont le début coïncida approximativement avec la maladie et la mort de Lénine. Désormais l'alliance des ouvriers et des paysans russes était proclamée être en elle-même une garantie suffisante contre les dangers de la restauration et un gage immuable de la réalisation du socialisme dans les limites de l'Union Soviétique. En remplaçant la théorie de la révolution internationale par la théorie du socialisme dans un seul pays, Staline commença à ne plus désigner l'évaluation marxiste du rôle de la paysannerie que du terme de "Trotskysme" et cela non seulement par rapport au présent, mais par rapport au passé tout entier.

Naturellement, il est possible de soulever la question de savoir si oui ou non, le point de vue marxiste classique sur le rôle de la paysannerie s'est avéré erroné. Ce sujet nous mènerait beaucoup trop loin au-delà des limites de la présente étude. Qu'il nous suffise de constater ici que jamais le marxisme n'a donné à son estimation de la paysannerie en tant que classe non socialiste un caractère absolu et statique. Marx lui-même disait que le paysan a non seulement des superstitions, mais aussi la capacité de raisonner. Le régime de la dictature du prolétariat ouvrit de très larges possibilités d'influencer la paysannerie et de la rééduquer. Les limites de ces possibilités n'ont pas encore été épuisées par l'histoire.

Cependant, il est clair déjà que le rôle croissant de la coercition étatique en U.R.S.S. n'a pas réfuté mais confirmé d'une façon fondamentale la position envers la paysannerie qui distinguait les marxistes russes des narodniki. Cependant, quelle que puisse être aujourd'hui la situation dans ce domaine après vingt années du nouveau régime, il reste indubitable que jusqu'à la Révolution d'Octobre, ou, plus correctement, jusqu'en 1924, personne dans le camp marxiste - Lénine moins que les autres - ne voyait en la paysannerie un facteur socialiste de développement. Sans l'aide de la Révolution en Occident, répétait Lénine, la restauration est inévitable. Il ne se trompait pas : la bureaucratie stalinienne n'est pas autre chose que la première phase de la restauration bourgeoise.

La conception Trotskiste[modifier le wikicode]

Nous avons analysé ci-dessus les points de départ des deux actions fondamentales de la social-démocratie russe. Mais dès l'aurore de la première révolution, une troisième position avait été formulée. Nous sommes obligés de l'exposer ici avec toute l'ampleur nécessaire, non seulement parce qu'elle trouva sa confirmation au cours des événements de 1917, mais surtout parce que sept ans après la Révolution d'Octobre cette conception, après avoir été retournée sens dessus-dessous, commença à jouer un rôle totalement imprévu dans l'évolution politique de Staline et de la bureaucratie russe dans son ensemble.

Au commencement de 1905, une brochure de Trotsky parut à Genève. Cette brochure contenait une analyse de la situation politique telle qu'elle se présentait pendant l'hiver 1904. L'auteur arrivait à la conclusion que la campagne indépendante de pétitions et de banquets des libéraux avait épuisé toutes ses possibilités; que l'intelligentsia radicale, qui avait mis en eux tous ses espoirs était avec eux parvenue à une impasse; que le mouvement paysan était en train de créer des conditions propices de victoire, mais qu'il était incapable de l'assurer; qu'on ne pouvait arriver à une solution décisive que par le soulèvement armé du prolétariat et que la phase suivante dans cette voie serait la grève générale.

La brochure était intitulée Avant le 9 janvier parce qu'elle avait été écrite avant le dimanche sanglant de Pétersbourg. La puissante vague de grèves qui déferla après cette date, avec les conflits armés initiaux qui l'accompagnèrent, était une confirmation indéniable du pronostic stratégique de la brochure.

La préface de mon ouvrage avait été écrite par Parvus un émigré russe qui avait réussi à devenir, en ce temps-là, un éminent écrivain allemand. Parvus était une personnalité douée d'un don créateur exceptionnel, capable d'être influencée par les idées des autres comme aussi d'enrichir les autres de ses idées. Il manquait d'équilibre interne et d'un amour du travail suffisant pour offrir au mouvement ouvrier une contribution digne de ses talents comme penseur et comme écrivain. Il exerça une influence indubitable sur mon développement personnel, et particulièrement en ce qui concerne la compréhension social-révolutionnaire de notre époque. Quelques années avant notre première rencontre, Parvus avait passionnément défendu l'idée d'une grève générale en Allemagne. Mais le pays traversant une crise industrielle prolongée, la social-démocratie s'était adaptée au régime des Hohenzollern; la propagande révolutionnaire d'un étranger ne rencontrait qu'indifférence ironique. Quand il prit connaissance deux jours après les événements sanglants de Pétersbourg, de ma brochure alors manuscrite, Parvus fut conquis par l'idée du rôle exceptionnel que le prolétariat de la Russie arriérée était destiné à jouer.

Ces quelques jours que nous passâmes ensemble à Munich furent remplis par des conversations qui servirent à tous les deux à clarifier bien des choses et qui personnellement nous rapprochèrent l'un de l'autre. La préface à ma brochure que Parvus écrivit à cette époque est entrée dans l'histoire de la Révolution Russe. En quelques pages, il mit en lumière ces particularités sociales de la Russie arriérée qui, il est vrai, étaient déjà connues auparavant, mais dont personne n'avait tiré les conclusions nécessaires.

"Le radicalisme politique de l'Europe Occidentale", écrivait Parvus, " était - c'est un fait bien connu - basé à l'origine sur la petite bourgeoisie, c'est-à-dire sur les artisans, et, en général, sur cette partie de la bourgeoisie qui avait été atteinte par le développement industriel mais qui en même temps était évincée par la classe capitaliste.

"En Russie, durant la période pré-capitaliste, les villes se développèrent bien plus d'après les modèles chinois que d'après les modèles européens. Elles étaient des centres de fonctionnaires d'un caractère purement administratif, sans la moindre signification politique, et en ce qui concerne les relations économiques elles servaient de centres de transactions, de bazars, pour le milieu environnant de propriétaires terriens et de paysans. Leur développement était encore fort insignifiant quand il fut arrêté par le processus capitaliste qui commença à créer des grandes villes à sa propre image, c'est-à-dire des villes industrielles et des centres du trafic mondial...

La même raison exactement qui a enrayé le développement de la démocratie petite bourgeoise servit à accroître la conscience de classe du prolétariat en Russie, à savoir le faible développement de la forme artisanale de la production : le prolétariat fut immédiatement concentré dans les usines...

Les masses paysannes seront entraînées dans le mouvement dans des proportions toujours croissantes. Mais elles sont uniquement capables d'augmenter l'anarchie politique du pays et de cette façon d'affaiblir le gouvernement; elles ne sauraient constituer une armée révolutionnaire solidement soudée. Par conséquent, avec le développement de la révolution, une part toujours plus grande du travail politique incombera au prolétariat. Et en même temps, sa conscience politique ira en s'amplifiant, son énergie politique s'accroîtra.

La social-démocratie sera mise en face du dilemme : ou bien assumer la responsabilité du Gouvernement Provisoire ou bien se tenir à l'écart du mouvement ouvrier. Les travailleurs considéreront ce gouvernement comme leur gouvernement, indépendamment de la façon dont la social-démocratie se conduira... Le renversement révolutionnaire ne peut être, en Russie, que l'œuvre du prolétariat. Le Gouvernement Provisoire Révolutionnaire en Russie sera le gouvernement d'une démocratie ouvrière. Si la social-démocratie prend la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, alors ce gouvernement sera social-démocrate...

Le Gouvernement Provisoire social-démocrate ne sera pas capable d'accomplir un renversement socialiste en Russie, mais le processus même de la liquidation de l'autocratie et l'instauration d'une république démocratique lui fournira un terrain favorable de travail politique".

Dans le feu des événements révolutionnaires de l'automne 1905, je rencontrai encore Parvus, cette fois à Petersbourg. Tout en gardant une indépendance organisationnelle vis-à-vis des deux fractions, nous publiâmes ensemble un journal ouvrier de masse, le Russkoye Slovo, et, en coalition avec les menchéviks, un grand journal politique, le Natchalo. La théorie de la Révolution Permanente a été habituellement associée aux noms de "Parvus et Trotsky". Ceci n'est que partiellement correct. La période de l'apogée révolutionnaire de Parvus appartient à la fin du siècle dernier, quand il se trouvait à la tête de la lutte contre le "révisionnisme", c'est-à-dire contre la déviation opportuniste de la théorie de Marx.

L'échec des tentatives en vue de pousser la social-démocratie allemande dans la voie d'une politique plus résolue mina son optimisme. Devant la perspective de la révolution socialiste en Occident, Parvus commença à réagir en faisant de plus en plus des réserves. Il considérait à cette époque, que "le Gouvernement Provisoire social-démocrate ne sera pas capable d'accomplir un renversement socialiste en Russie". Ses pronostics indiquaient par conséquent non pas la transformation de la révolution démocratique en une révolution socialiste, mais seulement l'instauration en Russie d'un régime de démocratie ouvrière du type australien, où sur la base d'un système d'économie agricole s'était établi pour la première fois un gouvernement ouvrier qui ne dépassait pas les cadres d'un régime bourgeois.

Je ne partageais pas ses opinions quant à cette conclusion. La démocratie australienne, qui s'était développée organiquement sur le sol vierge d'un nouveau continent, prit tout de suite un caractère conservateur et se subordonna un prolétariat jeune mais tout à fait privilégié. La démocratie russe, au contraire, ne pouvait s'épanouir qu'à la suite d'un grandiose bouleversement révolutionnaire, dont la dynamique ne permettrait en aucun cas au gouvernement ouvrier de rester dans les cadres de la démocratie bourgeoise. Nos divergences, qui commencèrent peu après la révolution de 1905, aboutirent à une rupture complète entre nous au début de la guerre, lorsque Parvus, chez qui le sceptique avait complètement tué le révolutionnaire, se plaça aux côtés de l'impérialisme allemand et devint plus tard le conseiller et l'inspirateur du premier président de la République allemande, Ebert.

La théorie de la révolution permanente[modifier le wikicode]

Ayant débuté avec la brochure "Avant le 9 janvier", je suis plus d'une fois revenu sur ce sujet, développant et justifiant la théorie de la Révolution Permanente. Etant donné l'importance que cette théorie a acquise plus tard pour l'évolution idéologique du héros de cette biographie[2], il est nécessaire de l'exposer ici sous forme de citations exactes de mes œuvres de 1905-1906.

"Le centre de la population d'une ville moderne, du moins, dans les villes ayant une importance économique et politique, est constitué par la classe essentiellement différenciée des travailleurs salariés. C'est précisément cette classe essentiellement inconnue pendant la Grande Révolution Française qui est destinée à jouer le rôle décisif dans notre révolution... Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut prendre le pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé. Vouloir établir une espèce de dépendance automatique de la dictature prolétarienne à l'égard des forces techniques et des ressources d'un pays, c'est un préjugé qui dérive d'un matérialisme "économique" simplifié à l'extrême. Un tel point de vue n'a rien de commun avec le marxisme. Bien que les forces de production industrielles fussent dix fois plus développées aux Etats-Unis que chez nous, le rôle politique du prolétariat russe, son influence à venir sur la politique mondiale sont incomparablement plus grandes que le rôle et l'importance du prolétariat américain.

La Révolution russe, va, selon nous, créer les conditions dans lesquelles le pouvoir pourra (et avec la victoire de la Révolution devra) passer aux mains du prolétariat avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient l'occasion de développer pleinement leur génie d'hommes d'Etat... La bourgeoisie russe est en train de céder au prolétariat toutes les positions révolutionnaires. Elle aura de même à céder la direction révolutionnaire de la paysannerie. Le prolétariat en possession du pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme une classe émancipatrice... Le prolétariat, en se basant sur la paysannerie, s'efforcera par tous les moyens dont il dispose d'élever le niveau culturel du village et de développer la conscience politique de la paysannerie... Mais peut-être la paysannerie elle-même submergera-t-elle le prolétariat et occupera-t-elle sa place ? Cela est impossible. L'expérience historique tout entière proteste contre une telle supposition. Elle montre que la paysannerie est complètement incapable de jouer un rôle politique indépendant... D'après ce qui vient d'être dit, notre façon d'envisager l'idée de la "dictature du prolétariat et de la paysannerie" est claire. L'essence de la question n'est pas de savoir si nous la considérons comme admissible en principe, si nous trouvons cette forme de coopération désirable ou indésirable. Nous la considérons comme irréalisable - du moins dans un sens direct et immédiat.".

Ce passage démontre déjà combien erronée est l'assertion, répétée plus tard à satiété, d'après laquelle la conception présentée ici "saute par-dessus la révolution bourgeoise". "La lutte pour la rénovation démocratique de la Russie, écrivais-je à cette époque, a atteint son plein développement et est conduite par des forces qui se déroulent sur la base du capitalisme. Elle est dirigée directement et avant tout contre les obstacles féodaux qui obstruent la voie de développement de la société capitaliste.

Cependant la question était : quelles forces et quelles méthodes sont justement capables d'éliminer ces obstacles ? Nous pouvons répondre à toutes les questions de la révolution en affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses fins objectives, et par conséquent dans ses résultats inévitables, et nous pouvons ainsi fermer les yeux devant le fait que l'agent principal de cette révolution bourgeoise est le prolétariat, et que le prolétariat sera porté au pouvoir par le processus tout entier de la révolution... Vous pouvez vous bercer de l'illusion que les conditions en Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste - et par conséquent vous pouvez négliger de prendre en considération le fait que le prolétariat, quand il aura conquis le pouvoir, va être inévitablement contraint par la logique même de sa situation d'introduire une économie étatisée...

En entrant dans le gouvernement, non pas en tant qu'otages, impuissants, mais comme force dirigeante, les représentants du prolétariat vont par cet acte même faire disparaître la distinction entre le programme minimum et le programme maximum, c'est-à-dire mettre le collectivisme à l'ordre du jour. C'est du rapport des forces que dépendra le point où le prolétariat sera arrêté dans cette direction et non pas du tout des intentions initiales du parti du prolétariat...

"Mais il n'est pas trop tôt pour poser la question : cette dictature du prolétariat doit-elle inévitablement se briser contre le cadre de la révolution bourgeoise ? Ou bien ne pourrait-elle pas, sur des bases mondiales historiques données, voir s'ouvrir devant elle la perspective de la victoire qui sera remportée en brisant ce cadre étroit ? Une chose peut être déclarée avec certitude : sans l'aide directe du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne saurait garder le pouvoir, ni convertir son pouvoir temporaire en une dictature socialiste de longue haleine..."

De ceci, cependant ne découle pas du tout un pronostic pessimiste :

"L'émancipation politique de la classe ouvrière russe l'élève au rang de guide tout-puissant et en fait l'initiatrice de la liquidation mondiale du capitalisme, pour laquelle l'histoire a créé toutes les conditions objectives nécessaires..."

En ce qui concerne la mesure dans laquelle la social-démocratie international se montrera capable de remplir sa tâche révolutionnaire, j'écrivais en 1906 :

"Les partis socialistes européens - et avant tout le plus puissant d'entre eux, le parti allemand - sont tous atteints de conservatisme. A mesure que des masses toujours plus grandes se rallient au socialisme et que l'organisation et la discipline de ces masses s'accroît, ce conservatisme s'accroît également.

C'est pour cette raison que la social-démocratie, en tant qu'organisation incarnant l'expérience politique, peut devenir, à un certain moment, un obstacle direct de la voie du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise..."

Dans la conclusion de mon analyse cependant j'exprimais l'assurance que "La Révolution à l'Est de l'Europe va doter le prolétariat d'Occident d'idéalisme révolutionnaire et engendrer en lui le désir de parler "russe" à son ennemi...".

Résumons-nous. Le narodnikisme, suivant la trace des slavophiles, naquit d'illusions concernant les voies absolument originales du développement de la Russie, en marge du capitalisme et de la république bourgeoise. Le marxisme de Plekhanov consacra ses efforts à prouver l'identité de principe des voies historiques de la Russie et de L'Occident. Le programme qui en dériva ignora les particularités parfaitement réelles et nullement mystiques de la structure sociale de la Russie et de son développement révolutionnaire. L'attitude des menchéviks vis-à-vis de la révolution, dépouillée des incrustations épisodiques, et des déviations individuelles peut être résumée ainsi : la victoire de la révolution bourgeoise russe est uniquement concevable sous la direction de la bourgeoisie libérale et doit remettre le pouvoir entre les mains de celle-ci. Le régime démocratique va alors permettre au prolétariat russe de rattraper ses frères plus âgés d'Occident sur la voie de la lutte pour le socialisme avec des chances de succès incomparablement plus grandes qu'auparavant.

La perspective de Lénine peut être brièvement exposée comme suit : la bourgeoisie retardataire de la Russie est incapable de parachever sa propre révolution. La victoire complète de la révolution au moyen de la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" purgera le pays des restes médiévaux, imprimera au développement du capitalisme russe le rythme du capitalisme américain, renforcera le prolétariat des villes et des campagnes, et ouvrira de larges possibilités à la lutte pour le socialisme. D'autre part, la victoire de la Révolution russe donnera une impulsion puissante à la révolution socialiste de l'Occident, et cette dernière ne protégera pas seulement la Russie des dangers d'une restauration, mais permettra également au prolétariat russe de parvenir à la conquête du pouvoir dans un délai historique relativement court.

La perspective de la révolution permanente peut être résumée de la façon suivante : la victoire complète de la révolution démocratique en Russie est inconcevable autrement que sous forme d'une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. La dictature du prolétariat qui mettra inévitablement à l'ordre du jour, non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes, va en même temps donner une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident garantira la Russie d'une restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener à bonne fin l'édification socialiste.

Ces formules concises révèlent avec une clarté égale l'homogénéité des deux dernières conceptions dans leur contradiction irréconciliable avec la perspective libérale - menchévik - et la différence tout à fait essentielle entre elles sur la question du caractère social et des tâches de la "dictature" qui naîtra de la révolution. L'objection maintes fois répétée par les théoriciens actuels de Moscou, à savoir que le programme de la dictature du prolétariat était "prématuré" en 1905, est entièrement dénuée de fondement... Dans un sens empirique, le programme de la dictature démocratique du prolétariat et la paysannerie s'avéra également "prématuré". Le rapport des forces défavorable à l'époque de la première révolution rendait impossible, non pas la dictature du prolétariat comme telle, mais d'une façon générale la victoire même de la révolution. Cependant toutes les tendances révolutionnaires procédaient de l'espoir d'une victoire complète; sans un tel espoir, la lutte révolutionnaire eût été impossible. Les différences se rapportaient aux perspectives générales de la révolution et à la stratégie qui en découlait. La perspective des menchéviks était erronée du tout au tout. Elle dirigeait le prolétariat dans une voie entièrement fausse. La perspective des bolchéviks était incomplète; elle indiquait correctement la direction générale de la lutte, mais caractérisait incorrectement ses stades. L'insuffisance de la perspective des bolchéviks ne se révéla pas dès 1905, uniquement parce que la révolution elle-même ne connut pas un plus ample développement. Mais au début de 1917, Lénine, en lutte directe avec les plus anciens cadres du parti, fut obligé de changer la perspective.

Un pronostic politique ne saurait prétendre à la même exactitude qu'un pronostic astronomique. Il est satisfaisant s'il donne une indication correcte de la ligne générale du développement et s'il permet l'orientation vers le processus réel des événements dont la ligne fondamentale est portée inévitablement à dévier vers la gauche ou vers la droite. En ce sens, il est impossible de ne pas reconnaître que la conception de la révolution permanente a subi victorieusement l'épreuve de l'histoire. Au cours des premières années du régime soviétique, nul ne le contestait. Bien au contraire, ce fait était reconnu dans bon nombre de publications officielles. Mais lorsque dans les sommets paisibles et fossilisés de la société soviétique la réaction bureaucratique contre Octobre éclata, elle fut dès le début dirigée contre cette théorie qui, plus complètement qu'aucune autre, reflétait la première révolution prolétarienne de l'histoire et en même temps révélait clairement son caractère partiel, incomplet et limité. C'est ainsi que, par réaction, la théorie de socialisme dans un seul pays, le dogme fondamental du stalinisme a pris naissance.


Discours sur la Révolution russe à Copenhague (1932)[modifier le wikicode]

Chers auditeurs,

Permettez-moi dès le début d'exprimer le regret sincère de ne pas avoir la possibilité de parler en langue danoise devant un auditoire de Copenhague. Ne nous demandons pas si les auditeurs ont quelque chose à y perdre. En ce qui concerne le conférencier, l'ignorance de la langue danoise lui dérobe toutefois la possibilité de suivre la vie scandinave et la littérature scandinave directement, de première main et dans l'original. Et cela est une grande perte !

La langue allemande à laquelle je suis contraint de recourir ici est puissante et riche. Mais ma "langue allemande" est assez limitée. Du reste, sur des questions compliquées on ne peut s'expliquer avec la liberté nécessaire que dans sa propre langue. Je dois par conséquent demander par avance l'indulgence de l'auditoire.

Je fus pour la première fois à Copenhague au Congrès socialiste international et j'emportais avec moi les meilleurs souvenirs de votre ville. Mais cela remonte à près d'un quart de siècle. Dans le Ore-Sund et dans les fiords, l'eau a depuis plusieurs fois changé. Mais pas l'eau seulement. La guerre a brisé la colonne vertébrale du vieux continent européen. Les fleuves et les mers de l'Europe ont charrié avec eux beaucoup de sang humain. L'humanité, en particulier sa partie européenne, est passée à travers de dures épreuves, elle est devenus plus sombre et plus rude. Toutes les formes de lutte sont devenues plus âpres. Le monde est entré dans une époque de grands changements. Ses extériorisations extrêmes sont la guerre et la révolution.

Avant de passer au thème de ma conférence --à la Révolution russe-- j'estime devoir exprimer mes remerciements aux organisateurs de la réunion, l'Association de Copenhague des étudiants sociaux-démocrates. Je le fais en tant qu'adversaire politique. Il est vrai que ma conférence poursuit des tâches scientifiques-historiques et non des tâches politiques. Je le souligne aussitôt dès le début. Mais il est impossible de parler d'une révolution d'où est sortie la République des Soviets sans occuper une position politique. En ma qualité de conférencier, mon drapeau reste le même que celui sous lequel j'ai participé aux événements révolutionnaires.

Jusqu'à la guerre, le parti bolchévik appartint à la social-démocratie internationale. Le 4 août 1914, le vote de la social-démocratie allemande en faveur des crédits de guerre a mis une fois pour toutes une fin à ce lien et a conduit à l'ère de la lutte incessante et intransigeante du bolchévisme contre la social-démocratie. Cela doit-il signifier que les organisateurs de cette réunion commirent une erreur en m'invitant comme conférencier ? Là-dessus, l'auditoire sera en état de juger seulement après ma conférence. Pour justifier mon acceptation de l'invitation aimable à faire un exposé sur la Révolution russe, je me permets de rappeler que pendant les 35 années de ma vie politique, le thème de la Révolution russe constitua l'axe pratique et théorique de mes préoccupations et de mes actions. Peut-être cela me donne-t-il un certain droit d'espérer que je réussirai à aider non seulement mes amis et sympathisants mais aussi des adversaires, du moins en partie, à mieux saisir maints traits de la Révolution qui jusqu'à aujourd'hui échappaient à leur attention. Toutefois, le but de ma conférence est d'aider à comprendre. Je ne me propose pas ici de propager la Révolution ni d'appeler à la Révolution, je veux l'expliquer (...).

La Révolution signifie un changement de régime social. Elle transmet le pouvoir des mains d'une classe qui s'est épuisée entre les mains d'une autre classe en ascension. L'insurrection constitue le moment le plus critique et le plus aigu dans la lutte des deux classes pour le pouvoir. Le soulèvement ne peut mener à la victoire réelle de la révolution et à l'érection d'un nouveau régime que dans le cas où il s'appuie sur une classe progressive qui est capable de rassembler autour d'elle la majorité écrasante du peuple.

A la différence des processus de la nature, la Révolution est réalisée par des hommes et à travers des hommes. Mais dans la Révolution aussi, les hommes agissent sous l'influence des conditions sociales qui ne sont pas librement choisies par eux, mais qui sont héritées du passée et qui leur montrent impérieusement la voie. C'est précisément à cause de cela, et rien qu'à cause de cela que la Révolution a ses propres lois.

Mais la conscience humaine ne reflète pas passivement les conditions objectives. Elle a l'habitude de réagir activement sur celles-ci. A certains moments, cette réaction acquiert un caractère de masse, tendu, passionné. Les barrières du droit et du pouvoir sont renversées. Précisément, l'intervention active des masses dans les événements constitue l'élément le plus essentiel de la révolution.

Mais même l'activité la plus fougueuse peut rester au niveau d'une démonstration, d'une rébellion, sans s'élever à la hauteur de la révolution. Le soulèvement des masses doit mener au renversement de la domination d'une classe et à l'établissement de la domination d'une autre. C'est alors seulement que nous avons une révolution achevée. Le soulèvement des masses n'est pas une entreprise isolée que l'on peut déclencher à son gré. Il représente un élément objectivement conditionné dans le développement de la société. Mais les conditions du soulèvement existent-elles, on ne doit pas attendre passivement, la bouche ouverte : dans les affaires humaines aussi ; il y a comme le dit Shakespeare, des flux et des reflux : "There is a tide in the affairs of men which, taken at the flood, leads on to fortune".

Pour balayer le régime qui se survit, la classe progressive doit comprendre que son heure a sonné, et se poser pour tâche la conquête du pouvoir. Ici s'ouvre le champ de l'action révolutionnaire consciente où la prévoyance et le calcul s'unissent à la volonté et la hardiesse. Autrement dit : ici s'ouvre le champ d'action du parti.

Le coup d'Etat[modifier le wikicode]

Le parti révolutionnaire unit en lui le meilleur de la classe progressive. Sans un parti capable de s'orienter dans les circonstances, d'apprécier la marche et le rythme des événements et de conquérir à temps la confiance des masses, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible. Tel est le rapport des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs de la révolution et de l'insurrection.

Comme vous le savez, dans des discussions, les adversaires --en particulier dans la théologie--, ont l'habitude de discréditer fréquemment la vérité scientifique en la poussant à l'absurde. Cette vérité s'appelle même en logique : réduction ad absurdum. Nous allons tenter de suivre la voie opposée : c'est-à-dire que nous prendrons comme point de départ une absurdité afin de nous rapprocher plus sûrement de la vérité. En tout cas, on ne peut se plaindre d'un manque d'absurdités. Prenons-en une des plus fraîches et des plus crues.

L'écrivain italien Malaparte, quelque chose comme un théoricien fasciste --il en existe aussi-- a récemment lancé un livre sur la technique du coup d'Etat ; l'auteur consacre bien entendu un nombre de pages non négligeables de son "investigation" à l'insurrection d'Octobre.

A la différence de la "stratégie" de Lénine qui reste liée aux rapports sociaux et politique de la Russie de 1917, "la tactique de Trotsky n'est --selon les termes de Malaparte-- au contraire nullement liée aux conditions générales du pays". Telle est l'idée principale de l'ouvrage ! Malaparte oblige Lénine et Trotsky, dans les pages de son livre, à conduire de nombreux dialogues, dans lesquels les interlocuteurs font tous les deux montre d'aussi peu de profondeur d'esprit que la nature en a mis à la disposition du Malaparte. Aux objections de Lénine sur les prémisses sociales et politiques de l'insurrection, Malaparte attribue à Trotsky soi-disant la réponse littérale suivante : "Votre stratégie exige beaucoup trop de conditions favorables ; l'insurrection n'a besoin de rien, elle se suffit à elle-même". Vous entendez ? "L'insurrection n'a besoin de rien". Telle est précisément, chers auditeurs, l'absurdité qui doit nous servir à nous rapprocher de la vérité. L'auteur répète avec persistance qu'en octobre ce n'est pas la stratégie de Lénine mais la tactique de Trotsky qui a triomphé. Cette tactique menace, selon ses propres termes, encore maintenant, la tranquillité des Etats européens. "La stratégie de Lénine, --je cite textuellement-- ne constitue aucun danger immédiat pour les gouvernements de l'Europe. La tactique de Trotsky constitue pour eux un danger actuel et par conséquent permanent". Plus concrètement : "Mettez Poincaré à la place de Kérensky et le coup d'Etat bolchevik d'octobre 1917 eut tout aussi bien réussi". Il est difficile de croire qu'un tel livre soit traduit en diverses langues et accueilli sérieusement.

En vain chercherions-nous à approfondir pourquoi en général la stratégie de Lénine dépendant de conditions historiques est nécessaire, si la "tactique de Trotsky" permet de résoudre la même tâche dans toutes les situations. Et pourquoi les révolutions victorieuses sont-elles si rares si, pour leur réussite, il ne suffit que d'une paire de recettes techniques ?

Le dialogue entre Lénine et Trotsky présenté par l'écrivain fasciste est dans l'esprit comme dans la forme une invention inepte du commencement jusqu'à la fin. De telles inventions circulent beaucoup dans le monde. Par exemple maintenant à Madrid un livre est imprimé sous mon nom : La vida del Lenin (La vie de Lénine) pour lequel je suis aussi peu responsable que pour les recettes tactiques de Malaparte. L'hebdomadaire de Madrid Estampa présenta de ce soi-disant livre de Trotsky sur Lénine en bonnes feuilles des chapitres entiers qui contiennent des outrages abominables contre la mémoire de l'homme que j'estimais et que j'estime incomparablement plus que quiconque parmi mes contemporains.

Mais abandonnons les faussaires à leur sort. Le vieux Wilhelm Liebknecht, le père du combattant et héros immortel Karl Liebknecht, aimait répéter : l'homme politique révolutionnaire doit être pourvu d'une peau épaisse. Le docteur Stockmann[3] recommandait encore plus expressivement à celui qui se propose d'aller à l'encontre de l'opinion sociale de ne pas mettre de pantalons neufs.

Nous enregistrons ces deux bons conseils, et nous passons à l'ordre du jour.

Quelles questions la Révolution d'octobre éveille-t-elle chez un homme qui réfléchit ?

1 - Pourquoi et comment cette révolution a-t-elle abouti ? Plus concrètement : pourquoi la révolution prolétarienne a-t-elle triomphé dans un des pays les plus arriérés d'Europe ?

2 - Qu'a apporté la Révolution d'Octobre ?

Et enfin :

3 - A-t-elle fait ses preuves ?

Les causes d'octobre[modifier le wikicode]

A la première question --sur les causes-- on peut déjà maintenant répondre d'une façon plus ou moins complète. J'ai tenté de le faire le plus explicitement dans mon Histoire de la Révolution. Ici je ne puis que formuler les conclusions les plus importantes.

Le fait que le prolétariat soit arrivé au pouvoir pour la première fois dans un pays aussi arriéré que l'ancienne Russie tsariste n'apparaît mystérieux qu'à première vue ; en réalité cela est tout à fait logique. On pouvait le prévoir et on l'a prévu. Plus encore : sur la perspective de ce fait, les révolutionnaires marxistes édifièrent leur stratégie longtemps avant les événements décisifs.

L'explication première est la plus générale : la Russie est un pays arriéré mais elle n'est seulement qu'une partie de l'économie mondiale, qu'un élément du système capitaliste mondial. En ce sens, Lénine a résolu l'énigme de la révolution russe par la formule lapidaire : la chaîne est rompue à son maillon le plus faible.

Une illustration nette : la grande guerre, issue des contradictions de l'impérialisme mondial, entraîna dans son tourbillon des pays qui se trouvaient à des étapes différentes de développement, mais elle posa les mêmes exigences à tous les participants. Il est clair que les charges de la guerre devaient être particulièrement insupportables pour les pays les plus arriérés. La Russie fut la première contrainte à céder le terrain. Mais pour se détacher de la guerre, le peuple russe devait abattre les classes dirigeantes. Ainsi la chaîne de la guerre se rompit à son plus faible chaînon.

Mais la guerre n'est pas une catastrophe venue du dehors comme un tremblement de terre, c'est, pour parler avec le vieux Clausewitz, la continuation de la politique par d'autres moyens.

Pendant la guerre, les tendances principales du système impérialiste du temps de "paix" ne firent que s'extérioriser plus crûment. Plus hautes sont les forces productives générales, plus tendue la concurrence mondiale, plus aigus les antagonismes, plus effrénée la course aux armements, et d'autant plus pénible est la situation pour les participants les plus faibles. C'est précisément pourquoi les pays arriérés occupent les premières places dans la série des écroulements. La chaîne du capitalisme mondial a toujours tendance à se rompre au chaînon le plus faible.

Si, à la suite de quelques conditions extraordinaires ou extraordinairement défavorables (par exemple une intervention militaire victorieuse de l'extérieur ou des fautes irréparables du gouvernement soviétique lui même) le capitalisme russe était rétabli sur l'immense territoire soviétique en même temps que lui serait aussi inévitablement rétablie son insuffisance historique et lui même, serait bientôt à nouveau la victime des mêmes contradictions qui le conduisirent en 1917 à l'explosion. Aucune recette tactique n'aurait pu donner la vie à la Révolution d'Octobre si la Russie ne l'avait portée dans son corps. Le parti révolutionnaire ne peut finalement prétendre pour lui qu'au rôle d'accoucheur qui est obligé d'avoir recours à une opération césarienne.

On pourrait m'objecter : vos considérations générales peuvent suffisamment expliquer pourquoi la vieille Russie, ce pays où le capitalisme arriéré auprès d'une paysannerie misérable était couronné par une noblesse parasitaire et une monarchie putréfiée, devait faire naufrage. Mais dans l'image de la chaîne et du plus faible maillon il manque toujours encore la clé de l'énigme proprement dite : comment dans un pays arriéré, la révolution socialiste pouvait-elle triompher ? Mais l'histoire connaît beaucoup d'exemples de décadence de pays et de cultures avec l'écroulement simultané des vieilles classes pour qu'il ne se soit trouvé aucune relève progressive. L'écroulement de la vieille Russie aurait dû à première vue transformer le pays en une colonie capitaliste plutôt qu'en un Etat socialiste.

Cette objection est très intéressante. Elle nous mène directement au coeur de tout le problème. Et cependant cette objection est vicieuse, je dirais dépourvue de proportion interne. D'une part elle provient d'une conception exagérée en ce qui concerne le retard de la Russie, d'autre part d'une fausse conception théorique en ce qui concerne le phénomène du retard historique en général.

Les êtres vivants, entre autres, les hommes naturellement aussi, traversent suivant leur âge des stades de développement semblables. Chez un enfant normal de 5 ans, on trouve une certaine correspondance entre le poids, le tour de taille et les organes internes. Mais il en est déjà autrement avec la conscience humaine. En opposition avec l'anatomie et la physiologie la psychologie, celle de l'individu comme celle de la collectivité, se distingue par l'extraordinaire capacité d'assimilation, la souplesse et l'élasticité : en cela même consiste aussi l'avantage aristocratique de l'homme sur sa parenté zoologique la plus proche de l'espèce des singes. La conscience, susceptible d'assimiler et souple, confère comme condition nécessaire du progrès historique aux "organismes" dits sociaux, à la différence des organismes réels, c'est-à-dire biologiques, une extraordinaire variabilité de la structure interne. Dans le développement des nations et des Etats, des Etats capitalistes en particulier, il n'y a ni similitude ni uniformité. Différents degrés de culture, même leurs pôles se rapprochent et se combinent assez souvent dans la vie d'un seul et même pays.

N'oublions pas, chers auditeurs, que le retard historique est une notion relative. S'il y a des pays arriérés et avancés, il y a aussi une action réciproque entre eux ; il y a la pression des pays avancés sur les retardataires ; il y a la nécessité pour les pays arriérés de rejoindre les pays progressistes, de leur emprunter la technique, la science, etc. Ainsi surgit un type combiné du développement : des traits de retard s'accouplent au dernier mot de la technique mondiale et de la pensée mondiale. Enfin, les pays historiquement arriérés, pour surmonter leur retard, sont parfois contraints de dépasser les autres.

La souplesse de la conscience collective donne la possibilité d'atteindre dans certaines conditions sur l'arène sociale le résultat que l'on appelle dans la psychologie individuelle, la "compensation". Dans ce sens, on peut dire que la Révolution d'Octobre fut pour les peuples de la Russie un moyen héroïque de surmonter leur propre infériorité économique et culturelle.

Mais passons sur ces généralisations historico-politiques, peut-être quelque peu trop abstraites, pour poser la même question sous une forme plus concrète, c'est-à-dire à travers les faits économiques vivants. Le retard de la Russie au XXe siècle s'exprime le plus clairement ainsi : l'industrie occupe dans le pays une place minime en comparaison du village, le prolétariat en comparaison de la paysannerie. Dans l'ensemble, cela signifie une basse productivité du travail national. Il suffit de dire qu'à la veille de la guerre, lorsque la Russie tsariste avait atteint le sommet de sa prospérité, le revenu national était 8 à 10 fois plus bas qu'aux Etats-Unis. Cela exprime numériquement "l'amplitude" du retard, si l'on peut en général se servir du mot amplitude en ce qui concerne le retard.

En même temps la loi du développement combiné s'exprime dans le domaine économique à chaque pas dans les phénomènes simples comme dans les phénomènes complexes. Presque sans routes nationales, la Russie se vit obligée de construire des chemins de fer. Sans être passée par l'artisanat européen et la manufacture, la Russie passa directement aux entreprises mécaniques. Sauter les étapes intermédiaires, tel est le sort des pays arriérés.

Tandis que l'économie paysanne restait fréquemment au niveau du XVIIe siècle, l'industrie de la Russie, si ce n'est par sa capacité du moins par son type, se trouvait au niveau des pays avancés et dépassait ceux-ci sous maints rapports. Il suffit de dire que les entreprises géantes avec plus de mille ouvriers occupaient aux Etats-Unis moins de 18% du total des ouvriers industriels, et par contre en Russie plus de 41%. Ce fait se laisse mal concilier avec la conception banale du retard économique de la Russie. Toutefois, il ne contredit pas le retard, il complète dialectiquement celui-ci.

La structure de classe du pays portait aussi le même caractère contradictoire. Le capital financier de l'Europe industrialisa l'économie russe à un rythme accéléré. La bourgeoisie industrielle acquit aussitôt un caractère de grand capitalisme, ennemi du peuple. De plus, les actionnaires étrangers vivaient hors du pays. Par contre, les ouvriers, étaient bien entendu des Russes. Une bourgeoisie russe numériquement faible qui n'avait aucune racine nationale se trouvait de cette manière opposée à un prolétariat relativement fort avec de fortes et profondes racines dans le peuple.

Au caractère révolutionnaire du prolétariat contribua le fait que la Russie, précisément comme pays arriéré obligé de rejoindre les adversaires, n'était pas arrivée à élaborer un conservatisme social ou politique propre. Comme pays le plus conservateur de l'Europe, même du monde entier, le plus ancien pays capitaliste, l'Angleterre me donne raison. Le pays d'Europe le plus libéré du conservatisme pouvait bien être la Russie.

Le prolétariat russe, jeune, frais, résolu, ne constituait cependant toujours qu'une minorité infime de la nation. Les réserves de sa puissance révolutionnaire se trouvaient en dehors du prolétariat même dans la paysannerie, vivant dans un semi-servage, et dans les nationalités opprimées.

La paysannerie[modifier le wikicode]

La question agraire constituait la base de la révolution. L'ancien servage étatique-monarchique était doublement insupportable dans les conditions de la nouvelle exploitation capitaliste. La communauté agraire occupait environ 140 millions de déciatines[4]. A trente milles gros propriétaires fonciers dont chacun possédait en moyenne plus de 2000 déciatines revenaient un total de 70 millions de déciatines, c'est-à-dire autant qu'à environ 10 millions de familles paysannes, ou 50 millions d'êtres formant la population agraire. Cette statistique de la terre constituait un programme achevé du soulèvement paysan.

Un noble, Boborkin, écrivit en 1917 au Chambellan Rodzianko, le président de la dernière Douma d'Etat: "Je suis un propriétaire foncier et il ne me vient pas à l'idée que je doive perdre ma terre, et encore pour un but incroyable, pour expérimenter l'enseignement socialiste". Mais les révolutions ont précisément pour tâche d'accomplir ce qui ne pénètre pas dans les classes dominantes.

A l'automne 1917, presque tout le pays était atteint par le soulèvement paysan. Sur 621 districts de la vieille Russie, 482, c'est-à-dire 77% étaient touchés par le mouvement. Le reflet de l'incendie du village illuminait l'arène du soulèvement dans les villes.

Mais la guerre paysanne contre les propriétaires fonciers, allez-vous m'objecter, est un des éléments classiques de la révolution bourgeoise et pas du tout de la révolution prolétarienne !

Je réponds tout à fait juste, il en fut ainsi dans le passé ! Mais c'est précisément l'impuissance de vie de la société capitaliste dans un pays historiquement arriéré qui s'exprime en cela même que le soulèvement paysan ne pousse pas en avant les classes bourgeoises de la Russie, mais au contraire les rejette définitivement dans le camp de la réaction. Si la paysannerie ne voulait pas sombrer, il ne lui restait rien d'autre que l'alliance avec le prolétariat industriel. Cette jonction révolutionnaire des deux classes opprimées, Lénine la prévit génialement, et la prépara de longue main.

Si la question agraire avait été résolue courageusement par la bourgeoisie, alors, assurément le prolétariat russe n'aurait nullement pu arriver au pouvoir en 1917. Venue trop tard, tombée précocement en décrépitude, la bourgeoisie russe, cupide et lâche, n'osa cependant pas lever la main contre la propriété féodale. Ainsi, elle remit le pouvoir au prolétariat, et en même temps le droit de disposer du sort de la société bourgeoise.

Afin que l'Etat soviétique se réalise, l'action combinée de deux facteurs de nature historique différente était par conséquent nécessaire : la guerre paysanne, c'est-à-dire un mouvement qui est caractéristique de l'aurore du développement bourgeois, et le soulèvement prolétarien qui annonce le déclin du mouvement bourgeois. En cela même réside le caractère combiné de la Révolution russe.

Qu'il se dresse une fois sur ses pattes de derrière et l'ours paysan devient redoutable dans son emportement. Cependant il n'est pas en état de donner à son indignation une expression consciente. Il a besoin d'un dirigeant. Pour la première fois dans l'histoire du monde la paysannerie insurgée a trouvé dans la personne du prolétariat un dirigeant loyal.

4 millions d'ouvriers de l'industrie et des transports dirigent 100 millions de paysans. Tel fut le rapport naturel et inévitable entre le prolétariat et la paysannerie dans la révolution.

La question nationale[modifier le wikicode]

La seconde réserve révolutionnaire du prolétariat était constituée par les nations opprimées d'ailleurs à composition paysanne prédominante également. Le caractère extensif du développement de l'Etat qui s'étend comme une tâche de graisse du centre moscovite jusqu'à la périphérie est étroitement lié au retard historique du pays. A l'est, il subordonne les populations encore plus arriérées pour mieux étouffer, en s'appuyant sur elles, les nationalités plus développées de l'ouest. Aux 10 millions de grands-russes qui constituaient la masse principale de la population, s'adjoignaient successivement 90 millions d'"allogènes".

Ainsi se composait l'empire dans la composition duquel la nation dominante ne constituait que 43% de la population, tandis que les autres 57% relevaient de nationalité, de culture et de régime différents. La pression nationale était en Russie incomparablement plus brutale que dans les Etats voisins, et à vrai dire non seulement de ceux qui étaient de l'autre côté de la frontière occidentale, mais aussi de la frontière orientale. Cela conférait au problème national une force explosive énorme.

La bourgeoisie libérale russe ne voulait, ni dans la question nationale, ni dans la question agraire, aller au-delà de certaines atténuations du régime d'oppression et de violence. Les gouvernements "démocratiques" de Milioukov et de Kérensky qui reflétaient les intérêts de la bourgeoisie et de la bureaucratie grand-russe se hâtèrent au cours des huit mois de leur existence précisément de le faire comprendre aux nations mécontentes : vous n'obtiendrez que ce que vous arracherez par la force.

Lénine avait très tôt pris en considération l'inévitabilité du développement du mouvement national centrifuge. Le parti bolchévik lutta durant des années opiniâtrement pour le droit d'autodétermination des nations, c'est-à-dire pour le droit à la complète séparation étatique. Ce n'est que par cette courageuse position dans la question nationale que le prolétariat russe put gagner peu à peu la confiance des populations opprimées. Le mouvement de libération nationale, comme aussi le mouvement paysan se tournèrent forcément contre la démocratie officielle, fortifièrent le prolétariat, et se jetèrent dans le lit de l'insurrection d'Octobre.

La révolution permanente[modifier le wikicode]

Ainsi se dévoile peu à peu devant nous l'énigme de l'insurrection prolétarienne dans un pays historiquement arriéré.

Longtemps avant les événements, les révolutionnaires marxistes ont prévu la marche de la révolution et le rôle historique du jeune prolétariat russe. Peut-être me permettra-t-on de donner ici un extrait de mon propre ouvrage sur l'année 1905 : Bilan et perspectives

"Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut arriver plus tôt au pouvoir que dans un pays capitaliste progressif...

La révolution russe crée... de telles conditions dans lesquelles le pouvoir peut passer (avec la victoire de la révolution, doit passer) au prolétariat même avant que la politique du libéralisme bourgeois ait eu la possibilité de déployer dans toute son ampleur son génie étatique.

Le sort des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie... se noue au sort de la révolution, c'est-à-dire au sort du prolétariat. Le prolétariat arrivant au pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme le libérateur de classe.

Le prolétariat entre au gouvernement comme un représentant révolutionnaire de la nation, comme dirigeant reconnu du peuple en lutte contre l'absolutisme et la barbarie du servage...

Le régime prolétarien devra dès le début se prononcer pour la solution de la question agraire à laquelle est liée la question du sort de puissantes masses populaires de la Russie."

Je me suis permis d'apporter cette citation pour témoigner que la théorie de la Révolution d'Octobre présentée aujourd'hui par moi n'est pas une improvisation rapide et ne fut pas construite après coup sous la pression des événements. Non, elle fut émise sous la forme d'un pronostic politique longtemps avant l'insurrection d'Octobre. Vous serez d'accord que la théorie n'a de valeur en général que dans la mesure où elle aide à prévoir le cours du développement et à l'influencer vers ses buts. En cela même consiste pour parler de façon générale, l'importance inestimable du marxisme comme arme d'orientation sociale et historique. Je regrette que le cadre étroit de l'exposé ne me permette pas d'étendre la citation précédente d'une façon plus large, c'est pourquoi je me contente d'un court résumé de tout l'écrit de l'année 1905.

D'après ses tâches immédiates, la Révolution russe est une révolution bourgeoise. Mais la bourgeoisie russe est anti-révolutionnaire. Par conséquent, la victoire de la révolution n'est possible que comme victoire du prolétariat. Or, le prolétariat victorieux ne s'arrêtera pas au programme de la démocratie bourgeoise, il passera au programme du socialisme. La Révolution russe deviendra la première étape de la révolution socialiste mondiale.

Telle était la théorie de la révolution permanente, édifiée par moi en 1905 et depuis exposée à la critique la plus acerbe sous le nom de "trotskysme".

Pour mieux dire ce n'est qu'une partie de cette théorie. L'autre, maintenant particulièrement d'actualité exprime :

Les forces productives actuelles ont depuis longtemps dépassé les barrières nationales. La société socialiste est irréalisable dans les limites nationales. Si importants que puissent être les succès économiques d'un Etat ouvrier isolé, le programme du "socialisme dans un seul pays" est une utopie petite bourgeoise. Seule une Fédération européenne, et ensuite mondiale, de républiques socialistes, peut ouvrir la voie a une société socialiste harmonieuse.

Aujourd'hui, après l'épreuve des événements, je vois moins de raison que jamais de me dédire de cette théorie.

Le bolchévisme[modifier le wikicode]

Après tout ce qui vient d'être dit, est-il encore la peine de se souvenir de l'écrivain fasciste Malaparte qui m'attribue une tactique indépendante de la stratégie et découlant de recettes insurrectionnelles techniques qui seraient applicables toujours et sous tous les méridiens ? Il est du moins bon que le nom du malheureux théoricien du coup d'Etat permette de le distinguer sans peine du praticien victorieux du coup d'Etat : personne ne risque ainsi de confondre Malaparte avec Bonaparte.

Sans le soulèvement armé du 7 novembre 1917, l'Etat soviétique n'existerait pas. Mais le soulèvement même n'était pas tombé du ciel. Pour la Révolution d'Octobre, une série de prémisses historiques était nécessaire.

1 - La pourriture des anciennes classes dominantes, de la noblesse, de la monarchie, de la bureaucratie ;

2 - La faiblesse politique de la bourgeoisie qui n'avait aucune racine dans les masses populaires ;

3 - Le caractère révolutionnaire de la question agraire ;

4 - Le caractère révolutionnaire du problème des nationalités opprimées ;

5 - Le poids social imposant du prolétariat ;

A ces prémisses organiques, on doit ajouter des conditions conjoncturelles hautement importantes :

6 - la Révolution de 1905 fut la grande école, ou selon l'expression de Lénine, la "répétition générale" de la Révolution de 1917. Les Soviets comme forme d'organisation irremplaçable du front unique prolétarien dans la révolution furent constitués pour la première fois en 1905 ;

7 - La guerre impérialiste aiguisa toutes les contradictions, arracha les masses arriérées à leur état d'immobilité, et prépara ainsi le caractère grandiose de la catastrophe.


Mais toutes ces conditions qui suffisaient complètement pour que la Révolution éclate, étaient insuffisantes, pour assurer la victoire du prolétariat dans la Révolution. Pour cette victoire, une condition était encore nécessaire :

8 - Le Parti bolchévik.

Si j'énumère cette condition comme la dernière de la série, ce n'est que parce que cela correspond à la conséquence logique et non pas parce que j'attribue au Parti la place la moins importante.

Non, je suis très éloigné de cette pensée. La bourgeoisie libérale, elle, peut s'emparer du pouvoir et l'a pris déjà plusieurs fois comme résultat de luttes auxquelles elle n'avait pas pris part : elle possède à cet effet des organes de préhension magnifiquement développés. Cependant, les masses laborieuses se trouvent dans une autre situation, on les a habitués à donner et non à prendre. Elles travaillent, sont patientes aussi longtemps que possible, espèrent, perdent patience, se soulèvent, combattent, meurent, apportent la victoire aux autres, sont trompées, tombent dans le découragement, elles courbent à nouveau la nuque, elles travaillent à nouveau. Telle est l'histoire des masses populaires sous tous les régimes. Pour prendre fermement et sûrement le pouvoir dans ses mains, le prolétariat a besoin d'un Parti qui dépasse de loin les autres partis comme clarté de pensée et comme décision révolutionnaire.

Le Parti des Bolchéviks que l'on désigna plus d'une fois et à juste titre comme le parti le plus révolutionnaire dans l'histoire de l'humanité, était la condensation vivante de la nouvelle histoire de la Russie, de tout ce qui était dynamique en elle. Depuis longtemps déjà la chute de la monarchie était devenue la condition préalable du développement de l'économie et de la culture. Mais pour répondre à cette tâche, les forces manquaient. La bourgeoisie s'effrayait devant la Révolution. Les intellectuels tentèrent de dresser la paysannerie sur ses jambes. Incapable de généraliser ses propres peines et ses buts, le moujik laissa cette exhortation sans réponse. L'intelligentsia s'arma de dynamite. Toute une génération se consuma dans cette lutte.

Le 1er mars 1887, Alexandre Oulianov exécuta le dernier des grands attentats terroristes. La tentative d'attentat contre Alexandre III échoua. Oulianov et les autres participants furent pendus. La tentative de remplacer la classe révolutionnaire par une préparation chimique, avait fait naufrage. Même l'intelligentsia la plus héroïque n'est rien sans les masses. Sous l'impression immédiate de ces faits et de ses conclusions, grandit et se forma le plus jeune frère de Oulianov, Wladimir, le futur Lénine, la plus grande figure de l'histoire russe. De bonne heure dans sa jeunesse, il se plaça sur le terrain du marxisme et tourna le visage vers le prolétariat. Sans perdre des yeux un instant le village, il chercha le chemin vers la paysannerie à travers les ouvriers. En héritant de ses précurseurs révolutionnaires la résolution, la capacité de sacrifice, la disposition à aller jusqu'au bout. Lénine devint dans ses années de jeunesse l'éducateur de la nouvelle génération intellectuel et des ouvriers avancés. Dans les luttes grévistes et de rues, dans les prisons et en déportation, les travailleurs acquirent la trempe nécessaire. Le projecteur du marxisme leur était nécessaire pour éclairer dans l'obscurité de l'autocratie leur voie historique.

En 1883 naquit dans l'émigration le premier groupe marxiste. En 1898, à une assemblée clandestine fut proclamée la création du parti social-démocrate ouvrier russe (nous nous appelions tous en ce temps sociaux-démocrates). En 1903, eut lieu la scission entre bolchéviks et menchéviks. En 1912 , la fraction bolchévique devint définitivement un parti indépendant.

Il apprit à reconnaître la mécanique de classe de la société dans les luttes, dans de grandioses événements, pendant 12 ans (1905-1917). Il éduqua des cadres aptes également à l'initiative comme à l'obéissance. La discipline de l'action révolutionnaire s'appuyait sur l'unité de la doctrine, les traditions des luttes communes et la confiance envers une direction éprouvée.

Tel était le Parti en 1917. Tandis que l'"opinion publique" officielle et les tonnes de papier de la presse intellectuelle le mésestimaient, il s'orientait selon le mouvement des masses. Il tenait fermement le levier en main au-dessus des usines et des régiments. Les masses paysannes se tournaient toujours plus vers lui. Si l'on entend par nation non les sommets privilégiés, mais la majorité du peuple, c'est-à-dire les ouvriers et les paysans, alors le bolchévisme devint au cours de l'année 1917 le parti russe véritablement national.

En 1917, Lénine, contraint de se tenir à l'abri, donna le signal : "La crise est mûre, l'heure du soulèvement approche". Il avait raison. Les classes dominantes étaient tombées dans l'impasse en face des problèmes de la guerre et de la libération nationale. La bourgeoisie perdit définitivement la tête. Les partis démocratiques, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, dissipèrent le dernier reste de leur confiance auprès des masses en soutenant la guerre impérialiste par la politique de compromis impuissants et de concessions aux propriétaires bourgeois et féodaux. L'armée réveillée ne voulait plus lutter pour les buts de l'impérialisme qui lui étaient étrangers. Sans faire attention aux conseils démocratiques, la paysannerie expulsa les propriétaires fonciers et leurs domaines. La périphérie nationale opprimée de l'empire se dressa contre la bureaucratie pétersbourgeoise. Dans les conseils d'ouvriers et de soldats les plus importants les bolcheviks dominaient. Les ouvriers et les soldats exigeaient des actes. L'abcès était mûr. Il fallait un coup de bistouri.

Le soulèvement ne fut possible que dans ces conditions sociales et politiques.

Et il fut aussi inéluctable. Mais on ne peut plaisanter avec l'insurrection. Malheur au chirurgien qui manie négligemment le bistouri. L'insurrection est un art. Elle a ses lois et ses règles.

Le Parti réalisa l'insurrection d'Octobre avec un calcul froid et une résolution ardente. Grâce à cela précisément, elle triompha presque sans victime. Par les Soviets victorieux, les bolchéviks se placèrent à la tête du pays qui englobe un sixième de la surface terrestre.

Il est à supposer que la majorité de mes auditeurs d'aujourd'hui ne s'occupaient en 1917 encore nullement de politique. Cela est d'autant mieux. La jeune génération a devant elle beaucoup de choses intéressantes, mais aussi des choses pas toujours faciles.

Mais les représentants des vieilles générations dans cette salle se rappelleront certainement très bien comment fut accueillie la prise du pouvoir par les bolchéviks : comme une curiosité, un malentendu, un scandale, le plus souvent comme un cauchemar qui devait se dissiper au premier rayon de soleil. Les bolchéviks se maintiendraient 24 heures, une semaine, un mois, une année. Il fallait repousser les délais toujours plus... Les maîtres du monde entier s'armaient contre le premier Etat ouvrier : déclenchement de la guerre civile, nouvelles et nouvelles interventions, blocus. Ainsi passa une année après l'autre. L'histoire a eu à enregistrer entretemps quinze années d'existence du pouvoir soviétique.

Oui, dira quelque adversaire : l'aventure d'Octobre s'est montrée beaucoup plus solide que beaucoup d'entre nous le pensions. Peut-être ne fût-ce pas complètement une "aventure". Néanmoins la question conserve toute sa force : qu'a-t-on obtenu pour ce prix si élevé ? Peut-être a-t-on réalisé ces tâches si brillantes annoncées par les bolchéviks à la veille de l'insurrection ? Avant de répondre à l'adversaire supposé, observons que la question en elle-même n'est pas nouvelle. Au contraire, elle s'attache aux pas de la Révolution d'Octobre depuis le jour de sa naissance.

Le journaliste français Claude Anet qui séjournait à Pétrograd pendant la Révolution, écrivait déjà le 27 octobre 1917 :

"Les maximalistes (c'est ainsi que les Français appelaient alors les bolchéviks) ont pris le pouvoir et le grand jour est arrivé. Enfin, me dis-je je vais voir se réaliser l'Eden socialiste qu'on nous promet depuis tant d'années... Admirable aventure ! Position privilégiée !", etc., etc., et ainsi de suite. Quelle haine sincère derrière ces salutations ironiques ! Dès le lendemain de la prise du Palais d'Hiver, le journaliste réactionnaire s'empressait d'annoncer ses prétentions à une carte d'entrée pour l'Eden. Quinze années se sont écoulées depuis l'insurrection. Avec un manque de cérémonie d'autant plus grand, les adversaires manifestent leur joie maligne qu'aujourd'hui encore le pays des Soviets ressemble très peu à un royaume de bien-être général. Pourquoi donc la révolution et pourquoi les victimes ?

Bilan d'octobre[modifier le wikicode]

Chers auditeurs --je me permets de penser que les contradictions, les difficultés, les fautes et les insuffisances du régime soviétique ne me sont pas moins connues qu'à qui que ce soit. Personnellement, je ne les ai jamais dissimulées, ni en paroles ni en écrits. Je pensais et je pense que la politique révolutionnaire --à la différence de la politique conservatrice-- ne peut être édifiée sur le camouflage. "Exprimer ce qui est", doit être le principe le plus élevé de l'Etat ouvrier.

Mais il faut des perspectives dans la critique comme dans l'activité créatrice. Le subjectivisme est un mauvais aiguilleur, surtout dans les grandes questions. Les délais doivent être adaptés aux tâches et non aux caprices individuels. Quinze années ! Qu'est-ce pour une seule vie ? Pendant ce temps, nombreux sont ceux de notre génération qui furent enterrés, chez les survivants les cheveux gris se sont beaucoup multipliés. Mais ces mêmes quinze années : quelle période minime dans la vie d'un peuple ! Rien qu'une minute sur la montre de l'histoire.

Le capitalisme eut besoin de siècles pour s'affirmer dans la lutte contre le moyen âge, pour élever la science et la technique, pour construire les chemins de fer, pour tendre des fils électriques. Et alors ? Alors, l'humanité fut jetée par le capitalisme dans l'enfer des guerres et des crises ! Mais au socialisme, ses adversaires, c'est-à-dire les partisans du capitalisme, n'accordent qu'une décade et demie pour instaurer sur terre le paradis avec tout le confort. Non, nous n'avons pas assumé sur nous de telles obligations. Nous n'avons pas posé de tels délais. On doit mesurer les processus de grands changements avec une échelle qui leur soit adéquate. Je ne sais si la société socialiste ressemblera au paradis biblique. J'en doute fort. Mais dans l'Union soviétique, il n'y a pas encore de socialisme. Un état de transition, plein de contradictions, chargé du lourd héritage du passé, en outre, sous la pression ennemie des Etats capitalistes y domine. La Révolution d'Octobre a proclamé le principe de la nouvelle société. La République soviétique n'a montré que le premier stade de sa réalisation. La première lampe d'Edison fut très mauvaise. Sous les fautes et les erreurs de la première édification socialiste, on doit savoir discerner l'avenir.

Et les calamités qui s'abattent sur les êtres vivants ?

Les résultats de la Révolution justifient-ils peut-être les victimes causées par elle ? Question stérile et profondément rhétorique : comme si les processus de l'histoire relevaient d'un plan comptable ! Avec autant de raison, face aux difficultés et peines de l'existence humaine, on pourrait demander : cela vaut-il vraiment la peine d'être sur la terre ? Lénine écrivit à ce propos : "Et le sot attend une réponse"... Les méditations mélancoliques n'ont pas interdit à l'homme d'engendrer et de naître. Même dans ces jours d'une crise mondiale sans exemple, les suicides constituent heureusement un pourcentage peu élevé. Mais les peuples n'ont pas l'habitude de chercher refuge dans le suicide. Ils cherchent l'issue aux fardeaux insupportables dans la Révolution.

En outre, qui s'indigne au sujet des victimes de la révolution socialiste ? Le plus souvent, ce sont ceux qui ont préparé et glorifié les victimes de la guerre impérialiste ou du moins qui s'en sont très facilement accommodés. C'est notre tour de demander : la guerre s'est-elle justifiée ? Qu'a-t-elle donné ? Qu'a-t-elle enseigné ?

Dans ses 11 volumes de diffamation contre la grande Révolution française, l'historien réactionnaire Hyppolyte Taine décrit non sans joie maligne les souffrances du peuple français dans les années de la dictature jacobine et celles qui la suivirent. Elles furent surtout pénibles pour les couches inférieures des villes, les plébéiens, qui, comme sans-culotte, donnèrent à la Révolution la meilleure partie de leur âme. Eux ou leurs femmes passaient des nuits froides dans des queues pour retourner le lendemain les mains vides au foyer familial glacial. Dans la dixième année de la Révolution, Paris était plus pauvre qu'avant son éclosion. Des faits soigneusement choisis, artificiellement compilés servent à Taine pour fonder son verdict destructeur contre la Révolution. Voyez-vous, les plébéiens voulaient être des dictateurs et se sont jetés dans la misère.

Il est difficile d'imaginer un moraliste plus plat : premièrement, si la Révolution avait jeté le pays dans la misère, la faute en retombait avant tout sur les classes dirigeantes qui avaient poussé le peuple à la révolution. Deuxièmement : la grande Révolution française ne s'épuisa pas en queues de famine devant les boulangeries. Toute la France moderne, sous certains rapports toute la civilisation moderne sont sorties du bain de la Révolution française !

Au cours de la guerre civile aux Etats-Unis, pendant l'année soixante du siècle précédent, 50.000 hommes sont tombés. Ces victimes se justifient-elles ?

Du point de vue des esclavagistes américains et des classes dominantes de Grande-Bretagne qui marchaient avec eux --non ! Du point de vue du nègre ou du travailleur britannique --complètement ! Et du point de vue du développement de l'humanité dans l'ensemble --il ne peut aussi là-dessus y avoir de doute. De la guerre civile de l'année 60, sont issus les Etats-Unis actuels avec leur initiative pratique effrénée, la technique rationaliste, l'élan économique. Sur ces conquêtes de l'américanisme, l'humanité édifiera la nouvelle société.

La Révolution d'Octobre a pénétré plus profondément que toutes celles qui la précédèrent dans le saint des saints de la société, dans les rapports de propriété. Des délais d'autant plus longs sont nécessaires pour que se manifestent les suites créatrices de la Révolution dans tous les domaines de la vie. Mais l'orientation générale du bouleversement est maintenant déjà claire devant ses accusateurs capitalistes, la République soviétique n'a aucune raison de courber la tête et de parler le langage de l'excuse.

Pour apprécier le nouveau régime au point de vue du développement humain, on doit d'abord répondre à la question: en quoi s'extériorise le progrès social, et comment peut-il se mesurer ?

Le critère le plus objectif, le plus profond et le plus indiscutable, c'est le progrès qui peut se mesurer par la croissance la productivité du travail social. L'estimation de la Révolution d'Octobre, sous cet angle, est déjà donnée par l'expérience. Pour la première fois dans l'histoire, le principe de l'organisation socialiste a montré sa capacité en fournissant des résultats de production jamais obtenus dans une courte période.

En chiffres d'index globaux, la courbe du développement industriel de la Russie s'exprime comme suit : Posons pour l'année 1913, la dernière année avant la guerre, le nombre 100. L'année 1920, le sommet de la guerre civile est aussi le point le plus bas de l'industrie : 25 seulement, c'est-à-dire un quart de la production d'avant-guerre ; 1925, un accroissement jusqu'à 75, c'est-à-dire jusqu'aux trois-quarts de la production d'avant-guerre; 1929, environ 200 ; 1932, 300 ; c'est-à-dire trois fois autant qu'à la veille de la guerre.

Le tableau devient encore plus clair à la lumière des index internationaux. De 1925 à 1932, la production industrielle de l'Allemagne a diminué d'environ une fois et demie, en Amérique environ du double ; dans l'Union soviétique, elle a monté à plus du quadruple ; le chiffre parle pour lui-même.

Je ne songe nullement à nier ou à dissimuler les côtés sombres de l'économie soviétique. Les résultats des index industriels sont extraordinairement influencés par le développement non favorable de l'économie agraire, c'est-à-dire du domaine qui ne s'est pas encore élevé aux méthodes socialistes, mais qui fut en même temps mené sur la voie de la collectivisation, sans préparation suffisante, plutôt bureaucratiquement que techniquement et économiquement. C'est une grande question qui, cependant, déborde les cadres de ma conférence.

Les chiffres des indices présentés appellent encore une réserve essentielle. Les succès indiscutables et brillants à leur façon de l'industrialisation soviétique exigent une vérification économique ultérieure du point de vue de l'harmonie réciproque des différents éléments de l'économie, de leur équilibre dynamique et, par conséquent, de leur capacité de rendement. De grandes difficultés et même des reculs sont encore inévitables. Le socialisme ne sort pas dans sa forme achevée du plan quinquennal, comme Minerve de la tête de Jupiter ou Vénus de l'écume de la mer. On est encore devant des décades de travail opiniâtre, de fautes, d'amélioration et de reconstruction. En outre, n'oublions pas que l'édification socialiste, d'après son essence, ne peut atteindre son achèvement que sur l'arène internationale. Mais même le bilan économique le plus défavorable des résultats obtenus jusqu'à présent ne pourrait révéler que l'inexactitude des données, les fautes du plan et les erreurs de la direction, il ne pourrait contredire le fait établi empiriquement: la possibilité d'élever la productivité du travail collectif à une hauteur jamais existante à l'aide de méthodes socialistes. Cette conquête, d'une importance historique mondiale, personne et rien ne pourra nous la dérober.

Après ce qui vient d'être dit, à peine faut-il s'attarder aux plaintes selon lesquelles la Révolution d'Octobre a mené la Russie au déclin de la culture. Telle est la voix des classes régnantes et des salons inquiets. La "culture" aristocratico-bourgeoise renversée par la révolution prolétarienne n'était qu'une simili parure de la barbarie. Pendant qu'elle restait inaccessible au peuple russe, elle apportait peu de neuf au trésor de l'humanité.

Mais aussi en ce qui concerne cette culture tant pleurée par l'émigration blanche, on doit préciser la question : dans quel sens est-elle détruite ? Dans un seul sens : le monopole d'une petite minorité sur les biens de la culture est anéanti. Mais tout ce qui était réellement culturel dans l'ancienne culture russe est resté intact. Les Huns du bolchévisme n'ont piétiné ni la conquête de la pensée ni les oeuvres de l'art. Au contraire, ils ont soigneusement rassemblé les monuments de la création humaine et les ont mis en ordre exemplaire. La culture de la monarchie, de la noblesse et de la bourgeoisie est maintenant devenue la culture des musées historiques.

Le peuple visite avec zèle ces musées. Mais il ne vit pas dans les musées. Il apprend. Il construit. Le seul fait que la Révolution d'Octobre ait enseigné au peuple russe, aux dizaines de peuples de la Russie tsariste, à lire et à écrire, se place incomparablement plus haut que toute la culture russe en serre d'autrefois.

La Révolution d'Octobre a posé la base pour une nouvelle culture destinée non à des élus mais à tous. Les masses du monde entier le sentent. D'où leurs sympathies pour l'Union soviétique, aussi ardentes qu'était jadis leur haine contre la Russie tsariste.

Chers auditeurs, vous savez que le langage humain représente un outil irremplaçable, non seulement pour la désignation des événements mais aussi pour leur estimation. En écartant l'accidentel, l'épisodique, l'artificiel, il absorbe en lui le réel, il le caractérise et le ramasse. Remarquez avec quelle sensibilité les langues des nations civilisées ont distingué deux époques dans le développement de la Russie. La culture aristocratique apporta dans le monde des barbarismes tels que tsar, cosaque, pogrome, nagaika [fouet]. Vous connaissez ces mots et vous savez ce qu'ils signifient. Octobre apporta aux langues du monde des mots tels que Bolchévik, Soviet, Kolkhoz, Gosplan [Commission du plan], Piatiletka [Plan quinquennal]. Ici la linguistique pratique rend son jugement historique suprême !

La signification la plus profonde, cependant plus difficilement soumise à une mesure immédiate, de chaque révolution consiste en ce qu'elle forme et trempe le caractère populaire. La représentation du peuple russe comme un peuple lent, passif, mélancolique, mystique est largement répandue et non par hasard. Elle a ses racines dans le passé. Mais jusqu'à présent, ces modifications profondes que la Révolution a introduites dans le caractère du peuple ne sont pas suffisamment prises en considération en Occident. Pouvait-il en être autrement ?

Chaque homme avec une expérience de la vie peut éveiller dans sa mémoire l'image d'un adolescent quelconque connu de lui qui --impressionnable, lyrique, sentimental enfin-- devient plus tard, d'un seul coup, sous l'action d'un fort choc moral plus fort, mieux trempé et n'est plus à reconnaître. Dans le développement de toute une nation, la Révolution accomplit des transformations morales du même genre.

L'insurrection de février contre l'autocratie, la lutte contre la noblesse, contre la guerre impérialiste, pour la paix, pour la terre, pour l'égalité nationale, l'insurrection d'Octobre, le renversement de la bourgeoisie et des partis qui tendaient aux accords avec la bourgeoisie, trois années de guerre civile sur une ceinture de front de 8000 kilomètres, les années de blocus, de misère, de famine et d'épidémies, les années d'édification économique tendue, les nouvelles difficultés et privations ; c'est une rude, mais bonne école. Un lourd marteau détruit le verre, mais il forge l'acier. Le marteau de la Révolution forge l'acier du caractère du peuple.

"Qui le croira ?" On devait déjà le croire. Peu après l'insurrection un des généraux tsaristes, Zaleski, s'étonnait "qu'un portier ou qu'un gardien devienne d'un coup un président de tribunal ; un infirmier, directeur d'hopital ; un coiffeur, dignitaire ; un enseigne commandant suprême ; un journalier maire ; un serrurier dirigeant d'entreprise".

"Qui le croira ?" On devait déjà le croire. On ne pouvait d'ailleurs pas ne pas le croire, tandis que les enseignes battaient les généraux, le maire, autrefois journalier, brisait la résistance de la vieille bureaucratie, le lampiste mettait de l'ordre dans les transports, le serrurier, comme directeur, rétablissait l'industrie.

"Qui le croira ?" Qu'on tente seulement de ne pas le croire.

Pour expliquer la patience inhabituelle que les masses populaires de l'Union soviétique montrèrent dans les années de la Révolution, nombre d'observateurs étrangers font appel par ancienne habitude à la passivité du caractère russe. Anachronisme grossier ! Les masses révolutionnaires supportèrent les privations patiemment mais non passivement. Elles construisent de leurs propres mains un avenir meilleur et elles veulent le créer à tout prix. Que l'ennemi de classe essaie seulement d'imposer à ces masses patientes du dehors sa volonté ! Non, mieux vaut qu'il ne l'essaie pas !

Pour conclure, essayons de fixer la place de la Révolution d'Octobre non seulement dans l'histoire de la Russie, mais dans l'histoire du monde. Pendant l'année 1917, dans l'intervalle de 8 mois, deux courbes historiques se rencontrèrent. La Révolution de février --cet écho attardé des grandes luttes qui se sont déroulées dans les siècles passés sur les territoires des Pays-Bas, d'Angleterre et de France, de presque toute l'Europe continentale-- se lie à la série des révolutions bourgeoises. La Révolution d'Octobre proclame et ouvre la domination du prolétariat. C'est le capitalisme mondial qui subit sur le territoire de la Russie sa première grande défaite. La chaîne cassa au plus faible maillon. Mais c'est la chaîne et non seulement le maillon qui cassa.

Vers le socialisme[modifier le wikicode]

Le capitalisme comme système mondial s'est historiquement survécu. Il a cessé de remplir sa mission essentielle; l'élévation du niveau de la puissance humaine et de la richesse humaine. L'humanité ne peut stagner sur le palier atteint. Seule une puissante élévation des forces productives et une organisation juste, planifiée, c'est-à-dire socialiste, de production et de répartition peut assurer aux hommes --à tous les hommes-- un niveau de vie digne et leur conférer en même temps le sentiment précieux de la liberté en face de leur propre économie. De la liberté sous deux sortes de rapports : premièrement, l'homme ne sera plus obligé de consacrer la principale partie de sa vie au travail physique. Deuxièmement, il ne dépendra plus des lois du marché, c'est-à-dire des forces aveugles et obscures qui s'édifient derrière son dos. Il édifiera librement son économie, c'est-à-dire selon un plan, le compas en main. Cette fois, il s'agit de radiographier l'anatomie de la société, de découvrir tous ses secrets et de soumettre toutes ses fonctions à la raison et à la volonté de l'homme collectif. En ce sens, le socialisme doit devenir une nouvelle étape dans la croissance historique de l'humanité. A notre ancêtre qui s'arma pour la première fois d'une hache de pierre, toute la nature se présenta comme la conjuration d'une puissance mystérieuse et hostile. Depuis, les sciences naturelles en collaboration étroite avec la technologie pratique ont éclairé la nature jusque dans ses profondeurs les plus obscures. Au moyen de l'énergie électrique, le physicien rend maintenant son jugement sur le noyau atomique. L'heure n'est plus loin, où, en se jouant, la science résoudra la tâche de l'alchimie, transformant le fumier en or et l'or en fumier. La où les démons et les furies de la nature se déchaînaient règne maintenant toujours plus courageusement la volonté industrieuse de l'homme.

Mais tandis qu'il lutta victorieusement avec la nature, l'homme édifia aveuglément ses rapports avec les autres hommes, presque comme les abeilles ou les fourmis. Avec retard et beaucoup d'indécision, il aborda les problèmes de la société humaine. Il commença par la religion pour passer ensuite à la politique. La Réforme représenta le premier succès de l'individualisme et du rationalisme bourgeois dans un domaine où avait régné une tradition morte. La pensée critique passa de l'Eglise à l'Etat. Née dans la lutte contre l'absolutisme et les conditions moyenâgeuses, la doctrine de la souveraineté populaire et des droits de l'homme et du citoyen grandit. Ainsi se forma le système du parlementarisme. La pensée critique pénétra dans le domaine de l'administration de l'Etat. Le rationalisme politique de la démocratie signifiait la plus haute conquête de la bourgeoisie révolutionnaire.

Mais entre la nature et l'Etat se trouve l'économie. La technique a libéré l'homme de la tyrannie des anciens éléments : la terre, l'eau, le feu et l'air, pour le soumettre aussitôt à sa propre tyrannie. L'homme cesse d'être l'esclave de la nature pour devenir l'esclave de la machine et, pis encore, l'esclave de l'offre et de la demande. La crise mondiale actuelle témoigne d'une manière particulièrement tragique combien ce dominateur fier et audacieux de la nature reste l'esclave des puissances aveugles de sa propre économie. La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre d'agir avec harmonie en servant docilement les besoins de l'homme. C'est seulement sur cette nouvelle base sociale que l'homme pourra redresser son dos fatigué et --non seulement des élus-- mais chacun et chacune, devenir un citoyen ayant plein pouvoir dans le domaine de la pensée.

Mais cela n'est pas encore l'extrémité du chemin. Non, ce n'en est que le commencement. L'homme se désigne comme le couronnement de la création. Il y a certains droits. Mais qui affirme que l'homme actuel soit le dernier représentant le plus élevé de l'espèce homo sapiens ? Non, physiquement comme spirituellement, il est très éloigné de la perfection, cet avortement biologique dont la pensée est malade et qui ne s'est créé aucun nouvel équilibre organique.

Il est vrai que l'humanité a plus d'une fois produit des géants de la pensée et de l'action qui dépassent les contemporains comme des sommets sur des chaînes de montagne. Le genre humain a droit d'être fier de ses Aristote, Shakespeare, Darwin, Beethoven, Goethe, Marx, Edison, Lénine, Mais pourquoi ceux-ci sont-ils si rares ? Avant tout, parce qu'ils sont issus à peu près sans exception des classes les plus élevées et moyennes. Sauf de rares exceptions, les étincelles du génie sont étouffées dans les profondeurs opprimées du peuple, avant qu'elles puissent même jaillir. Mais aussi parce que le processus de génération, de développement et d'éducation de l'homme resta et reste en son essence le fait du hasard ; non éclairé par la théorie et la pratique, non soumis à la conscience et à la volonté.

L'anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l'homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement "l'âme" de l'homme. Et qu'est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu'une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l'Océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l'âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

Quand il aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l'homme travaillera sur lui-même dans les mortiers, dans les cornues du chimiste. Pour la première, fois, l'humanité se considérera elle-même comme une matière première, et dans le meilleur des cas comme un produit semi-achevé physique et psychique. Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que l'homme d'aujourd'hui plein de contradictions et sans harmonie frayera la voie à une nouvelle race plus heureuse.

La nature de classe de l'Etat soviétique[modifier le wikicode]

Bolchevisme ou stalinisme (1937)[modifier le wikicode]

Les époques réactionnaires comme la nôtre non seulement désagrègent et affaiblissent la classe ouvrière en isolant son avant-garde, mais aussi abaissent le niveau idéologique général du mouvement en rejetant la pensée politique loin en arrière, à des étapes dépassées depuis longtemps. Dans ces conditions, la tâche de l'avant-garde est avant tout de ne pas se laisser entraîner par le reflux général. Il faut aller contre le courant. Si le rapport défavorable des forces ne permet pas de conserver les positions politiques précédemment occupées, il faut se maintenir au moins sur les positions idéologiques, car c'est en elles qu'est concentrée l'expérience chèrement payée du passé. Une telle politique apparaît aux yeux des sots comme du "sectarisme". En réalité elle ne fait que préparer un nouveau bond gigantesque en avant, avec la vague de la prochaine montée historique.

Réaction contre le Marxisme et le communisme[modifier le wikicode]

Les grandes défaites politiques provoquent inévitablement une révision des valeurs qui s'accomplit, en général, dans deux directions. D'une part, enrichie de l'expérience des défaites, la véritable avant-garde, défendant avec becs et ongles la pensée révolutionnaire, s'efforce d'en éduquer de nouveaux cadres pour les futurs combats de masses. D'autre part, la pensée des routiniers, des centristes, des dilettantes, effrayée par les défaites, tend à renverser l'autorité de la tradition révolutionnaire et, sous l'apparence de la recherche d'une "vérité nouvelle", à revenir loin en arrière.

On pourrait apporter quantité d'exemples de réaction idéologique qui prend le plus souvent la forme de la prostration. Toute la littérature de la IIe et de la IIIe Internationales, comme celle de leurs satellites de Londres consiste au fond en exemples de ce genre. Pas une trace d'analyse marxiste. Pas un mot nouveau sur l'avenir. Rien que clichés, routines, mensonges et, avant tout, souci de sauvegarder sa situation bureaucratique. Il suffit de dix lignes de quelque Hilferding ou Otto Bauer pour sentir le relent de la pourriture. Des théoriciens du Comintern, il vaut mieux ne rien dire. Le célèbre Dimitrov est ignorant et banal comme un petit épicier. La pensée de ces gens est trop paresseuse pour renier le marxisme; ils le prostituent. Mais ce ne sont pas eux qui nous intéressent actuellement. Venons-en aux "novateurs".

L'ancien communiste autrichien Willi Schlamm a consacré aux Procès de Moscou un petit livre, sous le titre expressif de Dictature du Mensonge. Schlamm est un journaliste talentueux, dont l'intérêt est surtout dirigé vers les questions du jour. La critique des falsifications de Moscou, de même que la mise à nu de la mécanique psychologique des "aveux volontaires", sont, chez Schlamm, excellentes. Mais il ne se contente pas de cela. Il veut créer une nouvelle théorie du socialisme qui assurerait, à l'avenir, contre les défaites et les falsifications. Mais comme Schlamm n'est nullement un théoricien et qu'il est même, semble-t-il, assez peu familiarisé avec l'histoire du développement du socialisme, il revient complètement, sous l'apparence d'une découverte nouvelle, au socialisme d'avant Marx et, qui plus est, à sa variété allemande, c'est-à-dire la plus arriérée, la plus douçâtre et la plus fade. Schlamm renonce à la dialectique, à la lutte des classes sans même parler de la dictature du prolétariat. La tâche de la transformation de la société se réduit pour lui à la réalisation de quelques vérités "éternelles" de la morale dont il s'apprête à imprégner l'humanité dès maintenant, sous le régime capitaliste. Dans la revue de Kerensky, Novaia Rossia (vieille revue provinciale russe qui se publie à Paris) la tentative de Willi Schlamm de sauver le socialisme par une inoculation de lymphe morale est recueillie non seulement avec joie, mais encore avec fierté selon la juste conclusion de la rédaction, Schlamm arrive aux principes du socialisme vrai-russe qui, il y a longtemps déjà, avait opposé à la sèche et rude lutte des classes les principes de la foi, de l'espoir et de l'amour.

Certes, la doctrine originale des "socialistes-révolutionnaires" russes représentait dans ses prémisses théoriques uniquement un retour au socialisme de l'Allemagne d'avant Marx. Il serait cependant trop injuste d'exiger de Kerensky une connaissance plus intime de l'histoire des idées que de Schlamm. Beaucoup plus important est le fait que le Kerensky, qui se solidarise avec Schlamm, fut, en tant que chef du gouvernement, l'initiateur des persécutions contre les bolcheviks comme "agents de l'Etat-Major allemand", c'est-à-dire qu'il organisa les mêmes falsifications contre lesquelles Schlamm mobilise maintenant des absolus métaphysiques mangés aux mites.

Le mécanisme psychologique de la réaction intellectuelle de Schlamm et de ses semblables est fort simple. Pendant un certain temps, ces gens ont participé à un mouvement politique qui jurait par la lutte des classes et, en paroles, invoquait la dialectique matérialiste. En Autriche, comme en Allemagne, cela se terminait par une catastrophe. Schlamm tire la conclusion sommaire: voilà à quoi ont conduit la lutte des classes et la dialectique. Et comme le nombre des découvertes est limité par l'expérience historique et... par la richesse des connaissances personnelles, notre réformateur, dans sa recherche d'une nouvelle foi, a rencontré une vieillerie rejetée depuis longtemps qu'il oppose bravement, non seulement au bolchevisme, mais au marxisme.

A première vue, la variété de réaction idéologique présentée par Schlamm est trop primitive (de Marx... à Kerensky) pour qu'il vaille la peine de s'y arrêter. En réalité, elle est cependant extrêmement instructive précisément grâce à son caractère primitif, elle représente le dénominateur commun de toutes les autres formes de réaction avant tout de celle qui s'exprime par un renoncement en bloc au bolchevisme.

Retour au Marxisme[modifier le wikicode]

Dans le bolchevisme, le marxisme a trouvé son expression historique la plus grandiose. C'est sous le drapeau du bolchevisme que fut remportée la première victoire du prolétariat et fondé le premier Etat Ouvrier. Aucune force n'effacera plus ces faits de l'histoire. Mais comme la Révolution d'Octobre a conduit au stade présent, au triomphe de la bureaucratie, avec son système d'oppression, de spoliation et de falsifications, à la dictature du mensonge, selon la juste expression de Schlamm, de nombreux esprits formalistes et superficiels inclinent à la conclusion sommaire qu'il est impossible de lutter contre le stalinisme sans renoncer au bolchevisme. Schlamm, comme nous le savons déjà, va plus loin: le bolchevisme qui a dégénéré en stalinisme est lui-même sorti du marxisme. Impossible, par conséquent, de lutter contre le stalinisme en restant sur les bases du marxisme. Des gens moins conséquents, mais plus nombreux, disent au contraire: "Il faut revenir du bolchevisme au marxisme". Par quelle voie? A quel marxisme? Avant que le marxisme "ait fait banqueroute", sous la forme de la social-démocratie. Le mot d'ordre "Retour au marxisme" signifie ainsi un bond par-dessus l'époque de la IIe et IIIe Internationales... à la Ire Internationale. Mais celle-ci aussi, en son temps, fût vouée à la défaite. C'est-à-dire qu'il s'agit à la fin des fins de revenir... aux oeuvres complètes de Marx et Engels. Ce bond, on peut le faire sans sortir de son cabinet de travail, et sans même quitter ses pantoufles. Mais comment passer ensuite de nos classiques (Marx est mort en 1883 , Engels en 1895) aux tâches de l'époque nouvelle en laissant de côté une lutte théorique ou politique de plusieurs dizaines d'années, lutte qui comprend aussi le bolchevisme et la Révolution d'Octobre? Aucun de ceux qui proposent de renoncer au bolchevisme comme tendance historiquement "banqueroutière" n'a indiqué de nouvelles voies.

Les choses se réduisent ainsi à un simple conseil d'étudier le Capital. Contre cela, rien à objecter. Mais les bolcheviks aussi ont étudié le Capital, et même passablement. Cela n'a cependant pas empêché la dégénérescence de l'Etat Soviétique et la mise en scène des Procès de Moscou. Que faire alors?

Est-il vrai pourtant que le stalinisme représente le produit légitime du bolchevisme, comme le croit toute la réaction, comme l'affirme Staline lui-même, comme le pensent les mencheviks, les anarchistes et quelques doctrinaires de gauche qui se jugent marxiste? "Nous l'avions toujours prédit, disent-ils, ayant commencé avec l'interdiction des autres partis socialistes, avec l'écrasement des anarchistes, avec l'établissement de la dictature des bolcheviks dans les soviets, la Révolution d'Octobre ne pouvait manquer de conduire à la dictature de la bureaucratie. Le stalinisme est, à la fois, la continuation et la faillite du léninisme".

Le Bolchevisme est-il responsable du Stalinisme?[modifier le wikicode]

L'erreur de ce raisonnement commence avec l'identification tacite du bolchevisme, de la Révolution d'Octobre et de l'Union Soviétique. Le processus historique, qui consiste dans la lutte des forces hostiles, est remplacé par l'évolution du bolchevisme dans le vide. Cependant le bolchevisme est seulement un courant politique, certes étroitement lié à la classe ouvrière, mais non identique à elle. Et, outre la classe ouvrière, il existe en U.R.S.S. plus de cent millions de paysans, de nationalités diverses, un héritage d'oppression, de misère et d'ignorance.

L'Etat créé par les bolcheviks reflète, non seulement la pensée et la volonté des bolcheviks, mais aussi le niveau culturel du pays, la composition sociale de la population, la pression du passé barbare et de l'impérialisme mondial, non moins barbare. Représenter le processus de dégénérescence de l'Etat Soviétique comme l'évolution du bolchevisme pur, c'est ignorer la réalité sociale au nom d'un seul de ses éléments isolé d'une manière purement logique. Il suffit au fond de nommer cette erreur élémentaire par son nom pour qu'il n'en reste pas trace.

Le bolchevisme lui-même, en tout cas, ne s'est jamais identifié ni à la Révolution d'Octobre, ni à l'Etat Soviétique qui en est sorti. Le bolchevisme se considérait comme un des facteurs de l'histoire, son facteur "conscient", facteur très important mais nullement décisif. Nous voyons le facteur décisif --sur la base donnée des forces productives - dans la lutte des classes, et non seulement à l'échelle national, mais aussi internationale.

Quand les bolcheviks faisaient des concessions aux tendances petites-bourgeoises des paysans, qu'ils établissaient des règles strictes pour l'entrée dans le parti, qu'ils épuraient le parti des éléments qui lui étaient étrangers, qu'ils interdisaient les autres partis, qu'ils introduisaient la N.E.P., qu'ils en venaient à céder des entreprises sous forme de concessions ou qu'ils concluaient des accords diplomatiques avec des gouvernements impérialistes, eux, bolcheviks, tiraient des conclusions particulières de ce fait fondamental qui leur était clair théoriquement depuis le début même; à savoir que la conquête du pouvoir, quelque importante qu'elle soit en elle-même, ne fait nullement du parti le maître tout-puissant du processus historique. Certes, après s'être emparé de l'Etat, le parti reçoit la possibilité d'agir avec une force sans précédent sur le développement de la société; mais en revanche lui-même est soumis à une action décuplée de la part de tous les autres membres de cette société. Il peut être rejeté du pouvoir par les coups directs des forces hostiles. Avec des rythmes plus lents de l'évolution, il peut, tout en se maintenant au pouvoir, dégénérer intérieurement. C'est précisément cette dialectique du processus historique que ne comprennent pas les raisonneurs sectaires qui tentent de trouver dans la putréfaction de la bureaucratie staliniste un argument définitif contre le bolchevisme. Au fond, ces Messieurs disent ceci: mauvais est le parti révolutionnaire qui ne renferme pas en lui-même de garanties contre sa dégénérescence.

En face d'un pareil critère, le bolchevisme est évidemment condamné; il ne possède aucun talisman. Mais ce critère lui-même est faux. La pensée scientifique exige une analyse concrète: comment et pourquoi le parti s'est-il décomposé? Jusqu'à maintenant personne n'a donné cette analyse, sinon les bolcheviks eux-mêmes. Ils n'ont nullement eu besoin pour cela de rompre avec le bolchevisme. Au contraire, c'est dans l'arsenal de celui-ci qu'ils ont trouvé tout le nécessaire pour expliquer son sort. La conclusion à laquelle nous arrivons est celle-ci: évidemment le stalinisme est sorti du bolchevisme; mais il en est sorti d'une façon non pas logique, mais dialectique; non pas comme son affirmation révolutionnaire, mais comme sa négation thermidorienne. Ce n'est nullement une seule et même chose.

Le pronostic fondamental du Bolchevisme[modifier le wikicode]

Cependant, les bolcheviks n'ont pas eu besoin des Procès de Moscou pour expliquer, après coup, les causes de la décomposition du parti dirigeant de l'U.R.S.S. Ils avaient prévu depuis longtemps la possibilité d'une telle variante de l'évolution, et, d'avance, s'étaient exprimés sur elle. Rappelons le pronostic que les bolcheviks avaient déjà fait, non seulement à la veille de la Révolution d'Octobre, mais déjà un certain nombre d'année auparavant. Le groupement fondamental des forces à l'échelle nationale et internationale ouvre pour le prolétariat la possibilité d'arriver, pour la première fois, au pouvoir dans un pays aussi arriéré que la Russie. Mais le même groupement des forces donne, par avance, la certitude que sans victoire plus ou moins prompte du prolétariat dans les pays avancés, l'Etat ouvrier ne se maintiendra pas en Russie. Le régime soviétique laissé a lui-même tombera ou dégénérera. Plus exactement il dégénérera pour tomber ensuite. Il m'est arrivé personnellement d'écrire plusieurs fois là-dessus, à commencer dès 1905. Dans mon Histoire de la Révolution Russe (cf. l'appendice du dernier tome, "Socialisme dans un seul pays"), il a été rassemblé ce qu'ont dit les chefs du bolchevisme à ce sujet de 1917 à 1923. Tout se réduit à une seule chose: sans révolution en Occident, le bolchevisme sera liquidé, soit par la contre-révolution interne, soit par l'intervention étrangère, soit par leur combinaison. En particulier, Lénine a indiqué, plus d'une fois, que la bureaucratisation du régime soviétique est, non pas une question technique ou organisationnelle, mais le commencement possible d'une dégénérescence de l'Etat ouvrier.

Au XIe Congrès du parti, en mars 1922, Lénine parla sur le soutien qu'au moment de la N.E.P., quelques politiciens bourgeois, en particulier le professeur libéral Oustrialov, s'étaient décidés à offrir à la Russie Soviétique. "Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique en Russie, dit Oustrialov, --quoi qu'il soit un cadet, un bourgeois-- parce qu'il est entré dans une voie dans laquelle il deviendra un pouvoir bourgeois ordinaire". Lénine préfère la voix cynique de l'ennemi aux "douces roucoulades communistes". C'est avec une rude sobriété qu'il averti le parti du danger: "Des choses telles que celles dont parle Oustrialov sont possibles. Il faut le dire carrément. L'histoire connaît des transformations de toutes sortes, se reposer sur la conviction, le dévouement et autres excellentes qualités morales, c'est une chose nullement sérieuse en politique. D'excellentes qualités morales existent chez un nombre infime de gens, et ce sont des masses gigantesques qui décident de l'issue historique, masses qui traitent avec fort peu de politesse ce nombre infime de gens, si ces gens ne leur plaisent pas. En un mot le Parti n'est pas l'unique facteur de l'évolution et, à une grande échelle historique, il n'est pas le facteur décisif".

"Il arrive qu'une nation conquière une autre nation, continue Lénine au même congrès, le dernier qui se fit avec sa participation... C'est très simple et compréhensif à quiconque. Mais qu'arrive-t-il avec la civilisation de ces nations? Ici, ce n'est pas aussi simple. Si la nation, qui a fait la conquête, a une civilisation supérieure à la nation vaincue, elle lui impose sa civilisation; mais si c'est le contraire, il arrive que le vaincu impose sa civilisation au conquérant. N'est-il pas arrivé quelque chose de semblable dans la capitale de la R.S.F.S.R. et n'en est-il pas résulté que 4.700 communistes (presque toute une division, et les meilleurs des meilleurs) se sont trouvés soumis à une civilisation étrangère?" Ceci fut dit au commencement de 1922, et d'ailleurs pas pour la première fois. L'histoire n'est pas faite par quelques hommes, seraient-ils les "meilleurs des meilleurs"; et, qui plus est, ces "meilleurs" peuvent dégénérer dans le sens d'une civilisation "étrangère" c'est-à-dire bourgeoise. Non seulement l'Etat soviétique peut sortir de la voie socialiste, mais le parti bolchevik aussi peut, dans des conditions historiques défavorables, perdre son bolchevisme.

C'est de la claire compréhension de ce danger qu'est née l'Opposition de gauche, définitivement formée en 1923. Enregistrant de jour en jour des symptômes de dégénérescence, elle s'efforça d'opposer au Thermidor menaçant la volonté consciente de l'avant-garde prolétarienne. Cependant ce facteur subjectif s'est trouvé insuffisant. Les "masses gigantesques" qui, selon Lénine, décident de l'issue de la lutte, étaient harassées par les privations dans leur pays et par une trop longue attente de la Révolution Mondiale. Les masses ont perdu courage. La bureaucratie a pris le dessus. Elle maîtrisa l'avant-garde prolétarienne, foula aux pieds le marxisme, prostitua le parti bolcheviste. Le stalinisme fut victorieux. Sous la forme de l'Opposition de gauche, le bolchevisme rompit avec la bureaucratie soviétique et son Komintern. Telle fut la véritable marche de l'évolution.

Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd'hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D'autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l'écorce pour le noyau, l'apparence pour la réalité. En identifiant stalinisme et bolchevisme, ils rendent le meilleur service aux thermidoriens et, par là, jouent un rôle manifestement réactionnaire.

Avec l'élimination de tous les autres partis de l'arène politique, les intérêts et les tendances contradictoires des diverses couches de la population devaient, à tel ou tel degré, trouver leur expression dans le parti dirigeant. Au fur et à mesure que le centre de gravité politique se déplaçait de l'avant-garde prolétarienne vers la bureaucratie, le parti se modifiait aussi bien par sa composition sociale que par son idéologie. Grâce à la marche impétueuse de l'évolution, il a subi, au cours des quinze dernières années, une dégénérescence beaucoup plus radicale que la social-démocratie pendant un demi-siècle. L'épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L'extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d'une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait repris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l'incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment donc peut-on ne pas voir cela?

Stalinisme et "Socialisme Etatique"[modifier le wikicode]

Les anarchistes, de leur côté, tentent de voir dans le stalinisme le produit organique, non seulement du bolchevisme et du marxisme, mais du "socialisme étatique" en général. Ils consentent à remplacer la patriarcale "fédération des communes libres" de Bakounine par une fédération plus moderne des Soviets libres. Mais ils sont avant tout contre l'Etat centralisé. En effet, une branche du marxisme "étatique", la social-démocratie, une fois arrivée au pouvoir, est devenue une agence déclarée du capital.

Une autre a engendré une nouvelle caste de privilégiés. C'est clair, la source du mal est dans l'Etat. Considéré dans une large perspective historique, on peut trouver un grain de vérité dans ce raisonnement. L'Etat, en tant qu'appareil de contrainte, est incontestablement une source d'infection politique et morale. Cela concerne aussi, comme le montre expérience, l'Etat Ouvrier. Par conséquent, on peut dire que le stalinisme est un produit d'une étape de la société où l'on n'a pas encore pu arracher la camisole de force de l'Etat. Mais cette situation, sans rien donner qui permette d'apprécier le bolchevisme ou le marxisme, caractérise seulement le niveau général de la civilisation humaine, et avant tout le rapport des forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Après nous être mis d'accord avec les anarchistes que l'Etat, même ouvrier, est engendré par la barbarie des classes et que la véritable histoire de l'humanité commencera avec l'abolition de l'Etat, il reste devant nous, dans toute sa force, la question suivante quelles sont les voies et les méthodes qui sont capables de conduire, à la fin des fins, à l'abolition de l'Etat? L'expérience récente témoigne que ce ne sont pas, en tout cas, les méthodes de l'anarchisme.

Les chefs de la C.N.T. espagnole, la seule organisation anarchiste notable sur la terre, se sont changés, à l'heure critique, en ministres de la bourgeoisie. Ils expliquent leur trahison ouverte de la théorie anarchiste par la pression des "circonstances exceptionnelles". Mais n'est-ce pas le même argument qu'ont avancé, en leur temps, les chefs de la social-démocratie allemande? Assurément, la guerre civile n'est nullement une circonstance pacifique et ordinaire, mais plutôt une "circonstance exceptionnelle". Mais c'est précisément pour de telles "circonstances exceptionnelles" que se prépare toute organisation révolutionnaire sérieuse. L'expérience de l'Espagne a démontré, une fois de plus, qu'on peut nier l'Etat dans des brochures éditées dans des "circonstances normales", avec la permission de l'Etat bourgeois, mais que les conditions de la révolution ne laissent aucune place pour la négation de l'Etat et en exigent la conquête. Nous n'avons nullement l'intention d'accuser les anarchistes espagnols de ne pas avoir liquidé l'Etat d'un simple trait de plume. Un parti révolutionnaire, même une fois qu'il s'est emparé du pouvoir (ce que les chefs anarchistes espagnols n'ont pas su faire malgré l'héroïsme des ouvriers anarchistes) n'est nullement encore le maître tout-puissant de la société. Mais d'autant plus âprement accusons-nous la théorie anarchiste qui s'est trouvée convenir pleinement pour une période pacifique mais à laquelle il a fallu renoncer en hâte dès que sont apparues les "circonstances exceptionnelles" de la révolution. Dans l'ancien temps on rencontrait des généraux (il s'en trouve sans doute encore maintenant) qui pensaient que ce qui abîme le plus l'armée, c'est la guerre. Les révolutionnaires qui se plaignent que la révolution renverse leur doctrine ne valent guère mieux.

Les marxistes sont pleinement d'accord avec les anarchistes quant au but final, la liquidation de l'Etat. Le marxisme reste "étatique" uniquement dans la mesure où la liquidation de l'Etat ne peut être atteinte en se contentant d'ignorer tout simplement cet Etat. L'expérience du stalinisme ne renverse nullement l'enseignement du marxisme, mais le confirme par la méthode inverse. Une doctrine révolutionnaire, qui enseigne au prolétariat à s'orienter correctement dans une situation et à l'utiliser activement, ne renferme pas en soi, bien entendu, de garantie automatique de sa victoire. Mais, par contre, la victoire n'est possible que grâce à cette doctrine. Il est en outre impossible de se représenter cette victoire sous la forme d'un acte unique. Il faut prendre la question dans la perspective d'une large époque. Le premier état ouvrier, sur une base économique peu développée et dans l'anneau de l'impérialisme, s'est transformée en gendarmerie du stalinisme. Mais le véritable bolchevisme a déclaré à cette gendarmerie une lutte sans merci. Pour se maintenir, le stalinisme est contraint de mener maintenant une guerre civile ouverte contre le bolchevisme qualifié de "trotskysme", non seulement en U.R.S.S., mais aussi en Espagne. Le vieux parti bolcheviste est mort, mais le bolchevisme relève partout la tête.

Faire procéder le stalinisme du bolchevisme ou du marxisme, est exactement la même chose que faire procéder la contre-révolution de la révolution. C'est sur ce schéma que s'est toujours modelée la pensée des conservateurs que sont les libéraux et ensuite la pensée réformiste.

Les révolutions par suite de la structure de classes de la société, ont toujours engendré des contre-révolutions. Cela ne montre-t-il pas, demande le raisonneur, que dans la méthode révolutionnaire il y a quelque vice interne? Pourtant, jusqu'à maintenant, ni les libéraux, ni les réformistes n'ont su inventer des méthodes "plus économiques".

Mais s'il n'est pas facile de rationaliser un processus historique vivant, il n'est, par contre, nullement difficile d'interpréter, d'une façon rationaliste, la succession de ces vagues, en faisant procéder logiquement le stalinisme du "socialisme étatique", le fascisme du marxisme, la réaction de la révolution, en un mot l'antithèse de la thèse. Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, la pensée anarchiste reste prisonnière du rationalisme libéral. La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique.

L'argumentation des rationalistes prend parfois, du moins extérieurement, un caractère plus concret. Le stalinisme procède, pour eux, non pas du bolchevisme dans son ensemble, mais de ses péchés politiques [Un des représentants les plus typiques de ce genre de pensées est l'auteur français d'un livre sur Staline, Boris Souvarine. Les côtés matériel et documentaire de l'oeuvre de Souvarine représentent le produit d'une longue et consciencieuse recherche. Cependant, la philosophie historique de l'auteur étonne par sa vulgarité. Pour expliquer toutes les mésaventures historiques ultérieures, il recherche les voies internes contenus dans le bolchevisme. L'influence sur le bolchevisme des conditions réelles du processus historique n'existe pas pour lui. M. Taine lui-même, avec sa théorie du "milieu" est plus proche de Marx que Souvarine.]. Les bolcheviks, nous disent Gorter, Pannekoek, les "spartakistes" allemands, etc., ont remplacé la dictature du prolétariat par la dictature du parti. Staline a remplacé la dictature du parti par la dictature de la bureaucratie. Les bolcheviks ont anéanti tous les partis sauf le leur; Staline a étranglé le parti bolcheviste dans l'intérêt de la clique bonapartiste. Les bolcheviks en sont venus à des compromis avec la bourgeoisie; Staline est devenu son allié et son soutien. Les bolcheviks ont reconnu la nécessité de participer aux vieux syndicats et au parlement bourgeois; Staline s'est lié d'amitié avec la bureaucratie syndicale et avec la démocratie bourgeoise. On peut poursuivre de semblables rapprochements aussi longtemps que l'on veut. Malgré l'effet qu'ils peuvent produire extérieurement, ils sont absolument vides.

Le prolétariat ne peut arriver au pouvoir qu'à travers son avant-garde. La nécessité même d'un pouvoir étatique découle du niveau culturel insuffisant des masses et leur hétérogénéité. Dans l'avant-garde révolutionnaire organisée en parti se cristallise la tendance des masses à parvenir à leur affranchissement. Sans la confiance de la classe dans l'avant-garde, sans soutien de l'avant-garde par la classe, il ne peut être question de la conquête du pouvoir. C'est dans ce sens que la révolution prolétarienne et la dictature sont la cause de toute la classe, mais pas autrement que sous la direction de l'avant-garde. Les soviets ne sont que la liaison organisée de l'avant-garde avec la classe.

Le contenu révolutionnaire de cette forme ne peut être donné que par le parti. Cela est démontré par l'expérience positive de la Révolution d'Octobre et par l'expérience négative des autres pays (Allemagne, Autriche, Espagne), enfin personne non seulement n'a montré pratiquement, mais n'a même tenté d'expliquer précisément sur le papier comment le prolétariat peut s'emparer du pouvoir sans la direction politique d'un parti qui sait ce qu'il veut. Si le parti soumet politiquement les soviets à sa direction, en lui-même, ce fait change aussi peu le système soviétique que la domination d'une majorité conservatrice change le système du parlementarisme britannique.

Quant à l'interdiction des autres partis soviétiques, elle ne découlait nullement de quelque "théorie" bolcheviste, mais fut une mesure de défense de la dictature dans un pays arriéré et épuisé, entouré d'ennemis de toutes parts. Il était clair pour les bolcheviks, dès le début même, que cette mesure, complétée ensuite par l'interdiction des fractions à l'intérieur du parti dirigeant lui-même, contenait les plus grands dangers. Cependant, la source du danger n'était pas dans la doctrine ou la tactique, mais dans la faiblesse matérielle de la dictature dans les difficultés de la situation intérieure et extérieure. Si la révolution avait vaincu, ne fût-ce qu'en Allemagne, du même coup le besoin de l'interdiction des autres partis soviétiques aurait disparu. Que la domination d'un seul parti ait juridiquement servi de point de départ au régime totalitaire staliniste, c'est absolument indiscutable. Mais la cause d'une telle évolution n'est pas dans le bolchevisme, ni même dans l'interdiction des autres partis, comme mesure militaire temporaire, mais dans la série des défaites du prolétariat en Europe et en Asie.

Il en est de même avec la lutte contre l'anarchisme. A l'époque héroïque de la révolution, les bolcheviks marchèrent la main dans la main avec les anarchistes véritablement révolutionnaires. Le parti absorba beaucoup d'entre eux dans ses rangs. L'auteur de ces lignes a, plus d'une fois, examiné, avec Lénine, la question de la possibilité de laisser aux anarchistes certaines parties du territoire pour qu'ils y mènent avec le consentement de la population, leurs expériences de suppression immédiate de l'Etat. Mais les conditions de la guerre civile, du blocus et de la famine laissèrent trop peu d'aisance pour de pareils plans. L'insurrection de Kronstadt? Mais le gouvernement révolutionnaire ne pouvait, bien entendu, "faire cadeau" aux marins insurgés d'une forteresse qui commandait la capitale, uniquement parce qu'à la rébellion des soldats paysans s'étaient joints quelques anarchistes douteux. L'analyse historique concrète des événements ne laisse aucune place pour les légendes qui furent créées par l'ignorance et le sentimentalisme autour de Kronstadt, de Makno et d'autres épisodes de la révolution.

Il reste seulement le fait que les bolcheviks, dès le début même, employèrent non seulement la conviction mais aussi la coercition, parfois sous une forme assez rude. Il est incontestable aussi que la bureaucratie sortie de la révolution a monopolisé dans ses mains le système de coercition. Chaque étape de l'évolution, même quand il s'agit d'étapes aussi catastrophiques que la révolution et la contre-révolution, sort de l'étape précédente, a en elle ses racines et porte certains de ses traits.

Les libéraux, y compris le couple Webb, ont toujours affirmé que la dictature bolcheviste représente une nouvelle édition du tsarisme. Par là, ils ferment les yeux sur les détails tels que l'abolition de la monarchie et de la noblesse, la remise de la terre aux paysans, l'expropriation du capital, l'introduction de l'économie planifiée, l'éducation athéiste, etc. Exactement de même, la pensée libérale anarchiste ferme les yeux sur le fait que la révolution bolcheviste, avec toutes ses mesures de répression, signifiait la subversion des rapports sociaux dans l'intérêt des masses, alors que le coup d'Etat de Staline accompagne le remaniement de la société soviétique dans l'intérêt d'une minorité privilégiée. Il est clair que dans les identifications du stalinisme au bolchevisme, il n'y a pas une trace de critère socialiste.

Questions de Théorie[modifier le wikicode]

Un des principaux traits du bolchevisme est son attitude stricte et exigeante, même pointilleuse, à l'égard des questions de doctrine. Les 27 tomes de Lénine resteront pour toujours le modèle d'une attitude suprêmement scrupuleuse envers la théorie. Sans cette qualité fondamentale, le bolchevisme n'aurait jamais rempli son rôle historique. C'est une opposition complète que le stalinisme grossier et ignorant, absolument empirique, présente sous ce rapport aussi.

Il y a plus de dix ans, l'opposition déclarait dans sa plateforme:

"Depuis la mort de Lénine, il s'est créé toute une série de nouvelles "théories" dont le seul sens est de justifier théoriquement l'écart du groupe staliniste hors de la voie de la révolution prolétarienne internationale". Tout dernièrement, le socialiste américain Liston Oak, qui a participé de près à la révolution espagnole, a écrit: "En fait, les stalinistes sont maintenant les révisionnistes les plus extrêmes de Marx et de Lénine. Bernstein n'avait pas osé faire la moitié du chemin que Staline a fait dans la révision de Marx". C'est absolument juste. Il faut ajouter seulement que chez Bernstein, il y avait des besoins réellement théoriques: il tentait consciencieusement d'établir une conformité entre la pratique réformiste de la social-démocratie et son programme. La bureaucratie staliniste, non seulement n'a rien de commun avec le marxisme, elle est encore étrangère à quelque programme, doctrine ou système que ce soit. Son idéologie est imprégnée d'un subjectivisme absolument policier, sa pratique, d'un empirisme de pure violence. Par le fond même de ses intérêts, la caste des usurpateurs est hostile à la théorie: ni à elle même, ni à autrui, elle ne peut rendre compte de son rôle social. Staline révise Marx et Lénine, non par la plume des théoriciens, mais avec les bottes de la Guépéou.

Questions de morale[modifier le wikicode]

C'est de "l'amoralité" du bolchevisme qu'ont surtout coutume de se plaindre les fanfarons insignifiants à qui le bolchevisme a arraché le masque. Dans les milieux petits-bourgeois, intellectuels démocrates, "socialistes", littéraires, parlementaires et autres, il existe des valeurs conventionnelles ou un langage conventionnel pour couvrir l'absence de valeurs. Cette large et bigarrée société où règne une complicité réciproque ("Vis et laisse vivre les autres") ne supporte nullement le contact de sa peau sensible avec la lancette marxiste.

Les théoriciens qui oscillent entre les deux camps, les écrivains et les moralistes pensaient et pensent que les bolcheviks exagèrent malintentionnellement les désaccords, sont incapables d'une collaboration "loyale" et que, par leurs "intrigues", ils brisent l'unité du mouvement ouvrier. Le centriste sensible et susceptible croit, avant tout, que les bolcheviks le "calomnient" (uniquement parce qu'ils vont jusqu'au bout de ses moitiés de pensées, ce qu'il est absolument incapable de faire lui-même). Cependant, c'est seulement cette qualité précieuse, l'intolérance pour tout ce qui est hybride et évasif, qui est capable d'éduquer un parti révolutionnaire que des "circonstances exceptionnelles" ne peuvent prendre à l'improviste.

La morale de tout parti découle, en fin de compte, des intérêts historiques qu'il représente. La morale du bolchevisme, qui contient en elle le dévouement, le désintéressement, le courage, le mépris pour tout ce qui est clinquant et mensonge, les meilleures qualités de la nature humaine, découlait de son intransigeance révolutionnaire au service des opprimés. La bureaucratie staliniste, dans ce domaine aussi, imite les paroles et les gestes du bolchevisme. Mais quand "l'intransigeance" et "l'inflexibilité" se réalisent par l'entremise d'un appareil policier qui est au service d'une minorité privilégiée, ils deviennent une source de démoralisation et de gangstérisme. On ne peut avoir que du mépris pour des messieurs qui identifient l'héroïsme révolutionnaire des bolcheviks au cynisme bureaucratique des thermidoriens.

Même encore maintenant, malgré les faits dramatiques de la dernière période, le philistin moyen continue à penser que, dans la lutte entre bolchevisme (trotskysme) et stalinisme, il s'agit d'un conflit d'ambitions personnelles, ou, dans le meilleur des cas, de la lutte de deux "nuances" dans le bolchevisme. L'expression la plus crûe de ce point de vue est donnée par Norman Thomas, leader du parti socialiste américain: "Il y a peu de raisons de croire, écrit-il (Socialist Review, septembre 1937, page 6), que si Trotsky l'avait emporté (!) au lieu de Staline, il y aurait eu une fin aux intrigues, aux complots et au règne de la crainte en Russie". Et cet homme se croit... marxiste! Avec autant de fondement on pourrait dire: "Il y a peu de raisons de croire que si, au lieu de Pie XI, sur le trône de Rome, on avait mis Norman Ier, l'église catholique se serait transformée en un rempart du socialisme". Thomas ne comprend pas qu'il s'agit, non pas d'un match entre Staline et Trotsky, mais d'un antagonisme entre la bureaucratie et le prolétariat. Certes, en U.R.S.S., la couche dirigeante est encore contrainte aujourd'hui de s'adapter à l'héritage pas complètement liquidé de la révolution en préparant, en même temps, par une guerre civile déclarée (l'épuration sanglante, l'extermination des mécontents), le changement du régime social. Mais en Espagne, la clique staliniste apparaît, dès aujourd'hui, comme le rempart de l'ordre bourgeois contre le socialisme. Sa lutte contre la bureaucratie bonapartiste se change, sous nos yeux, en lutte de classes; deux mondes, deux programmes, deux morales. Si Thomas pense que la victoire du prolétariat socialiste sur la caste abjecte des oppresseurs ne régénèrera pas le régime soviétique politiquement et moralement, il montre seulement par là que, malgré toutes ses réserves, ses tergiversations et ses soupirs pieux, il est beaucoup plus proche de la bureaucratie staliniste que des ouvriers révolutionnaires. Comme les autres dénonciateurs de "l'amoralisme bolcheviste", Thomas n'est tout simplement pas parvenu jusqu'à la morale révolutionnaire.

Les traditions du Bolchevisme et la Quatrième Internationale[modifier le wikicode]

Chez ces "gauchistes" qui tentent de revenir au marxisme ignorant le bolchevisme, tout se réduit ordinairement à quelques panacées isolées: boycotter les vieux syndicats, boycotter le parlement, créer de "véritables" soviets. Tout cela pouvait sembler extraordinairement profond dans la fièvre des premiers jours après la guerre. Mais maintenant, à la lumière de l'expérience faite, ces "maladies infantiles" ont perdu tout intérêt de curiosité. Les hollandais Gorter et Pannekoek, les "spartakistes" allemands, les bordiguistes italiens ont manifesté leur indépendance à l'égard du bolchevisme uniquement en opposant un de ses traits, artificiellement grossi, aux autres. De ces tendances de "gauche", il n'est rien resté ni pratiquement, ni théoriquement: preuve indirecte mais importante que le bolchevisme est la seule forme du marxisme pour notre époque. Le parti bolchevique a montré, dans la réalité, une combinaison d'audace révolutionnaire suprême et de réalisme politique. Il a, pour la première, fois, établi entre l'avant-garde et la classe le rapport qui, seul, est capable d'assurer la victoire. Il a montré par l'expérience que l'union du prolétariat avec les masses opprimées de la petite-bourgeoisie du village et de la ville est possible uniquement par le renversement politique des partis traditionnels de la petite-bourgeoisie. Le parti bolcheviste a montré au monde entier comment s'accomplissent l'insurrection armée et la prise du pouvoir. Ceux qui opposent une abstraction de soviets à la dictature du parti devraient comprendre que c'est seulement grâce à la direction des bolcheviks que les soviets se sont élevés du marais réformiste au rôle de forme étatique du prolétariat. Le parti bolcheviste a réalisé une juste combinaison de l'art militaire avec la politique marxiste dans la guerre civile. Même si la bureaucratie staliniste réussissait à ruiner les bases économiques de la société nouvelle, l'expérience de l'économie planifiée, faite sous la direction du parti bolchevik entrerait pour toujours dans l'histoire comme une école supérieure pour toute l'humanité. Seuls, ne peuvent voir tout cela les sectaires qui, offensés par les coups qu'ils ont reçus, ont tourné le dos au processus historique.

Mais ce n'est pas tout. Le parti bolchevik a pu faire un travail "pratique" aussi grandiose uniquement parce que chacun de ses pas était éclairé par la lumière de la théorie. Le bolchevisme ne l'a pas créée, elle avait été apportée par le marxisme. Mais le marxisme est la théorie du mouvement et non du repos. Seules des actions d'une échelle historique grandiose pouvaient enrichir la théorie elle-même. Le bolchevisme a apporté une contribution précieuse au marxisme par son analyse de l'époque impérialiste comme époque de guerre et de révolutions; de la démocratie bourgeoise à l'époque du capitalisme pourrissant; de la relation entre la grève générale et l'insurrection; du rôle du parti, des soviets et des syndicats à l'époque de la révolution prolétarienne; de la théorie de l'Etat Soviétique; de l'économie de transition; du fascisme et du bonapartisme à l'époque du déclin capitaliste; enfin par son analyse des conditions de la dégénérescence du parti bolcheviste lui-même et de l'Etat Soviétique. Qu'on nous nomme une autre tendance qui aurait ajouté quelque chose d'essentiel aux conclusions et aux généralisations du bolchevisme. Vandervelde, de Brouckère, Hilferding, Otto Bauer, Léon Blum, Zyromsky, sans même parler du major Attlee et de Norman Thomas, vivent théoriquement et politiquement de débris usés du passé.

La dégénérescence du Komintern s'est exprimée de la façon la plus brutale dans le fait qu'il est tombé théoriquement au niveau de la IIe Internationale. Les groupes intermédiaires de tout genre (Independent Labour Party d'Angleterre, POUM, et leurs semblables) adaptent de nouveau chaque semaine des bribes de Marx et de Lénine à leurs besoins du moment. Les ouvriers n'apprendront rien chez ces gens-là.

Seuls, les constructeurs de la IVe Internationale, en s'appropriant les traditions de Marx et de Lénine, ont fait leur une attitude sérieuse envers la théorie. Que les philistins se moquent du fait que, vingt ans après la Révolution d'octobre, les révolutionnaires soient rejetés de nouveau sur les positions d'une modeste préparation propagandiste. Dans cette question, comme dans les autres, le grand capital est beaucoup plus perspicace que les philistins petits-bourgeois qui se considèrent comme des "socialistes" ou des "communistes": ce n'est pas pour rien que la question de la Quatrième Internationale ne disparaît pas des colonnes de la presse mondiale. Le besoin historique brûlant d'une direction révolutionnaire assure à la IVe Internationale des rythmes exceptionnellement rapides de développement. La plus importante garantie de ces succès futurs est le fait qu'elle ne s'est pas formée en dehors de la grande voie de l'histoire, mais qu'elle est organiquement sortie du bolchevisme.


29 août 1937.

Le régime communiste aux USA (1935)[modifier le wikicode]

Si le régime communiste est instauré aux Etats-Unis, comme une conséquence de l'incapacité de votre ordre social capitaliste à résoudre ses difficultés et ses problèmes, vous découvrirez que ce régime bien loin de signifier une tyrannie bureaucratique intolérable et l'enrégimentement des individus, sera à l'origine d'un développement des libertés individuelles et donnera l'abondance pour tous.

A l'heure actuelle, la plupart des Américains ne considèrent le régime communiste que d'après l'expérience de l'Union Soviétique. Ils craignent que ce régime n'engendre en Amérique les mêmes résultats matériels que chez les peuples culturellement arriérés de l'Union Soviétique.

Ils craignent que l'on ne veuille les coucher sur un lit de Procuste, et considèrent, par ailleurs, le conservatisme anglo-saxon comme un obstacle insurmontable même pour des réformes éventuellement souhaitables. Ils soutiennent que la Grande-Bretagne et le Japon interviendraient par la force armée contre les Soviets américains. Ils redoutent de s'entendre dicter quels vêtements ils doivent mettre, quels aliments ils doivent consommer; d'être contraints à se contenter de rations de famine; à ne trouver dans la presse qu'une propagande officielle stéréotypée; à entériner des décisions prises sans leur participation active; à garder leurs pensées pour eux, et à chanter bruyamment en public les louanges de leurs dirigeants soviétiques pour échapper à la prison ou à l'exil.

Ils ont peur d'être la proie de l'inflation monétaire, de la tyrannie bureaucratique, d'une paperasserie intolérable dans toutes les démarches de l'existence quotidienne. Ils craignent d'assister à une standardisation mécanique des arts et des sciences, comme de la vie de tous les jours; à la destruction, par la dictature d'une monstrueuse bureaucratie, de toute spontanéité politique et de la liberté de la presse. Et ils tremblent à l'idée d'être obligés à parler un incompréhensible jargon de dialectique marxiste et à professer une philosophie sociale obligatoire. Ils craignent, en un mot, que l'Amérique soviétique ne devienne la contre-partie de la Russie soviétique telle qu'on la leur a dépeinte.

En réalité, le régime. soviétique américain diffèrera autant du régime soviétique russe que les Etats-Unis du Président Roosevelt différent de l'empire russe du tsar Nicolas II. Cependant, le régime communiste ne peut être instauré en Amérique que par une révolution, comme l'y furent l'indépendance et la démocratie. Le tempérament américain est énergique et violent, et il exigera pas mal de vaisselle cassée avant que le régime communiste ne soit solidement établi. Les Américains sont des enthousiastes et des sportifs avant d'être des spécialistes ou des hommes d'état, et il serait contraire à la tradition américaine d'opérer un changement majeur sans se diviser, tout d'abord, en camps opposés et fendre des crânes.

Néanmoins, si élevé qu'il puisse être, le coût de la révolution communiste aux Etats-Unis sera insignifiant, rapporté à votre richesse nationale et à votre population, en comparaison de celui de la révolution bolcheviste en Russie.

Cela tient à ce que, dans une guerre civile révolutionnaire, ce n'est pas la poignée d'hommes qui se trouve au sommet de l'échelle sociale qui se bat --les 5% ou 10% qui possèdent les neuf dixièmes de la fortune américaine: ils ne peuvent recruter les armées de la contre-révolution que dans les couches inférieures des classes moyennes. Or la révolution pourrait facilement amener ces dernières sous son drapeau en leur démontrant que le soutien des soviets leur ouvrirait seul une perspective de salut.

En dessous de ce groupe social, tout le monde, au point de vue économique, est préparé au communisme. La crise a ravagé votre classe ouvrière, et a porté un coup terrible à vos agriculteurs, déjà atteints par le long déclin agricole de la décade d'après guerre. Il n'y a aucune raison pour que ces groupes opposent une ferme résistance à la révolution; ils n'ont rien à y perdre, en admettant, bien entendu, que les dirigeants de la révolution adoptent une politique modérées et clairvoyante à leur égard.

Quels autres hommes voudront se battre contre le communisme? Vos milliardaires et multimillionnaires? Vos Mellon, Morgan, Ford, Rockefeller? Ils cesseront la lutte dès qu'ils ne pourront plus trouver d'autres gens pour se battre à leur place.

Le gouvernement soviétique américain prendra fermement possession des leviers de commande de votre système économique: les banques, les industries-clés et les moyens de transport et de communication. Il donnera alors aux agriculteurs, aux petits commerçants et négociants, un temps de réflexion suffisamment long pour que ceux-ci aient la possibilité de constater comme le secteur nationalisé de l'industrie fonctionne bien.

C'est ici que les soviets américains pourront faire de véritables miracles. La "technocratie" ne pourra devenir une réalité que sous le régime communiste, une fois votre système industriel affranchi des entraves de la propriété privée et du profit privé. Les plus audacieuses propositions de la commission Hoover sur la standardisation et la nationalisation ne sont que jeux d'enfants auprès des possibilités nouvelles que libérera le régime communiste.

L'industrie nationale sera organisée sur le modèle de la chaîne de montage dans vos usines automatiques modernes à production continue. La planification scientifique pourra sortir du cadre de l'usine individuelle pour être appliquée à votre système économique tout entier. Les résultats seront stupéfiants.

Les coûts de production tomberont à 20%, ou moins, de leur valeur actuelle. De ce fait, le pouvoir d'achat des agriculteurs s'élèverait rapidement.

Bien entendu, les soviets américains institueraient leurs propres entreprises agricoles géantes, en guise d'écoles de collectivisation volontaire. Vos agriculteurs pourraient facilement calculer s'il est de leur intérêt de demeurer des anneaux isolés, ou de se joindre à la chaîne publique.

La même méthode serait employée pour amener le petit commerce et la petite industrie à entrer dans l'organisation nationale de l'industrie. Grâce au contrôle soviétique des matières premières, du crédit et des commandes, ces industries secondaires pourraient être maintenues solvables jusqu'à leur intégration graduelle et sans contrainte dans le système économique socialisé.

Sans contrainte! Les soviets américains n'auraient pas à recourir aux mesures draconiennes que les circonstances ont souvent imposées aux soviets russes. Aux Etats-Unis, la science de la publicité et de la réclame vous offre, pour gagner le soutien de votre classe moyenne, des ressources qui manquaient aux soviets de la Russie arriérée, où les paysans misérables et illettrés constituaient la grande majorité. Ceci, en plus de votre équipement technique et de votre richesse, est le principal atout de votre future révolution communiste. Votre révolution sera, par nature, plus aisée que la nôtre; une fois les questions essentielles tranchées, vous ne gaspillerez pas vos énergies et vos ressources en de coûteux conflits sociaux; et cela vous permettra d'aller de l'avant plus vite.

Même l'intensité des sentiments religieux aux Etats-Unis ne constituera pas un obstacle à la révolution. Si l'on admet la perspective des Soviets en Amérique, aucun frein psychologique ne sera assez puissant pour diminuer la pression de la crise sociale. Cela, l'histoire l'a prouvé plus d'une fois. De plus, il ne faudrait pas oublier que les Evangiles contiennent quelques aphorismes passablement explosifs.

Quant à la manière de traiter les opposants, relativement peu nombreux, à la révolution soviétique, on peut faire confiance au génie inventif américain. Peut-être expédierez-vous vos millionnaires impénitents, dispensés de loyer leur vie durant, dans quelque île pittoresque, où ils pourront faire ce qui leur plaira.

Vous pourrez le faire en toute sécurité, car vous n'aurez pas à redouter d'intervention étrangère. Le Japon, la Grande-Bretagne, et les autres pays capitalistes qui sont intervenus en Russie ne pourraient rien faire d'autre que s'incliner devant le fait accompli aux Etats-Unis. A la vérité, la victoire du communisme en Amérique --dans la forteresse du capitalisme-- provoquerait son extension à d'autres pays. Le Japon aura probablement rejoint les rangs communistes avant même l'établissement du régime soviétique aux Etats-Unis. La même chose est vraie de la Grande-Bretagne.

En tout cas, ce serait une idée folle d'envoyer la flotte de sa Majesté Britannique contre une Amérique Soviétique, même pour une expédition contre la moitié sud, la plus conservatrice, de votre continent. Ce serait là un acte sans espoir, qui n'irait jamais plus loin qu'une escapade militaire de deuxième classe.

Quelques semaines ou quelques mois après l'instauration du régime soviétique aux Etats-Unis, le panaméricanisme deviendrait une réalité politique.

Votre fédération attirerait dans son sein les gouvernements de l'Amérique Centrale et de l'Amérique du Sud, comme l'aimant attire la limaille de fer. Il en serait de même du Canada. Les mouvements populaires dans ces pays seraient si puissants, que ce grand procès d'unification s'accomplirait rapidement et à peu de frais. Je suis prêt à parier que les Soviets américains trouveraient à leur premier anniversaire, l'hémisphère occidental transformé en Etats-Unis Soviétiques de l'Amérique du Nord, du Centre et du Sud avec Panama pour capitale. Ainsi, la doctrine de Monroë prendrait pour la première fois une signification complète et positive dans les affaires mondiales, bien que différente de celle prévue par son auteur.

En dépit des accusations portées contre lui par certains de vos archi-conservateurs, Roosevelt ne prépare pas les Etats-Unis à une transformation soviétique. La N.R.A. ne se propose pas de détruire, mais de consolider les fondements du capitalisme américain, en surmontant vos difficultés économiques. Ce n'est pas l'Aigle Bleu qui apportera le communisme en Amérique, mais bien les difficultés que l'Aigle Bleu est impuissant à surmonter. Les professeurs "radicaux" de votre Brain Trust ne sont pas des révolutionnaires; ce sont seulement des conservateurs effrayés. Votre président déteste les "systèmes" et les "généralisations". Mais un gouvernement soviétique est le plus grand de tous les systèmes possibles, une généralisation gigantesque en action.

L'homme moyen n'aime ni les systèmes ni les généralisations. Ce sera la tâche de vos hommes d'état communistes de faire en sorte que le système fournisse à l'homme moyen ces biens concrets auxquels il aspire: sa nourriture, ses cigares, ses distractions, la liberté de choisir ses cravates, son logement et son auto. Il sera aisé de lui donner ces avantages dans une Amérique soviétique.

La plupart des Américains ont été induits en erreur par le fait qu'en U.R.S.S. nous avons eu à édifier de nouvelles industries de base de fond en comble. Pareille chose ne pourrait pas se produire en Amérique, où vous êtes déjà contraints de diminuer votre surface cultivée et de réduire votre production industrielle. En fait, votre formidable équipement technique a été paralysé par la crise, et demande déjà à être employé. Vous serez en état d'élever considérablement le niveau de consommation de votre peuple, dès le début de votre renouveau économique. Vous y êtes préparés comme nul autre pays. Nulle part ailleurs, l'étude du marché intérieur n'a atteint un niveau aussi élevé qu'aux Etats-Unis. Cette étude a été faite par vos banques, vos trusts, vos hommes d'affaires individuels, vos négociants, vos représentants de commerce et vos agriculteurs. Votre gouvernement soviétique abolira simplement tous les secrets commerciaux, fera la synthèse de toutes les découvertes faites pour le profit privé, les transformera en un système scientifique de planification économique. Votre gouvernement trouvera à cette fin un appui dans l'existence de larges couches de consommateurs éduqués, capables d'esprit critique. Par la combinaison des industries-clés nationalisées, des entreprises privées, et de la coopération démocratique des consommateurs, vous développerez rapidement un système d'une extrême souplesse pour la satisfaction des besoins de votre population. Ce système ne sera régi ni par la bureaucratie, ni par la police, mais par le dur paiement au comptant. Votre tout-puissant dollar jouera un rôle essentiel dans le fonctionnement de votre système soviétique. C'est une grande erreur de confondre "économie planifiée" et "monnaie dirigée". Votre monnaie doit agir comme un régulateur qui mesurera le succès ou l'échec de votre planification.

Vos professeurs "radicaux" commettent une erreur mortelle avec leur dévotion à la "monnaie dirigée". Cette idée académique pourrait facilement ruiner votre système de distribution et de production tout entier. Telle est la grande leçon qu'enseigne l'expérience de l'Union Soviétique, où, dans le domaine monétaire, une amère nécessite a été convertie en vertu officielle. Là-bas, l'absence d'un rouble-or a été l'une des causes principales de nos nombreuses difficultés et catastrophes économiques. Utiliser un rouble instable dans un système soviétique, c'est comme se servir de calibres variables dans une chaîne de montage: cela ne peut pas marcher.

C'est seulement lorsque le socialisme réussira a remplacer l'argent par le contrôle administratif que l'on pourra abandonner une monnaie or stable. L'argent ne consistera plus alors qu'en des morceaux de papier ordinaire, comme des billets de tramway ou de théâtre. Avec le développement du socialisme, ces morceaux de papier disparaîtront à leur tour; et le contrôle de la consommation individuelle --qu'il soit monétaire ou administratif-- cessera d'être nécessaire, lorsqu'il y aura abondance de tout pour tous!

Ce temps n'est pas encore venu, bien que l'Amérique doive certainement l'atteindre avant tout autre pays. Jusque-là, le seul moyen de parvenir à ce stade de développement est de conserver un régulateur et un étalon efficaces pour le fonctionnement de votre système. En fait, pendant les quelques premières années de son existence, une économie planifiée, encore plus que le capitalisme à l'ancienne mode, a besoin d'une monnaie saine. Le professeur qui prétend régir tout le système économique en agissant sur l'unité monétaire est comme un homme qui veut lever de terre les deux pieds à la fois.

L'Amérique soviétique possèdera des ressources suffisantes pour stabiliser le dollar --avantage inappréciable. En Russie nous avons accru à la capacité de notre industrie de 20 à 30% par an; mais la faiblesse de notre monnaie ne nous a pas permis de répartir efficacement cet accroissement. Cela tient en partie à ce que nous avons permis à notre bureaucratie de soumettre notre monnaie à la partialité administrative. Ces maux vous seront épargnés. Aussi nous dépasserez-vous rapidement pour l'accroissement de la production et de la distribution, et obtiendrez-vous une élévation rapide du confort et du bien-être de votre population.

En tout ceci vous n'aurez pas à imiter notre production standardisée destinée à notre déplorable consommation de masse. Nous avons reçu de la Russie tsariste un héritage de pauvres, une paysannerie culturellement non développée avec un bas niveau de vie. Nous avons dû construire nos usines et nos barrages aux dépens de nos consommateurs.

Nous avons subi une inflation monétaire continuelle et une monstrueuse bureaucratie.

L'Amérique soviétique n'aura pas à imiter nos méthodes bureaucratique. Chez nous, la disette d'objets de première nécessité a engendré une lutte acharnée pour la possession d'un morceau de pain ou d'une aune d'étoffe supplémentaire. Notre bureaucratie émergea de cette lutte comme un conciliateur, une toute-puissante cour d'arbitrage. Vous, de votre côté, vous êtes beaucoup plus riches et vous n'auriez pas grand-peine à fournir à votre peuple tout ce qui est nécessaire à la vie. En outre, vos besoins, vos goûts et vos habitudes ne souffriraient jamais que le revenu national soit réparti par votre bureaucratie. Au lieu de cela, lorsque vous aurez organisé la société de manière à produire pour la satisfaction des besoins et non pour le profit privé, votre population tout entière se distribuera en de nouvelles formations qui lutteront entre-elles et empêcheront une bureaucratie outrecuidante de leur imposer sa domination.

Vous pourrez ainsi éviter la croissance du bureaucratisme par la pratique des soviets --c'est à dire de la démocratie-- de la forme la plus souple de gouvernement qui ait jamais existé. L'organisation soviétique ne peut faire de miracles, mais doit simplement refléter la volonté du peuple. Chez nous, le monopole politique d'un seul parti qui s'est lui-même transformé en bureaucratie, a engendré la bureaucratisation des soviets. Cette situation a résulté des difficultés exceptionnelles du défrichage socialiste dans un pays pauvre et arriéré.

Les Soviets américains seront vigoureux et pleins de sang; le besoin de mesures analogues à celles que les circonstances imposèrent en Russie ne se fera pas sentir, et l'occasion ne s'en présentera pas. Vos capitalistes non régénérés ne trouveront pas de place dans le nouvel édifice. Il est difficile d'imaginer Henry Ford à la tête du Soviet de Détroit. Néanmoins, une ample lutte d'intérêts, de groupements et d'idées est non seulement concevable --elle est inévitable. Un plan de développement économique d'un an, de cinq ans ou de dix ans; un projet pour l'éducation nationale; la construction d'un nouveau réseau de transports; la transformation de l'agriculture, un programme pour l'amélioration de l'équipement technique et culturel de l'Amérique latine; un programme pour les communications stratosphériques; l'eugénique --voilà autant de sujets pour les controverses, pour de vigoureuses luttes électorales, et des débats passionnés dans la presse et dans les réunions publiques.

Car l'Amérique soviétique n'imitera pas le monopole de la presse tel que l'exercent les chefs de la bureaucratie de l'U.R.S.S. La nationalisation par les Soviets américains de toutes les imprimeries, fabriques de papier et moyens de distribution sera une mesure purement négative. Elle signifiera simplement qu'il ne sera plus permis au capital de décider quelles publications doivent paraître, si elles doivent être progressives ou réactionnaires, "sèches" ou "humides", puritaines ou pornographiques. L'Amérique soviétique aura à trouver une nouvelle solution au problème du fonctionnement de l'imprimerie dans un régime socialiste. Elle pourrait consister en une représentation proportionnelle des tendances exprimées dans chaque élection de soviets. De la sorte, le droit pour chaque groupe de citoyens d'user des presses dépendrait de leur importance numérique --le même principe étant appliqué à l'utilisation des lieux de réunion, de la radio, etc.

La gestion et la politique des publications périodiques ne seraient plus ainsi soumises aux carnets de chèques individuels, mais aux groupements d'idées. Il se peut que cette méthode tienne peu de compte de groupements numériquement faibles et néanmoins importants, mais cela signifie simplement que toute idée nouvelle devra faire la preuve, comme ce fut le cas tout au long de l'histoire, de son droit à l'existence.

La riche Amérique soviétique pourra réserver des fonds importants à la recherche et à l'invention, à la découverte et à l'expérimentation dans tous les domaines. Vous donnerez la place qui leur revient à vos architectes et à vos sculpteurs les plus téméraires, à vos poètes les plus originaux et à vos philosophes les plus audacieux.

En fait, les futurs Soviets Yankees montreront la voie à l'Europe dans ces domaines précisément où l'Europe a jusqu'à présent été votre maître. Les Européens n'ont qu'une faible notion du pouvoir de la technique pour influencer la destinée humaine, et ont adopté une attitude de supériorité méprisante envers l'"américanisme" constitue la véritable marque distinctive du monde moderne par rapport au moyen âge.

Jusqu'à présent, la conquête de la nature a été poursuivie en Amérique avec tant de violence et de passion que vous n'avez pas eu le temps de moderniser votre philosophie et de développer vos propres formes d'expression artistique. De là votre hostilité aux doctrines de Hegel, de Marx et de Darwin. La mise au bûcher des oeuvres de Darwin par les Baptistes du Tennessee n'est qu'une expression grossière de l'aversion américaine pour la doctrine de l'évolution. Cette attitude n'est pas seulement le fait des prêtres. Elle est encore une part intégrante de toute votre architecture intellectuelle.

Vos athées comme vos quakers sont des rationalistes déterminés. Et votre rationalisme lui-même est affaibli par l'empirisme et le moralisme. Il n'a rien de l'impitoyable vitalité des grands rationalistes européens. C'est que votre méthode philosophique est encore plus surannée que votre système économique et que vos institutions politiques.

Vous êtes obligés aujourd'hui, sans aucune préparation, de faire face à ces contradictions sociales qui croissent insoupçonnées au sein de toute société. Vous n'avez conquis la nature, grâce aux outils engendrés par votre génie inventif, que pour constater que ces outils vous ont presque détruits vous-mêmes. Contrairement à tous vos espoirs et à tous vos voeux votre richesse sans précédent a été la source de maux sans précédents. Vous avez découvert que le développement social n'obéit pas à une formule simple. Par là vous avez dû vous mettre à l'école de la dialectique et vous y resterez.

Il n'y a plus de retour possible au mode de pensée et d'agir qui prévalait aux dix-septième et dix-huitième siècles.

Tandis que les crétins romantiques de l'Allemagne nazie rêvent de restaurer la race de la Forêt Noire dans sa pureté originelle, ou plutôt dans son impureté originelle, vous autres Américains, après avoir saisi fermement le contrôle de votre mécanisme économique et de votre culture, appliquerez des méthodes authentiquement scientifiques aux problèmes de l'eugénique. D'ici un siècle, de ce creuset où se fondront les races, sortira une nouvelle souche d'hommes -- la première digne du nom d'homme.

Une prophétie pour terminer: dans la troisième année du régime soviétique aux Etats-Unis, vous cesserez de mâcher du chewing-gum.

23 mars 1935.


Bonapartisme bourgeois et bonapartisme soviétique (1935)[modifier le wikicode]

Certains critiques nous font grief de faire du terme de BONAPARTISME un emploi trop large et trop divers. Ces critiques ne remarquent pas qu'il en est de même avec l'emploi d'autres termes du vocabulaire politique, tels que "démocratie", "dictature", sans même parler d'"Etat", de "société", de "gouvernements", etc. On parle de démocratie antique (qui reposait sur l'esclavage), de la démocratie des corporations médiévales, de la démocratie bourgeoise, de la démocratie prolétarienne (au sens d'Etat), aussi de la démocratie à l'intérieur des partis, des syndicats, des corporations, etc... etc. Le marxisme ne peut renoncer à de telles notions stables, conservatrices, et ne peut se refuser à les appliquer à des phénomènes nouveaux: sans cela la transmission de la pensée humain serait en général impossible. Mais le marxisme est tenu, sous peine d'erreur, de définir chaque fois le contenu social de la notion et le sens de son évolution. Rappelons que Marx et Engels ont qualifié de bonapartisme non seulement le régime de Napoléon III, mais aussi celui de Bismarck. Le 12 avril 1890, Engels écrivait à Sorge: "Tout gouvernement actuel devient, nolens-volens, bonapartiste". Ce fut plus ou moins vrai alors pour une longue période de crise agraire et de dépression industrielle. Le nouvel essor du capitalisme à partir de 1895 environ affaiblit les tendances bonapartistes, le déclin du capitalisme après la guerre les renforça extrêmement.

Dans son Histoire de la grande révolution russe, Tchernov rapporte des déclarations de Lénine et de Trotsky présentant le régime de Kérensky comme un embryon de bonapartisme, et, rejetant cette qualification, il note sur un ton sentencieux: "Le bonapartisme prend son envolée avec les ailes de la gloire". Cette "envolée" théorique est tout à fait dans le style de Tchernov, mais Marx, Engels, Lénine ont défini le bonapartisme non pas par des ailes, mais par un rapport spécifique des classes.

Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu'elle possède, de tolérer au-dessus d'elle le commandement incontrôlé d'un appareil militaire et policier, d'un "sauveur" couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d'empêcher l'explosion. La société bourgeoise a traversé plus d'une fois de telles périodes, mais cela n'a été pour ainsi dire que des répétitions. Le déclin actuel du capitalisme a non seulement définitivement sapé la démocratie, mais a aussi dévoilé toute l'insuffisance du bonapartisme de l'ancien type: à sa place est venu le Fascisme. Cependant, comme un pont entre la démocratie et le fascisme (en Russie, en 1917, comme un "pont" entre la démocratie et le bolchevisme) apparaît un "régime personnel", qui s'élève au-dessus de la démocratie, louvoie entre les deux camps et sauvegarde en même temps les intérêts de la classe dominante: il suffit de donner cette définition pour que le terme de bonapartisme soit pleinement fondé.

Nous constatons en tout cas que :

1) Aucun de nos critiques ne s'est donné la peine de faire apparaître le caractère spécifique des gouvernements pré-fascistes, Giolitti et Facta en Italie, Bruning, Papon et Schleicher en Allemagne, Dollfus en Autriche, Doumergue et Flandin en France ;

2) Personne n'a proposé jusqu'à maintenant d'autre terme. Quant à nous, nous n'en voyons nullement le besoin: le terme de Marx, d'Engels, de Lénine nous satisfait pleinement.

Pourquoi insistons-nous sur cette question ? Parce qu'elle a une importance colossale, aussi bien théorique que politique. On peut dire que dès le moment où le conflit des classes séparées en deux camps hostiles élève l'axe du pouvoir au-dessus du Parlement, s'ouvre officiellement dans le pays une période pré-révolutionnaire (ou pré-fasciste). Ainsi, le bonapartisme caractérise la dernière période au cours de laquelle l'avant-garde prolétarienne peut prendre son élan pour s'élancer à la conquête du pouvoir. Ne comprenant pas la nature du régime bonapartiste, les stalinistes sont conduits à donner le diagnostic suivant: "Il n'y a pas de situation révolutionnaire". Et ils passent à côté d'une situation pré-révolutionnaire.

La chose se complique quand nous employons le terme de bonapartisme pour le régime de Staline, et que nous parlons de "bonapartisme soviétique". "Non, s'écrient nos critiques, vous avez trop de "bonapartisme", le mot devient extensible de façon inadmissible", etc. Habituellement on fait des objections de ce genre, abstraites, formelles, grammaticales lorsqu'on n'a rien à dire sur le fond.

Sans aucun doute, ni Marx, ni Engels, ni Lénine n'ont employé le terme de bonapartisme pour un Etat ouvrier; rien d'étonnant à cela, ils n'en ont pas eu l'occasion (que Lénine n'ait nullement hésité à employer, avec les réserves nécessaires, pour l'Etat ouvrier des termes usités pour le régime bourgeois, c'est ce dont témoigne, par exemple, son expression de "capitalisme d'Etat soviétique"). Mais que faire dans les cas où les bons vieux livres ne donnent pas les indications nécessaires? Il faut tâcher de s'en tirer avec sa propre tête.

Que signifie le "régime personnel" de Staline et où prend-il son origine? Il est, en dernière analyse, le produit d'une vive lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. A l'aide de l'appareil bureaucratique et policier, le pouvoir du "sauveur" du peuple et de l'arbitre de la bureaucratie, en tant que caste dirigeante, s'est élevé au-dessus de la démocratie soviétique, la réduisant à sa propre ombre. La fonction objective du "sauveur" est de sauvegarder les nouvelles formes de propriété, en usurpant la fonction politique de la classe dominante. Est-ce que cette caractéristique précise du régime socialiste n'est pas en même temps la définition sociologique scientifique du bonapartisme?

La valeur incomparable du terme est de permettre de découvrir d'un coup des rapprochements historiques extrêmement instructifs et de déterminer ce qui forme leurs racines sociales. Il apparaît ceci: l'offensive des forces plébéiennes ou prolétariennes contre la bourgeoisie dirigeante et de même l'offensive des forces bourgeoises et petites-bourgeoises contre le prolétariat dirigeant peuvent aboutir à des régimes politiques tout à fait analogues (symétriques). Tel est le fait incontestable que le terme de bonapartisme permet on ne peut mieux, de faire apparaître.

Lorsque Engels écrivait que "tout gouvernement actuel devient, nolens volens, bonapartiste", il n'avait en vue, assurément, que la tendance du développement. Dans ce domaine comme ailleurs, la quantité se change en qualité. Toute démocratie bourgeoise porte des traits de bonapartisme. On peut aussi, à juste titre, découvrir des éléments de bonapartisme dans le régime soviétique sous Staline. Mais l'art de la pensée scientifique est de déterminer où précisément la quantité se change en qualité nouvelle. A l'époque de Lénine, le bonapartisme soviétique était une possibilité; à l'époque de Staline, il est devenu une réalité.

Le terme de bonapartisme déroute une pensée naïve (à la Tchernov). Car il évoque à la mémoire le modèle historique de Napoléon, de même que le terme de césarisme évoque le modèle de Jules César. En fait, ces deux termes sont depuis longtemps détachés des figures historiques qui leur ont donné leur nom. Quand nous parlons de bonapartisme, sans déterminatif, nous avons en vue non pas l'analogie historique, mais la définition sociologique. Ainsi le terme de chauvinisme a un caractère aussi général que celui de nationalisme, quoique le premier mot vienne du nom du bourgeois français Chauvin et le second de nation.

Cependant, dans certain cas, en parlant de bonapartisme, nous avons en vue un rapprochement historique plus concret. Ainsi, le régime de Staline, qui représente la traduction du bonapartisme dans le langage de l'Etat soviétique, révèle en même temps un certain nombre de traits supplémentaires de ressemblance avec le régime du consulat (ou de l'empire, mais sans couronne encore), et ce n'est pas par hasard: ces deux régimes sont venus à la suite de grandes révolutions et en ont été les usurpateurs.

Nous voyons qu'un emploi correct, c'est-à-dire dialectique, du terme de bonapartisme non seulement ne nous conduit pas au schématisme, cet ulcère de la pensée, mais au contraire permet de caractériser les phénomènes qui nous intéressent d'une façon aussi concrète qu'il est nécessaire, le phénomène n'étant pas pris isolément, comme unique, mais en liaison historique avec de nombreux autres phénomènes liés à lui. Que peut-on réclamer de plus d'un terme scientifique ?


L'Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme (1935)[modifier le wikicode]

La politique extérieure de la bureaucratie staliniste --par ses deux canaux : le principal : la diplomatie, et l'accessoire: l'Internationale Communiste-- a effectué un tournant brusque vers la Société des nations, le statu quo, l'alliance avec les réformistes et la démocratie bourgeoise. En même temps, la politique intérieure s'est tournée vers le marché libre et le "kolkhozien aisé". Le nouvel écrasement des groupes oppositionnels, semi-oppositionnels et des éléments isolés qui avaient la moindre attitude critique, la nouvelle épuration massive du Parti ont pour but de laisser les mains libres à Staline pour le cours de droite. Au fond il s'agit du retour à l'ancien cours organique (mise sur le koulak, alliance avec le Kuomintang, Comité anglo-russe, etc.), mais à une échelle plus vaste et dans des conditions incomparablement plus difficiles. Où mène ce cours? Le mot de "Thermidor" est de nouveau sur de nombreuses lèvres. Par malheur, ce mot s'est oblitéré à l'usage, il a perdu son contenu concret et est manifestement insuffisant pour caractériser l'étape par laquelle passe la bureaucratie staliniste, la catastrophe qu'elle prépare. Il faut avant tout s'entendre sur les termes.

Les discussions sur "Thermidor" dans le passé[modifier le wikicode]

La question de "Thermidor" est étroitement liée à l'histoire de l'opposition de gauche en U.R.S.S. Il ne serait actuellement pas facile d'établir qui, le premier, recourut à l'analogie historique de Thermidor. En tout cas, en 1926, les positions se répartissaient à peu près ainsi: le groupe du "Centralisme Démocratique" (V. M. Smirnov, que Staline a fait périr en exil; Sapronov, etc.) affirmait: "Thermidor est un fait accompli!". Les partisans de la plate-forme de l'Opposition de gauche, les bolcheviks-léninistes, repoussaient catégoriquement cette affirmation. Sur cette ligne se produisirent même des scissions. Qui avait alors raison? Pour répondre à cette question il faut déterminer exactement ce que les deux groupes entendaient au juste par "Thermidor": les analogies historiques permettent diverses interprétations, et, par cela même, aussi des abus.

Feu V. M. Smirnov --un des représentants les plus distingués de l'ancien type bolchevik-- pensait que le retard de l'industrialisation, la montée du koulak et du nepman (nouveau bourgeois), la liaison entre eux et la bureaucratie, enfin la dégénérescence du Parti étaient si avancés que le retour sur les rails du socialisme était impossible sans nouvelle révolution. Le prolétariat a déjà perdu le pouvoir. Après l'écrasement de l'opposition de gauche, la bureaucratie exprime les intérêts du régime bourgeois renaissant. Les conquêtes fondamentales de la Révolution d'Octobre sont liquidées. Telle était, dans ses grandes lignes, la position du groupe du "Centralisme Démocratique".

L'Opposition de gauche objectait à cela: les éléments d'une dualité du pouvoir ont indubitablement surgi dans le pays; mais le passage de ces éléments à la domination de la bourgeoisie ne pourrait se faire qu'au moyen d'un bouleversement contre-révolutionnaire. La bureaucratie est déjà liée au nepman et au koulak; mais les racines fondamentales de la bureaucratie plongent encore dans la classe ouvrière. Dans la lutte contre l'Opposition de gauche la bureaucratie traîne indubitablement derrière elle une lourde queue, les nepmen et les koulaks. Mais demain cette queue frappera sur la tête, c'est-à-dire sur la bureaucratie dirigeante. De nouvelles scissions au sein de celle-ci sont inévitables. Devant le danger d'un bouleversement contre-révolutionnaire immédiat, le noyau fondamental de la bureaucratie centriste s'appuiera sur les ouvriers contre la bourgeoisie agraire naissante. L'issue du conflit est encore loin d'être décidée. Il est trop tôt pour enterrer la Révolution d'Octobre. L'écrasement de l'Opposition de gauche facilite l'oeuvre de Thermidor. Mais Thermidor n'est pas encore accompli.

Il suffit de rapporter exactement le contenu des discussions des années 1926-1927 pour que la justesse de la position des bolcheviks-léninistes apparaisse, à la lumière du développement ultérieur, dans toute son évidence. Dès 1927, le koulak frappe sur la bureaucratie, en lui refusant le blé, qu'il avait réussi à concentrer dans ses mains. En 1928, la bureaucratie se scinde ouvertement. Les droitiers sont pour de nouvelles concessions au koulak. Le centre s'arme des idées de l'Opposition de gauche qu'il a écrasée, en commun avec les droitiers; il trouve un appui chez les ouvriers, bat les droitiers, se met sur la voie de l'industrialisation, puis de la collectivisation. Au prix d'innombrables sacrifices superflus, les conquêtes sociales fondamentales de la Révolution d'Octobre furent malgré tout sauvées.

Le pronostic des bolcheviks-léninistes (plus exactement: la "meilleure variante" de leur pronostic) fut pleinement confirmé. Actuellement il ne peut y avoir de discussion là-dessus. Le développement des forces productives se fait non par le rétablissement de la propriété privée, mais sur la base de la socialisation, par la voie d'une direction planifiée. Seuls des aveugles politiques peuvent ne pas apercevoir l'importance historique mondiale de ce fait.

Le véritable sens de "Thermidor"[modifier le wikicode]

Néanmoins on peut et on doit reconnaître maintenant que l'analogie de "Thermidor" a servi à obscurcir plutôt qu'à éclairer la question. Le Thermidor de 1794 réalisa le déplacement du pouvoir de certains groupes de la Convention à d'autres groupes, de certaines couches du "peuple" victorieux à d'autres couches. Thermidor était-il la contre-révolution? La réponse à cette question dépend de l'étendue que nous donnons, dans le cas présent, à la notion de "contre-révolution". La révolution sociale de 1789-1793 avait un caractère bourgeois. Son essence pouvait se ramener au remplacement de la propriété féodale enchaînée par la "libre" propriété bourgeoise. La contre-révolution qui eût été le pendant de cette révolution aurait dû accomplir le rétablissement de la propriété féodale. Mais Thermidor n'a même pas tenté pareille chose. Robespierre voulait s'appuyer sur les artisans, le Directoire sur la bourgeoisie moyenne. Bonaparte se lia aux banques. Tous ces changements, qui eurent, bien entendu, une importance non seulement politique, mais aussi sociale, s'accomplirent, pourtant, sur la base de la nouvelle société bourgeoise et du nouvel Etat bourgeois. Thermidor fut, sur la base sociale de la Révolution, un acte de la réaction. C'est le même sens qu'eut le 18 Brumaire de Bonaparte, nouvelle étape importante dans la voie de la réaction. Dans les deux cas il s'agissait non du rétablissement des anciennes formes de propriété ni du pouvoir des anciennes couches dominantes, mais de la répartition des avantages du nouveau régime social entre les différentes fractions du "Tiers Etat" victorieux. La bourgeoisie prit toujours plus en main la propriété et le pouvoir (directement et immédiatement ou par l'entremise de certains agents tels que Bonaparte), sans attenter nullement aux conquêtes sociales de la Révolution --au contraire, en les affermissant, en les ordonnant, en les stabilisant soigneusement. Napoléon défendit la propriété bourgeoise, y compris la propriété paysanne, aussi bien contre la "plèbe" que contre les prétentions des propriétaires expropriés. L'Europe féodale haïssait Napoléon comme l'incarnation vivante de la Révolution, et à sa manière elle avait raison.

L'appréciation marxiste de l'URSS[modifier le wikicode]

L'U.R.S.S. actuelle, sans aucun doute, ressemble fort peu au type de république soviétique que Lénine traçait en 1917 (absence du bureaucratie permanente et d'armée permanente, révocabilité de tous les élus à tout moment, contrôle actif des masses "sans égard à la personne", etc.). La domination de la bureaucratie sur le pays comme la domination de Staline sur la bureaucratie ont atteint une perfection presque absolue. Mais quelles conclusions en tirer? L'un dira: puisque l'Etat réel, issu de la Révolution d'Octobre, ne répond pas aux normes idéales établies à priori, alors je lui tourne le dos. C'est du snobisme politique, coutumier aux milieux d'intellectuels petits-bourgeois, pacifico-démocrates, libertaires, anarcho-syndicalistes, en général ultra-gauches. Un autre dira: puisque cet Etat est issu de la Révolution d'Octobre, toute critique sur lui est sacrilège et contre-révolutionnaire. C'est la voix de la cagoterie, derrière laquelle se cache le plus souvent le simple intérêt matériel de certains groupes de la même petite-bourgeoisie ou de l'aristocratie ouvrière. Ces deux types --du snob politique et du cagot politique-- se changent facilement l'un en l'autre, selon les circonstances personnelles. Laissons-les tous les deux.

Le marxiste dira: l'U.R.S.S. actuelle ne répond manifestement pas aux normes établies à priori de l'Etat soviétique; cherchons ce que nous n'avons pas prévu au moment où nous avons élaboré les normes programmatiques; cherchons aussi quels facteurs sociaux ont défiguré l'Etat ouvrier; vérifions encore une fois si ces altérations se sont étendues aux fondements économiques de l'Etat, c'est-à-dire si les conquêtes sociales fondamentales de la Révolution prolétarienne sont conservées; au cas où elles sont conservées, dans quel sens ont-elles changé; y a-t-il en U.R.S.S. et sur l'arène mondiale des facteurs qui puissent favoriser et accélérer la prépondérance des tendances progressives du développement sur les tendances réactionnaires? Une telle façon d'aborder la question est complexe. Elle ne donne pas la réponse toute faite et passe-partout qu'aiment tant les esprits paresseux. Par contre, non seulement elle sauve deux plaies: le snobisme et la cagoterie, mais en outre elle ouvre la possibilité d'intervenir activement dans le sort de l'U.R.S.S.

Quand le groupe du "Centralisme Démocratique" déclarait en 1926 que l'Etat ouvrier était liquidé, il enterrait manifestement une révolution encore vivante. Par contre, l'Opposition de gauche élaborait la plate-forme des réformes du régime soviétique. Pour s'élever et s'affermir en caste privilégiée, la bureaucratie staliniste écrasa l'Opposition de gauche. Mais dans la lutte pour ses positions, la bureaucratie s'est trouvée contrainte de puiser dans la plate-forme de l'Opposition de gauche toutes les mesures qui lui donnèrent la possibilité de sauver les bases sociales de l'Etat. Leçon politique inappréciable! Elle montre comment des conditions historiques déterminées: état arriéré de la paysannerie, lassitude du prolétariat, absence de soutien décisif en Occident, préparent, dans la révolution, un "second chapitre", qui se caractérise par l'étouffement de l'avant-garde prolétarienne et l'écrasement des internationalistes révolutionnaires par une bureaucratie nationaliste et conservatrice. Mais ce même exemple montre comment une ligne politique juste permet à un groupement marxiste de féconder le développement, même lorsque les vainqueurs du "second chapitre" écrasent les révolutionnaires du "premier chapitre".

Un mode de penser superficiel, idéaliste, opérant avec des normes toutes faites, leur adaptant mécaniquement le développement vivant, passe facilement de l'enthousiasme à la prostration. Seul le matérialisme dialectique, qui sait considérer tout ce qui existe dans son développement, dans la lutte des forces internes, communique la fermeté nécessaire à la pensée et à l'action.

Dictature du prolétariat et dictature de la bureaucratie[modifier le wikicode]

Dans une série de travaux antérieurs nous avons établi que, malgré des succès économiques, conditionnés par la nationalisation des moyens de production, la société soviétique conserve un caractère pleinement contradictoire, transitoire et que, par la situation des travailleurs, par l'inégalité des conditions d'existence, par les privilèges de la bureaucratie, elle se trouve encore beaucoup plus près du régime capitaliste que du communisme futur.

Nous avons établi en même temps que, malgré une dégénérescence bureaucratique monstrueuse, l'Etat soviétique reste encore l'arme historique de la classe ouvrière, étant donné qu'il assure le développement de l'économie et de la culture sur la base de moyens de production nationalisés et prépare, de ce fait même, les conditions d'une véritable émancipation des travailleurs par la voie d'une liquidation de la bureaucratie et de l'inégalité sociale.

Celui qui n'a pas réfléchi profondément à ces deux principes fondamentaux et ne s'en est pas sérieusement pénétré, qui en général n'a pas étudié la littérature des bolcheviks-léninistes sur la question de l'U.R.S.S., depuis 1 923, celui-là risque, à chaque nouvel événement, de perdre le fil directeur et de remplacer l'analyse marxiste par de pitoyables lamentations.

Le bureaucratisme soviétique (il serait plus exact de dire: antisoviétique) est le produit de contradictions sociales, entre la ville et la campagne, entre le prolétariat et la paysannerie (ces deux genres de contradictions ne coïncident pas); entre les républiques nationales et leurs subdivisions; entre les divers groupes de la paysannerie; entre les diverses couches du prolétariat; entre les divers groupes de consommateurs; enfin, entre l'Etat soviétique dans son ensemble et son encerclement capitaliste. Actuellement, par la traduction de tous les rapports dans le langage du système monétaire, les contradictions économiques vont apparaître au grand jour d'une façon particulièrement vive.

La bureaucratie résout ces contradictions en s'élevant au-dessus des masses travailleuses. Elle utilise sa fonction pour affermir sa domination. Par la réalisation d'une direction incontrôlée, arbitraire et sans appel, elle accumule de nouvelles contradictions. Les exploitant, elle crée un régime d'absolutisme bureaucratique.

Les contradictions à l'intérieur de la bureaucratie elle-même ont abouti à la sélection d'un ordre qui exerce le commandement; la nécessité de la discipline à l'intérieur de l'ordre ont abouti au pouvoir personnel, au culte du chef infaillible. Le même régime règne à l'usine, dans le kolkhoze, à l'université, dans l'Etat: le chef avec une douzaine de fidèles; les autres suivent le chef. Staline ne fut jamais et ne pouvait, par sa nature, être un chef de masses: il est le chef des "chefs" bureaucratiques, leur couronnement, leur personnification.

Plus les problèmes économiques deviendront complexes, plus les exigences et les intérêts de la population s'accroîtront, plus les contradictions entre le régime bureaucratique et les exigences du développement socialiste seront aiguës, et plus la bureaucratie luttera âprement pour le maintien de ses positions, et plus elle recourra cyniquement à la violence, à la tromperie, à la corruption.

Le fait que le régime politique empire constamment alors que l'économie et la culture se développent, ce fait criant s'explique par ceci, et par ceci seulement, que l'oppression, les persécutions, les répressions servent maintenant pour une bonne moitié non pas au maintien de l'Etat, mais au maintien du pouvoir et des privilèges de la bureaucratie. D'où, précisément, la nécessité toujours plus grande de masquer les répressions à l'aide de fourberies et d'amalgames.

--Peut-on, cependant, qualifier d'ouvrier un tel Etat? dit la voix révoltée des moralistes, des idéalistes et des snobs "révolutionnaires". Les plus prudents objectent ceci : "Peut-être en fin de compte est-ce tout de même un Etat ouvrier; mais de la dictature du prolétariat il ne reste pas trace : c'est un Etat ouvrier dégénérant sous la dictature de la bureaucratie".

Il n'y a aucune raison de revenir dans son ensemble sur cette argumentation. Tout ce qui est nécessaire à ce sujet a été dit dans la littérature de notre tendance et dans ses documents officiels. Personne n'a tenté de réfuter, d'amender ou de compléter la position des bolcheviks-léninistes dans cette très importante question.

Nous nous bornerons ici à un seul problème: peut-on appeler dictature du prolétariat la dictature de fait de la bureaucratie ?

La difficulté de terminologie vient de ce que le mot dictature est employé tantôt dans un sens strictement politique, tantôt dans un sens plus profond, sociologique. Nous parlons de "dictature de Mussolini" et en même temps nous déclarons que le fascisme n'est que l'instrument du capital financier. De ces deux propositions laquelle est exacte? L'une et l'autre, mais sur des plans différents.

Il est indiscutable que tout le pouvoir de décision est concentré dans les mains de Mussolini. Mais il est non moins vrai que tout le contenu réel de l'activité gouvernementale est dicté par les intérêts du capital financier. La domination sociale d'une classe ("dictature") peut prendre des formes politiques extrêmement différentes. Toute l'histoire de la bourgeoisie, du moyen âge à nos jours, en témoigne.

L'expérience de l'Union soviétique est déjà suffisante pour permettre d'étendre la même loi historique --avec tous les changements nécessaires-- également à la dictature du prolétariat. Entre la conquête du pouvoir et la dissolution de l'Etat ouvrier dans la société socialiste, les formes et les méthodes de la domination prolétarienne peuvent changer brusquement, selon la marche de la lutte des classes, nationale et internationale.

Par exemple, le régime de commandement actuel de Staline ne rappelle en rien le pouvoir des Soviets des premières années de la révolution. La substitution d'un régime à l'autre s'est produite non d'un seul coup, mais par plusieurs degrés, au moyen d'une série de petites guerres civiles de la bureaucratie contre l'avant-garde prolétarienne. En fin de compte, la démocratie soviétique a explosé sous la pression des contradictions sociales. Les exploitant, la bureaucratie a arraché le pouvoir des mains des organisations de masse. C'est dans ce sens qu'on peut parler de dictature de la bureaucratie et même de dictature personnelle de Staline. Mais cette usurpation n'a été possible et n'a pu se maintenir que parce que le contenu social de la dictature de la bureaucratie est déterminé par les rapports de production que la révolution prolétarienne a établis.

Dans ce sens on a plein droit de dire que la dictature du prolétariat a trouvée son expression, défigurée mais incontestable, dans la dictature de la bureaucratie.

Il est nécessaire de réviser et de corriger une analogie historique[modifier le wikicode]

Dans les discussions intérieures de l'Opposition russe et internationale, "Thermidor" fut entendu conventionnellement comme la première étape de la contre-révolution bourgeoise, dirigée contre la base sociale de l'Etat ouvrier [Les mencheviks parlent aussi de dégénérescence thermidorienne. Ce qu'ils entendent par là, il est impossible de le saisir. Les mencheviks furent contre la conquête du pouvoir par le prolétariat. Actuellement encore ils jugent l'Etat soviétique non prolétarien (on ne sait pas ce qu'il serait exactement). Dans le passé, ils réclamèrent le retour au capitalisme, maintenant à la "démocratie". S'ils ne sont pas eux-mêmes les représentants de tendances thermidoriennes, qu'est-ce donc que "Thermidor"?]. Quoique le fond de la discussion dans le passé, comme nous l'avons vu, n'en ait pas souffert, l'analogie historique a pris toutefois un caractère purement conventionnel, éloigné de la réalité, et ce sens conventionnel entre de plus en plus en contradiction avec les intérêts de l'analyse de la dernière évolution de l'Etat soviétique. Il suffit d'invoquer le fait que nous avons souvent parlé --et avec suffisamment de raisons-- du régime plébiscitaire ou bonapartiste de Staline. Or, le bonapartisme est venu en France après Thermidor. En restant dans les cadres de l'analogie historique, on en vient à se demander: s'il n'y a pas encore eu de "Thermidor" soviétique, d'où peut donc venir le bonapartisme? Sans changer nos anciennes appréciations quant au fond --il n'y a aucune raison pour le faire-- il faut réviser radicalement l'analogie historique. Ceci nous permettra d'aborder de plus près quelques faits anciens et de mieux comprendre quelques phénomènes nouveaux.

Le coup d'Etat du 9 Thermidor ne liquida pas les conquêtes de la révolution bourgeoise, mais il fit passer le pouvoir dans les mains des jacobins les plus modérés et les plus conservateurs, dans les mains des éléments les plus fortunés de la société bourgeoise. Actuellement il n'est plus possible de ne pas voir que, dans la révolution soviétique aussi il s'est produit depuis déjà longtemps un déplacement du pouvoir à droite pleinement analogue à Thermidor, quoique à des rythmes plus lents et sous des formes plus masquées. Le complot de la bureaucratie soviétique dirigé contre l'aile gauche a pu garder les premiers temps un caractère relativement peu sanglant pour l'unique raison que le complot lui-même fut accompli d'une façon plus systématique et entière que l'improvisation du 9 Thermidor.

Le prolétariat est socialement plus homogène que la bourgeoisie mais il contient en lui toute une série de couches, qui apparaissent d'une façon particulièrement nette après la conquête du pouvoir, quand se forment la bureaucratie et l'aristocratie ouvrière liée à elle. L'écrasement de l'opposition de gauche signifia dans son sens le plus direct et le plus immédiat le passage du pouvoir des mains de l'avant-garde révolutionnaire aux mains des éléments les plus conservateurs de la bureaucratie et des sommets de la classe ouvrière. 1924, voilà l'année du commencement du Thermidor soviétique.

Il s'agit, bien entendu, non d'une identité, mais d'une analogie historique, qui trouve toujours ses limites dans les différences des structures sociales et des époques. Mais la présente analogie n'est ni superficielle, ni fortuite elle est déterminée par la tension extrême de la lutte des classes en temps de révolution et de contre-révolution. La bureaucratie dans les deux cas s'est élevée sur le dos de la démocratie plébéienne, qui avait assuré la victoire du nouveau régime. Les clubs jacobins furent étranglés peu à peu. Les révolutionnaires de 1793 périrent dans les combats, devinrent diplomates et généraux, tombèrent sous les coups de la répression ou... entrèrent dans l'illégalité. Les autres jacobins se changèrent par la suite avec bonheur en préfets napoléoniens. A eux se joignirent un grand nombre de transfuges des anciens partis, des ci-devant aristocrates, de vulgaires carriéristes. Et en Russie? Le passage graduel des Soviets et des clubs du Parti bouillant de vie au régime de commandement de secrétaires qui dépendent uniquement du "chef bien-aimé" reproduit, 130 à 140 ans plus tard, le même tableau de dégénérescence, mais sur une échelle plus gigantesque et dans une situation plus avancée.

La longue stabilisation du régime thermidorien bonapartiste ne devint possible en France que grâce au développement des forces productives, libérées des entraves féodales. Les arrivistes, les pillards, les parents et les alliés de la bureaucratie s'enrichirent. Les masses désillusionnées tombèrent dans la prostration.

L'accroissement des forces productives nationales, commencé en 1923, inattendu pour la bureaucratie soviétique elle-même, créa les prémisses économiques, nécessaires de sa stabilisation. L'édification économique ouvrit un débouché à l'énergie d'organisateurs, d'administrateurs, de techniciens actifs et capables. Leur situation matérielle et morale s'améliora rapidement. Une large couche privilégiée, étroitement liée aux sommets dirigeants, se créa. Les masses travailleuses vécurent d'espoirs ou sombrèrent dans le désespoir.

Ce serait du pédantisme aveugle que d'essayer de faire coïncider les diverses étapes de la Révolution russe avec des événements analogues de la fin du XVIIIe siècle en France. Mais, malgré tout, il saute aux yeux que le régime politique actuel des Soviets rappelle extraordinairement le Consulat, plutôt la fin du Consulat, quand il se rapprochait de l'Empire. Si Staline manque de l'éclat des victoires, il l'emporte en tout cas sur Bonaparte par le régime de la reptation organisée. Un tel pouvoir n'a pu être atteint que par l'étouffement du Parti, des Soviets, de la classe ouvrière dans son ensemble. La bureaucratie sur laquelle s'appuie Staline, est matériellement liée aux résultats obtenus par la révolution nationale accomplie, mais elle n'a aucun point de contact avec la révolution internationale qui se poursuit. Par leur genre de vie, leurs intérêts, leur psychologie, les fonctionnaires soviétiques actuels ne se distinguent pas moins des bolcheviks révolutionnaires que les généraux et les préfets de Napoléon se distinguaient des jacobins révolutionnaires.

Thermidoriens et bonapartistes[modifier le wikicode]

L'ambassadeur soviétique à Londres, Maïsky, expliquait dernièrement à une délégation des Trade-unions britanniques la nécessité et la légitimité de la répression staliniste contre les zinoviévistes "contre-révolutionnaires". Cet épisode éclatant --un entre mille-- nous introduit immédiatement au coeur même de la question. Ce que sont les zinoviévistes, nous le savons. Quelles que soient leurs fautes et leurs oscillations, une chose est indiscutable: ils représentent le type du "révolutionnaire professionnel". Les problèmes du mouvement ouvrier mondial, ce sont pour eux des problèmes vitaux. Qui est Maïsky? Un menchevik de droite, qui, en 1918, se sépara à droite de son propre parti pour avoir la possibilité d'entrer comme ministre dans le gouvernement blanc de l'Oural, sous la protection Koltchak. C'est seulement après l'écrasement de Koltchak que Maïsky jugea opportun de se tourner vers les Soviets. Lénine --et nous avec lui-- avait la plus grande méfiance, pour ne pas dire le plus grand mépris, pour ces individus. Actuellement, Maïsky, dans sa dignité d'ambassadeur, accuse les zinoviévistes et les trotskystes de s'efforcer de provoquer une intervention armée pour la restauration de ce même capitalisme... que Maïsky défendit contre nous au moyen de la guerre civile.

L'ambassadeur actuel aux Etats-Unis, A. Troïanovsky, appartint dans sa jeunesse aux bolcheviks, puis abandonna le Parti, fut patriote pendant la guerre, mencheviks en 1917. La Révolution d'Octobre le trouva membre du Comité Central des mencheviks; puis, au cours des années suivantes, Troïanovsky mena la lutte illégale contre la dictature du prolétariat. Il entra dans le parti staliniste, plus exactement dans la diplomatie staliniste, après l'écrasement de l'Opposition de gauche.

L'ambassadeur à Paris Potemkine était, au moment de la Révolution d'Octobre, professeur d'histoire bourgeois; il se joignit aux bolcheviks après leur victoire. L'ancien ambassadeur à Berlin Khintchouk, en qualité de menchevik, entra pendant les journées de la Révolution d'Octobre dans le comité moscovite contre-révolutionnaire du Salut de la patrie et de la révolution, ensemble avec le socialiste-révolutionnaire de droite Grinko, actuellement Commissaire du Peuple aux Finances. Le successeur de Khintchouk à Berlin, Souritz, fut secrétaire politique du premier président des Soviets, le menchevik Tchkhéidzé, et se joignit aux bolcheviks après la victoire. Presque tous les autres diplomates sont du même type; et cependant sont nommés à l'étranger --surtout après les affaires Bessedovsky, Dimmitrievsky, Agabékov, etc.-- des gens particulièrement sûrs.

Dernièrement, à l'occasion des énormes succès de l'industrie aurifère soviétique, la presse mondiale donnait des renseignements sur son organisateur, l'ingénieur Sérébrovsky. Le correspondant du Temps à Moscou, qui concurrence maintenant avec succès Duranti et Louis Fischer comme porte-parole officieux des sommets de la bureaucratie, soulignait avec une attention particulière le fait que Sérébrovsky, bolchevik en 1903, appartient à la "vieille garde". C'est bien cela qui se trouve porté sur la carte du parti de Sérébrovsky. En fait, c'est en tant qu'étudiant menchevik qu'il participa à la Révolution de 1905, pour passer ensuite de longues années durant dans le camp de la bourgeoisie. La révolution de Février le trouva directeur, nommé par le gouvernement, de deux usines travaillant pour la défense nationale, membre de l'union des industriels, participant actif à la lutte contre le syndicat des métallurgistes. En mai 1917, Sérébrovsky déclarait que Lénine était un "espion allemand"! Après la victoire des bolcheviks Sérébrovsky me fut adjoint, avec d'autres spécialistes, pour le travail technique: Lénine avait pour lui de la méfiance, moi pas grande confiance. Maintenant Sérébrovsky est membre du Comité Central du Parti!

Dans la revue théorique du Comité Central Le Bolchevik (du 31 décembre 1934) est imprimé un article de Sérébrovsky sur "L'industrie aurifère en U.R.S.S.". Prenons la première page: "...sous la direction du chef aimé du Parti et de la classe ouvrière, le camarade Staline..."; trois lignes après: "le camarade Staline dans son entretien avec le correspondant américain M. Duranti..."; encore cinq lignes plus loin: "le rapport concis et précis du camarade Staline..."; à la fin de la page: "Voilà ce que signifie lutter à la staliniste pour l'industrie de l'or". A la deuxième page: "Le grand chef, le camarade Staline nous enseigne..."; quatre lignes après: "En réponse à leur rapport, le camarade Staline écrivit: "Je vous félicite de vos succès..."; plus bas à la même page: "Inspirés par les indications du camarade Staline", une ligne après: "le parti avec à sa tête le camarade Staline..."; deux lignes plus loin: "Les indications de notre Parti et (!!) du camarade Staline". Prenons la fin de l'article. Au milieu de la page nous lisons: "Les indications du chef génial du Parti et de la classe ouvrière, le camarade Staline..." et trois lignes après: "Les paroles du chef aimé, le camarade Staline...".

La satire elle-même reste désarmée devant un tel torrent de servilité! Des "chefs bien-aimés" n'ont pas besoin, semblerait-t-il, qu'on leur fasse des déclarations d'amour cinq fois par page, d'ailleurs dans un article consacré non pas au jubilé d'un chef, mais à... l'extraction de l'or. D'autre part, l'auteur de l'article, capable de ramper de la sorte, ne peut, évidemment, rien avoir en lui d'un révolutionnaire. Tel est cet ancien directeur tsariste d'énormes usines, menant la lutte contre les ouvriers, bourgeois et patriote, maintenant soutien du régime, membre du Comité Central et staliniste à cent pour cent!

Encore un exemple. Un des piliers de La Pravda actuelle, Zalavsky, montrait en janvier de cette année qu'il était inadmissible d'éditer les romans réactionnaires de Dostoïevsky, tout comme les "oeuvres contre-révolutionnaires de Trotsky, Zinoviev et Kamenev". Qui est ce Zalavsky? Dans un passé lointain il fut bundiste de droite (menchevik du Bund juif), puis journaliste bourgeois, menant en 1917 la campagne la plus dégoûtante contre Lénine et Trotsky, agents de l'Allemagne. Dans les articles de Lénine de 1917 on rencontre, comme un refrain, cette phrase: "Zalavsky et les gredins de son espèce". C'est ainsi que Zalavsky s'inscrivit dans la littérature du Parti comme le type achevé du calomniateur bourgeois à gages. Pendant la guerre civile il se cacha à Kiev, comme journaliste de la presse blanche. C'est seulement en 1923 qu'il passa du côté du pouvoir soviétique. Actuellement il défend le stalinisme contre "Les contre-révolutionnaires" Trotsky, Zinoviev et Kamenev! La presse de Staline est pleine d'individus de ce genre, en U.R.S.S. comme à l'étranger.

Les anciens cadres du bolchevisme sont écrasés. Les révolutionnaires ont fait place à des fonctionnaires à l'échine souple. La pensée marxiste a disparu devant la peur, la flatterie et l'intrigue. Du Bureau Politique de Lénine il reste le seul Staline: deux membres du Bureau Politique sont politiquement brisés et traqués (Rykov et Tomsky); deux membres sont en prison (Zinoviev et Kamenev), un est expulsé à l'étranger et privé de ses droits de citoyen (Trotsky). Lénine, selon l'expression de Kroupskaïa ne fut sauvé de la répression bureaucratique que par la mort: n'ayant pu le mettre en prison, les épigones l'ont enfermé dans un mausolée. Toute la substance de la couche dirigeante est dégénérée. Les thermidoriens et les bonapartistes ont repoussé les jacobins; les stalinistes ont remplacé les bolcheviks.

Pour la large couche des Maïsky, des Sérébrovsky et des Zalavsky, grands, moyens et petits, conservateurs et nullement désintéressés, Staline est l'arbitre suprême, le dispensateur des bienfaits et le défenseur contre des oppositions possibles. En revanche la bureaucratie accorde de temps en temps à Staline la sanction d'un plébiscite populaire. Les congrès du Parti comme les congrès des soviets sont organisés selon un seul et unique critère pour ou contre Staline? Contre ne peuvent être que des contre-révolutionnaires et on les traite comme il convient. Telle est la mécanique actuelle du pouvoir. C'est une mécanique bonapartiste, il n'a pas encore été possible de trouver d'autre terme pour elle dans le vocabulaire politique.

La différence des rôles de l'Etat bourgeois et de l'Etat ouvrier[modifier le wikicode]

Sans analogie historique il est impossible de s'instruire dans l'histoire. Mais une analogie doit être concrète: les ressemblances ne doivent pas faire oublier les différences. Les deux révolutions ont mis fin au féodalisme et au servage. Mais l'une, par son aile la plus radicale, tenta en vain de sortir des limites de la société bourgeoise; l'autre renversa réellement la bourgeoisie et créa un Etat ouvrier. Cette différence de classe, qui ramène l'analogie à des limites matérielles indispensables, a une importance décisive pour faire un pronostic.

Après une profonde révolution démocratique, qui a libéré le paysan du servage et lui a donné la terre, la contre-révolution féodale est en général impossible. La monarchie renversée peut revenir au pouvoir et s'entourer des fantômes du moyen âge. Mais elle n'a plus la force de rétablir l'économie du féodalisme. Les rapports bourgeois, une fois libérés des entraves féodales, se développent automatiquement. Aucune force extérieure ne peut plus les arrêter: ils doivent eux-mêmes creuser leur fosse, après avoir créé leur fossoyeur.

Il en est de tout autre façon avec le développement des rapports socialistes. La révolution prolétarienne non seulement affranchit les forces productives des entraves de la propriété privée, mais elle met également à leur disposition immédiate l'Etat qu'elle a engendré. Tandis qu'après la révolution l'Etat bourgeois se borne à un rôle de police, laissant le marché à ses propres lois, l'Etat ouvrier joue directement le rôle de patron et d'organisateur. Le remplacement d'un régime politique bourgeois par l'autre n'a sur le marché qu'une influence indirecte superficielle. Au contraire, le remplacement d'un gouvernement ouvrier par un gouvernement bourgeois ou petit-bourgeois mènerait infailliblement à la liquidation du principe de la planification, et ensuite aussi au rétablissement de la propriété privée. A la différence du capitalisme le socialisme ne s'édifie pas automatiquement, mais consciemment. La marche vers le socialisme est inséparable du pouvoir étatique qui veut le socialisme ou est contraint de le vouloir. Le socialisme ne peut prendre un caractère inébranlable qu'à un stade très élevé de son développement, quand les forces productives dépasseront de loin les forces capitalistes, quand les besoins humains de tous et de chacun recevront pleine satisfaction et quand l'Etat dépérira définitivement, en se dissolvant dans la société. Mais tout cela est encore l'affaire d'un avenir lointain. A l'étape actuelle du développement l'édification socialiste vit et meurt en même temps que l'Etat ouvrier. C'est seulement après s'être fortement pénétré de la profonde différence des lois de la formation de l'économie bourgeoise ("anarchiste") et de l'économie socialiste ("planifiée") qu'on peut comprendre quelles limites l'analogie avec la grande Révolution française ne doit pas outrepasser.

Octobre 1917 termina la révolution démocratique et entama la révolution socialiste. Aucune force au monde ne fera plus revenir en arrière la révolution agraire démocratique en Russie: ici, complète analogie avec la révolution jacobine. Mais la révolution kolkhozienne court encore tous les risques, et avec elle la nationalisation des moyens de production. La contre-révolution politique, même si elle s'étendait jusqu'à la dynastie des Romanov, ne pourrait pas rétablir la grande propriété foncière. Mais il suffirait de la restauration d'un bloc des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires pour que l'édification socialiste soit supprimée d'un seul coup.

La transformation du centrisme bureaucratique en bonapartisme[modifier le wikicode]

La différence fondamentale entre les deux révolutions, et par conséquent aussi entre les révolutions "correspondantes", est extraordinairement importante pour comprendre la signification des transformations politiques réactionnaires, qui constituent l'essence du régime de Staline. La révolution paysanne ainsi que la bourgeoisie qui s'appuyait sur elle s'accommodèrent très bien du régime de Napoléon et subsistèrent même sous Louis XVIII. La révolution prolétarienne court un danger mortel déjà avec le régime actuel de Staline: elle ne supportera pas un nouveau déplacement à droite.

"Bolchevik" par ses traditions, mais ayant au fond renié depuis longtemps les traditions, petite-bourgeoise par sa composition et son esprit, la bureaucratie soviétique est appelée à régler l'antagonisme entre le prolétariat et la paysannerie, entre l'Etat ouvrier et l'impérialisme mondial telle est la base sociale du centrisme bureaucratique, de ses zigzags, de sa force, de sa faiblesse et de son influence si funeste sur le mouvement prolétarien mondial [Les brandlériens, y compris les chefs du S.A.P. qui restent encore aujourd'hui quant à la théorie les élèves de Thalheimer, ne virent dans la politique de l'Internationale Communiste que de l'"ultra-gauchisme" et nièrent (ils continuent à le nier) la notion même de centrisme bureaucratique. La "quatrième période" actuelle, alors que Staline, par le crochet de l'Internationale Communiste, tire le mouvement ouvrier européen à droite du réformisme officiel, montre combien superficielle et opportuniste est la philosophie politique de Thalheimer-Walcher et consorts. Ces gens-là ne savent approfondir aucune question jusqu'au bout. C'est précisément pourquoi ils ont une telle répulsion pour le principe de dire ce qui est, c'est-à-dire pour le principe suprême de toute analyse scientifique et de toute politique révolutionnaire.]. Plus la bureaucratie deviendra indépendante, plus le pouvoir se concentrera dans les mains d'un seul individu, plus le centrisme bureaucratique se changera en bonapartisme.

La notion de bonapartisme, trop vaste, exige des concrétisations. Dans ces dernières années, nous avons donné ce nom aux gouvernements capitalistes qui, exploitant l'antagonisme des camps prolétarien et fasciste et s'appuyant immédiatement sur l'appareil militaire et policier, s'élèvent au-dessus du Parlement et de la démocratie, en tant que sauveurs de "l'unité nationale". Nous avons toujours strictement distingué ce bonapartisme de décadence du bonapartisme jeune, offensif, qui fut non seulement le fossoyeur des principes politiques de la révolution bourgeoise, mais encore le gardien de ses conquêtes sociales. Nous avons donné à ces deux phénomènes le même nom, parce qu'ils ont des traits communs: dans le vieillard on peut reconnaître le jeune homme, malgré l'oeuvre impitoyable des ans.

Nous comparons, bien entendu, le bonapartisme actuel du Kremlin, au bonapartisme de l'ascension bourgeoise, et non du déclin; au Consulat et au Premier Empire, et non à Napoléon III et encore moins à Schleicher ou à Doumergue. Pour faire une telle analogie il n'est pas besoin d'attribuer à Staline les traits de Napoléon Ier; quand les conditions sociales l'exigent, le bonapartisme peut se former autour d'axes de calibre bien différent.

Du point de vue qui nous intéresse, la différence des bases sociales des deux bonapartismes, d'origine jacobine et d'origine soviétique, est beaucoup plus importante. Dans un cas, il s'agit de la consolidation de la révolution bourgeoise par la voie de la liquidation de ses principes et de ses institutions politiques. Dans l'autre cas, il s'agit de la consolidation de la révolution ouvrière et paysanne par la voie de l'écrasement de son programme international, de son Parti dirigeant, de ses Soviets. En développant la politique de Thermidor, Napoléon mena la lutte non seulement contre le monde féodal, mais aussi contre la "plèbe" et les milieux démocratiques de la petite et moyenne bourgeoisie; il concentra de cette façon les avantages du régime engendré par la révolution dans les mains d'une nouvelle aristocratie bourgeoise. Staline maintient les conquêtes de la Révolution d'Octobre non seulement contre la contre-révolution féodalo-bourgeoise, mais aussi contre les prétentions des travailleurs, leurs impatiences, leur mécontentement; il écrase l'aile gauche, qui exprime les tendances progressives et historiquement légitimes des masses ouvrières non privilégiées; il crée une nouvelle aristocratie, à l'aide d'une extraordinaire différenciation dans les salaires, les privilèges, les décorations, etc. S'appuyant sur la couche supérieure de la nouvelle hiérarchie sociale contre la couche inférieure --et parfois inversement-- Staline est parvenu à une complète concentration du pouvoir entre ses mains. Comment appeler ce régime autrement que bonapartisme soviétique?

Par son essence même le bonapartisme ne peut se maintenir longtemps: une bille posée au sommet d'une pyramide doit infailliblement tomber d'un côté ou de l'autre. Mais c'est précisément ici, comme nous l'avons déjà vu, que l'analogie historique ne franchit pas ses limites. Le renversement de Napoléon n'est assurément pas passé sans laisser de traces sur les rapports entre les classes; mais au fond la pyramide sociale de la France conserva son caractère bourgeois. L'effondrement inévitable du bonapartisme staliniste met maintenant même un point d'interrogation sur le maintien du caractère d'Etat ouvrier de l'U.R.S.S. L'économie socialiste ne peut s'édifier sans pouvoir socialiste. Le sort de l'U.R.S.S., en tant qu'Etat socialiste, dépend du régime politique, qui viendra remplacer le bonapartisme staliniste. Seule l'avant-garde du prolétariat, si elle réussit à rassembler de nouveau autour d'elle les travailleurs de la ville et des champs, peut régénérer le système soviétique.

Conclusions[modifier le wikicode]

De notre analyse découle une série de conclusions que nous exposons ici sous une forme concise:

1. Le Thermidor de la Grande Révolution Russe n'est pas devant nous, mais déjà loin en arrière. Les Thermidoriens peuvent célébrer, par exemple, le dixième anniversaire de leur victoire.

2. Le régime politique actuel de l'U.R.S.S. est un régime de bonapartisme "soviétique" (ou antisoviétique), plus proche par son type de l'Empire que du Consulat.

3. Par ses bases sociales et ses tendances économiques, l'U.R.S.S. continue à rester un Etat ouvrier.

4. La contradiction entre le régime politique du bonapartisme et les exigences du développement socialiste constitue la source la plus importante de crises intérieures et le danger le plus immédiat pour l'existence même de l'U.R.S.S. en tant qu'Etat ouvrier.

5. Vu le niveau encore très bas des forces productives et l'encerclement capitaliste, les classes et les contradictions de classes, tantôt s'affaiblissant, tantôt s'exacerbant, existeront encore en U.R.S.S. pendant un temps indéterminé, en tout cas jusqu'à la complète victoire du prolétariat dans les grandes nations capitalistes du monde.

6. L'existence de la dictature prolétarienne reste même dans l'avenir la condition nécessaire du développement socialiste de l'économie et de la culture en U.R.S.S. C'est pourquoi la dégénérescence bonapartiste de la dictature représente une menace directe et immédiate pour toutes les conquêtes sociales du prolétariat.

7. Les tendances terroristes dans les rangs de la jeunesse communiste sont un des symptômes les plus graves de l'épuisement des possibilités politiques du bonapartisme, entré dans la période de la lutte la plus acharnée pour son existence.

8. L'effondrement inévitable du régime politique staliniste n'aboutira au rétablissement de la démocratie soviétique que si le rejet du bonapartisme est un acte conscient de l'avant-garde prolétarienne. Dans tous les autres cas à la place du stalinisme ne pourrait venir que la contre-révolution fasciste-capitaliste.

9. La tactique de la terreur individuelle, quel que soit le drapeau dont elle se couvre, ne peut dans les conditions actuelles que tourner au profit des pires ennemis du prolétariat.

10. La responsabilité politique et morale pour l'apparition même du terrorisme dans les rangs de la jeunesse communiste retombe sur Staline, fossoyeur du Parti.

11. La principale cause de l'affaiblissement de l'avant-garde prolétarienne de l'U.R.S.S. dans la lutte contre le bonapartisme, ce sont les défaites continues du prolétariat mondial.

12. La principale cause des défaites du prolétariat mondial, c'est la politique criminelle de l'Internationale Communiste, le serviteur aveugle du bonapartisme staliniste et, en même temps, le meilleur allié et le meilleur défenseur de la bureaucratie réformiste.

13. La première condition de succès sur l'arène internationale, c'est l'affranchissement de l'avant-garde prolétarienne internationale de l'influence démoralisante du bonapartisme soviétique, c'est-à-dire de la bureaucratie mercenaire de la soi-disant Internationale Communiste.

14. La lutte pour le salut de l'U.R.S.S. comme Etat socialiste concorde pleinement avec la lutte pour la Quatrième Internationale.

Postface[modifier le wikicode]

Les adversaires s'accrocheront peut-être bien à notre "auto-critique". Ainsi, s'exclameront-ils, vous changez de position sur la question fondamentale de Thermidor: auparavant vous ne parliez que du danger de Thermidor; maintenant vous affirmez inopinément que Thermidor est déjà derrière nous. C'est ce que diront, vraisemblablement, les stalinistes et ils ajouteront en tout cas que nous avons changé de position pour provoquer plus facilement l'intervention armée. Dans le même esprit peuvent s'exprimer les brandlériens et les lovestonistes, d'une part, quelques malins "ultragauchistes" de l'autre. Ces gens n'ont jamais été capables de nous indiquer ce qui était erroné dans notre analogie de Thermidor; ils crieront maintenant d'autant plus fort que nous avons découvert l'erreur nous-mêmes.

La place de cette erreur dans notre appréciation générale de l'U.R.S.S. a été indiquée plus haut. Il ne s'agit en aucun cas de changer notre position de principe, telle qu'elle fut formulée dans une série de documents officiels, mais seulement de la préciser. Notre "autocritique" s'étend non à l'analyse du caractère de classe. de l'U.R.S.S. ou des causes et des conditions de sa dégénérescence, mais seulement à l'éclaircissement historique de ces processus dans l'établissement d'une analogie avec des étapes connues de la grande Révolution française. La correction d'une erreur partielle, même importante, non seulement n'a pas ébranlé la position fondamentale des bolcheviks-léninistes, mais, au contraire, a permis de l'établir plus exactement et plus concrètement, à l'aide d'analogies plus justes, plus réalistes. Il faut encore ajouter que la découverte de l'erreur fut grandement facilitée par le fait que les processus mêmes de dégénérescence politique dont il est question en sont venus entre temps à prendre des contours plus précis.

Notre tendance n'a jamais prétendu à l'infaillibilité. Nous ne recevons pas des vérités toutes faites sous forme de révélations, comme les pontifs ignorants du stalinisme. Nous étudions, nous discutons, nous vérifions les conclusions à la lumière de l'expérience, nous corrigeons ouvertement les erreurs commises, et nous poursuivons notre route. La conscience scientifique et la rigueur envers soi-même constituent la meilleure tradition du marxisme et du léninisme. Sous ce rapport aussi nous voulons être fidèles à nos maîtres.

1° février 1935.

  1. Pseudonyme de Staline, dans la période tsariste.
  2. Cette étude devait constituer un chapitre de la biographie de Staline.
  3. Personnage de la pièce d'Henrik Ibsen, l'Ennemi du peuple.
  4. 1 déciatine : environ 180 ares.