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Special pages :
Anarchie et Socialisme (1886)
Auteur·e(s) | Jules Guesde |
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Écriture | 27 février 1886 |
De la place de l'anarchie dans l'évolution socialiste, tel est le titre de la conférence faite cette semaine à la salle Lévis par Pierre Kropotkine. Et ce qui résulte de cette conférence – le conférencier mis à part, pour lequel nous professons la plus haute et la plus sincère estime – c'est que l'anarchisme n'appartient même pas au socialisme utopique qui visait au moins l'organisation du travail.
Impossible de lui assigner la moindre place dans ce qu'on appelle le socialisme scientifique ou expérimental, basé sur l'observation du processus économique dont il dégage la loi et détermine l'aboutissant fatal.
Je laisse de côté les erreurs de détail qui abondent: par exemple l'Internationale " proclamant cette grande vérité que tout appartient à tous ", alors que dans sa manifestation la plus collectiviste, au Congrès de Bâle, l'Internationale s'est bornée à réclamer pour la collectivité le domaine éminent sur le sol, laissant de côté tout l'outillage industriel et commercial. Ou encore " le peuple posant lui-même en 1848 les bases du communisme libre et anarchiste " avec la formule essentiellement étatiste de Louis Blanc : " de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins " – besoins et forces évaluées du dehors, par un tiers nécessairement plus autocrate que le czar de toutes les Russies.
Je ne veux m'occuper aujourd'hui que de l'essence même de l'anarchisme qui, pour Kropotkine, consiste dans la décentralisation, je ne dis pas politique, mais économique. Alors que, de moins en moins I'action individuelle suffit et doit faire place dans toutes les branches du labeur humain à l'action sociale, l'anarchisme, tournant le dos à la concentration capitaliste qui s'opère et dont la concentration sociale ne sera que le dernier terme et le correctif en même temps, rêve de " libres individus se mouvant dans de libres groupes, eux-mêmes librement fédérés ". Et, pour prouver qu'il a des yeux pour ne pas voir, Kropotkine invoque à l'appui du devenir de ses théories toute une série de faits qui en sont la négation éclatante.
Il cite les armées modernes – auxquelles il oppose les volontaires d'autrefois. – Mais c'est par des volontaires que débute la défense du territoire ! Et à ce mode anarchique de défense -qui remplit le Moyen-âge et s'étend chez nous jusqu'à Charles VI – a dû partout succéder le mode concentré, commandé par l'énorme matériel qu'exige la guerre scientifique et dans laquelle, comme dans l'industrie, les hommes accumulés, hiérarchisés, ne sont plus que les servants de la machine : fusils, canons, torpilles, etc.
Il cite les chemins de fer comme " moyen de communication entre les peuples " constitué en dehors de la société représentée – mal représentée – par l'Etat, alors qu'en Belgique et en Russie les chemins de fer sont la création exclusive de l'Etat ; alors qu'en France, sans l'expropriation, les capitaux et la garantie d'intérêts de l'Etat, les chemins de fer ne seraient peut-être jamais nés ; alors qu'aux Etats-Unis, où ils sont restés propriété privée, les chemins de fer ont eu également besoin ; pour couvrir le sol, de je ne sais combien d'acts ou de lois disposant du domaine fédéral au bénéfice de Vanderbilt individuels ou collectifs; alors qu'enfin, de plus en plus partout, pour remplir leurs fonctions de voies de communication et de transports, les chemins de fer sont repris (Allemagne, Italie, etc.) par l'Etat, au nom et au profit de la seule classe qui compte dans la société moderne, la classe – industrielle et commerciale – des capitalistes !
Il cite enfin – et ici on est en droit de se demander de qui il entend se moquer – comme signe de l'impuissance de l'Etat et comme preuve de la toute-puissance, individuelle, la société de la Croix-Rouge pour les secours aux blessés. Comme si cette société de brancardiers des deux sexes existait en dehors des gouvernements qui la patronnent et la subventionnent, et comme si, d'autre part, elle n'était pas un infiniment petit dans le service général des ambulances! Autant invoquer contre l'assistance sociale l'oeuvre essentiellement privée de la Bouchée de pain et du Verre d'eau, ou les deux sous donnés librement par le passant à l'aveugle du pont des Arts !
Le domaine privé qui a tout embrassé autrefois va se réduisant de siècle en siècle, absorbé pièce à pièce, fonction à fonction, par le domaine public. Telle est la loi de l'évolution de notre espèce.
Le groupe familial, insuffisant, a fait place à la cité ou à la commune, qui elle-même, à travers une série de phases intermédiaires, a fait place à la nation, laquelle fait place à l'inter-nation.
Et devant l'instruction nationalisée, devant l'hygiène, les chemins de fer, le télégraphe internationalisés, venir nous présenter comme un idéal " la liberté du père de famille " en matière d'éducation, et le fractionnement de tous les grands organes de, la vie moderne entre des " petits groupements d'intérêts, d'aspirations individuelles et de besoins particuliers ", c'est prendre le passé – un passé déjà lointain et heureusement inressuscitable – pour l'avenir de l'humanité.
L'anarchisme – qui n'est que de l'individualisme renforcé – a sa place, non pas dans l'évolution socialiste, mais dans l'évolution à rebours, dans une rétrogradation intellectuelle de la bourgeoisie cherchant son salut contre le communisme inévitable dans un retour en arrière que la vapeur et la machine rendent à jamais impossible.
Quant à la querelle cherchée par Kropotkine à ceux qu'il a appelés " les communistes autoritaires " à propos du régime représentatif dont nous serions les partisans (!?) elle dépasse les limites de la plaisanterie permise.
Combien de fois encore nous obligera-t-il à répéter avec et après Engels que, non seulement le parlementarisme, mais l'Etat – qui n'est que l'organisation de la domination d'une classe sur une autre classe, – disparaîtra, ne peut pas ne pas disparaître avec les classes ?
" Le premier acte par lequel l'Etat se constituera réellement le représentant de toute la société – la prise de possession des moyens de production au nom de la société – sera en même temps son dernier acte comme Etat. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des procédés de production. "
Cette direction sociale des procédés de production – qui mettra fin à l'anarchie bourgeoise – est tout le socialisme. Et en la repoussant au nom du droit, de la justice et autres blagues retentissantes, les anarchistes comme Kropotkine peuvent être tout ce qu'ils voudront : des fédéralistes, des antiparlementaires, des moralistes sans obligation et sans sanction. Mais ce sont avant tout des antisocialistes.