A propos de Vera Zassoulitch

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Détournons nos yeux, voulez-vous, du spectacle excitant de nos luttes actuelles ? Le Congrès des métaux s'est terminé hier et si Merrheim, en fin de compte, retrouve son portefeuille, sa politique contre-révolutionnaire n'en reste pas moins condamnée : constatons-le et passons. Les assises confédérales s'ouvrent demain : une grande bataille se prépare, à l'issue de laquelle tout l'avenir syndicaliste est manifestement attaché : et ce qu'on en peut dire, à l'heure où les adversaires ne font encore que se mesurer du regard, serait inopérant et superflu. Entretenons-nous donc aujourd'hui d'autre chose ; échappons-nous pour un instant des brûlants réseaux de l'actualité. Je viens de passer une heure à relire dans Kropotkine, dans Arnaudo[1], dans E. Lavigne[2], dans Stepniak[3], les pages relatives à cette admirable Vera Zassoulitch dont les dépêches d'agences (pour la seconde fois en un an) nous ont annoncé la mort. Le nom de Vera Zassoulitch ne dit sans doute pas grand'chose à la nouvelle génération militante, mais quand nous sommes entrés, nous autres, dans le mouvement, on le prononçait et on l'écrivait bien souvent encore, avec celui de Sophie Perovskaïa[4] « comme un synonyme, dit Stepniak, d'héroïsme et de sacrifice », et le coup de revolver du 5 février 1878 qui blessa Trépov[5], de même que les bombes du 13 mars 1881 qui tuèrent Alexandre II, retentissait encore en nous comme une sorte d'appel messianique.

En deux mots, les faits. Le 5 février 1878, le général Trepov, préfet de police de Saint-Pétersbourg, recevait des pétitionnaires. Une jeune fille se présente, sous prétexte de lui remettre, elle aussi, une pétition, elle s'approche et, d'un petit revolver, fait feu sur le général qui tombe grièvement blessé. On arrête Vera Zassoulitch. On l'interroge. Elle explique qu'elle a voulu dénoncer au monde et venger à la fois l'atroce injure qu'avait faite à un condamné politique le tout-puissant préfet de police. Quelque temps auparavant, en effet, comme celui-ci visitait une prison, il avait illégalement, arbitrairement, fait battre de verges le jeune étudiant Bogolioubov[6], en instance de départ pour les travaux forcés, lequel avait osé ne pas se découvrir devant lui. Vera ne connaissait pas Bogolioubov, mais elle estima que l'injure qu'il avait subie devait être relevé et punie, et elle se rendit chez Trepov, son revolver sous sa mantille.

Son acte suscita une émotion profonde. Jusque-là, les socialistes russes s'en étaient strictement tenus à une activité de pure propagande. Sortant presque toujours des rangs de la noblesse ou de la bourgeoisie, ils étaient allés « vers le peuple » pour souffrir avec lui, et l'éveiller à une vie nouvelle. Vera avait pris part à ce mouvement plein de grandeur : tour à tour compositrice dans une imprimerie, dit Stepniak, maîtresse d'hôtel, femme de chambre, etc. Le soir, Vera et ses amis, réunissaient autour d'eux des paysans ou des ouvriers, leur apprenaient à lire, les initiaient à la notion des droits sacrés de toute personne humaine. Le tsarisme répondit à cet apostolat collectif par des arrestations sans nombre et des condamnations féroces. C'est ainsi que Bogolioubov s'était vu condamner aux travaux forcés pour le simple fait d'avoir pris part en décembre 1876, à la manifestation populaire de la place de Kazan (où parut pour la première fois Plekhanov, alors tout jeune étudiant).

Le coup de revolver de Vera Zassoulitch[7] met fin à la période du socialisme pacifique ; il ouvre celle du socialisme militant, de cet implacable combat d'une poignée de révolutionnaires contre un gouvernement armé jusqu'aux dents, de ce grand duel tragique qui devait faire l'étonnement du monde.

* * *

Marx et Engels ont fourni au prolétariat social l'assise d'une inébranlable doctrine ; et par là ils ont mérité une reconnaissance éternelle. Mais un parti ne vit pas que d'une doctrine, qui n'est qu'un instrument d'exploration et d'action ; un parti vit d'enthousiasme, d'espérance et de foi ; il vit de prestigieux souvenirs héroïques, de la croyance à la nécessité du sacrifice, du sentiment exalté de sa mission historique ; — comprendre n'est pas tout. Dans la psychologie du socialisme, les éléments purement intellectuels sont loin d'être les seuls à jouer : les forces de la sensibilité et de l'imagination sont, au contraire, sans cesse à l'œuvre. Or, ce n'est ni Marx ni Engels qui ont fait l'éducation de ces forces. Qui est-ce donc ? La Commune de Paris et la Narodnaïa Volia. Les deux sources de la sensibilité révolutionnaire moderne sont là.

Je laisse de côté la Commune de Paris dont le martyre a eu sur les générations postérieures une prise irrésistible : le prolétariat international s'est reconnu lui-même dans les trente mille victimes de la semaine sanglante et les hauteurs de Belleville, transfigurées par l'imagination et le rêve, sont devenues comme un autre Golgotha.

Pour n'avoir pas exercé sur les âmes l'action universelle de la Commune, les grands héros de la Narodnaïa Volia pourraient bien avoir dépassé en qualité individuelle les fédérés anonymes des barricades parisiennes. Il n'y a vraiment qu'en Russie, dans le pays « vaste et désordonné » que nous ont révélé Dostoïevsky, Tolstoï et Gorki, que de semblables hommes sont possibles. Comprendre n'est pas tout, écrivais-je tout à l'heure ; — se donner, voilà l'essentiel. De Karakosof[8] à Netchaïev[9], des Cinquante[10] aux Cent quatre-vingt-treize[11], de Zassoulitch à Soloviev[12], de Perovskaïa et de Jeliabov[13] à Vera Figner[14], de Lopatine[15] et des derniers narodnistes aux néo-terroristes du Parti socialiste-révolutionnaire,aux patients organisateurs social-démocrates du parti des Plékhanov, des Martov et des Lénine, et aux anarchistes comme Kropotkine,le même trait se retrouve : la volonté de se donner jusqu'à la mort, et, libre de tous ces fardeaux qui se nomment patrie, famille, intérêt privé, ne plus appartenir, âme et corps, qu'à la Cause.

Dans la IIe Internationale, si faiblement révolutionnaire, si asservie aux mirages de la politique parlementaire, les socialistes russes, qui s'y classaient à l'extrême gauche, apparaissaient avec leur intransigeance doctrinale et leur passion frémissante, comme les survivants d'un âge révolu. Survivants sans nul doute, mais précurseurs bien plus.

Et de fait, ils ont été dans la IIe Internationale, les annonciateurs de la IIIe. Ils lui ont apporté, ces hommes intraitables, ce dont elle manquait le plus : le sens de l'internationalisme absolu et le sens de la révolution totale. Aussi les considérait-on généralement comme des trouble-fête et des gêneurs ; chez eux, les compromis savants entre l'internationalisation et la défense nationale (qui devaient faire merveille le 4 août), les constantes interversions de la lutte des classes et du « travail parlementaire » ne rencontraient que de rares approbateurs. Elevés à la rude école de la propagande illégale, de la prison, du bagne et de l'exil, ils ne croyaient qu'à la vertu du combat. Un Lénine haussait les épaules lorsqu'il entendait vanter les possibilités illimitées de la démocratie ; il savait que l'impérialisme capitaliste ne laisserait pas aux miracles démocratiques le temps de se manifester, et que la guerre d'abord, la révolution ensuite, viendraient bouleverser les belles prophéties optimistes de ceux qu'il appelle aujourd'hui avec un joyeux mépris les social-pacifistes.

On sait quelle triomphale influence les grands romanciers russes ont eue à partir de 1885 sur la littérature française ; mais l'influence qu'ont exercée sur le socialisme international depuis quarante ans les « révolutionnaires russes » — presque sans distinction d'écoles — est, elle, incalculable. Par la lutte acharnée qu'ils ont soutenue pendant près d'un demi-siècle contre le tsarisme, par la propagande que leurs réfugiés ne cessaient de faire dans les pays où ils étaient appelés à vivre, ils ont puissamment contribué à entretenir dans le monde la flamme de la tradition révolutionnaire, et d'innombrables âmes, partout, se sont nourries de cette lumière — venue d'Orient comme toute lumière.

Leur éclatante victoire sur le tsarisme ne les a pas assouvis, Sans doute, beaucoup d'entre eux ont-ils trahi. Mais le gros de l'armée révolutionnaire continue la bataille sans faiblesse. Le combat contre le tsarisme s'est transformé en un combat, plus grandiose encore, contre le capitalisme international. Le drapeau qui flotte au Kremlin n'est pas l'emblème de la liberté russe, mais de la liberté du monde.

La révolution mondiale a commencé le 7 novembre 1917 avec la révolution prolétarienne de Russie. Mais au commencement de la révolution russe, qu'y eut-il ? Le revolver de Vera Zassoulitch !

  1. Giovanni Battista Arnaudo, auteur de Le nihilisme et les nihilistes (1880).
  2. Ernest Lavigne, auteur du Roman d'une nihiliste (1879) et d'une Introduction à l'histoire du nihilisme russe (1880).
  3. Sergeï Stepniak-Kravtchinsky (1851-1895), nihiliste russe auteur de nombreux ouvrages.
  4. Sofia Perovskaïa (1853-1881), membre de Narodnaïa Volia, a aidé à organiser l'assassinat d'Alexandre II.
  5. Coup de feu tiré par Vera Zassoulitch.
  6. Alekseï Stepanovitch Bogolioubov (1852-1880?), narodnik.
  7. Vera eut la chance d'échapper aux tribunaux militaires, de comparaître devant le jury et d'être acquittée. Elle se réfugia à Genève, y fonda, en 1884, avec Plekhanov, Deutsch et Axelrod le groupe initiateur de la social-démocratie russe et ne regagna la Russie qu'en avril 1917. (Note d'Amédée Dunois)
  8. Dmitry Vladimirovich Karakozov (1840-1866), auteur d'un premier attentat infructueux contre Alexandre II.
  9. Sergueï Guennadievitch Netchaïev (1847-1882) nihiliste au parcours complexe, collaborateur de Bakounine.
  10. Le « procès des 50 » qui visait les membres de l'Organisation Révolutionnaire Socialiste Panrusse s'est tenu en 1877.
  11. Le « procès des 193 » qui visait des étudiants et des révolutionnaires s'est tenu en 1877-1878.
  12. Alexandre Soloviev (1846-1879), auteur d'un attentat infructueux contre Alexandre II.
  13. Andreï Jeliabov (1851-1881), narodnik.
  14. Vera Figner (1852-1942), narodnik, elle assassina Alexandre II en 1881.
  15. Hermann Lopatine (1845-1918), révolutionnaire et écrivain, ami de Marx et Engels.