Bibliographie : A. Bogdanov, Les problèmes du socialisme

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A. BOGDANOV[1] est un théoricien très intéressant et original. On peut apprécier différemment sa philosophie empiriomoniste[2]. Mais on ne peut nier ni l’indépendance de sa pensée, ni son interprétation profonde des problèmes traités, ni le monisme (unité organique) de tout son système théorique. Certaines de ses thèses de sociologie générale sont brillamment confirmées dans des ouvrages d’historiens et d’ethnologues : par exemple la théorie de

Bogdanov dans laquelle la religion est issue du dualisme productif, théorie confirmée dans les dernières œuvres de Cunow[3] (il est d’ailleurs peu probable que ce dernier connaisse l’existence même de Bogdanov).

Hélas, nous ne recommanderons pas aux lecteurs cette brochure en tant qu’ouvrage devant donner les réponses aux « problèmes du socialisme ». Le sens tactique de la brochure consiste en une attaque contre le maximalisme, notamment contre notre parti. Bogdanov aura beau le nier, mais à la base, sa critique se fonde sur une conception opportuniste et dominante de la culture.

L’idée principale de l’auteur est que la transformation socialiste de la société et la révolution socialiste peuvent s’exercer d’après un plan organisationnel élaboré d’avance. D’abord la classe ouvrière crée sa propre science, élabore ses méthodes scientifiques dans tous les domaines, fonde ses universités ouvrières et dans ce but écrit une encyclopédie prolétarienne, etc., puis elle construit un plan organisationnel pour résoudre « la tâche mondiale d’organisation ». Tout cela réalisé, on pourra commencer la construction du socialisme, écrit Bogdanov. Et pas avant. Un tel « maximalisme » n’est qu’une utopie.

Ainsi, nous avons l’exemple classique de la conception de la primauté de la culture qui resurgit sous l’enveloppe marxiste. La faute de Bogdanov n’est pas tant le fait qu’il reconnaisse la puissance de « l’idéologie » (et à tort il pense que, nous, en tant qu’orthodoxes du marxisme révolutionnaire, critiquons son analyse en niant cette puissance). Il a tort dans son approche rationaliste du processus social et historique (d’abord le plan élabore en détail l’organisation mondiale, puis la réalisation de ce plan se vérifie dans tous ses aspects). En réalité ce « plan » se forme au sein de la lutte révolutionnaire du prolétariat, il dépend directement des conditions changeantes de la lutte et ne peut être élaboré en détail qu’après le triomphe mondial de la classe ouvrière. Tout autre point de vue mène immanquablement du marxisme révolutionnaire à l’opportunisme le plus ouvert. C’est pourquoi lorsque Bogdanov écrit : « Le nouvel univers culturel de la classe ouvrière (dans la société capitaliste — N. B.) — c’est l’émergence réelle (souligné par l’auteur) du socialisme aujourd’hui, le maximalisme du développement et de la création et non le rêve et l’aventure » (p. 74), c’est bien un renoncement du point de vue révolutionnaire. La même idée est exprimée avec encore plus de force à la page 101 : « Selon les anciens concepts, le triomphe du socialisme précède sa réalisation ; avant ce triomphe il n’existe pas, il n’est pas encore présent, il ne signifie que le « but final ». Pour nous ce n’est pas un fait acquis. »

Qu’est-ce que cela signifie ? Que A. Bogdanov passe tout à fait sur les positions du Stücksozialismus[4], ce qui signifie la réalisation du socialisme pas à pas dans le cadre de la société capitaliste. C’est cette « réalisation » (plus loin l’auteur prétend que, par exemple, elle consiste à ce que les ouvriers n’exploitent personne ! — p. 101) qui « n’est pas une aventure ». Nous sommes parfaitement d’accord que ce n’est pas vraiment « une aventure », mais nous doutons que ce soit cela le socialisme.

Si on examine l’erreur de Bogdanov du point de vue de la logique, elle apparaît dans la thèse suivante : « La réalisation créative de la société socialiste de classe mènera le prolétariat au triomphe quand cette société sera universelle. Le développement socialiste sera achevé (souligné par nous — N.B.) dans la révolution socialiste ». Alors, selon Bogdanov, « l’ordre des phénomènes » est ce qui suit : 1) la réalisation de la « société socialiste de classe » dans le cadre du capitalisme ; 2) son achèvement par une révolution socialiste qui transformera cette société de classe en société universelle.

A. Bogdanov le croit. Or la réalité est bien différente : 1) l’organisation du prolétariat au sein du capitalisme fait exploser le capitalisme et son État ; 2) la révolution socialiste instaure une « société socialiste de classe » (la dictature du prolétariat) pour la première fois ; cette révolution socialiste n’achève pas, mais entame « le développement socialiste » ; 3) la période de disparition de la dictature et de l’État puis la transformation de la « société socialiste de classe »» en « société universelle ». Cette période n’est possible qu’après la victoire décisive et définitive des ouvriers. Mais celui qui veut ajourner cette victoire la nomme « aventure » alors que c’est la seule sortie de l’impasse sanglante qui s’oppose au socialisme.

A. Bogdanov a eu tort de faire connaître au citoyen Bazarov le journal « Novaya Jizn’ » comme exemple du « maximalisme ». Ce citoyen considère le capitalisme d’État de bagne en Allemagne, en Angleterre, etc., comme étant le socialisme. A. Bogdanov critique très bien un pareil régime. Et, de fait, sa critique est juste. Mais lorsqu’il dit : « On nous propose de reconnaître le socialisme à venir dans sa caricature odieuse, résultat de la guerre et de l’ancien régime », nous pouvons répondre que ce n’est pas nous, mais le citoyen Bazarov qui le « propose ».

Dans ce court compte rendu, nous n’avons pas la possibilité d’examiner toutes les erreurs de l’auteur. Notons-en pourtant quelques-unes. À la page 21, Bogdanov doute de l’existence du maximalisme de la gauche européenne bien que ce soit elle (à travers les « tribunistes » hollandais[5], Pannekoek[6], etc.) qui posa la première le problème de façon maximaliste. A la page 25, l’auteur dit que la cause idéologique de l’effondrement de la IIe Internationale est la persistance de la pensée bourgeoise et paysanne alors qu’en réalité il s’agit de l’« impérialisme ouvrier », dont la source est bien différente. À la fin du texte Bogdanov critique « l’État-commune » de Lénine[7] comme instable. Ici aussi, il ne comprend pas toute la signification révolutionnaire de l’époque de la dictature. Sur ce point la vie même répondra mieux à A. Bogdanov.

Enfin nous nous permettons de noter un passage étrange. Dans le chapitre « Le communisme de guerre et le capitalisme d’État », à la page 76, nous sommes stupéfaits de lire concernant la mobilisation impérialiste (donc, des brigands) : « L’armée cessa d’être inutile en devenant ( !) l’organe le plus nécessaire de défense et de salut de l’organisme social ( !!) ». Véritable charabia de la part d’un exégète de l’impérialisme. Comment Bogdanov concilie-t-il ce passage avec ses propres idées anti-patriotiques ? Impossible de le comprendre dans cette brochure.

Tout ouvrier qui aura lu le petit livre de Bogdanov, verra sans peine l’utopisme et l’opportunisme de ses positions. C’est dommage qu’un auteur comme Bogdanov perde son esprit vivant et révolutionnaire, surtout à l’époque de la plus grande révolution.

N. Boukharine

  1. A. BOGDANOV, c’est-à-dire Alexandre Alexandrovitch MALINOVSKI (1873-1928) : médecin, économiste, écrivain et social-démocrate russe, il tente une synthèse entre le marxisme et les thèses de Mach et Avenarius qu’il baptisera empiriomonisme. D’abord proche de Lénine, il s’oppose à celui-ci après 1905 en défendant le rejet de toute participation à la Douma impériale. Fondateur de l’école de Capri, il s’éloigne un temps de la politique et élabore dès 1912 sa « théorie de l’organisation » (tectologie) : selon lui, la Grande Guerre était « une crise organisationnelle » universelle qui imposait la naissance d’une nouvelle science organisatrice générale. Il est également l’auteur d’un roman utopique en 1913 : L’étoile rouge. Après 1917, toujours critique vis-à-vis du régime bolchevique, il est un des animateurs du mouvement pour la culture prolétarienne. Son influence sur la formation des militants bolcheviks qui feront la révolution d’Octobre a été très importante.
  2. Contre laquelle polémiquèrent Georges PLEKHANOV, Le matérialisme militant (« réponse à Monsieur Bogdanov ») et LENINE, Matérialisme et empiriocriticisme.
  3. Heinrich Wilhem Carl CUNOW (1862-1936) : ethnologue, journaliste et social- démocrate allemand, il fut notamment un des responsables de l’école du parti social- démocrate à Berlin à partir de 1907.
  4. Littéralement un « morceau de socialisme », théorie réformiste de la réalisation partielle et progressive du socialisme.
  5. Du nom de leur journal, De Tribune.
  6. Anton PANNEKOEK (1873-1870) : docteur en astronomie, c’est le principal théoricien de la gauche au sein de la social-démocratie des Pays-Bas, également militant à Brème avant la Première Guerre mondiale, il publie en 1909 Divergences de tactique dans le mouvement ouvrier. C’est la première critique systématique des conceptions social-démocrates, qui s’oppose tant au révisionnisme de Bernstein qu’au radicalisme passif de Kautsky. Internationaliste durant la guerre, il fut sans doute, avec Boukharine, le principal inspirateur du Lénine de l’État et la Révolution. À la fin de la Seconde Guerre mondiale il rédige Les conseils ouvriers, ambitieuse étude qui transmet aux jeunes générations d’importantes leçons, fruits d’une expérience collective — trop rapidement oubliée — de la classe révolutionnaire.
  7. Tel que celui-ci le défendait dans l’État et la Révolution, position de principe qui est maintenue par les communistes de gauche.