Andranik et ses troupes

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Ils ne sont pas peu nombreux, dans le monde, ceux qui croient avoir un destin particulier, ceux qui répu­gnent à une vie tranquille suivant les voies tracées par l’habitude. Et pour­tant, la vie est plus forte qu’eux. Ainsi, même ces hommes, pris entre les bornes de la normalité, doivent s’adapter à son flux monotone. Ils ont un travail, fon­dent une famille, se plaignent de rhuma­tismes et dépérissent peu à peu. Ils renaissent quand l’histoire entre dans une nouvelle ère de désordres et de chaos et, au premier appel, ils chaussent leurs bottes et s’abandonnent au rythme irrégulier de celle-ci.

A la tête des troupes volontaires armé­niennes qui se sont rassemblées à Sofia, il y a Andranik, un héros légendaire, dont les actions sont célébrées par chan­sons. De taille moyenne, une casquette sur la tête, de grandes bottes, svelte, les cheveux gris, le visage couvert de rides, de fières moustaches et le menton rasé, Andranik a l’air d’un homme qui, après une longue pause de l’histoire, a fini par se retrouver.

Andranik a quarante-six ans, est né en Arménie turque, et il était menuisier de profession. En 1888, il commença son activité de révolutionnaire dans le vilayet de Sivas et, en 1892, il s’unit au parti arménien Dachnaktsoutioun. A l’époque de la guerre turco-russe, vers la fin des années soixante-dix du siècle dernier, l’idée d’une insurrection aimée contre la domination turque et kurde était de plus en plus populaire en Armé­nie turque.

Les révolutionnaires pensaient égale­ment que la révolte aurait déclenché l’intervention des grandes puissances, avec la Russie au premier rang.

Les agents de la diplomatie de Saint-Pétersbourg s’efforçaient, à cette époque, d’obtenir leur faveur et de les mettre à leur service. Cette phase ne du­ra pas longtemps : c’est une tout autre politique qui fut menée dès le début du règne d’Alexandre III... La pensée poli­tique d’Andranik se forgea au sein d’ac­tivités de carbonaro et de diplomate.

En 1894, il y a eu un massacre d’Ar­méniens dans le district de Sasun. Une bande armée, envoyée par le Dachnakt­soutioun, prit position dans la vallée de Mus, dans les montagnes qui surplom­bent Sasun. C’est là qu’Andranik reçut son baptême du feu. Par la suite, de 1895 à 1896, à la tête d'un groupe de tchetniks arméniens, il défendit les vil­lages arméniens, s’occupa du transport des armes, les distribua aux habitants et se battit contre les Kurdes et contre de petits détachements de troupes régu­lières turques. Vers la moitié de 1897, il se rendit dans le Caucase, où il prit contact avec la direction de son parti. Il retourna en Arménie, investi de pouvoirs très étendus et avec un considérable équipement en armes.

En 1899, quelques-uns des meilleurs combattants tchetniks furent tués, aussi Andranik reçut-il le commandement de toutes les organisations du district de Sa­sun, une zone du vilayet de Bitlis parmi les plus adaptées à une guerre partisane. Il eut sous ses ordres trente-huit villages, qui étaient parvenus à une indépendance presque totale et qui étaient habités par des paysans arméniens combattants. C’est là que s’est déroulée l’épopée d’Andranik.

En 1900, l’agha kurde Bâara Khalil, au service des Turcs, tua un éminent ré­volutionnaire arménien, Serop, appelé par la population Serop Pacha parce qu’il avait rendu Sasun presque entière­ment indépendante. Bâara Khalil reçut une médaille de la part du sultan en ré­compense de cet assassinat. Huit mois plus tard, Andranik vengea le chef armé­nien. Avec sa bande, il se mit à la pour­suite de Khalil, le tua avec dix-sept autres Kurdes et il exhiba, comme un trophée, la médaille que Khalil avait reçue d’Abdül Hamîd. La médaille du sul­tan est encore conservée dans les ar­chives du Dachnaktsoutioun, à Genève.

Andranik était désormais célèbre. Les Arméniens se mirent sous son comman­dement. Il était devenu la terreur des Turcs et les forces armées du sultan lui donnèrent une chasse sans trêve. Aguerri par de continuelles escarmouches, Andra­nik se retrouva encerclé, en novembre 1901, avec quarante-sept tchetniks, dans le monastère des Apôtres, à une heure de Mus. Un régiment entier de cinq ba­taillons, sous la conduite de Ferikh Pacha et d’Ali Pacha, assaillit le monastère, qui était bien fortifié. Après de longues et in­fructueuses négociations, auxquelles pri­rent part le clergé arménien, le maire de la ville de Mus et quelques consuls étran­gers, Andranik décida de prendre le large. Il endossa l’uniforme d’un sous-officier turc assassiné, inspecta les corps de garde des Ottomans et, dans un excellent turc, ordonna de rester sur le qui-vive pendant qu’il indiquait à ses hommes le chemin de la fuite.

S’ouvrit alors une nouvelle phase d’escarmouches, de poursuites et d'at­taques... “Je n’ai jamais attaqué la po­pulation turque pacifique. Je luttais contre les bey et l'administration turque.”

Une des plus grandes actions d’An­dranik eut lieu deux ans plus tard. Il avait trente-huit ans. Deux bataillons turcs, avec huit gros canons, l’avaient encerclé dans les montagnes de Sasun durant le printemps 1904. Sous le com­mandement d‘Andranik, il y avait 200 combattants armés de fusils à répétition et 800 paysans avec des fusils à pierres à feu. Les négociations se traînaient de­puis deux semaines. Le 13 avril, commencèrent les bombardements des vil­lages arméniens. Les partisans, réfugiés dans les montagnes, ne subirent aucun dommage.

Comme il arrive souvent dans ces cas-là, le but principal de cette expédition punitive était de conduire la population paysanne au désespoir et de susciter des sentiments hostiles envers les révolu­tionnaires, de façon à isoler les partisans et les rendre inoffensifs. Les combats durèrent huit jours sans interruption. Les Turcs perdirent des centaines d’hommes et leurs cadavres furent jetés dans le lac par les tchetniks. Les villages de la ré­gion de Sasun furent abandonnés par leurs habitants : près de quatre mille d’entre eux rejoignirent les tchetniks, tan­dis que les autres trouvèrent refuge dans les villages du vilayet de Diyarbekir.

Andranik et ses hommes se retirè­rent, s’ouvrant la route en combattant ; ils rejoignirent le lac Van, s’emparèrent de trois embarcations et pointèrent sur l’île de Akdamar, où il y avait un monastère ; trois jours plus tard, ils retraversè­rent le lac de nuit, sur les mêmes ba­teaux, et débarquèrent à Van. Un télé­gramme arriva à Constantinople, annon­çant que la ville était entre les mains d’Andranik. Le consul britannique se saisit de l’affaire. “Il serait préférable que vous vous en alliez, dit-il à Andra­nik, il y a une guerre actuellement entre la Russie et le Japon, l’attention de l’Europe n’est pas sur vous, il n’y aura donc aucune intervention diploma­tique. ” Entre-temps, les massacres fai­saient rage dans les villages arméniens. Andranik décida d’abandonner l’Arménie. Se déplaçant uniquement la nuit avec sa bande, il réussit, après sept jours, à entrer en Perse. De là, il se ren­dit dans le Caucase, puis en Russie, et enfin il rejoignit Vienne. Ensuite, il vé­cut quelque temps à Genève, puis en Egypte et, enfin, il s’établit à Sofia. Là, il fraternisa avec des révolutionnaires macédoniens qui lui étaient proches sur le plan psychologique et sur les mé­thodes de lutte.

“Je ne suis pas un nationaliste, dit-il pour justifier sa conduite, je ne recon­nais qu’une seule nation : celle des op­primés.”

La vague d’idéalisme qui submergea les masses bulgares, durant la phase ini­tiale de la guerre, a trouvé sa plus claire expression dans les troupes arméniennes. Des hommes de nationalité, de langue et de traditions différentes se sont réunis sous la bannière de la guerre bulgare. Ils en ont fait leur propre drapeau et ils lut­tent pour la liberté d’autres qu’eux- mêmes, mais contre un ennemi commun.



Vers la moitié du mois d’octobre, j’ai assisté au départ de Sofia d’une compa­gnie de volontaires arméniens. Ils al­laient grossir les rangs de la légion ma­cédonienne, celle-là même qui devien­drait bientôt tristement célèbre pour ses atrocités. C’était une splendide journée d’automne balkanique. Le soleil était haut, les nombreux blessés n’avaient pas encore débarqué dans la ville et la guerre conservait un air triomphal. Les volon­taires partaient de l’école supérieure fé­minine, où ils avaient été cantonnés et formés au maniement des armes. Ils étaient 230, la peau mate et les cheveux longs. Leur âge variait de dix-neuf à quarante-cinq ans et ils avaient vécu des histoires diverses.

Un vieux combattant arménien, qui habitait Sofia depuis longtemps et gérait un petit café à l’intérieur duquel il avait loué un angle à un horloger, laissait der­rière lui sa famille et son minuscule local pour suivre Andranik. Et voici un jeune homme de vingt-deux ans, dont quatorze vécus à Londres. Après un massacre d’Arméniens, il avait été emmené et éle­vé par un institut de bienfaisance de Londres. Il avait grandi en Angleterre, travaillé comme conducteur et avait du mal à s’exprimer dans sa langue mater­nelle. Mais les vagues souvenirs de son enfance, qui étaient certainement bien enracinés dans son cœur, s’étaient ré­veillés soudainement et avaient amené le conducteur londonien à abandonner l’Angleterre et à marcher, avec un sac à dos, contre les Turcs. Cet Anglais n’a qu’une préoccupation : pouvoir se raser la barbe et les moustaches durant la cam­pagne. A ses côtés, il y a un aubergiste sans famille. Il avait soigneusement géré sa petite affaire, épargnant chaque stotinka[1]. Un beau jour, il a appelé son em­ployé et lui a dit : “Tu vas t’occuper de l’auberge jusqu'à mon retour ; si je ne reviens pas, elle est à toi.”

Dans cette troupe, il y a des commis, des enseignants, des ouvriers, et surtout des cordonniers en provenance de la Roumanie. Il y a ceux qui sont arrivés là par hasard, et d’autres qui ne savent pas quoi faire d’eux-mêmes. Il ne manque pas non plus à l’appel ceux qui cher­chent les ennuis. Le destin a réuni des rêveurs et des aventuriers, des chevaliers errants et des querelleurs.

Les volontaires ont, en guise d’unifor­me, leurs vêtements de civil, qui ont été uniquement réajustés. Beaucoup portent des bandes serrées autour des jambes, élégamment nouées sous le genou avec des lanières. Chacun porte un sac en co­ton et un capuchon sur le dos, une car­touchière pendue sur le côté et, souvent, son propre pistolet. Les grands chapeaux en peau d’agneau, les cols et les cein­tures sont fleuris. L’ensemble — le cha­peau en peau d’agneau, les ceintures hautes, les capuchons, les sacs à dos et les fleurs — donne à la troupe un air de vacance, outre que militaire.

La compagnie est sous les ordres d’un officier arménien en uniforme. Elle l’ap­pelle tout simplement “camarade Garegin". Celui-ci est un ancien étudiant de l’université de Saint-Pétersbourg, impli­qué dans le célèbre procès Lyzhin contre le Dachnaktsoutioun[2] et acquitté après trois années de prison. Puis, il étu­dia au collège militaire de Sofia et, avant la guerre, obtint le grade de sous-lieute­nant dans l’armée bulgare. Poète, ora­teur, combattant, Garegin est très péné­tré de l’importance de sa mission.

Cependant, l'âme de la troupe est Andranik, magnifique dans son habit de campagne de couleur grise et avec son béret karakul[3]. Le manche d’une cravache, symbole d’une autorité basée sur le prestige, soit de l’une de ses grandes bottes militaires. Un binocle et un pistolet Browning pendent sur ses hanches. Cadeau des femmes arméniennes du co­mité de la Croix-Rouge, un petit bou­quet de fleurs, üées par un ruban sur le­quel est écrit “La liberté ou la mort”, est accroché sur sa poitrine. Les épouses, les sœurs et les filles des volon­taires entourent les colonnes en marche de leurs époux, frères et pères. La troupe défile dans un ordre parfait. Il est diffici­le de distinguer l’aubergiste du commis ou du gérant de café. Garegin n’a pas passé, en vain, dix jours, à raison de dix heures par jour, à enseigner les secrets de l’entraînement. A force d’intimer des ordres et de sermonner, sa voix est deve­nue rauque et son regard fébrile. Ses cheveux noirs aux reflets bleuâtres s’échappent de son chapeau d’officier. Andranik marche en silence, à la tête de la compagnie, d’un pas sûr et léger. Sa satisfaction apparaît dans ses yeux brillants, ses moustaches pointues et mê­me dans son capuchon au nœud doré. Il se sent de nouveau sur la brèche.

“Vous ne me reconnaissez pas ? dit un volontaire à un journaliste arménien. A Constantinople, je vous préparais le thé à la rédaction du Azatamart”[4].

Trente militaires non combattants, portant des écuelles et des seaux en mé­tal, marchent dans les derniers rangs de la troupe. Sans fusil et sans baïonnette, armés d’ustensiles de cuisine, ils feront toute la campagne en affrontant les mêmes dangers et en subissant les mêmes souffrances que les autres. La compagnie a quatre sous-officiers et quatre infirmiers. Ils seront rejoints en route par un médecin volontaire, lui aus­si réfugié arménien.

Ils chantent une chanson sur Andranik :

“Arrive le printemps
Et avec le premier signe du prin­temps
Résonne le cri de guerre d'Andranik, Des montagnes de Sasun, il nous appelle au combat.”

Andranik marche en silence, son pas est plus sûr qu’avant. On entend les notes claires et délicates de Yoring, le fifre arménien des pasteurs. Au début, le son est dominé par les voix et les cris, mais, peu à peu, il s’affirme et nous pou­vons entendre la mélodie “Mon ami, je vais mourir”, qui serait également l’hymne de la Turquie constitutionnelle. La chanson d’Andranik est reprise. Un Arménien, grand et maigre, un farceur, le pitre de la compagnie, s’oublie dans le rythme des pas et de la musique. Il a les yeux entrouverts, son chapeau a glissé sur son gros nez en sueur, mais il ne le redresse pas. Agitant ses longs bras os­seux, il chante la geste du héros qui est dans les montagnes de Sasun et qui, au premier souffle printanier, appelle les soldats au combat.

On s’engage sur la grand-route qui mène au pont et qui court entre des ran­gées d'arbres vers les collines. A droite, se dresse le mont Vitosa, lié pour beau­coup des volontaires à des événements de leur parti. En 1904, Christofot Mikaeljan, un des fondateurs du Dachnaktsoutioun, étudiant de l’académie Petrovsk et militant du Narodnaja Vola, a trouvé la mort sur le Vitosa, alors qu’il faisait des expériences avec de la dyna­mite. Il était monté sur la montagne pour préparer un attentat contre Abdül Hamîd. Par ailleurs, de 1905 à 1906, c’est aussi là qu’avait été dressé le camp d’entraînement militaire du parti où étaient préparés les chefs des forces par­tisanes arméniennes sous la direction d’un officier bulgare.

Le moment des adieux est arrivé. D’officier, Garegin s’est transformé en un orateur passionné. Il dit que les Ar­méniens ont toujours été jugés comme des êtres sans caractère, lâches, comme une nation qui n’a pas le feu sacré, ca­pable uniquement de se prosterner et d’amasser de l’argent. Toutefois, ces vingt-cinq dernières années ont démon­tré que les Arméniens savent aussi se battre et mourir pour la liberté. Les femmes lancent des fleurs à l’orateur. Les épouses et les enfants ne veulent pas se séparer de leurs proches, mais il faut partir. Un ordre est lancé, la troupe s’aligne et se met en marche en chan­tant. Andranik n’arrive plus à se conte­nir, il saute par-dessus le fossé qui court le long de la route et tire plusieurs coups de feu en l’air avec son Browning. De la troupe des volontaires, lui parvient un écho qui dure cinq minutes. Des cen­taines de mains sont levées vers le ciel.

Les tirs de Browning, de Mauser et de Parabellum produisent un bruit sec et distinct, les bulldog[5] aboient sourde­ment, comme des petits canons. Les mains qui empoignent les pistolets se lè­vent comme pour un serment : "La li­berté ou la mort.”

C’est un petit chapitre de pur romantisme dans la terrible histoire des événe­ments balkaniques.

  1. Centime. (Note de l’éditeur.)
  2. Procès intenté contre 159 membres du parti Dachnaktsoutioun. mené par le magistrat instruc­teur Lyzhin, qui tenta d’incriminer le plus grand nombre de personnes possible en accumulant le plus grand nombre de “preuves” et en falsifiant des actes et des témoignages. Sur les 159 accusés, 94 furent acquittés et les autres condamnés aux travaux forcés ou à l’exil (NDLR).
  3. Karakul, caracul, astrakan : poil de la race ovine homonyme de couleur noire, marron ou grise. (Note de l’éditeur.)
  4. La lutte pour la liberté”. (Note de l’éditeur.)
  5. Revolver de gros calibre à canon court.