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Bilan du Procès
Avant même de se terminer, le procès de Moscou avait déjà lassé l’opinion publique par son accumulation d’incongruités à sensation. Même un journaliste médiocre aurait pu rédiger d’avance le réquisitoire final du procureur Vychinsky – sauf peut-être pour la quantité d’injures basses.
Le procureur Vychinsky a introduit un élément significatif de vindicte personnelle dans ce procès politique. Pendant les années de la révolution, il appartenait au parti des Gardes blancs. Quand il changea de couleurs, après la victoire des bolcheviks, il se sentit suspect et humilié. Aujourd’hui il prend sa revanche. Il peut railler librement Boukharine, Rykov, Rakovsky – des noms qu’il prononça des années durant avec un respect obséquieux. Et, en même temps, les ambassadeurs Troianovsky, Maisky, Souritz, dont le passé ressemble à celui de Vychinsky, assurent au monde civilisé que ce sont eux qui sont les héritiers des idéaux de la révolution d’Octobre, tandis que les Boukharine, Rykov, Rakovsky, Trotsky et autres, les ont trahis. Tout est sens dessus dessous.
Des conclusions que Vychinsky devra prononcer à la fin de la dernière série de procès, il ressort que l’État soviétique n’est rien d’autre qu’un appareil centralisé en vue de la haute trahison.
Les chefs du gouvernement et la majorité des commissaires du peuple (Rykov, Kamenev, Roudzoutak, Smirnov, Iakovlev, Rosengolz, Tchernov, Grinko, Ivanov, Ossinsky et d’autres), les grands diplomates soviétiques (Rakovsky, Sokolnikov, Krestinsky, Karakhane, Bogomolov, Iouréniev et d’autres), tous les dirigeants de l’Internationale communiste (Zinoviev, Boukharine, Radek), les principaux dirigeants de l’économie (Piatakov, Smirnov, Sérébriakov, Lifschitz et autres), les meilleurs capitaines et chefs de l’Armée rouge (Toukhatchevsky, Gamarnik, Iakir, Ouborévitch, Kork, Mouralov, Mratchkovsky, Alksnis, l’amiral Orlov et autres), les ouvriers révolutionnaires les plus éminents produits par le bolchevisme en trente-cinq ans (Tomsky, Evdokimov, Smirnov, Bakaiev, Sérébriakov, Bogouslavsky, Mratchkovsky), les chefs et membres des gouvernements des républiques soviétiques russes (Soulimov, Varvara Iakovleva), tous les chefs, sans aucune exception, des trente républiques soviétiques, c’est-à-dire les dirigeants issus des mouvements de libération nationale (Boudou Mdivani, Okoudjava, Kavtaradzé, Tcherviakov, Goloded, Skrypnik, Lyoubtchenko, Nestor Lakoba, Fayçullah Khodjaiev, Ikramov et des dizaines d’autres), les chefs du G.P.U. de ces dix dernières années, Iagoda et ses collaborateurs, et, finalement, et ce qui est le plus important, les membres du tout-puissant bureau politique qui est en fait le pouvoir suprême du pays, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Tomsky, Rykov, Boukharine, Roudzoutak, tous, ont comploté contre le pouvoir soviétique dans les années où il était entre leurs mains ! Tous, en tant qu’agents de puissances étrangères, cherchaient à démanteler cette fédération soviétique qu’ils avaient construite de leurs mains et à asservir au fascisme les peuples pour la libération desquels ils avaient lutté pendant des dizaines d’années !
Dans cette activité criminelle, les ministres, les maréchaux et les ambassadeurs se soumettaient invariablement à un seul individu, pas le chef officiel, non, un proscrit! Il lui suffisait de claquer des doigts, et les vétérans de la révolution devenaient des agents de Hitler et du Mikado. Sur les « instructions de Trotsky », par un intermédiaire de hasard de l’agence Tass, les dirigeants de l’industrie, des transports, et de l’agriculture, détruisaient les forces productives et la culture du pays. Sur un ordre de l’ « ennemi du peuple », venu de Norvège ou du Mexique, les cheminots d’Extrême-Orient sabotaient les convois militaires et de vénérables médecins du Kremlin empoisonnaient leurs patients. Tel est le tableau ahurissant de l’État soviétique que Vychinsky est amené à présenter sur la base des révélations des derniers procès. Mais une difficulté apparaît. Un régime totalitaire, c’est une dictature de la bureaucratie. Si toutes les positions-clés étaient occupées par les trotskystes qui m’étaient soumis, pourquoi, dans ce cas, Staline est-il au Kremlin et moi en exil ? Tout est sens dessus dessous dans ces procès. Les ennemis de la Révolution d’Octobre se présentent comme ses exécuteurs testamentaires, des carriéristes se targuent d’être des champions de l’idéal et des spécialistes en impostures apparaissent en juges d’instruction, magistrats, procureurs et juges.
Mais néanmoins, va dire l’homme de « bon sens », il est difficile de croire que ces centaines d’accusés, des individus adultes et normaux, doués, par-dessus le marché, de caractères vigoureux et d’intelligences exceptionnelles, se soient accusés eux-mêmes de façon insensée, devant l’humanité tout entière, de crimes horribles et odieux.
Comme cela arrive souvent dans la vie, le « bon sens » rejette un moucheron et avale un chameau, Bien sûr, il est difficile de comprendre pourquoi des centaines de personnes se sont salies elles-mêmes. Mais est-il plus facile de croire que ces mêmes centaines de personnes ont commis des crimes terribles à l’encontre de leurs intérêts, de leur psychologie, de toute la cause à laquelle ils ont consacré leur vie? Il faut tenir compte des conditions concrètes pour pouvoir juger et évaluer. Ces gens n’ont fait leur déposition qu’après avoir été arrêtés, avec l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête, alors qu’eux-mêmes, leurs femmes, leurs enfants, leurs pères, leurs mères et leurs amis étaient complètement tombés aux mains du G.P.U., alors qu’ils étaient sans défense et sans la moindre lueur d’espoir, alors qu’ils subissaient eux-mêmes une pression mentale qu’aucun système nerveux humain ne saurait être capable de supporter. Par ailleurs, ces crimes invraisemblables dont ils avouent être coupables, ils les ont commis – si, du moins, on les croit – quand ils étaient tout à fait libres, occupaient des positions élevées et avaient la possibilité entière de réfléchir, de peser, de choisir, Ne va-t-il donc pas de soi que le mensonge le plus absurde proféré sous la gueule d’un revolver est incomparablement plus naturel que cette chaîne de crimes, dénués de sens, délibérément perpétrés ? Qu’est-ce qui est le plus probable : qu’un exilé politique, privé de pouvoir et de moyens, séparé de Russie par un rideau de calomnies, puisse, d’un petit geste des doigts, entraîner des ministres, des généraux, des diplomates à trahir leur pays pendant des années et à se trahir eux-mêmes au nom d’objectifs absurdes et désespérés, ou bien que Staline, qui a à sa disposition une puissance illimitée et des ressources inépuisables, c’est-à-dire tous les moyens de l’intimidation et de la corruption, ait forcé les accusés à témoigner dans un sens qui sert ses objectifs à lui ?
Pour dissiper définitivement les doutes de myope du « bon sens », on peut encore poser une ultime question. Qu’est-ce qui est le plus probable, qu’à l’époque du Moyen Age, les sorcières entretenaient réellement un commerce avec les puissances infernales, semaient le choléra, la peste noire, et les maladies du bétail sur les villages après des consultations nocturnes avec le diable (« l’ennemi du peuple »)... ou que ces malheureuses femmes ne se sont salies elles-même que sous le fer rouge de l’Inquisition ? Il suffit de poser clairement cette question pour que toute la superstructure de Staline-Vychinsky tombe en poussière.
Parmi les aveux délirants des accusés, il en est un, qui, autant qu’on puisse en juger de loin, n’a pas été relevé, mais qui, même isolé du reste, donne la clé non seulement des énigmes du procès de Moscou mais du régime de Staline dans son intégralité. Je pense à la déposition du Dr Lévine, l’ancien chef de l’hôpital du Kremlin. Cet homme de soixante-huit ans a déclaré devant le tribunal qu’il avait consciemment accepté de hâter la mort de Menjinsky, de Pechkov (le fils de Maksim Gorky), de Kouibytchev et de Maksim Gorky lui-même. Le professeur Lévine ne se présente pas comme un « trotskyste » clandestin et personne ne l’en accuse ; et le procureur Vychinsky lui-même ne l’accuse pas de vouloir prendre le pouvoir dans l’intérêt de Hitler. Non, Lévine a assassiné ses patients sur l’ordre de Iagoda, alors chef du G.P.U., parce que ce dernier le menaçait, en cas de refus, de sévères représailles.
Lévine craignait /’« anéantissement » de sa famille. C’est là, mot pour mot, son témoignage qui est à la base de l’acte d’accusation. L’assassinat de Kirov, commis tour à tour par tous les « centres », les plans pour démembrer l’U.R.S.S., le sabotage des trains, l’empoisonnement en masse des ouvriers, tout cela n’est rien en comparaison du témoignage du vieux Lévine. Ceux qui ont perpétré les crimes en question sont supposés avoir agi sous l’influence de leur soif de pouvoir, de la haine ou de la cupidité, en un mot, pour des raisons qui touchent à des fins personnelles. Lévine, en commettant le pire de tous les crimes, l’empoisonnement perfide de patients qui avaient confiance en lui, n’avait pas de motifs personnels du tout! Au contraire, il « aimait Gorky et toute sa famille ». Il a tué le fils et le père, par peur pour sa propre famille. Il n’a trouvé aucun moyen de sauver son propre fils ou sa propre fille qu’en consentant à empoisonner un auteur infirme, l’orgueil du pays. Que dire? Dans un État « socialiste », sous la plus « démocratique » de toutes les constitutions, un vieux médecin, complètement étranger à l’ambition et aux intrigues politiques, empoisonne ses patients parce qu’il a peur du chef de la police secrète. L’instigateur des crimes est celui qui est investi du pouvoir suprême pour la lutte contre le crime. Celui dont la profession est de protéger la vie est celui qui assassine. Il assassine par peur.
Admettons un instant que ce soit vrai. Que dire, en ce cas, de l’ensemble du régime ? Lévine n’est pas n’importe qui. Il a été le médecin de Lénine, de Staline, de tous les membres du gouvernement. J’ai bien connu cet homme tranquille et consciencieux. Comme beaucoup de médecins célèbres, il avait des relations intimes, presque protectrices, avec ses patients de haut rang. Il connaissait très bien les vertèbres de ces Messieurs les « chefs » et la façon dont fonctionnaient leurs reins autoritaires. Lévine avait l’accès libre à tout haut responsable. Ne pouvait-il donc dénoncer le sanglant chantage de Iagoda à Staline, Molotov ou tout autre membre du bureau politique ou du gouvernement ? Il semble que non. Au lieu de dénoncer le gredin du G.P.U., le docteur a été obligé d’empoisonner ses patients pour sauver sa propre famille. Ainsi le régime stalinien se révèle-t-il dans le panorama judiciaire de Moscou, à son sommet même, au Kremlin, dans sa partie la plus intime, dans l’hôpital pour les membres du gouvernement ! Qu’est-ce qui se passe donc dans le reste du pays ?
« Mais c’est un mensonge », s’exclame le lecteur. « Le Dr Lévine n’a empoisonné personne ! Il a simplement fait un faux témoignage sous le menace d’un Mauser du G.P.U. ». C’est tout à fait juste. Mais pour cette raison, l’allure générale est plus sinistre encore.
Si un médecin, sous la menace du chef de la police, avait réellement commis un crime, il serait encore possible, oubliant tout le reste, de dire : c’est un cas pathologique, un complexe de persécution, un cas de sénilité – tout ce que vous voudrez. Mais non, le témoignage de Lévine fait partie intégrante du plan judiciaire inspiré par Staline et élaboré conjointement par le procureur Vychinsky et le nouveau chef du G.P.U. Ejov. Ces gens n’ont pas eu peur de recourir à un tel mélange cauchemardesque. Ils n’ont pas estimé que c’était impossible. Au contraire, parmi toutes les variantes possibles, ils ont choisi la plus probable, c’est-à-dire celle qui correspondait le mieux aux conditions d’existence et aux traditions. Le président du tribunal ne pourrait pas demander à l’ancien chef de l’hôpital du Kremlin pourquoi il s’était incliné devant le criminel au lieu de le dénoncer. Vychinsky est encore moins capable de répondre à une telle question. Tous les participants du procès, toute la presse soviétique, tous ceux qui détiennent un pouvoir, reconnaissent qu’il est parfaitement plausible que le G.P.U. puisse forcer n’importe qui à commettre n’importe quel crime, même si la personne en question est libre, occupe une position élevée et jouit de la protection des sommets dirigeants. Mais, maintenant que la situation est ainsi clarifiée, est-il encore possible de douter un instant que le tout-puissant G.P.U., qui a ses entrées partout, puisse obliger un prisonnier détenu dans les cellules de la Lioubianka à avouer « volontairement » qu’il est coupable de crimes qu’il n’a pas commis ? Le témoignage du Dr Lévine donne la clé de tout le procès. Cette clé ouvre tous les secrets du Kremlin et, en même temps, scelle définitivement la bouche des avocats de la justice de Staline à travers le monde.
Qu’on ne nous dise pas : voilà où nous a menés la révolution d’Octobre ! Cela reviendrait à dire devant le pont du Niagara qui s’est effondré récemment que c’est le résultat de notre lutte contre la chute d’eau! La révolution d’Octobre ne nous a pas valu que des impostures judiciaires. Elle a donné une puissante impulsion à l’économie et à la culture d’une grande famille de peuples. Mais elle a en même temps engendré de nouveaux antagonismes sociaux à un niveau historique supérieur. L’arriération et la barbarie héritées du passé ont trouvé leur expression la plus concentrée dans la nouvelle dictature bureaucratique. Dans la lutte contre la société qui vit et se développe, cette dictature, sans idées, sans honneur, et sans conscience a été amenée à commettre des crimes sans précédent et, par là, à une crise fatale.
L’accusation de sadisme contre le Docteur Pletnev en tant qu’épisode de la préparation de l’actuel procès, les affaires romanesques de Iagoda comme cause de la mort du fils de Gorky, le talisman religieux de la femme de Rosengolz, et surtout les « aveux » du Docteur Lévine, tous ces épisodes secrètent la même odeur de pourriture que celle qui montait de l’affaire Raspoutine dans la dernière période de la monarchie. La couche dirigeante qui peut exhaler de telles émanations est perdue. Le procès actuel est la tragique agonie de la dictature stalinienne. Il dépend de la volonté du peuple de l’U.R.S.S. comme de l’opinion publique mondiale que ce régime, dans sa chute inévitable, n’entraîne pas, avec lui, au fond du gouffre de l’histoire, toutes les conquêtes sociales que plusieurs générations du peuple russe ont payées de sacrifices innombrables.