Après la Conférence de Berlin

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Marx, alors qu'il n'était encore qu'un jeune homme, insistait, dans ses polémiques avec les utopistes et les idéologues, sur la nécessité d'en finir une bonne fois avec « toute sentimentalité ». Non pas que Marx, dont le cœur n'a jamais cessé de battre à l'unisson du « grand cœur de la classe ouvrière », qui, toute sa vie a pris une part si passionnée à toutes les batailles livrées par l'avant-garde de cette classe et à qui les répressions de la Commune inspirèrent cette Guerre civile en France qui est pour Thiers ce que les Châtiments sont pour Napoléon le Petit — non,pas que Marx ait été une âme insensible et glacée, impénétrable aux joies et aux douleurs dont est faite la vie de toute créature ; non pas que Marx n'ait été qu'un cerveau ratiocinateur et logicien. Mais il s'était rendu compte, dès le début de sa carrière, que la connaissance méthodique de la société bourgeoise et de son mouvement propre est la condition de l'action révolutionnaire efficace, et que la haine et l'amour ne sont que d'assez pauvres facteurs politiques. Et notez bien ceci : ce n'était pas seulement à la sentimentalité qu'en avait Marx ; c'était aussi au dogmatisme, qui n'est pas, dans son genre, un moindre danger. Pas de sentimentalité donc, mais pas non plus de dogmatisme : ainsi pourrait se définir, en termes, il est vrai, négatifs, la position du communisme révolutionnaire, et ce n'est pas pour rien que Marx donnait à sa doctrine le nom de communisme critique, et ce n'est pas pour rien qu'on lui a donné par la suite le nom, plus galvaudé, de socialisme scientifique.

Où, me dit-on, voulez-vous en venir ?

Simplement à ceci, que, si l'on veut apprécier, avec l'état d'esprit qu'il faut, ce qui vient d'être fait, à Moscou, par l'Exécutif élargi et, à Berlin, par les trois Exécutifs réunis, il est indispensable de se défaire de toute sentimentalité, aussi bien que de tout dogmatisme.

Dans ce grand débat de tactique prolétarienne, auquel l'Internationale communiste, en adoptant tout d'abord le principe du front unique et en mettant, immédiatement après, sa signature au bas de la résolution de Berlin, vient de donner une conclusion dont beaucoup se montrent choqués, ce qu'il faut, c'est se tenir à distance égale des préventions de son cœur et des préjugés de son esprit ; ce qu'il faut, c'est vouloir comprendre, et pour comprendre il faut examiner.

Le principe du front unique a été adopté à Moscou par l'Exécutif élargi. Nos délégués français, après avoir voté contre, selon le mandat qu'ils avaient reçu, ont déclaré, à la suite du vote, leur intention de se soumettre et d'appliquer le front unique. Ainsi l'exigeait la discipline : Jaurès, après Amsterdam, s'était semblablement incliné, et c'est un des plus beaux moments de sa carrière.

Le principe adopté à Moscou a reçu son application immédiate dans la Conférence tenue à Berlin par les exécutifs des trois Internationales politiques existantes : celle de Londres, qui groupe encore, hélas ! plusieurs millions de prolétaires, celle de Vienne, numériquement infime, et celle de Moscou, la nôtre, notre Internationale communiste, moins nombreuse que la première, mais autrement vivante, active et conquérante ! Nous étions représentés à Berlin par notre camarade Frossard qui, après s'être abstenu dans le vote sur la résolution finale, a apposé sa signature, une fois le vote acquis, au bas de ce document.

* * *

Les promoteurs de ce colloque de Berlin avaient un but précis : ils voulaient réunir, dans quelque ville de l'Italie du Nord, Turin ou Milan par exemple, une Conférence des trois Internationales politiques et, si possible, des deux Internationales syndicales qui, se tenant au même moment que la Conférence de Gênes, eût dressé un programme commun des revendications immédiates du prolétariat.

Oui, tandis que les gouvernements, réunis à Gênes eussent fourni la preuve irrécusable de l'anarchie sans nom où la guerre a plongé le vieux monde et dont l'individualisme et le nationalisme des classes dirigeantes sont impuissants à le sortir, les prolétariats de tous les pays, mettant momentanément de côté tout ce qui peut les diviser — toutes leurs divergences de principes, de méthode et de but — eussent donné le spectacle qu'ils forment malgré tout une classe internationale, capable, aux heures décisives, d'opposer aux bourgeoisies désunies un front unique de défense. Et cela, c'eût été une grande chose. Malheureusement, on n'organise pas en huit jours une manifestation d'une telle ampleur et force a bien été d'y renoncer pour le présent.

La Conférence a pourtant réussi au delà de ce qu'on pouvait espérer. Les travailleurs de tous les pays ont été invités par elle à organiser pendant la Conférence de Gênes « de puissantes démonstrations de masses avec le maximum d'unité possible, lesquelles manifesteront pour la journée de huit heures ; — pour combattre le chômage infiniment accru par la politique de réparations des puissances capitalistes ; — pour l'unité d'action du prolétariat contre l'offensive capitaliste ; — pour la résolution russe, pour la Russie affamée, pour la reprise des relations politiques et économiques de tous les Etats avec la Russie des Soviets ; — pour la reconstitution du front unique du prolétariat dans chaque pays et dans l'Internationale ».

La Conférence a été plus loin. Elle a proposé aux trois Exécutifs de constituer un Comité de neuf membres ayant mandat de maintenir le contact entre les trois Internationales et de préparer pour l'avenir des conférences ou des manifestations nouvelles.

Les délégués de la IIe Internationale, Vandervelde en tête, s'étaient rendus à Berlin dans le dessein avoué de jeter en travers du débat l'affaire des quarante-sept socialistes-révolutionnaires russes, ainsi que l'affaire géorgienne. Ils n'y ont que fort peu réussi. Les délégués de la IIIe Internationale ont déclaré que les quarante-sept, dont aucun n'est passible de la peine capitale, seraient jugés publiquement et que Vandervelde lui-même — probablement en sa qualité d'ancien ministre de la Justice belge ! — pourrait assister au procès. Quant à l'affaire géorgienne, les dossiers contradictoires en seront soumis au Comité des neuf. Nous approuvons ces deux décisions qui doivent avoir pour effet d'arrêter net, si les adversaires de la Révolution russe ne sont pas d'une insigne mauvaise foi, la campagne calomnieuse qu'ils mènent depuis tant de mois contre le gouvernement des Soviets. Quand bien même la Conférence de Berlin n'aurait eu d'autre effet que celui-là, j'estime que nous n'aurions pas fait buisson creux.

Enfin, la Conférence a émis un vœu tendant au rétablissement du front syndical unique. Nous sommes trop partisans de l'unité ouvrière pour ne pas applaudir à un vœu qui, s'il se réalisait, pallierait aux inconvénients multiples de la scission sur le terrain syndical. Mais, hélas ! se réalisera-t-il ?

* * *

Et maintenant, je le répète, c'est en écartant toute sentimentalité, en éliminant tout dogmatisme qu'il convient de considérer les obligations nouvelles qui résultent pour nous de la Conférence de Berlin. N'invoquons pas, pour cette fois, s'il vous plaît, ce devoir de discipline internationale, qui passe à nos yeux tous les autres. Plaçons-nous simplement à l'intérieur de cette réalité complexe qu'est la situation mondiale et posons-nous quelques questions, non pas de principe, mais de fait.

— Oui ou non, le prolétariat international qui, depuis environ doux ans, a subi un trop grand nombre de défaites, a-t-il intérêt à l'établissement d'un front défensif unique ? — A-t-il intérêt à s'unir, autour d'un programme minimum à la fois politique (reconnaissance des Soviets, affermissement de la paix, antimilitarisme) et économique (maintien de la journée de huit heures universellement menacée, lutte contre le chômage et contre l'avilissement des salaires ,etc.) ? — A-t-il intérêt à ne pas aggraver les dissensions intérieures qui sont pour lui comme l'héritage de la guerre ? — A-t-il intérêt à opposer son unité de classe à la désorganisation morbide de la société capitaliste ?...

La réponse, sur tous ces points, n'est pas douteuse.

Et maintenant, les partis communistes ont-ils intérêt à s'enfermer dans un isolement superbe ? — Ont-ils intérêt à répudier orgueilleusement tout ce qui n'est pas eux-mêmes (« nous seuls, et c'est assez ! ») ? — Ont-ils intérêt à sortir de la phrase — je veux dire de la propagande verbale — pour entrer dans l'action ? — Ont-ils intérêt à méconnaître les conditions réelles de cette dernière ? — Ont-ils intérêt à devenir en fait et non plus seulement en doctrine, l'avant-garde du prolétariat ? — Ont-ils intérêt à subordonner, quand il le faut, les obligations de parti aux obligations de classe ? — Ont-ils intérêt à se rapprocher des masses, à se faire les agents les plus énergiques de ses revendications immédiates et concrètes ?

Poser ces questions, c'est les résoudre.

Je crois plus que jamais, au carrefour où nous sommes, à l'intelligence révolutionnaire de notre Parti. Je le crois plus que jamais capable de ne sacrifier, dans l'action où les exigences, du moment historique l'engagent, ni son organisation ni sa doctrine. Je le crois à l'abri de toutes les suggestions débilitantes et mortelles, qu'elles s'inspirent de l'opportunisme de droite ou de l'inopportunisme de gauche. Et je crois, pour finir, que le front unique, sans faire perdre une parcelle de sa force à l'idée communiste, lui gagnera, tôt ou tard, tout le prolétariat.