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Special pages :
Aux pays annexés
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 17 février 1895 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 390-395).
Le Reichstag, sur la proposition des députés socialistes allemands, a voté la suppression du régime de la dictature en Alsace-Lorraine. Ce vote a une haute importance morale.
Ce n’est pas qu’il convienne d’en exagérer la portée pratique. C’est seulement le paragraphe de la dictature qui a été aboli dans la législation d’Alsace-Lorraine. Il donnait au gouverneur « le droit de prendre telle mesure qu’il jugerait utile dans le cas où la sécurité publique serait menacée, et de requérir la force armée selon la loi relative à l’état de siège ». Il ne faut pas croire que l’Alsace-Lorraine, ce paragraphe supprimé, rentre dans le droit commun et retrouve une liberté égale à celle des autres parties de l’empire. D’abord, il est toujours possible au gouverneur d’expulser les étrangers, c’est-à-dire les Français, et d’interrompre ou de gêner les relations de parenté ou d’amitié des Alsaciens-Lorrains. Et certes, si l’on juge des dispositions des hauts fonctionnaires allemands par l’attitude et le langage du ministre, M. de Kœller, dont toutes les paroles, comme le lui a dit le député socialiste de Mulhouse, avaient un « fumet de dictature », on n’est pas pleinement rassuré sur le nouveau régime de l’ Alsace-Lorraine. Celle-ci, d’ailleurs, reste soumise aux lois impériales françaises en matière de réunion, d’association, de presse et de colportage : le cautionnement préalable, par exemple, est exigé pour les journaux. L’Alsace-Lorraine est, en effet, comme Bebel l’a fait remarquer dans un discours admirable, dans cette situation étrange, qu’elle cumule les lois tyranniques de l’empire français et l’administration tyrannique de l’empire allemand. Il n’est donc pas démontré que, même après l’abrogation du paragraphe de la dictature, l’Alsace-Lorraine sera respectée dans la liberté de sa vie quotidienne, dans son développement politique et social.
Pourtant cette abrogation a une haute signification morale. Elle atteste que la politique de fer et de brutalité est condamnée par les faits, qu’elle n’a pas produit les résultats qu’en attendait le militarisme prussien, et qu’un adoucissement à la condition de l’Alsace-Lorraine a paru nécessaire même au vainqueur. Il nous est bien permis aujourd’hui, à nous qui avons toujours affirmé bien haut notre internationalisme en même temps que notre patriotisme, à nous qui, malgré la violence des préjugés chauvins et la perfidie de nos accusateurs, avons toujours tendu publiquement une main amie à la démocratie socialiste allemande, de constater que ce sont les socialistes allemands qui ont pris l’initiative des mesures libérales qui réjouissent en ce moment l’Alsace-Lorraine. Ils ont même, dans cette question de la dictature, devancé les députés alsaciens. Et avec quelle hardiesse, avec quelle hauteur de parole ils ont condamné les brutalités rétrogrades ! «Vous ne vous souvenez donc plus — s’est écrié Bebel, dont je cite textuellement les paroles, — du temps où vous protestiez contre les vexations dont souffrait le Schleswig allemand ? Vous ne vous souvenez donc plus de vos protestations contre le régime que les Autrichiens imposaient à la Lombardie et à la Vénétie ? Et pourtant les Autrichiens avaient sur la Lombardie et la Vénétie le même droit que vous avez sur l’Alsace-Lorraine, je veux dire le droit du glaive. En vérité ! l’esprit public de l’Allemagne a sombré à des profondeurs infinies. » — J’espère, si en 1870 la victoire s’était prononcée pour nous, et si la France conquérante avait saisi Cologne ou Mayence, comme la Prusse conquérante a saisi Strasbourg et Metz, que nous aurions eu, nous socialistes français, le courage de tenir le langage que tiennent les socialistes allemands. Je l’espère, ou plutôt j’en suis sûr, mais je sais aussi combien de préjugés nous aurions heurtés, combien de passions orgueilleuses nous aurions scandalisées ; et je sais gré aux socialistes allemands de les affronter aussi hardiment : à eux aussi on jette le mot de sans-patrie, Vaterlandslos.
Ce n’est pas qu’ils soient des « protestataires » ; ce n’est pas que dans les villes d’Alsace qu’ils représentent, Bebel à Strasbourg, Bueb à Mulhouse, ils aient déployé le drapeau de la protestation. À quoi cela servirait-il ? et en quoi une guerre de revanche serait-elle une solution ? Leur protestation, à eux, c’est la protestation socialiste contre le militarisme et contre la dictature de la force et du capital. Ils préparent la République sociale, et, quand elle aura triomphé des deux côtés des Vosges, la question d’Alsace-Lorraine sera résolue. Les autres partis qui ont voté la suppression de la dictature, les progressistes et le centre catholique, demandent tout d’abord aux Alsaciens-Lorrains « de reconnaître sans esprit de retour le traité de Francfort ». C’est la formule même dont s’est servi M. Lieber, le chef du centre catholique depuis la mort de Windthorst. Les socialistes allemands, eux, ne demandent aux Alsaciens-Lorrains rien de pareil. Ils ne sont ni pour, ni contre le traité de Francfort : ils sont au-dessus. Ils pensent que la question d’Alsace-Lorraine ne peut être résolue que par la ruine du militarisme et de l’autocratie féodale et bourgeoise, par le progrès de la démocratie sociale en Allemagne et en France. C’est là aussi notre conviction profonde.
Au demeurant, dans l’état présent de la question d’Alsace-Lorraine, on peut dire qu’il y a une détente au moins momentanée. Par la voix de tous leurs députés, les Alsaciens-Lorrains ont déclaré qu’ils considéreraient une nouvelle guerre entre la France et l’Allemagne comme le plus épouvantable des malheurs, — et j’étonnerais plus d’un chauvin de France si je disais en quels termes les députés alsaciens ont parlé de certains « patriotes » français.
Si la sagesse des deux peuples, si la force croissante du socialisme international parviennent à écarter et à prévenir de nouveaux combats, l’apaisement, en cette question d’ Alsace-Lorraine, pourra se produire sous deux formes bien opposées : ou bien il se produira, comme Guillaume II l’espère, par la lassitude et par l’oubli ; ou bien il se produira, comme les socialistes l’espèrent, par la justice sociale. La tactique de Guillaume II est très claire, et nous l’avons dès longtemps signalée : il veut reconquérir les bonnes grâces des classes dirigeantes de France et des badauds. Il a envoyé les télégrammes pour Mac-Mahon et Canrobert ; il s’informe de la Gascogne ; il déclare qu’il réserve désormais son armée contre les ennemis du dedans, c’est-à-dire contre les socialistes, et il la met ainsi au service du capital international ; il laisse entendre qu’il est personnellement favorable à une législation libérale en Alsace-Lorraine ; si l’abolition de la dictature n’a pas des inconvénients graves, il ira plus loin : il amadouera les annexés ; il rétablira la facilité des communications entre eux et la France ; il apportera aux populations catholiques d’Alsace certaines satisfactions réclamées avec une vivacité imprudente par quelques députés protestataires qui risquent ainsi d’aliéner leur liberté ; au besoin, il mettra à profit l’influence croissante de la papauté sur ses affaires, pour obtenir d’elle quelques paroles de médiation qui le réconcilient avec les dirigeants français ; et il essaiera d’obtenir des Alsaciens « ralliés » qu’ils lui servent d’introducteurs auprès de la France et qu’ils lui rendent possible un voyage à Paris lors de la prochaine exposition universelle.
Voilà évidemment le plan impérial, toute réserve faite des fatalités ou des caprices qui peuvent jeter soudain dans la guerre Guillaume II. Ce n’est pas ainsi que nous comprenons la paix entre les deux peuples. Elle ne sera noble et solide que lorsqu’ils seront débarrassés tous deux de toute tyrannie, impériale, militaire, capitaliste. Ce jour-là, l’Alsace-Lorraine, entre deux foyers de liberté et de vie qui croiseront sur elle leurs rayons amis, sera rendue à elle-même, c’est-à-dire, dans la mesure où le cœur alsacien le voudra, à la France. Entre la paix impériale, faite d’abdication et de violence, et livrée à tous les hasards, et la paix socialiste, faite de justice et de certitude, deux grands peuples ont, dès maintenant, à choisir.