Bibliographie : Troutovski, La Période de transition

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Vladimir Troutovski[1], La période de transition (entre le capitalisme et le socialisme) — Petrograd, « Revolutsionnyi sotsializm » (auprès du CC du parti des SR de gauche), 1918.

LE SUJET ANNONCE PAR LE TITRE de la brochure du camarade Troutovski est très intéressant. Mais, malheureusement, force est de constater qu’il est difficile d’écrire d’un coup tant de bêtises incroyables comme l’a fait le camarade Troutovski. Au lieu de se pencher sérieusement sur toutes les questions traitées dans sa brochure, il a décidé de ne faire qu’un léger saut de cabri dans le marxisme. Évidemment, il n’en ressort que de la confusion.

Que le camarade Troutovski ne soit pas offensé par le fait que ses attaques contre le marxisme recevront de notre part une riposte sévère mais nécessaire : il l’a cherché.

Suivons l’auteur dans ses raisonnements.

Aux pages 8-9, il tente de « réfuter » le marxisme en affirmant que l’impérialisme, par nature, n’a rien d’économique. Comme un vulgaire journaliste, c’est l’Empire Romain, l’église catholique et mille autres choses qu’il considère comme des impérialismes. Pour cela, seul le critère de « l’aspiration à dominer » lui est nécessaire. En fait, ses considérations ressemblent beaucoup aux raisonnements d’un homme simplet qui dirait que la poule, la poule la plus ordinaire, est fondamentalement impérialiste, puisqu’elle se nourrit de blé tout en dominant et en se développant aux dépens du malheureux grain de blé. Et le comble, le camarade Troutovski fait référence à la pensée universelle, à la science et même au socialisme qui, « par certains côtés, recoupe l’impérialisme », car il veut « réunir l’humanité dans une communauté ». De l’avis de l’auteur, il n’y a ici qu’une seule différence, c’est l’absence de contrainte. Mais c’est ici que le camarade Troutovski se trompe : en réalité, le socialisme a pour objectif de dominer le monde par la révolution socialiste, c’est-à-dire, par la violence. Selon la conception de Troutovski, le socialisme n’est « qu’une des formes » de l’impérialisme ! Et c’est ce qui s’appelle « critiquer le marxisme » !

À la page 10, les buts « économiques » de l’impérialisme sont définis comme « la domination des matières premières » et comme « la vente de marchandises à des prix élevés ». Pas un mot sur l’aspect principal : l’exportation de capital. Ce qui fait l’essence même de la politique impérialiste est absent. C’est honteux de l’ignorer !

Après de telles « définitions » de l’impérialisme, le camarade Troutovski s’attaque à la « critique » de l’enseignement de Marx sur le profit; et il fait des erreurs si énormes que l’on peut se demander si notre honorable critique n’a jamais lu Marx, ou ne serait-ce que ses « exégètes », à la Bach[2]..

À la page 10, il attribue aux marxistes la thèse suivante : « les marchandises sont vendues d’après leur valeur; le profit capitaliste et (ce « et » est vraiment excellent !) la plus-value sont créés par le processus de la production et non par celui de l’échange ; par conséquent, si le profit de la vente ne peut pas être source d’enrichissement du capitaliste, la seule source du profit est le travail de l’ouvrier qui produit ; c’est pourquoi la revendication par les ouvriers de tous les produits de leur travail tuera l’ordre capitaliste ».

Nous avons volontairement cité ce fragment pour montrer l’ignorance de l’auteur qui dépasse toutes les bornes. Car les marxistes ont « dit » bien autre chose et souvent contraire à ce que le camarade Troutovski leur attribue.

1) Les marchandises ne sont jamais vendues « d’après leur valeur » (ne connaissez-vous même pas cela ?) ; 2) « le profit capitaliste et la plus-value » est une expression qui n’a pas de sens, car le profit est une partie de la plus-value ; 3) ce n’est pas le profit, mais la plus-value qui est faite « sur le processus de production » et elle est réalisée dans le processus de circulation ; 4) à un stade du développement, pendant l’échange entre plusieurs pays, le profit de la vente peut se baser sur « la tromperie et la supercherie » (cf. Marx, Le Capital, Livre III, p. 307, je l’ai écrit de manière détaillée dans mon livre L’économie mondiale et le capitalisme[3]) ; 5) la source du profit du capitaliste n’est pas seulement le travail des ouvriers d’une entreprise (Troutovski ne connaît évidemment pas le Livre III du Capital et l’enseignement concernant la composition organique du capital en rapport avec le taux de profit) ; enfin 6) la revendication de « tout le produit du travail » était toujours considérée par Marx, Engels et tous les marxistes comme un idiotisme (parce que même dans la société socialiste les cotisations à des fonds publics existeront), donc ils ne pouvaient pas dire que cette revendication « tuerait l’ordre capitaliste ».

Troutovski a entendu quelque chose à propos du sur-profit dont Hilferding parle, mais il ne comprend rien à ce que cet auteur en dit.

« Où s’établit ce profit ? Dans le processus de production ou dans celui de l’échange ? Certainement, dans le processus de l’échange. La plus-value capitaliste a bien d’autres sources que le sur-profit ». Tout ça est d’une flagrante stupidité parce que le sur-profit est, comme tout profit, une partie de la plus-value. Camarade Troutovski ! C’est un fait que le caractère monopoliste de certaines entreprises, branches ou structure monopoliste de pays entiers répartissent, à nouveau et d’une autre façon la plus-value mondiale. Dire que « le profit du capitaliste ne se fait pas à partir d’un élément, mais de deux : la plus-value et le sur-profit », cela veut dire qu’on est tellement ignorant qu’on en a honte.

De tout ce que nous avons dit il ne faut pas tirer la conclusion que les pays capitalistes développés ne peuvent pas exploiter les pays arriérés. Marx et Engels l’ont déjà souligné. De plus, ils ont même affirmé que, dans ce cas, pouvait émerger un conservatisme parmi les ouvriers (Engels sur la situation de monopole de l’Angleterre). Mais le camarade Troutovski ne le sait pas ou... il le cache à ses lecteurs.

De ses raisonnements, rapportés ci-dessus, Troutovski tire la conclusion suivante : « l’essentiel du travail du socialisme révolutionnaire » s’exprime dans « les pays arriérés, férocement exploités où, pour la première fois dans le capitalisme, se manifestent ses plus intraitables fossoyeurs : la paysannerie laborieuse, spoliée et affamée ». Pour dire les choses autrement, le capitalisme ne sera pas renversé par les ouvriers des pays avancés mais par les paysans des pays arriérés. Voilà le « nouvel » Evangile !

C’est écrit à la page 13 et suivantes. Mais à la page 48 on découvre que la révolution socialiste est en train de mûrir dans les pays avancés. « Et cette menace est plus réelle dans les pays avancés où non seulement la production est suffisante... mais aussi où la classe ouvrière... est psychologiquement prête à l’avènement d’une nouvelle société ». C’est ainsi que le camarade Troutovski arrive à être cohérent...

Notons encore l’ignorance crasse et terrifiante ; voyons la page 66 où nous lisons : « Sous le socialisme l’ouvrier recevra tout le produit du travail (!) [...] dans la période de transition on n’élimine qu’une partie du profit, la plus-value, mais le pourcentage par rapport au capital persiste ». Jusqu’ici on croyait que la rente, le profit, le pourcentage, etc. étaient des parties de la plus-value. Mais... maintenant c’est la plus-value qui est une partie du profit : « on a tout changé ».

La « pensée critique » et sociologique de l’auteur « penseur critique » sont à peu près du même niveau que ses connaissances économiques ! Il trouve que, « d’après le marxisme », la transformation socialiste n’est possible que dans les pays arriérés, « mitonnée dans la marmite de la fabrique ». Où cela est-il écrit ? Probablement, Troutovski le sait-il ? Mais, malheureusement, il ne le dit pas. Nous lui demandons de trahir son secret.

La légèreté de l’auteur va si loin que, dans les pages 20 et 21, il sermonne les « marxistes » tel Plekhanov « qui renoncent au marxisme, mais... », etc., et à côté, il écrit , « Ce sont des enfants fidèles de l’église marxiste ». En fin de compte, que sont-ils ? « des enfants fidèles » ou des « relaps » ?

Toute la critique consiste à reprendre des vieux « arguments » contre les lois historiques.

Et son corollaire dans la pratique est le rejet de la tactique « blanquiste de conjuration » des bolcheviks. Ce sont les mêmes méthodes que celles des bons vieux opportunistes révisionnistes !

Dans ce compte rendu nous ne pouvons pas nous arrêter seulement à l’analyse de l’auteur sur les mesures transitoires et sur la situation actuelle (même ici il est inconsistant jusqu’à la bêtise, par exemple quand il déclare qu’aucun danger extérieur ne nous menace). Notons seulement une chose. D’après l’auteur, voyez-vous, nous vivons une révolution sociale et non socialiste (p. 43 et 78). Mais ces « considérations » sont totalement éculées. Toute révolution est sociale, camarade Troutovski. Car il n’y a pas de révolution « purement politique » : celle-ci n’existe que dans la tête des gens. En réalité, c’est une révolution socialiste que nous vivons, c’est-à-dire la révolution qui exproprie le capital. Summa summarum : que l’exemple du camarade Troutovski serve à tous ceux qui, étouffant de haine pour le marxisme, ne prennent pas la peine de lire Marx. Les incursions aventureuses peuvent être très nuisibles à la santé littéraire des critiques.

N. Boukharine

  1. Vladimir Ievguenievitch TROUTOVSKI (1889-1937) : socialiste-révolutionnaire de gauche, commissaire du peuple à l’autogestion locale dans le gouvernement de coalition bolchevik-SR de gauche de Russie formé en décembre 1917. Envoyé en exil au Kazakhstan, où il sera fusillé au moment des grandes purges.
  2. Alexéi Nikolaïevitch BACH (1857-1946), célèbre biochimiste russe et académicien. Encore écolier, il étudie Le Capital de Marx et fait de l’agitation parmi les étudiants ce qui lui vaudra d’être exclu de l’université de Kiev. Il devient un membre actif de la Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple) dès 1881. Il s’occupe de propagande socialiste parmi les ouvriers et il semble qu’il soit ensuite devenu membre du parti des socialistes révolutionnaires (SR), même s’il le nie dans son autobiographie de 1926. Il quitte la Russie en 1885 pour échapper à une possible arrestation. Il approuve, semble-t-il, la Révolution d’octobre, rentre en Russie et rompt avec les SR pendant la guerre civile. Comme chimiste, il collabore au Conseil supérieur de EN et en 1920, il organise l’institut de biochimie. Il se consacre dès lors à la science et poursuit une carrière qui lui vaudra de nombreuses distinctions du régime stalinien.
  3. Nicolas BOUKHARINE, L’Économie mondiale et l’impérialisme - Esquisse économique (1915), Paris, Éditions Anthropos, 1967.[Cette erreur sur le titre du livre de Boukharine, déjà faite pour le compte rendu de N. Ossinski, se retrouve ici, mais reste une erreur...]