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Special pages :
Blanquisme et social-démocratie
Auteur·e(s) | Rosa Luxemburg |
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Écriture | juin 1906 |
Le camarade Plekhanov a publié dans le Courrier, sous le titre « Où en est la Droite ? », un article exhaustif dans lequel il accuse les bolcheviks de blanquisme.
Il ne nous incombe pas de défendre les camarades russes auxquels le camarade Plekhanov assène les coups de son érudition et de sa dialectique. Sans aucun doute, ils en sont capables par eux-mêmes. Mais le problème lui-même appelle quelques remarques auxquelles nos lecteurs aussi pourront trouver de l’intérêt : c’est pourquoi nous lui consacrons quelque place.
Le camarade Plekhanov, pour caractériser le blanquisme, fait une citation d’Engels concernant Blanqui, un révolutionnaire français des années quarante du siècle dernier dont le nom a servi à désigner toute la tendance. Engels dit :
« Dans son activité politique il fut avant tout un ‘homme d'action’ qui croyait qu'une petite minorité bien organisée pourrait, en essayant au bon moment d’effectuer un coup de main révolutionnaire, entraîner à sa suite, par quelques premiers succès la masse du peuple et réaliser ainsi une révolution victorieuse . . . De l'idée blanquiste que toute révolution est l'œuvre d'une petite minorité dérive automatiquement la nécessité d'une dictature après le succès de l'insurrection, d'une dictature que n'exerce naturellement pas toute la classe révolutionnaire, le prolétariat, mais le petit nombre de ceux qui ont effectué le coup de main et qui, à leur tour, sont soumis d'avance à la dictature d'une ou de plusieurs personnes »[1].
Friedrich Engels, le compagnon de lutte de Karl Marx, est indubitablement une grande autorité, mais la question de savoir si cette caractéristique de Blanqui est parfaitement juste peut encore être discutée. Car, en 1848, Blanqui n’était nullement obligé de prévoir que son club formerait une « petite minorité » ; au contraire, alors, dans une période de puissants remous révolutionnaires, il comptait avec certitude qu’à son appel ce serait le peuple travailleur tout entier, sinon en France, du moins à Paris, qui se dresserait pour combattre la politique ignominieuse et criminelle d’un ministère bourgeois cherchant à « ravir au peuple sa victoire ». Toutefois, la question n’est pas là : il s’agit de savoir si, comme le camarade Plekhanov s’efforce de le démontrer, la caractéristique de Blanqui faite par Engels s’applique aux bolcheviks (que le camarade Plekhanov nomme désormais sans plus de façon la « minorité » parce qu’ils se sont trouvés en minorité au Congrès de réunification).
Il dit exactement :
« Cette caractéristique tout entière s’applique complètement à notre actuelle minorité. »
Et il justifie ce propos de la manière suivante :
« Le rapport des blanquistes avec les masses populaires était utopique en ce sens qu’ils n’avaient pas compris la signification de l’autonomie révolutionnaire de ces masses. Selon leurs projets, seuls les conspirateurs étaient à proprement parler actifs, tandis que la masse se contentait de les soutenir, entraînée par une minorité bien organisée. »
Et le camarade Plekhanov d’affirmer que c’est là le « péché originel du blanquisme » auquel ont succombé les camarades russes bolcheviks (nous préférons nous en tenir à cette dénomination usuelle). A notre avis, ce reproche reste indémontré par le camarade Plekhanov Car la comparaison avec les membres de la Narodnaïa Volia, qui étaient effectivement des blanquistes, ne preuve rien, et la remarque malveillante selon laquelle Jeliabov, le héros et le chef de la Narodnaïa Volia, était doué d’un instinct politique plus aiguisé que le chef des bolcheviks, Lénine, est de trop mauvais goût pour qu’on doive s’y arrêter. Du reste, comme nous l’avons déjà dit, il ne nous appartient pas de rompre des lances pour défendre les bolcheviks ou le camarade Lénine : aussi bien, ils ne se sont encore laissé démonter par personne. Ce qui nous importe, c’est le fond de l’affaire. Et de poser la question : dans l’actuelle révolution russe, le blanquisme est-il seulement possible ? Si une telle tendance pouvait seulement exister, pourrait-elle exercer une quelconque influence ?
Nous pensons qu’il suffit de poser ainsi la question pour que quiconque d’un peu au courant de l’actuelle révolution, quiconque qui ait eu quelque contact direct avec elle lui donne une réponse négative. Toute la différence entre la situation française de 1848 et l’actuelle situation dans l’empire russe réside justement dans le fait que le rapport entre la minorité organisée, c’est-à-dire le parti du ^prolétariat, et la masse s’est fondamentalement modifié. En 1848, les révolutionnaires, dans la mesure où ils étaient socialistes, firent des efforts désespérés pour porter les idées socialistes dans les masses, pour les empêcher de soutenir les idées creuses du libéralisme bourgeois. Ce socialisme-là était justement fumeux, utopique et petit-bourgeois. Aujourd’hui, en Russie, l’affaire se présente différemment : ni votre vieille pedecja rancie, ni l’organisation des Cadets, les constitutionalistes tsaristes de Russie, ni aucun autre parti national bourgeois « progressiste » n’a été en mesure de gagner à lui les larges masses laborieuses. Aujourd’hui justement, ces masses se rassemblent sous la bannière du socialisme : au moment où la révolution a éclaté, elles se sont placées de leur propre initiative, presque spontanément, sous le drapeau rouge. Et c’est la meilleure preuve en faveur de notre parti. Nous n’allons pas cacher qu’en 1903 encore nous étions qu’une poignée, qu’en tant que parti, au sens le plus strict de ce terme, en tant que camarades effectivement organisés, nous étions tout au plus quelques centaines et qu’à l’occasion de nos apparitions, de nos manifestations, seule une petite troupe de travailleurs se joignait à nous ; aujourd’hui, nous nous comptons en tant que parti par dizaines de milliers. D’où vient la différences ? Est-ce parce que nous avons dans notre parti des chefs géniaux ? Parce que nous sommes peut-être de si célèbres conspirateurs ? Nullement. A coup sûr, aucun de nos chefs, c’est-à-dire aucun de ceux auxquels le parti a confié la responsabilité du travail, ne voudrait s’exposer au ridicule en autorisant une comparaison entre lui et le vieux Blanqui, ce lion de la révolution passée. Peu de nos agitateurs arrivent à égalité avec les anciens conspirateurs du club des blanquistes, en ce qui concerne le rayonnement personnel et les capacités organisationnelles. Comment s’explique notre succès et l’insuccès des blanquistes ? Tout simplement par le fait que cette fameuse « masse » n’est plus la même. C’est celle de ces troupes ouvrières qui combattent aujourd’hui le tsarisme, de ces hommes dont la vie elle-même a fait des socialistes, de ces hommes qui ont sucé à la mamelle la haine de l’ordre établi, de ces hommes auxquels la nécessité a appris à penser en termes marxistes.
Telle est la différence. Ce ne sont ni les chefs ni même les idées qui l’ont fait naître, mais les conditions sociales et économiques, des conditions qui sont telles qu’elles excluent tout combat de classe commun au prolétariat et à la bourgeoisie.
Ainsi, comme les masses sont autres, comme le prolétariat est autre, on ne peut parler aujourd’hui d’une tactique de conspirateurs, d’une tactique blanquiste. Blanqui et ses héroïques camarades ont fait des efforts superhumains pour amener la masse à la lutte de classe ; ils n’ont point réussi, parce qu’ils avaient en face d’eux des travailleurs qui n’avaient pas encore rompu avec le système des corporations, qui étaient encore plongés dans l’idéologie petite-bourgeoise.
Les social-démocrates que nous sommes ont une tâche bien plus simple et bien plus facile : il nous faut seulement aujourd’hui travailler à diriger la lutte de classe qui s’est allumée avec une nécessité inexorable. Les blanquistes s’efforçaient d’entraîner les masses derrière eux, tandis que nous, les social-démocrates, nous sommes aujourd’hui poussés par les masses. La différence est grande, aussi grande qu’entre un pilote qui veut à grand peine faire remonter le courant à son bateau et un pilote qui doit tenir la barre d’un bateau entraîné par le courant. Le premier peut ne pas avoir assez de force et il n’atteindra pas son but, tandis que le second a pour seule tâche de veiller à ce que le bateau ne dévie pas de sa route, ne se brise pas sur un récif ou n’échoue pas sur un banc de sable.
Là encore, le camarade Plekhanov devrait se rassurer en ce qui concerne « l’autonomie révolutionnaire des masses ». Cette autonomie existe, rien ne la retiendra en arrière et tous les sermons livresques sur sa nécessité (nous demandons d’excuser cette expression, mais nous n’en trouvons pas d’autre) ne pourront que faire sourire ceux qui travaillent au sein de la masse et avec elle.
Nous contestons que le camarades russes de l’actuelle « majorité » aient été victimes d’errements blanquistes au cours de la révolution, comme le leur reproche le camarade Plekhanov. Il se peut qu’il y ait eu des traces dans le projet organisationnel que le camarade Lénine avait rédigé en 1902, mais c’est une chose qui appartient au passé, à un passé lointain car aujourd’hui la vie va vite, vertigineusement vite. Ces erreurs ont été corrigées par la vie elle-même, et il n’y a pas de danger qu’elles puissent se renouveler. Et même le spectre du blanquisme n’a rien d’effrayant, car il ne peut ressusciter à l’heure actuelle. Le danger que nous courons au contraire est que le camarade Plekhanov et ses partisans de la « minorité » qui craignent tant le blanquisme ne tombent dans l’extrême opposé et n’échouent le bateau sur un banc de sable. Cet extrême opposé, nous le voyons dans le fait que ces camarades craignent par-dessus tout de rester dans la minorité et qu’ils comptent sur des masses en dehors du prolétariat. De là le calcul en direction de la Douma, de là les mots d’ordre faux dans les directives du comité central pour soutenir ces messieurs les Cadets, cette tentative pour mettre sur pied la revendication « A bas le ministère bureaucratique ! » et d’autres erreurs semblables. Le bateau ne restera pas échoué sur le banc de sable ; il n’y a aucun danger ; le courant tumultueux de la révolution emportera aussitôt le bateau du prolétariat ; mais ce serait dommage que ces erreurs nous fissent perdre ne serait-ce qu’un instant.
De la même façon, la notion de « dictature du prolétariat » a pris une signification différente d’auparavant. Friedrich Engels souligne à juste titre que les blanquistes ne songeaient pas à une dictature de « toute la classe révolutionnaire du prolétariat, mais du petit nombre de ceux qui ont fait le coup de main ». Aujourd’hui, la chose se présente tout à fait différemment. Ce n’est pas une organisation de conspirateurs qui « fait le coup de main », qui peut penser à sa dictature. Même les gens de la Narodnaïa Volia et leurs prétendus héritiers, les socialistes révolutionnaires de Russie, ont cessé depuis longtemps de rêver à pareille chose.
Si aujourd’hui les camarades bolcheviks parlent de dictature du prolétariat, ils ne lui ont jamais donné l’ancienne signification blanquiste, ils ne sont jamais non plus tombés dans l’erreur de la Narodnaïa Volia qui rêvait de « prendre le pouvoir pour soi » (zachlat vlasti). Au contraire, ils ont affirmé que l’actuelle révolution peut trouver son terme quand le prolétariat, toute la classe révolutionnaire se sera emparée de la machine d’Etat. Le prolétariat, en tant qu’il est l’élément le plus révolutionnaire, assumera peut-être son rôle de liquidateur de l’ancien régime en « prenant pour soi le pouvoir » pour s’opposer à la contre-révolution, pour empêcher que la révolution ne soit dévoyée par une bourgeoisie réactionnaire dans sa nature même. Aucune révolution ne s’est achevée autrement que par la dictature d’une classe, et tous les signes indiquent qu’à l’heure actuelle le prolétariat peut devenir ce liquidateur. Apparemment, aucun social-démocrate ne se laisse aller à l’illusion que le prolétariat puisse se maintenir au pouvoir : s’il pouvait s’y maintenir, il amènerait alors la domination de ses idées de classe, il réaliserait le socialisme. Ses forces n’y suffisent pas à l’heure actuelle, car le prolétariat, au sens le plus strict de ce mot, constitue précisément dans l’empire russe la minorité de la société. Or la réalisation du socialisme par une minorité est inconditionnellement exclue, puisque justement l’idée du socialisme exclut la domination d’une minorité. Donc le jour de la victoire politique du prolétariat sur le tsarisme, la majorité lui retirera le pouvoir qu’il aura conquis. Pour parler concrètement : après la chute du tsarisme, le pouvoir passera dans les mains de la partie la plus révolutionnaire de la société, le prolétariat, parce que le prolétariat s’emparera de tous les postes et se tiendra sur ses gardes aussi longtemps que le pouvoir ne sera pas dans les mains légalement appelées à le détenir, dans les mains du nouveau gouvernement que la Constituante est seule à pouvoir déterminer en tant qu’organe législatif élu par toute la population : or, c’est une simple évidence que dans la société ce n’est pas le prolétariat qui constitue la majorité, mais la petite-bourgeoisie et la paysannerie et que, par conséquent, dans la Constituante, ce ne seront pas les social-démocrates qui formeront la majorité, mais les démocrates paysans et petits-bourgeois. Nous pouvons le déplorer, mais nous n’y pourrons rien changer.
Telle est, à grands traits, la situation, selon l’appréciation des bolcheviks, et c’est cette vision qu’ont toutes les organisations et tous les partis social-démocrates en dehors de la Russie proprement dite. Où le blanquisme réside-t-il dans tout cela, c’est bien difficile à concevoir.
Pour justifier, ne serait-ce qu’en apparence, son affirmation, le camarade Plekhanov est obligé d’isoler les paroles du camarade Lénine et de ses partisans de leur contexte. Si nous voulons à notre tour en faire autant, nous pouvons aussi démontrer que les « mencheviks » ont été récemment des « blanquistes » en commençant par le camarade Parvus et en finissant par le camarade... Plekhanov ! Mais ce serait là un jeu de scolastique stérile. Le ton de l’article du camarade Plekhanov est plein d’amertume, il remplit d’amertume, ce qui est une mauvaise chose. « Quand Jupiter se courrouce, c’est que Jupiter a tort ».
Il serait grand temps d’en finir ave cette scolastique, avec tout ce remue-ménage pour savoir qui est « blanquiste » et qui est « marxiste-orthodoxe ». Aujourd’hui, il s’agit de savoir si c’est, à l’heure actuelle, la tactique que recommandent le camarade Plekhanov et avec lui les camarades mencheviks qui est juste, une tactique qui vise à travailler le plus possible avec la Douma, avec les éléments qui y sont représentés, ou au contraire la tactique que nous appliquons tout comme les camarades bolcheviks, une tactique qui s’appuie sur le principe que le centre de gravité est situé en dehors de la Douma, dans l’apparition active des masses populaires révolutionnaires. Jusqu’à présent, les camarades mencheviks n’ont pu persuader personne de la justesse de leurs vues et personne n’en sera davantage persuadé quand ils accolent à leurs adversaires l’étiquette de blanquistes.
- ↑ F. Engels, Le programme des émigrés blanquistes de la Commune, 1873.