Au clair de lune

De Marxists-fr
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L’autre soir, à la campagne, je me promenais, tout en causant avec un jeune ami qui est sorti un des premiers de l’École polytechnique après avoir fait d’excellentes études littéraires et qui a l’esprit aussi précis qu’étendu.

Nous cheminions sur un plateau découvert, bordé à notre gauche par de petits coteaux arrondis qui s’enchaînent les uns aux autres par des prairies en forme de ravins. La pleine lune éclairait l’espace transparent et frais, et les étoiles, pâlies et lointaines, avaient une attendrissante douceur. La route, blanche sous la clarté, allait droit devant nous, et se perdait au loin dans le mystère de l’horizon, baigné de lueur et d’ombre ; elle semblait mener de la réalité au rêve :

« Oui, disais-je, ce qui me fâche dans la société présente, ce ne sont pas seulement les souffrances matérielles qu’un régime meilleur pourrait adoucir ; ce sont les misères morales que développent l’état de lutte et une monstrueuse inégalité.

» Le travail devrait être une fonction et une joie ; il n’est bien souvent qu’une servitude et une souffrance. Il devrait être le combat de tous les hommes unis contre les choses, contre les fatalités de la nature et les misères de la vie ; il est le combat des hommes entre eux, se disputant les jouissances par la ruse, l’âpreté au gain, l’oppression des faibles et toutes les violences de la concurrence illimitée. Parmi ceux-là même qu’on appelle les heureux, il n’est presque point d’heureux, car ils sont pris par les brutalités de la vie ; ils n’ont presque pas le droit d’être équitables et bons sous peine de ruine ; et dans cet état d’universel combat, les uns sont esclaves de leur fortune comme les autres sont esclaves de leur pauvreté ! Oui, en haut comme en bas, l’ordre social actuel ne fait que des esclaves, car ceux-là ne sont pas des hommes libres qui n’ont ni le temps ni la force de vivre par les parties les plus nobles de leur esprit et de leur âme.

» Et si vous regardez en bas, quelle pauvreté, je ne dis pas dans les moyens de vivre, mais dans la vie elle-même ! Voyez ces millions d’ouvriers ; ils travaillent dans des usines, dans des ateliers : et ils n’ont dans ces usines, dans ces ateliers, aucun droit ; ils peuvent en être chassés demain. Ils n’ont aucun droit non plus sur la machine qu’ils servent, aucune part de propriété dans l’immense outillage que l’humanité s’est créé pièce à pièce : ils sont des étrangers dans la puissance humaine ; ils sont presque des étrangers dans la civilisation humaine.

» Les mines, les canaux, les ports, les voies ferrées, les applications prodigieuses de la vapeur et de l’électricité, toutes les grandes entreprises qui développent la puissance et l’orgueil de l’homme : ils ne sont rien dans tout cela, rien que des instruments inertes. Ils ne siègent pas dans les conseils qui décident ces entreprises et qui les dirigent ; elles sont tout entières aux mains d’une classe restreinte qui a toutes les joies de l’activité intellectuelle et des grandes initiatives, comme elle a toutes les jouissances de la fortune, et qui serait heureuse, s’il était permis à l’homme d’être vraiment heureux en dehors de la solidarité humaine. Il y a des millions de travailleurs qui sont réduits à une existence inerte et machinale. Et, chose effrayante, si demain on pouvait les remplacer par des machines, il n’y aurait rien de changé dans l’humanité.

» Au contraire, quand le socialisme aura triomphé, quand l’état de concorde succédera à l’état de lutte, quand tous les hommes auront leur part de propriété dans l’immense capital humain, et leur part d’initiative et de vouloir dans l’immense activité humaine, tous les hommes auront la plénitude de la fierté et de la joie ; ils se sentiront, dans le plus modeste travail des mains, les coopérateurs de la civilisation universelle, et ce travail, plus noble et plus fraternel, ils le régleront de manière à se réserver toujours quelques heures de loisir pour réfléchir et pour sentir la vie.

» Ils comprendront mieux le sens profond de la vie, dont le but mystérieux est l’accord de toutes les consciences, l’harmonie de toutes les forces et de toutes les libertés. Ils comprendront mieux et ils aimeront l’histoire, car ce sera leur, histoire, puisqu’ils seront les héritiers de toute la race humaine. Enfin, ils comprendront mieux l’univers : car, en voyant dans l’humanité le triomphe de la conscience et de l’esprit, ils sentiront bien vite que cet univers, dont l’humanité est sortie, ne peut pas être, en son fond, brutal et aveugle, qu’il y a de l’esprit partout, de l’âme partout, et que l’univers lui-même n’est qu’une immense et confuse aspiration vers l’ordre, la beauté, la liberté et la bonté. C’est d’un autre œil et d’un autre cœur qu’ils regarderont non seulement les hommes leurs frères, mais la terre et le ciel, le rocher, l’arbre, l’animal, la fleur et l’étoile.

» Voilà pourquoi il est permis de penser à ces choses en plein champ et sous le ciel étoilé : oui, nous pouvons prendre à témoin de nos sublimes espérances la nuit sublime où s’élaborent en secret des mondes nouveaux ; nous pouvons mêler à notre rêve de douceur humaine l’immense douceur de la nature apaisée. »

— « A la bonne heure, repartit mon jeune ingénieur, mais pourquoi ne parlez-vous pas simplement de progrès social ? Pourquoi parlez-vous de socialisme ? Le progrès social est une réalité, le socialisme n’est qu’un mot. C’est le nom d’une secte peu nombreuse, emphatique ou violente et divisée contre elle-même : ce n’est pas une force sérieuse de progrès. Il se peut que, graduellement, les solutions que les socialistes proposent soient adoptées, mais ce ne sont pas les socialistes qui les feront triompher. Il n’y aura jamais de gouvernement agissant et légiférant au nom du socialisme. Car un gouvernement, même pour améliorer l’ordre actuel et créer un ordre nouveau, s’appuie nécessairement sur ce qui est. Or, le socialisme se donne l’air d’être une révélation foudroyante et un nouvel Évangile cherchant, pour susciter l’avenir, son point d’appui dans l’avenir lui-même.

» En fait, dans la société présente, tous les éléments du problème sont déjà donnés, et les solutions indiquées ou même ébauchées ; la solution du problème social est contenue tout entière dans la liberté politique, dans les progrès de l’instruction populaire, dans le droit de se syndiquer reconnu aux travailleurs. Or, la liberté politique existe ; l’instruction, et une instruction toujours plus haute, se répand dans le monde du travail ; et les travailleurs ont le droit de se grouper.

» Plus instruits, ils participeront d’abord par l’imagination, par l’intelligence, à toutes les grandes entreprises humaines, et quand leur valeur intérieure et personnelle sera ainsi accrue, elle réagira d’elle-même, par une action irrésistible du dedans au dehors, sur le régime social. Par exemple, si tous les enfants du peuple contractent à l’école, dans un enseignement vivant et bien donné, le goût et le besoin de la lecture, il est impossible que ce besoin universel n’assure pas aux travailleurs, dans un travail mieux réglé, quelques heures de loisir pour les joies de l’esprit. De plus, quand ils comprendront mieux tout le mécanisme de la production et de l’échange, quand ils sauront au juste quel est l’état des industries et de leur industrie, quels en sont les débouchés, quel capital y est engagé et quel capital nouveau est nécessaire pour la développer, libres, instruits, groupés, ils pénétreront par la force des choses dans les conseils d’administration des grandes entreprises anonymes, et, ensuite, peu à peu, dans la direction des entreprises moyennes. De là, participation aux bénéfices, et participation à l’autorité, à la puissance économique,

» Mais, encore une fois, tout cela s’accomplira sans formule retentissante, et on se trouvera être au bout du socialisme sans avoir jamais rencontré le socialisme sur son chemin. Les vieux marins font croire aux néophytes qu’en allant d’un pôle à l’autre on rencontre la ligne, tendue et résistante à la surface des mers. Non, on ne rencontre pas la ligne, et, à moins de calculs minutieux, on la franchit sans s’en douter : on franchira de même la ligne socialiste.

» Les hommes de 48, que vous paraissez aimer, étaient généreux, mais ils étaient bien agaçants. Ils ne parlaient de l’Avenir qu’avec une majuscule, et ils l’opposaient au Passé et au Présent, comme un archange de lumière à un démon des ténèbres. Sans cesse ils sentaient passer dans leurs longs cheveux et frissonner dans leur longue barbe les souffles de l’avenir. Ils attendaient l’homme de l’avenir, la société de l’avenir, la science de l’avenir, l’art de l’avenir, la religion de l’avenir. Je crois bien qu’ils trouvaient le modeste soleil qui nous éclaire bien médiocre, bien bourgeois, et qu’ils attendaient le soleil de l’avenir.

» Il leur semblait toujours que l’embrasement et le bouillonnement des âmes allait susciter une société nouvelle comme le feu intérieur de la terre peut susciter des sommets nouveaux : et il y avait bien de l’orgueil dans cette espérance, car ils se considéraient d’avance comme les ordonnateurs de la société nouvelle, et les sommets nouveaux devaient leur être un piédestal. Illusions de la générosité ! Chimères de la vanité ! La société humaine a comme la terre sa forme à peu près définitive : il y aura des transformations, mais non de vastes remaniements. Il n’y aura pas plus de soulèvement social que de soulèvement géologique.

» Le progrès humain est entré dans sa période silencieuse, qui n’est pas la moins féconde. Pascal disait en regardant le ciel qui se déploie sur nos têtes : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Pour moi, au sortir des périodes électorales, des polémiques de presse et de toute notre agitation verbale, il me console et me rassure. L’univers sait faire son œuvre sans bruit, sans qu’aucune déclamation retentisse dans les hauteurs, sans qu’aucun programme flamboyant s’intercale dans la tranquillité des constellations. Je crois que la société française est entrée enfin dans cette période heureuse où tout se fait sans bruit et sans secousse, parce que tout se fait avec maturité : il y aura des réformes et même de grandes réformes, mais qui se feront presque sans être nommées, et qui ne troubleront pas plus la vie calme de la nation que la chute des fruits mûrs ne trouble les beaux jours d’automne ; l’humanité s’élèvera insensiblement dans la justice fraternelle, comme la terre qui nous porte monte d’une allure silencieuse dans les horizons étoilés. »

— « Ô mon cher ami, que j’ai hâte de vous répondre et que de choses j’ai à vous dire ! »

— « Non, non ; ne me répondez pas ce soir ; regardez et écoutez. Pendant que nous rêvons à l’avenir et que nous disputons, tout ce qui vit, tout ce qui est se livre à la joie de l’heure présente et à l’immédiate douceur de la nuit sereine. Les paysans vont en groupes, pour dépouiller le maïs, au rendez-vous de la ferme, et ils chantent à pleine voix ; la couleuvre réveillée tressaille un moment et se rendort dans le mystère du fourré. Dans les chaumes, dans les prairies desséchées, de pauvres petites bêtes chantent encore : leur musique n’est pas éclatante et innombrable comme dans les tièdes nuits de printemps ou les chaudes nuits d’été : mais elles chanteront jusqu’au bout, tant qu’elles ne seront pas décidément glacées par l’hiver. Du milieu des champs les feux d’herbe sèche resplendissent, enveloppés et adoucis par la clarté de la lune : on dirait que c’est l’esprit de la terre qui flambe et se mêle au rayonnement mystérieux du ciel. Les chiens désœuvrés aboient au chariot attardé qui, éclairé d’une petite lanterne et attelé d’un petit âne, se traîne dans le chemin. La chouette miaule d’amour dans la châtaigneraie ; les châtaignes mûres tombent avec un bruit plein et roulent le long des combes. Le petit serpent vert coasse près de la fontaine ; le ciel brille et la terre chante. Allez ; laissez faire l’univers ; il a de la joie pour tous ; il est socialiste à sa manière. »