A la veille de 1917

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I. Le retour en Russie[modifier le wikicode]

Après avoir, six années durant, roulé ma bosse par les ateliers et les usines de France, d'Allemagne et d'Angleterre, en avril 1914, muni d'un passeport au nom du citoyen français Jacob Noé, je traversai heureusement la frontière et arrivai sans encombre à Saint-Pétersbourg, la cité que j'aimais entre toutes, alors en plein effervescence révolutionnaire. La grève organisée en commémoration des fusillades de la Léna venait d'avoir lieu et l'on se préparait à la célébration du Premier Mai.

Je parcourus les quartiers ouvriers, les usines, les fabriques. Toujours les mêmes vieux murs, toujours le même appel grave ou strident des sirènes, évoquant invinciblement les souvenirs de la lutte soutenue par le prolétariat pétersbourgeois durant l'époque héroïque de 1900-1907. Et je me sentis pris d'un tel désir de revenir à mon ancien métier, de me retrouver à nouveau pour ne faire qu'un avec les engrenages, les courroies de transmission, les volants des machines, le ronflement des moteurs, que je résolus de renoncer aux honneurs de la situation de délégué du Comité Central du Parti et de rentrer à l'usine.

Je me rendis au siège du Syndicat des Métaux, qui se trouvait à Pétersbourgskaïa-Storona[1]. J'y fis connaissance avec le secrétaire et quelques membres du bureau, auxquels j'exhibai ma carte de membre du « Syndicat des Ouvriers mécaniciens » de Paris et demandai de vouloir bien me donner des indications et m'aider à trouver du travail. On m'apprit qu »il fallait, pour le moment, deux tourneurs, et on me mit en rapport avec quelques personnes.

J'évitai de fréquenter la rédaction de nos journaux. Ma situation illégale – j'étais étranger dans mon propre pays- m'obligeait à la plus extrême prudence. L'intention que j'avais de vivre det de travailler au cœur même du prolétariat pétersbourgeois m'interdisait de trop me montrer aux endroits particulièrement surveillés par la police secrète.

Désireux de trouver le plus vite possible du travail, je résolus de faire moi-même une tournée dans les ateliers et les usines de la ville. Ma qualité « d'étranger », attestée par mon passeport, me faisait assez bien accueillir des ingénieurs et des contremaîtres, mais m'obligeait à écorcher ma langue maternelle et à recourir fréquemment au dictionnaire russo-français que je portais constamment avec moi.

Une certaine connaissance de l'allemand me permit de trouver de l'ouvrage à Vibogrskaïa-Storona[2], au premier atelier mécanique de l'usine Novy Lessner. Le contremaitre, un Allemand des provinces baltiques, m'accepta sans difficulté et je fus embauché comme tourneur travaillant à la relève[3].

Les ouvriers m'accueillirent avec une curiosité manifeste où dominait néanmoins la bienveillance. Mais il se trouva que mon compagnon était un ivrogne invétéré qui passait ordinairement à dormir le temps pendant lequel il devait me remplacer, de sorte que je devais travailler pour deux. J'avais pour voisins un tourneur finlandais et un fraiseur russe, ce dernier, type parfait de l'ouvrier de la capitale, dégourdi, connaissant à la perfection son métier et passablement bambocheur.

Les premiers jours, je me tins sur mes gardes, observant et attendant. J'évitais les conversations futiles et me débarassai des raseurs et des sots en feignant l'incompréhension, l'ignorance de la langue. Mais à toutes les questions sérieuses, je répondais volontiers, et bientôt il se forma autour de ma machine une sorte de club composé des ouvriers les plus conscients de l'atelier. Les camarades me mirent vite au courant de la vie de l'usine et de l'action des différents partis. Je devins leur informateur attitré pour tout ce qui concernait la situation des ouvriers dans les autres pays, ainsi que pour les questions théoriques et pratiques du socialisme et du syndicalisme. L'on me demandait parfois si je ne connaissais pas Lénine, Martov et certains autres émigrés politiques. Il me fallait éluder ces questions épineuses par des réponses vagues comme : « Evidemment ! », « Cela va de soi ! », « Comment voulez-vous que je ne les connaisse pas ? », etc. Les ouvriers pétersbourgeois s'intéressaient vivement à ce que faisaient leurs hommes, et, certes, j'avais une forte envie de leur dire tout ce que je savais là-dessus, mais c'eut été par trop risqué.

Au printemps et pendant l'été de 1914, la lutte de notre Parti contre la liquidation[4] battait son plein. La polémique entre notre Pravda et le Loutch atteignit un tel degré d'acuité que les ouvriers des deux tendances adverses commencèrent à parler de la nécessité d'instaurer un contrôle sur leurs journaux. Dans un jardin proche de l'usine, on organisa une réunion des militants des usines Lessner et Erikson, à laquelle on discuta, non pas le ton de la controverse, mais l'essence même des divergences de vue et les partisans de la Pravda n'eurent pas grand'peine à démontrer aux ouvriers mencheviks toute l'hypocrisie des gens du Loutch, des liquidateurs des traditions révolutionnaires du Parti, qui prenaient le masque de défenseurs de l' « unité du parti ouvrier ».

Le Premier Mai approchait. Contrairement à ce qui se passait en Europe Occidentale, où l'on préconisait, pour ce jour-là, le chômage et la participation aux meetings et aux manifestations organisées ouvertement par les partis, à Pétrograd, on agitait pour que les ouvriers se rassemblassent à l'heure habituelle dans les usines et les fabriques et en sortissent tous ensemble afin de donner ainsi à la manifestation un caractère plus organisé et plus significatif.

Le matin du Premier Mai, les prolétaires de Novy Lessner vinrent à l'usine à l'heure habituelle, mais au lieu de se mettre au travail, ils se rassemblèrent dans la cour parmi les amas de ferraille. Tout le monde semblait attendre quelque chose. Voilant son visage de sa casquette, un orateur prit la parole et, quelque peu ému, fit un discours sur la signification de cette journée pour les prolétaires du monde entier. J'avais également une forte envie de prendre la parole, de faire part de mes impressions et de mes sentiments à ces milliers d'yeux brillants, mais le « bon sens » m'arrêta à temps. Le discours terminé, une foule de plusieurs centaines de personnes se mit en marche et, lorsqu'elle déboucha sur le quai, déploya le drapeau rouge et, au chant de la Marseillaise[5], se dirigea vers les usines voisines. Mais bientôt, elle se heurta à une patrouille de policiers et une bagarre eut lieu. Assaillis par une grêle de pierres, les défenseurs du « trône et de la patrie » s'enfuirent chercher des renforts.

Les rues du quartier ouvrier étaient extraordinairement animées ; les promeneurs, pour la plupart des ouvriers, marchaient l'air sérieux et concentré, sur leurs gardes, prêts à tomber sur l'ennemi s'ils avaient la force pour eux et à s'enfuir si les cosaques attaquaient « en trombe ».

Le lendemain, dans les ateliers, toutes les conversations roulaient sur les manifestations du Premier Mai. Chacun faisait part des ses impressions, donnait des renseignements sur ce qui s'était passé dans les autres quartiers, dans les autres usines et fabriques. Chacun avait quelque chose à dire à son voisin.

Comme durant les années précédentes 1912-1913, à la tête du mouvement marchait le jeune quartier industriel de Viborgskaïa-Storona, où se trouvait concentrée une partie considérable de l'industrie mécanique de précision et de la grande industrie de guerre. Cette dernière, depuis trois ou quatre ans, se développait prodigieusement : les usines étainet accablées de commandes, le besoin de main-d'œuvre était grand ; aussi les industriels de Viborgskaïa-Storona cherchaient-ils à recruter et à attirer les ouvriers qualifiés par des tarifs relativement élevés. Par suite, les éléments les plus avancés du prolétariat pétersbourgeois étaient concentrés dans les usines de ce quartier, dont la réputation révolutionnaire, solidement établie, était soutenue avec orgueil par l'ensemble des ouvriers.

Comparativement à 1907, année où j'avais travaillé pour la dernière fois à Saint-Pétersbourg, à la « Société Electrique de 1886 », l'état d'esprit des ouvriers offrait des changements considérables. Ce qui frappait particulièrement, c'était l'absence de timidité ; la docilité, la soumission d'autrefois avaient disparu. Les ouvriers, on le sentait, avaient individuellement considérablement progressé. Néanmoins, l'absence d'un syndicat se faisait sentir. Les règlements intérieurs, non écrits, mais effectivement en vigueur dans les ateliers, étaient extrêmement variés ; ils changeaient non seulement d'une usine à l'autre, mais d'une catégorie d'ouvriers à l'autre, dans une même usine.

Les entrepreneurs excellaient à diviser les ouvriers au moyen d'échelles de salaires établies avec une adresse particulière. Les ouvriers d'un même atelier, d'une me profession, par exemple les tourneurs, gagnaient, à la journée ou à des travaux d'une difficulté et d'une précision à peu près égales, de 2 à 6 roubles par jour. Alors déjà, on pouvait remarquer un phénomène curieux, mais qui devint en temps de guerre la règle générale, et qui consistait en ce que les travaux les plus grossiers, n'exigeant pas, comme la fabrication des projectiles, un apprentissage spécial donnaient les salaires les plus élevés.

Les ateliers même nouvellement construits, se distinguaient par l »absence de perfectionnements secondaires : grues, wagonnets, monte-charges, etc. destinés à faciliter le transport des matériaux à l'intérieur de l'usine. L'élévation des fardeaux, le montage sur les tours des pièces à usiner s'effectuaient presque partout à force de bras. Une semblable organisation des entreprises exigeait une grande quantité de main-d'œuvre, et toutes les usines de Pétrograd étaient remplies de manœuvres. Les ouvriers sans expérience venus directement du village étaient payés des prix dérisoires. A Pétrograd, le salaire des manœuvres variait de 10 à 13 copeks l'heure. Le bon marché de la main-d'œuvre influait sur l'outillage technique. Les entrepreneurs n'avaient pas intérêt à introduire des perfectionnements secondaires dans leurs usines du moment que le travail au chant de la Doubinouchka[6] leur revenait à meilleur marché.

Le rendement du travail était relativement peu élevé, quoique, pris individuellement, les ouvriers fussent parfois, dans leur métier, plus habiles que leurs camarades de l'étranger ; mais l'état arriéré de la technique et de l'organisation étouffait leurs qualités individuelles. Les instruments étaient peu nombreux etl 'administration ne se souciait nullement de nouvelles installations et de méthodes perfectionnées de travail.

Dans les usines florissait le système des amendes, infligées automatiquement à chaque retard, manquement au travail, dérogation au règlement, etc. Les avanies, les tracasseries mesquines, les diminutions de tarif, les vexations quotidienne, comme l'obligation de n'ouvrir sa boîte à outils que juste au coup de sifflet, étaient supportées jusqu'à une certaine limite, mais un beau jour la coupe débordait et l'indignation se manifestait sous une forme violente : on se saisissait du contremaitre ou de l'ingénieur et on le roulait sur une brouette. L'expérience de la lutte journalière, tenace, acharnée, faisait à peu près défaut ; trop faibles encore et vivant sous la menace continuelle d'être fermés, les syndicats ne pouvaient éduquer et discipliner la lutte corporative des masses ouvrières.

Mes compagnons de travail manifestaient un grand intérêt pour la vie de leurs camarades métallurgistes des autres pays. Dans le feu de mes récits, il m'arrivait fréquemment d'oublier mon origine « étrangère » et d'orner mon langage d'expressions purement locales. Mes camarades étaient stupéfaits de mes extraordinaires capacités linguistiques, mais je leur expliquais mes rapides progrès par la pratique du russe que j'avais eue soi-disant à Paris avant mon arrivée à Pétersboug. Et l'on me croyait.

J'eus bientôt acquis l'adresse nécessaire à mon travail, ce dont se réjouit particulièrement mon compagnon, qui ne venait plus alors à l'atelier que pour dormir. J'étais heureux les jours où il faisait, ne fût-ce que le tiers de notre tâche commune. Mais il en prenait de plus en plus à son aise, et il me fallait fournir un effort excessif et peiner pour deux, car, ayant un livret commun, nous partagions à égalité notre salaire. Les ouvriers sérieux ne tardèrent pas à remarquer cette exploitation éhontée de l' « étranger » et demandèrent au sous-chef de congédier mon compagnon. La chose fut faite, et on me laissa seul au tour, ce qui allégea considérablement mon travail.

II. Au banquet en l'honneur de Vandervelde[modifier le wikicode]

Un soir du mois de juin, les camarades bolcheviks de Viborgskaïa-Storona envoyèrent un courrier au « Français » pour l'inviter à assister à un banquet solennel donné par les fractions bolcheviste et mencheviste de la Douma en l'honneur de Vandervelde, récemment arrivé en Russie. Le banquet avait été organisé à demi légalemetn dans le restaurant Palkine, où l'on me fit entrer par l'escalier de service. Dans la petite pièce où l'on m'introduisit, il y avait assez de monde. Parmi les bolcheviks, très peu nombreux, se trouvaient Pétrovsky et Badaiev. Les mencheviks étaient représentés par Dan, Tchkhéidzé, Potressov et les autres coryphées du Loutch. Après les hors-d'œuvre commencèrent les toasts. Pétrovsky prit la parole au nom de notre fraction, Tchkhéidzé et Dan au nom des mencheviks. Dans leurs discours, les liquidateurs laissèrent percer une feinte tristesse au sujet de la division qui affaiblissait la classe ouvrière. J'avais traduit Pétrovsky, mais, après Tchkhéidzé et Dan, nos députés me chargèrent de prendre la parole pour répondre aux lamentations des mencheviks sur la scission. Avec des faits à l'appui, je démontrai que, dans sa lutte, le prolétariat pétersbourgeois était uni. « Dans la lutte quotidienne, dis-je en substance, la classe ouvrière, malgré les intrigues de la minorité, - qui ne peut paraître une majorité qu'aux banquets -, marche sous le drapeau du Comité pétersbourgeois de notre Parti. Même à la lumière d'une étude superficielle, - la seule qu'il vous ait été possible de faire, camarade Vandervelde, qui ne pouvez aller à nos usines, voir nos grèves et nos assemblées de masses -, l'expérience de la lutte ouvrière à Saint-Pétersbourg montre que nous avons pour nous la majorité, puisque vous êtes partisan de l'unité des organisations ouvrières, dites à la minorité, dites aux intellectuels ici présents de se soumettre à la majorité. Prenez n'importe quelle forme du mouvement ouvrier : les syndicats sont pour nous, l'assurance est notre œuvre ; en un mot, partout nous avons la majorité. L'unité chez nous est chose facilement réalisable : il n'y a qu'à obliger la minorité à se soumettre à la volonté de la majorité. Déclarez ceci, au nom du Bureau Socialiste International, dont vous êtes le président, obligez ceux qui se lamentent sur la perte de l'unité à se conformer à votre proposition, et alors nous ne repousserons personne d'entre eux de nos organisations et nous n'aurons pas de scission. »

Mon discours, prononcé en français, mit l'émoi dans le groupe des mencheviks. Malgré la présence de l'illustre étranger, ils m'interrompirent à plusieurs reprises, et je ne pus terminer que grâce à l'intervention de Vandervelde lui-même, qui écoutait et observait tous les assistants avec la plus extrême attention. Quand j'eus fini, il sentit qu'il fallait répondre aux questions que j'avais posées si carrément. Et dans les discours qu'il fit sur l'union, la tolérance et autres choses analogues, il déclara que la minorité devait se soumettre à la majorité.

On se sépara lorsque la nuit blanche fit place à l'aube laiteuse. Le matin, à l'heure habituelle, j'étais à l'atelier ;mais je ne parlai à personne de ma promenade nocturne et du banquet en l'honneur de Vandervelde. Seul, un petit groupe de camarades organisés militant dans le Parti en eut connaissance.

Le travail politique dans les entreprises industrielles était effectué par des ouvriers appartenant aux trois partis russes : social-démocrate bolchevik, social-démocrate menchevik et socialiste-révolutionnaire. Les plus actifs étaient les bolcheviks. Aux meetings organisés dans les ateliers, c'étaient les ouvriers bolcheviks qui prenaient la parole. En ces occasions, il nous fallait user de ruse : les ouvriers capables de discourir sur des sujets politiques étaient répartis par quartier de telle façon que chacun d'eux prenait la parole dans une usine autre que celle où il était employé ; de la sorte, on parvenait à cacher le nom de l'agitateur aux innombrables agents de la police secrète.

Pendant les années d'avant-guerre, les intellectuels faisaient presque complètement défaut dans le Parti. Leur défection, qui avait commencé en 1906-1907, avait eu pour résultat de laisser tout le travail dans le Parti et les syndicats à la charge des seuls ouvriers. Les intellectuels étaient si peu nombreux qu'il y en avait à peine assez pour notre fraction de la Douma et l'édition de notre quotidien. Ils avaient été remplacés par des prolétaires cultivés, des ouvriers véritables, intellectuellement très développés et restés en liaison étroite avec les masses. Nos ouvriers « assuristes », comme G. Ossipov, G ; Chkapine, N. Iline et Dmitriev, produisaient la meilleure impression ; il en était de même des militants syndicaux, qui comptaient parmi eux des hommes de valeur comme les métallurgistes Kissélev, Mourkine, Schmidt et autres.

Travaillant à l'atelier, fréquentant assidûment les camarades du Parti, je rencontrais fréquemment des ouvriers remarquables à tous les points de vue, supérieurs par le développement à beaucoup d'ouvriers européens que j'avais vus et connus pendant mon séjour à l'étranger. La lutte pénible qu'il fallait mener en Russie, la déportation et la prison qui faisaient périr des milliers d'hommes formaient les personnalités vigoureuses incomparablement mieux que la lutte « pacifique » d'Occident. Dans les ateliers, on faisait fréquemment des collectes de solidarité au profit des prisonniers, des déportés et des forçats, ainsi que de leurs familles.

La propagande s'effectuait dans les usines individuellement. Il y avait aussi des cercles, mais ils ne groupaient que les militants les plus avancés. Les assemblées légales avaient lieu lorsqu'il s'agissait de discuter les questions relatives aux caisses d'assurance. Les camarades savaient fort bien les utiliser pour leur propagande et, fidèles à l leur ligne politique, arboraient le mot d'ordre de « l'assurance ouvrière intégrale ». Quant aux assemblées-meetings illégales, elles étaient, durant l'été que je passai à Pétrograd, assez fréquentes dans les usines. Ordinairement, elles se faisaient d'une façon inattendue, mais organisée, pendant la pause du dîner ou celle du soir, dans la cour ou à l'intérieur des bâtiments, dans les escaliers. Quelques militants se plaçaient devant les portes, obstruant ainsi le passage, et tout l'auditoire se massait vers la sortie. C'est là que l'agitateur prenait la parole. Immédiatement, l'administration téléphonait alors à la police, mais à l'arrivée de cette dernière, les discours étaient déjà terminés et la résolution nécessaire prise. Pourtant, il se produisait fréquemment des collisions : les agents dégainaient ; les ouvriers ripostaient à coups de pavés et d'écrous.

Lers assemblées de mases avaient lieu dans les environs de Pétrograd. Les ouvriers du quartier Viborg se réunissaient principalement à Ozerki, Chouvalovo, Grajdanka. Les veilles et les jours de fêtes amenaient dans ces localités un grand nombre de citadins, qui allaient se reposer à la campagne. Aussi les ouvriers pouvaient-ils s'y rendre pour organiser leurs meetings sans trop se faire remarquer.

Au printemps de l'année 1914, l'atmosphère dans les quartiers ouvriers était extrêmement tendue. Tous les conflits, grands et petits, quelle que fût leur origine, provoquaient des grèves de protestations, la cessation du travail avant l'heure fixée, etc... Les meetings politiques, les bagarres avec la police étaient des faits journaliers. Les ouvriers avaient commencé à faire connaissance et à nouer des relations avec les soldats des casernes avoisinantes. La propagande révolutionnaire était menée également dans les camps. Dans cette propagande, les ouvrières, particulièrement celles de l'industrie textile, jouèrent un rôle des plus actifs. Il arrivait fréquemment que, parmi les soldats, elles eussent des connaissances originaires du même village, mais la plupart du temps on se liait pour des « raisons de sentiment », et ainsi, entre l'usine et la caserne, s'établissaient des rapports fraternels qui rendaient absolument impossible, le cas échéant, l'action de la troupe contre les ouvriers.

Mon action, bornée à l'usine Lessner, avait cessé de me satisfaire, et je résolus de passer dans une autre usine quelconque. J'y réussis très simplement. Dès les premiers jours de mon arrivée, j'avais incité les ouvriers à lutter contre l'arbitraire de l'administration dans la fixation des salaires et du paiement du travail aux pièces. J'avais donné personnellement l'exemple en bataillant pour l'augmentation des tarifs. L'inégalité de rétribution des ouvriers accomplissant des travaux identiques me révoltait profondément. Ainsi, lorsque nous travaillions encore ensemble, nous nous faisions, mon compagnon ivrogne et moi, en moyenne chacun quatre roubles par jour, tandis que notre voisin, le Finlandais, tourneur lui aussi, n'arrivait, malgré tous ses efforts, qu'à 2 roubles 50 copecks. Ce n'était pas là un cas isolé : dans toute l'usine, les salaires variaient considérablement. Quoique essentiellement révolutionnaires, les métallurgistes de Pétrograd n'avaient que très peu le sentiment de la solidarité professionnelle. Cela provenait en partie de ce qu'ils étaient surtout habitués à la lutte collective et que, pour obtenir l'égalisation des salaires des ouvriers de même profession, il fallait faire preuve de fermeté, de ténacité personnelle et savoir au besoin défendre soi-même ses intérêts sans l'aide des autres.

Personnellement, je déclarai au sous-chef que je voulais être payé 5 roubles pour ma journée de dix heures, même si, par sa qualité (il y avait parfois de la mauvaise fonte) ou par sa quantité, le travail aux pièces que j'avais exécuté ne me donnait pas droit, d'après les règlements, à ce salaire. Selon sa coutume le sous-chef me répondit par un consentement vague qui équivalait à une demi-promesse, et, le jour de la paye arrivé, fixa mon salaire à 48 copecks l'heure, c'est-à-dire à 20 copecks de moins par jour qu'il n'avait été convenu. Je demandai alors immédiatement mon compte, et, le 17 juin, je quittai l'atelier.

Les camarades de l'usine Lessner, particulièrement ceux du premier atelier mécanique, me virent partir avec un grand chagrin. Mais ils comprirent que, comme « étranger », j'étais curieux de parcourir le plus d'usines possibles et de connaître à fond le prolétariat pétersbourgeois.

Après mon séjour à l'usine Lessner, il m'était beaucoup plus facile de trouver de l'ouvrage. Je ne portais plus mon dictionnaire avec moi, et je m'adressais directement aux contremaitres. Quelques jours après ma sortie de chez Lessner, j'avais déjà le choix entre deux places : une à l'usine de projectiles Parviaïnen, et l'autre chez Erickson. Je me décidai pour la dernière, et le 26 juin , je repris le travail. Avant d'être admis, il fallait passer la visite du docteur. Ce dernier, qui était affecté à la caisse d'assurance en cas de maladie, n'acceptait que les hommes vigoureux et bien portants. Quant aux ouvriers épuisés par un long chômage ou par une exploitation renforcée dans leur travail précédent, il es éconduisait impitoyablement en leur recommandant cyniquement la suralimentation, un repos prolongé, etc., toutes choses qui sonnaient comme une dérision à l'adresse de ces malheureux à la recherche du pain quotidien. L'examen médical lui-même était fait avec une négligence extrême : le docteur et l'infirmier ne se lavaient pas les mains et ne désinfectaient pas leurs instruments après chaque expertise.

Ma santé fut trouvée bonne, et l'on m'admit à la première section de tourneurs, connue dans l'usine sous le nom de « Troisième étage », où l'on donnait à exécuter un travail d'une extrême précision et où, lorsque vous l'aviez terminé et après les discussions inévitables du début, on vous mettait dans la « catégorie » des ouvriers à 23 copecks l'heure. Mais, dès mon entrée, j'avais déclaré au contremaitre que je ne travaillerais pas à moins de 5 roubles par jour, quelle que fût la catégorie à laquelle on m'affectât. A l'atelier, il existait, pour le travail aux pièces, la règle du « salaire des catégories doubles », tolérée par l'administration. Pour mon premier travail d'essai aux pièces, je gagnai 4 roubles 60, mais j'exigeai du contremaitre qu'il augmentât le paiement des pièces de façon que mon salaire atteignit 5 roubles par jour, sinon je ne consentais pas à rester. Le contremaitre céda et ce fut pour moi un précédent sur lequel je m'appuyai dans la suite.

Dans l'atelier de tournage, comme dans toute l'usine, nombreux étaient les ouvriers politiquement très développés. A notre étage, nous avions la fine fleur des mencheviks. Tous très bien notés, en excellents rapports avec l'administration ; ils étaient affectés à la catégorie la plus élevée, ce qui leur permettait de gagner presque le double de leurs camarades. Et, malgré la supériorité de son développement politique, cet atelier, au point de vue de l'organisation intérieure et de la solidarité professionnelle, ne se distinguait en rien des autres. C'était la même formidable différence dans les salaires, déterminés par la catégorie à laquelle vous affectait arbitrairement le contremaitre et variant de 16 copecks l'heure pour les « nouveaux » à 35 copecks pour les « anciens », qui avaient en outre la possibilité de doubler leur gain dans le travail aux pièces. Personnellement, je menai campagne pour l'égalisation de la rétribution des ouvriers de même profession ou exécutant le même travail aux pièces. J'eus pour moi tous ceux qui recevaient des salaires inférieurs et contre moi, évidemment, tous les privilégiés. Des questions étroitement professionnelles, la discussion passa sur le terrain politique. Les mencheviks, qui étaient les maîtres de la situation dans l'atelier, résolurent de « livrer bataille » au Français bolchevik. La violente discussion, entremêlée d'injures, qui s'ensuivit, attira autour de ma machine une foule d'ouvriers. Et seuls des événements d'une importance exceptionnelle, qui survinrent à ce moment-là, firent cesser temporairement nos querelles et nous groupèrent tous contre l'ennemi commun.

III. Les journées de juillet[modifier le wikicode]

Le 4 juillet, le bruit se répandit par la ville qu'à l'usine Poutilov, la police avait attaqué les ouvriers, sur lesquels elle s'était ruée avec une sauvagerie inouïe et dont plusieurs avaient été tués. Grande était l'indignation, et il était clair que la surexcitation des passions allait amener une collision sanglante. Ce jour-là, en forme de protestation, quelques entreprises cessèrent le travail avant l'heure réglementaire.

Le matin du 5, nous arrivâmes à l'atelier comme d'habitude, mais bientôt nous apprîmes que, l'une après l'autre, les grandes usines de la ville se mettaient en grève. Novy Lessner avait interrompu le travail, nos voisins de la manufacture de textile, située sur le quai de la Nevka[7], avaient fait de même et exigeaient que nous nous joignions à eux. Dans la cour de l'usine, il se forma un meeting ; la police arriva, ferma les issues et chargea les ouvriers, mais ceux-ci enfoncèrent le cordon établi par les agents devant le portail et se répandirent dans la rue. De tous côtés, sur la perspective Samsonievski affluaient, de plus en plus nombreux, des groupes d'ouvriers qui bientôt se fondirent en une masse compacte d'une dizaine de milliers de manifestants. On entonna des chants révolutionnaires, on arbora des rubans et des mouchoirs rouges. Refoulée, la police alla se réfugier dans son corps de garde. Des orateurs prirent la parole et exhortèrent à la lutte armée pour le renversement du tsarisme. La circulation des tramways dans Viborgskaïa-Storona fut interrompue et, pendant plus d'une heure, les ouvriers défilèrent dans les rues en chantant des chants révolutionnaires. Mais pour renforcer la police, on avait envoyé des cosaques qui, avec des hurlements sauvages, le fusil chargé au bras, foncèrent soudain sur les manifestants, distribuant à droite et à gauche des coups de nagaïka et tirant dans les fenêtres ouvertes des logements ouvriers. Les ouvriers se dispersèrent dans tout le quartier, dans les potagers et les jardins et, de leurs refuges, firent pleuvoir sur la police et les cosaques une grêle de pierres.

Quoique étranger, je me sauvai, comme tous les Russes, pour échapper au nagaïkas des cosaques et me cachai dans les boutiques et les cours, où, néanmoins, la police s'enhardit à faire la chasse aux manifestants, pénétrant elle-même de force dans les logements privés. Il fallut plusieurs heures de charges de cavalerie pour « rétablir l'ordre », mais il fut impossible de rétablir le calme. Dès le crépuscule, la police et les cosaques n'osèrent plus s'aventurer dans les quartiers ouvriers, où des chants révolutionnaires se firent entendre jusqu'à une heure avancée de la nuit.

L'action était dirigée par les moyens de notre Parti. C'était précisément le moment de la visite du président de la bourgeoisie française, Poincaré ; aussi les troubles survenus dans la capitale contrariaient-ils fortement les autorités et risquaient-ils de gâter la brillante réception organisée en l'honneur du représentant de la nation alliée. Le jour de l'arrivée de Poincaré à Saint-Pétersbourg, on avait mobilisé tous les dvorniks[8], qui devaient faire la haie sur son passage et figurer le « peuple russe ». On avait également mis sur pied la police et les cosaques, et les ponts reliant les extrémités de la ville au centre étaient gardés par des patrouilles qui devaient barrer la voie aux manifestants.

La grève de protestation contre les violences exercées sur les ouvriers et les arrestations de ces derniers s'étendit des quartiers de Narva et de Viborg à ceux de Vassilievski Ostrov, de Kolomna, de Nevskaïa Zastava et engloba bientôt toute la ville. Les journaux en répandirent la nouvelle dans toute la Russie, et l'on s'attendait à ce que la province répondit à l'appel des ouvriers pétersbourgeois. Du 6 au 12 juillet, la grève eut un caractère presque général ; le nombre des grévistes atteignit 300 000 ; partout s'organisaient des meetings, des démonstrations, par endroits même, on élevait des barricades. Les ouvriers cherchaient des armes, achetaient des revolvers, des couteaux, pour pouvoir se défendre contre les charges de la police et des cosaques, dont les détachements circulaient par toute la ville et surtout dans les quartiers excentriques. On commença à procéder à des arrestations en masse dans les maisons et dans les rues. Les journaux ouvriers furent fermés, leurs collaborateurs arrêtés. Aux bureaux des notre Pravda se rassemblaient ordinairement les ouvriers avancés qui y apportaient et en recevaient des nouvelles et des renseignements. Les membres du Comité de Pétersbourg y venaient aussi fréquemment. La police fit une perquisition inopinée, organisa une souricière et mit la main sur la plupart des militants du Parti. Ces arrestations privèrent le prolétariat pétersbourgeois de ses principaux dirigeants, mais n'arrêtèrent pas le mouvement. Chaque jour, les ouvriers venaient à l'heure habituelle aux usines et aux fabriques et organisaient des meetings et manifestations dans les rues. Le mouvement avait un caractère particulièrement combatif dans le quartier de Viborg. Le matin de l'arrivée des Français à Saint-Pétersbourg, presque tous les ouvriers de ce quartier se réunirent sur la grande perspective Samsonievski et occupèrent toute la largeur de la rue, de l'usine Novy Lessner jusqu'au commisarait de police. Le soleil souriait gaiement à l'immense foule de vingt mille hommes composée d'ouvriers, d'ouvrières et d'enfants de tous âges. Nulle part, on ne voyait de police ni de cosaques. Des orateurs prenaient la parole et exhortaient à manifester devant les Français. « Déclarons leur – disait un ouvrier – que chez nous les affaires de vont pas bien et que nous n'avons pas le temps de recevoir les visiteurs. » On entonna la Varsovienne, et, en rangs serrés, on se dirigea vers le centre de la ville. Mais tout à coup, derrière la colonne, retentit le cri : « Les cosaques ! ». Nous nous retournâmes : un détachement de cosaques arrivait à toute vitesse de la fabrique Landrin. Ce fut un sauve-qui-peut général. Les cosaques, ivres, pénétraient dans les ruelles et les cours, et y assommaient de leur embuscade. Plusieurs heures après cette agression, le pavé et les trottoirs portaient encore des traces e sang. C'est ainsi que les choses se passèrent à Viborgskaïa-Storona, mais il en fut à peu près de même dans le rayon de Kolomna, où l'on rossa les ouvriers du port et ceux de l'usine franco-russe.

Les collisions de Viborgskaïa-Storona eurent lieu toute la journée, non seulement sur la terre ferme, mais aussi sur l'eau. De jeunes ouvriers s'installèrent dans les barges ancrées sur la Nevka et y chantèrent des chants révolutionnaires. La police voulut rétablir l'ordre, mais, à la grande joie des spectateurs, elle ne put pénétrer dans les barges, car les ouvriers avaient démonté les passerelles et repoussaient les agents avec des perches. Ces derniers, d'ailleurs, n'étaient pas très sûrs d'eux-mêmes, car l'affaire concernait plutôt la police « fluviale ».

Je profitai de ma qualité d' « étranger » pour parcourir la ville, particulièrement les quartiers ouvriers. Partout, on sentait une surexcitation extraordinaire, un sentiment profond de l'importance des événements, qui rappelaient ceux de l'année 1905. A Viborgskaïa-Storona, les ouvriers décidèrent d'organiser la défense de leur quartier contre les charges des cosaques. Avec des bêches, des scies, des marteaux, des haches et divers autres instruments, on se mit à renverser les poteaux télégraphiques et à élever des barrages de fils de fer barbelés. Depuis la clinique Villiers jusqu'à l'usine Aïvaz, les poteaux furent sciés et les fils téléphoniques enlevés. Tous ces travaux furent effectués par la population elle-même, sous la direction de métallurgistes moscovites qui avaient pris part ou avaient assisté à l'insurrection de décembre 1905 à Moscou.

A la tombée de la nuit, les ouvriers, par groupes de plusieurs centaines, se dirigèrent vers les barrages de fil de fer. Près de la fabrique Landrin, ils arrêtèrent des rouliers, dételèrent les chevaux qu'ils rendirent aux conducteurs et, avec les charrettes qu'ils renversèrent en travers de la voie et relièrent par des fils de fer, construisirent une forte barricade. Rares étaient ceux qui avaient des revolvers ; la plupart n'avaient pour arme que leur enthousiasme.

Dans la soirée, un grand nombre de manifestants se rassemblèrent autour de la clinique Villiers, où deux énormes poteaux constituaient la base de la barricade ; par devant, et dans les ruelles avoisinantes, des barrages de fils de fer entravaient le mouvement de la cavalerie cosaque et des forces policières. Les boutiques, les brasseries, les gargotes étaient fermées. A tous les portails des cours, les dvorniks étaient de service ; ils avaient reçu l'ordre de ne laisser entrer dans les maisons aucun étranger et de surveiller leurs locataires.

La collision qui eut lieu vers la clinique Villiers eut un caractère de combat organisé. Presque sans armes, mais couverts par la barricade et les barrages de fils de fer, derrière lesquels ils s'étaient retranchés, les ouvriers, faisaient pleuvoir sur la police et les cosaques les pierres que les enfants arrachaient du pavé et leur apportaient dans leur tablier. Ce n'est qu'après une fusillade intense que la troupe réussit à s'emparer de la barricade et à déblayer la place.

Tard dans la nuit, revenant de ma tournée habituelle par les quartiers ouvriers, j'arrivai sur la place Viliers quelques heures après la bataille. Dans toutes les rues avoisinantes, régnait un silence sinistre. On ne voyait âme qui vive. La place était jonchée de pierres, de réverbères cassés, dedébris de fil de fer, et, en travers de la voie, il y avait deux grands poteaux télégraphiques encore attachés avec des fils de fer. Les murs de édifices portaient des traces de coups de feu. Le bruit de mes pas résonnait fortement sur les dalles ; tout à coup, j'entendis un cri lointain : « Arrête, ne bouge pas ! ». Je m'arrêtai et j'attendis. Bientôt, je distinguai deux formes blanches qui venaient à ma rencontre, leurs revolvers braqués sur moi. « Est-ce que je ne puis pas passer ici ? », dis-je en français. Entendant parler une langue étrangère, les agents abaissèrent leurs armes. « Quel danger y a-t-il , » répétai-je en français. Les agents déclarèrent enfin qu'ils ne comprenaient pas. Alors, écorchant légèrement le russe, j'expliquai que j'étais Français et que je rentrais chez moi. « Français ! - s'écrièrent joyeusement les agents – vous venez d'arriver ? » Et immédiatement deux fortes mains s'abattirent amicalement sur mon épaule. Je dis que j'étais déjà en Russie depuis longtemps, et que je voulais regagner mon domicile. « Est-ce que c'est dangereux par ici ? » demandai-je, sans chercher à prolonger la fraternisation. Les agents retirèrent leurs mains et, me montrant leurs revolvers, déclarèrent : « Voilà, c'est avec ça que nous avons passé. » Je résolus d'essayer de passer sans « ça », et m'enfonçai dans les ténèbres du quartier ouvrier.

A peine avais-je fait une centaine de mètres que j'entendis un nouveau cri : « Arrête, n'avance pas ou nous tirons ». Et immédiatement, j'entendis résonner sur le pavé les sabots des chevaux et, de la ruelle qui contournait l'asile pour les mutilés de guerre, déboucha, me barrant le passage, un escadron entier de cosaques commandé par deux officiers. Je criai en français : « Attendez de tirer ! Je m'approche ».[9] Les deux officiers mirent pied à terre et vinrent à moi. Je leur demandai s'ils parlaient français ; ils me répondirent que non. De nouveau, en écorchant quelque peu le russe, j'expliquai que je rentrais chez moi, mais que je ne pouvais arriver à mon domicile, car je me heurtais constamment à des agents ivres armées. Les officiers m'assurèrent que les agents n'étaient pas ivres mais fatigués, car la réception des hôtes et les désordres dans la ville les avaient harassés. On fut très timbale à mon égard, mais tous les autres passants étaient fouillés et interrogés.

On entendait au loin, sur la grande perspective Samsonievski, plongée dans l'obscurité, le son de l'accordéon, des chants révolutionnaires et des coups de feu. Dans les quartiers ouvriers régnait une animation sans égale ; on se préparait à la lutte, et c'est ce que sentaient bien les cosaques. Ils se recommandaient les uns aux autres de ne pas s'approcher de la palissade de la raffinerie ; ils avaient peur du moindre bruit venant du jardin.

Les officiers cherchèrent par tous les moyens à me dissuader de continuer ma route par cette « obscurité dangereuse » où je risquais à chaque instant d'attraper un coup de fusil. Ils me proposèrent de rester avec eux ; il se disposaient à rentrer en ville, où ils me promirent de me donner une chambre pour la nuit, après quoi, le matin, je pourrais rentrer tranquillement chez moi. Je les remerciai de leur amabilité, mais jugeai inutile de déranger des gens si occupés, d'autant plus que mon logement, dans la ruelle Samsonievski, n'était pas loin. Enfin, l'un d'eux proposa à l'autre de m'accompagner chez moi avec tout l'escadron. Je le remerciai, mais au fond de l'âme il m'était extrêmement désagréable de rentrer chez moi sous une escorte de cosaques. Heureusement, le second officier ne fut pas de l'avis du premier ; il jugea inutile de m'accompagner dans cette « obscurité dangereuse », prêta l'oreille aux bruits lointains qui parvenaient jusqu'à nous et cria à l'escadron : « Garde à vous !.. » Il était clair qu'ils avaient peur et je fus heureux de pouvoir rentrer seul. A ce moment passa une jeune fille. On l'arrêta, mais on ne la fouilla pas. On lui demanda si la ruelle Samsonievski était loin et si elle la connaissait. La jeune fille répondit que oui et les officiers lui proposèrent alors de m'accompagner. Nous nous enfonçâmes dans l'obscurité, et les cosaques quittèrent le quartier.

IV. La guerre[modifier le wikicode]

Alors que les maquignons de la bourgeoisie impérialiste préparaient leurs dernières notes et que la Triple Alliance montrait le poing à la Triple Entente, le prolétariat pétersbourgeois ainsi que de plusieurs autres centres industriels de Russie était entièrement absorbé par la lutte intérieure.

Les événements de juillet avaient fait sortir la province de sa torpeur, et la vague de grèves déferlait littéralement « des rocs de la Finlande glacée à la brûlante Colchide... »

Les manifestations et les combats de rue des ouvriers pétersbourgeois se terminèrent le 12 juillet, mais une partie considérable des 300 000 grévistes ne reprit pas immédiatement le travail. La société des fabricants et des usiniers résolut de punir par un léger lock-out « l'indiscipline des ouvriers ».

Plusieurs fabriques et presque toutes les usines métallurgiques privées congédièrent leurs ouvriers.

Néanmoins, l'approche du « dénouement fatal », c'est-à-dire de la guerre, obligea le gouvernement à rétablir la « paix » dans la capitale. Les affiches annonçant le lock-out furent inopinément transformées en affiches annonçant l'ouverture des usines ; au lieu de menacer les ouvriers, on les invitait poliment à réintégrer leurs postes. Prévoyant un conflit de longue durée, beaucoup d'ouvriers étaient partis pour le village et n'apprirent que beaucoup plus tard la réouverture des entreprises. Deux jours avant la mobilisation, la vie ouvrière de Pétersbourg était redevenue normale.

Malgré les répressions forcenées, le manque de journaux et un chômage de deux semaines, l'état d'esprit des ouvriers était excellent. Tous étaient heureux de la dernière grève qui les avait réconfortés, avait groupé l'immense armée du travail dans un puissant mouvement d'indignation. La solidarité ouvrière n'avait pu être brisée ni par la police, ni par les « glorieuses » troupes cosaques, ni par les menaces de la coalition des entrepreneurs de séduire les ouvriers à la famine.

Le premier jour de la reprise du travail fut employé uniquement à un échange d'impressions entre les ouvriers sur ce qui venait de se passer dans la capitale. Tous sentaient que le jour n'était pas loin où le prolétariat livrerait au capital sa bataille décisive dans toute la Russie.

Les hostilités sur le front austro-serbe passaient à l'arrière-plan. Mais les ouvriers suivaient attentivement la marche des pourparlers entre les différents pays.

Cependant les milieux panslavistes s'étaient mis à l'œuvre. La presse stipendiée et semi-libérale préparait le terrain pour des manifestations patriotiques. Ces dernières ne se firent pas attendre ; elles surgirent « spontanément » dans les parties centrales de la ville et se terminèrent, les premiers jours, devant l'ambassade serbe.

L'élément principal de ces manifestations était représenté par des dvorniks[10], des commis, des intellectuels, des dames de la « société » et des collégiens. Des drapeaux, des pancartes, des portraits du tsar préparés d'avance étaient arborés « spontanément » et, sous la protection d'un fort détachement de police à cheval, on allait acclamer les ambassades alliées. Tout le monde était obligé de se découvrir devant ces patriotes, véritables apaches qui, durant les premiers jours, exercèrent dans le centre de la ville une véritable terreur sur toute la population. Usant logiquement et jusqu'au bout de la « liberté » qui leur avait été accordée, ils saccagèrent à l'instigation du Viétchernéié Vrémia[11] l'ambassade allemande et différentes entreprises privées, mais, pour ces hauts faits, se virent privés « du droit de manifestation ».

Le Comité pétersbourgeois du Parti Social-Démocrate Ouvrier avait engagé les ouvriers à transformer ces manifestations patriotiques en manifestations révolutionnaires, et plusieurs tentatives de ce genre avaient déjà eu lieu et s'étaient terminées par des collisions. La « suppression » totale des manifestations, ordonnée par le gouverneur de la ville, empêcha le développement des contre-manifestations.

Avant leur interdiction, les manifestations avaient lieu à tout propos. Le plus léger succès sur le front donnait prétexte à une manifestation. Quand un nouveau pays entrait en guerre, c'était encore une manifestation. Devant ce chauvinisme forcené l'ensemble de la population, les employés, les intellectuels pétersbourgeois faisaient preuve d'une platitude et d'une bassesse écœurantes.

Le prolétariat pétersbourgeois commença à manifester un intérêt particulier pour les événements a partir du moment de l'ultimatum allemand à la Russie. On s'arrachait les éditions spéciales des journaux et les télégrammes du soir. Toute la presse exploita cet ultimatum pour démontrer la nécessité de soutenir l' « honneur » et la « dignité » de la Russie comme « grande puissance ». Le lendemain, le mot d'ordre des droites comme des gauches était : « Nous avons été attaqués. »

Les journalistes étaient devenus des patriotes enragés et l'indignation furieuse contre la « perfide Allemagne » était la nourriture journalière de la démocratie pétersbourgeoise. La presse ouvrière était temporairement muselée, et parmi les énergumènes du chauvinisme, il n'y eut pas une voix pour rappeler que l'Allemagne n'avait fait que devancer les patriotes russes, que deux semaines auparavant, lors de l'arrivée de Poincaré, les journaux réactionnaires menaçaient déjà la Prusse, déclarant que dans deux ans on serait prêt et qu'on lui ferait son affaire.

Pour de tels « services » rendus à la patrie, les journalistes recevaient des décorations de la République française.

Les événements se développèrent si rapidement qu'ils prirent les ouvriers organisés à l'improviste. Quoique ces derniers fussent tous en principe ennemis de la guerre, plusieurs ne parvenaient pas à s'orienter dans la complexité de la situation, sur laquelle les avis étaient partagés.

La mobilisation générale de la circonscription militaire de Saint-Pétersboug (comme de toute la Russie d'Europe) fut déclarée le 19 juillet (ancien style) à 6 heures du matin. Les commissariats de police travaillèrent toute la nuit, les agents allèrent porter a domicile les feuilles d'appel aux mobilisés.

Le matin, dans toute la ville, les murs étaient couverts d'affiches rouge sombre décrétant la mobilisation et d'affiches blanches indiquant les prix payés par l'intendance pour les effets fournis par les mobilisés. Autour de ces affiches se formaient des groupes où l'on causait des événements ; l'angoisse et l'abattement se lisaient sur tous les visages. Prés des postes de police, transformés pour la circonstance en lieux de recrutement, se pressaient des centaines de familles ouvrières. Les femmes pleuraient, protestaient et maudissaient la guerre.

Dans les ateliers, les fabriques et les usines, la mobilisation fit de grands vides. 40 % environ des ouvriers furent arrachés à leur métier. Partout, on sentait le vide et l'abattement. Les usiniers exigèrent des autorités qu'on leur rendît leurs ouvriers qualifiés, sinon ils ne pourraient exécuter les commandes de l'Etat. On fit droit à leur demande : quelques jours après, tous les ouvriers métallurgistes travaillant aux usines ayant des commandes de l'Etat furent rendus à leurs patrons, mais considérés comme mobilisés par les autorités militaires.

Dans les usines, le matin de la mobilisation, personne ne songeait au travail. On se rassembla dans les ateliers, on conversa et on sortit dans les rues en chantant des chants révolutionnaires. Dans quelques usines, il y eut des assemblées générales où assistèrent les mobilisés, auxquels les ouvriers firent jurer de ne pas oublier la lutte du prolétariat et d'exiger, l'arme à la main, à la première occasion favorable, « l'émancipation des Slaves à l'intérieur de la Russie même ».

Et de nouveau, comme aux jours des grandes grèves politiques, les rues des faubourgs de la capitale se remplirent de monde. Des foules de plusieurs milliers de manifestants défilèrent en chantant des chants révolutionnaires et en criant : « A bas la guerre ! » Fréquemment des femmes en larmes, folles de douleur s'attroupaient autour d'un commissariat de police, criant : « A bas la guerre ! » et exhortaient les passants à se joindre à elles.

La police n'était plus si nombreuse ni si brutale que pendant les journées de juillet ; elle essayait de disperser les manifestants, mais devant la protestation énergique des mobilisés, elle jugea bon de disparaître.

Vers midi, les premiers détachements des mobilisés, entourés d'une faible escorte d'agents de police, se dirigèrent vers les points centraux de rassemblement de la ville. Bientôt leurs rangs furent grossis par la foule, et il se forma une manifestation qui défila avec des rubans et des pancartes rouges au bout des cannes.

Le départ des mobilisés donna lieu à quelques collisions avec la police, mais, soutenus par les réservistes, les manifestants eurent partout le dessus. Des bagarres se produisirent dans différents quartiers excentriques de la ville et même au centre, dans le quartier de Kolomna. Dans les faubourgs, les manifestations revêtirent un caractère particulièrement grandiose à la Nevskaïa Zastava et à Viborgskaïa Storona. A la Nevskaïa Zastava, une foule de plusieurs dizaines de milliers d'hommes, drapeau rouge en tête, accompagna en chantant des hymnes révolutionnaires les réservistes jusqu'à la place Znamenskaïa, où elle se heurta aux patriotes et fut dispersée par la police. Sur divers points de Viborgskaïa Storona, il y eut des manifestations durant presque tout le jour.

Dès le premier jour de la mobilisation, Pétersbourg avait été déclaré en état de siège. Les voies ferrées, les ponts, les entrepôts et les différentes administrations étaient gardés par des patrouilles.

La poste, le télégraphe et les voies stratégiques étaient exclusivement au service de la guerre. Les premiers jours, Pétersbourg fut complètement coupé du reste du monde et encore plus de la province que de l'étranger.

Les bruits les plus alarmants circulaient dans la ville. De bouche en bouche on se transmettait des nouvelles sensationnelles : telle ou telle princesse était arrêtée pour trahison, l'ex-gouverneur de Pétersbourg, D..., était déjà soi-disant accusé et pendu pour avoir vendu des « documents importants » relatifs à la garde de la forteresse de Cronstadt. Les gens qui arrivaient de cette ville assuraient que parmi les barrages de mines on avait trouvé 300 mines chargées de sable. Les bruits de ce genre ébranlaient considérablement la confiance au pouvoir. Les petits bourgeois, les boutiquiers, les employés et les paysans patriotes imputaient tous les défauts d'organisation de la défense aux Allemands, qui, disait-on, avaient tous les hauts postes et menaient le pays. Aussi, du jour au lendemain, les Rennenkampf et autres devinrent-ils suspects à leurs collègues.

V. L'attitude envers la guerre[modifier le wikicode]

Pendant les quelques jours qui s'écoulèrent entre la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie et l'intervention de l'Angleterre, la bourgeoisie de Pétersbourg fut dans les transes. Elle se disait que si l'Angleterre restait neutre, c'en était fait de la capitale. On commençait à évacuer les objets précieux ; dans les musées on emballait les tableaux, statues et autres œuvres d'art.

Aussi conçoit-on sans peine la joie avec laquelle fut accueillie la nouvelle de la déclaration de guerre de l'Angleterre à l'Allemagne. Dans les restaurants et les théâtres, ce furent des toasts, des ovations indescriptibles, et le soir on organisa une manifestation patriotique devant l'ambassade anglaise.

Les premiers jours de la guerre, les ouvriers conscients étaient convaincus que la démocratie d'Europe Occidentale, dirigée par le prolétariat organisé, ne laisserait pas s'accomplir le carnage des ouvriers et des paysans. Autant que la situation internationale nous permettait d'en juger, nous voyions bien que le gouvernement allemand était l'initiateur, que c'était lui qui avait le premier tiré l'épée. De là pour le prolétariat allemand le devoir de prendre l'initiative de la lutte contre les machinations sanglantes des impérialistes.

Ce que nous apprîmes nous stupéfia. Les télégrammes, les articles de la presse disaient que les chefs de la social-démocratie allemande justifiaient la guerre, votaient les crédits militaires. Notre première pensée fut que ces nouvelles étaient fausses, que l'on voulait travailler l'opinion social-démocrate russe... Mais nous eûmes bientôt un moyen de vérification : des centaines de personnes qui s'étaient enfuies d'Allemagne ou revenaient des autres pays confirmaient la véracité des déclarations des journaux russes.

Quelque monstrueux que fût le fait, il n'en existait pas moins et il fallait en tenir compte. Les ouvriers nous assaillaient de questions : on nous demandait ce que signifiait la conduite de ces socialistes allemands que nous nous étions habitués à considérer comme des modèles. Où était donc la solidarité internationale ?

Particulièrement pénible fut pour nous la nouvelle que l'armée allemande, qui comptait tant d'ouvriers organisés, dévastait la Belgique et que les soldats belges défendaient leur pays au chant de l'Internationale Ouvrière.

Mais il nous fallait répondre aux questions et aux accusations, et nous étions obligés de dire que les leaders de la social-démocratie allemande avaient trahi la cause ouvrière, avaient trahi le socialisme international. Pour expliquer la raison profonde de cette défection, nous indiquions que, les dernières années, le mouvement ouvrier allemand était tombé sous la coupe des réformistes, autrement dit des « liquidateurs », comme nous les appelions en Russie.

Ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à faire comprendre le caractère véritable de l'action des chefs allemands, car la majorité des ouvriers russes qui suivaient les social-démocrates commençaient à se dire qu'ils ne devaient pas faire moins pour la Russie que leurs camarades allemands pour l'Allemagne. Les ouvriers conscients eurent beaucoup de peine à faire comprendre que la trahison des uns ne devait pas entraîner la trahison des autres, pour le plus grand bien des seuls capitalistes, et qu'il était nécessaire de restaurer la liaison internationale des ouvriers par-dessus la tête de leurs chefs.

Mais, à mesure que se développait le conflit, le gouvernement russe lui-même ne contribuait pas peu par ses mesures à élucider la situation. A peine la mobilisation était-elle terminée à Pétersbourg que commençait une campagne furieuse contre « l'ennemi intérieur ». De nouvelles répressions s'abattirent sur la classe ouvrière ; on procéda à des arrestations, à des déportations, et, l'état de guerre étant déclaré, on ferma les syndicats, les clubs et les journaux professionnels qui existaient encore. C'est ainsi que le gouvernement résolvait la tâche de « l'union de toutes les classes et de toutes les nationalités ». Les ouvriers qui avaient été laissés dans les usines, mais qui étaient considérés comme mobilisés, furent assujettis à un régime de fer. Profitant de la situation, les entrepreneurs voulurent les transformer en véritables serfs. A l'usine Lessner, la réduction des salaires et l'imposition abusive d'heures supplémentaires provoquèrent, dès les premières semaines, des protestations. Il en fut de même chez Erickson, Vulcan et dans plusieurs autres usines métallurgiques.

Les petits patrons et les entrepreneurs profitèrvrtt également de l'état de guerre pour se débarrasser des ouvriers turbulents ou pour se refuser au paiement des salaires. Aussi les avocats de Petrograd ne pouvaient-ils suffire à tous leurs clients.

La défaite de l'armée russe en Mazourie (Prusse orientale) fut un coup terrible pour tous ceux qui préconisaient la cessation de la lutte contre le gouvernement. Elle montra aux masses ouvrières que le gouvernement russe, incapable et pourri à fond, ne méritait que l'égout. C'est à partir de ce moment que l'on commença à lancer des critiques contre l'organisation de la défense, critiques qui ressemblaient fort à celles que l'on formulait pendant la guerre russo-japonaise.

Les récits des soldats sur les vols de l'intendance, la mauvaise nourriture, la pagaïe extraordinaire, confirmaient que l'armée russe n'avait pas appris grand chose depuis la guerre japonaise, sinon peut-être à dissimuler un peu mieux les défauts de son organisation.

Les paysans eux-mêmes se rendaient compte de la situation et le bruit courait parmi eux que l'année russe allait être commandée par des généraux japonais, car c'était là le seul moyen de vaincre les Allemands. On peut juger par là du degré de confiance qu'inspiraient les généraux russes.

Lorsque parurent dans la presse les lettres dans lesquelles Plékhanov, Bourtzev, Kropotkine et autres exhortaient à conclure une trêve avec le gouvernement et à l'aider dans sa « lutte contre le militarisme allemand », les démocrates-révolutionnaires russes, même ceux qui faisaient plus ou moins profession de patriotisme, furent légèrement désenchantés, car ils s'attendaient à ce qu'on les invitât à combattre tout d'abord pour la victoire de la démocratie et ensuite contre l'ennemi extérieur. Quant à la « trêve », sans parler du tort porté au mouvement démocratique par les Plékhanov et leurs confrères, chaleureusement soutenus par les pires réactionnaires, elle ne pouvait que renforcer la réaction sans augmenter aucunement les chances de succès de l'armée russe.

Dès le début de la guerre, des bruits persistants sur la réalisation prochaine de réformes, l'octroi d'une amnistie générale et la constitution d'un ministère cadet avaient couru par la ville et dans les milieux ouvriers. Les auteurs de ces bruits étaient les cercles libéraux qui, ayant renoncé et exhorté les autres à renoncer à la lutte contre le gouvernement, n'avaient rien reçu pour leur soumission et, fort chagrinés, avaient tenté de rappeler le gouvernement à la gratitude. Mais le Rietch ayant été frappé d'une amende de 5 000 roubles se tint coi et se reposa sur les « forces extérieures » du soin d'obtenir la réalisation des réformes en Russie : le bruit fut lancé que l'Angleterre avait donné au gouvernement russe le « conseil » d'adoucir le régime politique. Mais le temps marchait et la pression de la démocratie d'Europe Occidentale ne se faisait sentir que par l'adoption de la Marseillaise au nombre des hymnes obligatoires.

La presse pétersbourgeoise faisait tout pour déchaîner les passions chauvines. Elle ne tarissait pas de détails sur la férocité des Allemands envers les vieillards et les femmes russes restés en Allemagne. Néanmoins, cette campagne ne réussit pas à pousser les ouvriers dans la voie du nationalisme.

Il était extrêmement rare que l'on exigeât le renvoi d'un Allemand dans une entreprise. Le fait pourtant eut lieu dans une usine de construction de locomotives. Mais il s'agissait d'un ingénieur qui excellait à exploiter son personnel et auquel l'administration avait obtenu l'autorisation de demeurer en Russie. Les ouvriers profitèrent de la guerre pour se débarrasser d'un de leurs ennemis et exigèrent le renvoi de l'ingénieur en question. Il y eut également quelques cas où les ouvriers réclamèrent le renvoi d'Allemands venus en Russie spécialement pour remplacer les grévistes, Mais de ces faits isolés on ne pouvait, comme le faisaient les journaux, conclure à la haine des ouvriers russes pour les Allemands. D'ailleurs le chauvinisme de la presse dépassait de beaucoup en général celui de la population, même des milieux petits-bourgeois.

L'attitude des nationalités opprimées de la Russie envers la guerre ne différait pas sensiblement de celle des partisans de la « défense de l'indépendance nationale du pays ».

La bourgeoisie juive de Pétersbourg organisait des manifestations patriotiques spéciales. Dans les synagogues, on. célébrait des services solennels pour demander à Jéhovah la victoire de la Russie. Les journaux libéraux, le Rietch et le Dien, se faisaient un devoir de souligner ces faits afin qu'on ne pût accuser les juifs de ne pas aimer « leur » patrie. Tant d'efforts touchèrent enfin le cœur des puissants du jour : les Cent-Noirs comme Markov et Pourichkévitch daignèrent décerner aux juifs des éloges pour leur patriotisme.

Mais, dans les localités de la zone du front, la vie était dure pour les juifs, qui avaient continuellement à redouter les pogroms de la populace aussi bien que du commandement militaire. Les excès dont ils étaient victimes ne pouvaient être publiés en raison de l'état de guerre ; néanmoins, ils filtraient dans la presse qui, de temps à autre, communiquait brièvement que, dans tel ou tel endroit, on avait arrêté des groupes de voleurs et de bandits chargés de butin. Dans ces localités, les manifestations patriotiques étaient en quelque sorte un préventif contre les pogroms.

La population tartare musulmane, elle aussi, tint à honneur de manifester son amour pour la patrie. A la mosquée de Pétersbourg, des services religieux furent célébrés et les mahométans envoyèrent des députations aux autorités pour les assurer de leur inébranlable fidélité.

Les Tchèques, les Polonais et les autres Slaves étaient invités chaleureusement, parfois par la police, à s'enrôler dans les bataillons de volontaires et à mener la lutte sainte pour la libération de leur pays.

Les patriotes organisaient des manifestations devant le Palais d'Hiver, tombaient à genoux lors de l'apparition du tsar au balcon, poussaient des hourras frénétiques...

La démocratie ne faisait qu'exhorter à la « trêve ». Une vague de servilité déferlait sur la Russie et menaçait d'y submerger toute vie sociale et politique. Mais le vigoureux instinct de classe du prolétariat sauva les ouvriers pétersbourgeois de l'abjection générale.

VI. La Sociale-Démocratie révolutionnaire contre la guerre[modifier le wikicode]

Les répressions administratives et policières exercées sur le prolétariat de la capitale dans les journées de juillet n'avaient pas détruit les noyaux clandestins du parti social-démocrate. Mais les perquisitions et les arrestations en masse avaient fortement affaibli qualitativement les organisations du parti. Le Comité de Pétersbourg avait perdu ses meilleurs militants ; néanmoins, il conservait ses liaisons et travaillait normalement.

Dès la première semaine de la mobilisation, nos organisations ouvrières avaient occupé une position nettement hostile à la guerre.

Avant même la réunion de la Douma d'Empire, le Comité du quartier de Viborgskaïa Storona du Parti Social-Démocrate Ouvrier avait publié contre la guerre une feuille volante dans laquelle il mettait le prolétariat en garde contre les mensonges du gouvernement, lequel affirmait avoir déclaré la guerre pour l'indépendance de la Serbie et la libération de la Galicie. « Le gouvernement russe — était-il dit dans notre proclamation — qui lient dans l'esclavage et l'ignorance son propre peuple, ne saurait être considéré comme le libérateur des nations slaves. »

Cette proclamation indiquait la cause véritable de la guerre : la concurrence des exploiteurs qui, dans leur recherche de débouchés, avaient organisé la tuerie. Elle qualifiait d'aventurier le gouvernement russe, qui cherchait dans cette guerre une compensation dans le Proche-Orient à ses défaites d'Extréme-Orient. Elle montrait que le véritable ennemi de la guerre était le prolétariat, rappelait sa lutte antimilitariste des dernières années et l'exhortait à faire « la guerre à la guerre ».

Au moment de la convocation de la Douma d'Empire, la plupart de nos députés étaient en province, où se développait le mouvement gréviste. Les fractions parlementaires social-démocrates eurent, avant la réunion de la Douma, plusieurs séances auxquelles elles adoptèrent leur fameuse résolution. Lors de l'élaboration de cette résolution, deux tendances se manifestèrent. Parmi les députés de la droite mencheviste, il se trouva des partisans de la défense de la « culture russe ».

Mais c'étaient là des exceptions ; officiellement, bon gré mal gré, les fractions social-démocrates firent bloc dans cette question.

Courte et hardie, cette déclaration fut un véritable pavé dans la mare aux grenouilles du chauvinisme. La droite l'accueillit par des huées, mais les ouvriers en furent entièrement satisfaits.

L'attitude des autres sections socialistes de l'Internationale envers la guerre nous était connue par les journaux bourgeois. La première nouvelle de Paris, dont s'empara avec joie la presse réactionnaire, annonçait que « les socialistes et les syndicalistes fiançais avaient renoncé à critiquer la politique du gouvernement russe ». La censure militaire, qui interdisait de parler des pogroms, des arrestations et des perquisitions, laissait passer complaisamment tous les télégrammes sur l'action des socialistes des autres pays. Nous savions que les social-démocrates « orthodoxes » allemands avaient voté les crédits de guerre. Nous étions parfaitement informés de l'activité de Vandervelde, dont la Birjovka, le Viétchernié Vremia, la Kopiéïka et autres journaux réactionnaires commentaient l'élévation au poste de ministre et publiaient le portrait. La réorganisation du ministère français en « cabinet de défense nationale » et la participation des socialistes au gouvernement furent saluées par la presse russe comme une mesure géniale — ce qui donna aux libéraux du Riétch une occasion de plus de se lamenter et de dire qu'il n'y avait que chez nous où les choses ne se passaient pas comme chez tout le monde, que tout restait comme par le passé.

L'adresse du ministre Vandervelde aux socialistes russes fut remise au député Tchkhéidzé par le ministère des Affaires Etrangères.

Les ouvriers n'en eurent connaissance que bien après réception, par la presse bourgeoise. Des copies, tapées à la machine, en furent ensuite distribuées dans les usines.

Quoique la « démocratie européenne » soutînt très peu le mouvement démocratique de notre pays et que ses représentants officiels n'aidassent qu'à son écrasement, les ouvriers pétersbourgeois étaient extrêmement sensibles à la situation du prolétariat belge. Mais il s'en trouvait très peu qui approuvassent la participation de Vandervelde au ministère de Sa Majesté le Roi des Belges. Nous estimions que Vandervelde avait abandonné un poste qui, dans la situation d'alors, était beaucoup plus important que celui de ministre dans un Cabinet clérical.

Néanmoins, l'état de guerre gênait beaucoup l'organisation de nos assemblées de masses dans les bois de la banlieue : partout on se heurtait à des militaires et à des espions. En outre, une grande partie des ouvriers étaient mobilisés, ce qui les obligeait à faire des heures supplémentaires par crainte d'être expédiés sur le front s'ils prenaient part à l'action illégale. Aussi fut-ce dans les usines mêmes que l'en délibéra sur la réponse à envoyer au télégramme de Vandervelde.

Pour les ouvriers organisés, la réponse à ce télégramme importait beaucoup moins que la question de l'attitude envers la guerre, qui y était liée. Sur la question de la « trêve » tous les social-démocrates : bolcheviks, plékhanovistes, et menchéviks étaient d'accord ; tous ils étaient pour la continuation de la lutte contre le gouvernement russe. Dans cette question, les ouvriers menchéviks se séparaient de leurs conseillers les plus proches, les employés des caisses d'assurance contre la maladie, tous plus ou moins patriotes. On entendait parfois émettre des opinions francophiles, mais la masse était en général hostile à la guerre.

Sur les murs, dans les coins des ateliers, on lisait des inscriptions curieuses : « Camarades, si la Russie est victorieuse, notre situation n'en sera pas meilleure ; on nous matera encore davantage ». On peut juger par là des appréhensions des ouvriers, dont on s'efforçait par tous les moyens d'endormir la méfiance et d'obtenir l'appui aux ennemis jurés du prolétariat.

L'attitude des intellectuels social-démocrates était beaucoup plus « complexe ». Tous, ils se déclaraient en principe ennemis de la guerre, mais accompagnaient cette déclaration d'innombrables restrictions. Leur intransigeance d'antan avait disparu comme par enchantement. La guerre n'était plus pour eux une conséquence fatale de la politique antérieure des gouvernements, c'était un « fait » inattendu qu'il fallait accepter. Et leur attitude contradictoire, imprécise, à l'égard de ce fait contribuait notablement à jeter le désarroi dans l'esprit d'un certain nombre d'ouvriers.

L'opinion la plus répandue était que la guerre allait affranchir la Russie du joug politique et économique de l'Allemagne. La victoire de la Triple Entente devait donner à la Russie la liberté des détroits et la possibilité de conclure un nouveau traité commercial assurant le développement rapide des forces de production du pays.

Ces perspectives ne séduisaient guère les ouvriers ; leur sûr instinct de classe les mettait en garde contre les promesses fallacieuses des biens de la « victoire ». Aux assemblées, on faisait remarquer aux intellectuels qu'il s'agissait également pour l'Allemagne de la possibilité du développement de ses forces de production. Les ouvriers voyaient dans la solidarité internationale la seule issue réelle aux conflits des capitalistes et considéraient l'établissement d'une solide liaison internationale entre les organisations ouvrières comme le principal moyen d'alléger la lutte du prolétariat russe contre la guerre. Mais la position des social-chauvinistes allemands, qui mettaient leurs espoirs dans le mouvement révolutionnaire et dans l'aide active des révolutionnaires russes à la réalisation des plans de l'état-major allemand et soutenaient la guerre, menée soi-disant pour le renversement du tsarisme, gênait considérablement notre propagande. Néanmoins, en dépit des difficultés de la situation, nos organisations poursuivaient leur propagande antimilitariste. Au début de septembre, le comité pétersbourgeois du Parti Social-Démocrate publia une feuille volante dans laquelle il déclarait que « quelle que fût l'issue de la guerre tout le fardeau en retomberait sur la classe ouvrière. » et que « les masses paysannes et ouvrières, elles aussi, étaient, par leur apathie, responsables de la guerre. » Il terminait en exhortant le prolétariat à chercher et à « rassembler des armes ». Sur beaucoup de points de la Russie et notamment au Caucase, en Pologne, en Lituanie, les organisations locales publièrent également des feuilles volantes contre la guerre. Les autorités s'émurent : à Saint-Pétersbourg on procéda à des perquisitions et plus de 80 personnes furent ont arrêtées dans différents quartiers de la ville.

En Pologne, et quoiqu'il eût déclaré qu'il n'existait plus pour lui de « nations assujetties », le gouvernement continuait sa politique réactionnaire. Dans les villes de la zone du front, comme Lodz, Varsovie etc., la politique des autorités variait selon les vicissitudes de la fortune militaire. L'approche des Allemands donna à Varsovie un semblant de « liberté » ; les arrestations cessèrent, l'administration s'enfuit et la ville resta livrée à elle-même. Les habitants formèrent un comité qui organisa une milice urbaine et ouvrit des réfectoires gratuits pour les sans-travail, alors très nombreux.

Les questions des différentes formes d'entr'aide se posaient également aux ouvriers pétersbourgeois. Les entrepreneurs firent campagne pour une retenue sur les salaires en faveur de la Croix Rouge, mais cette institution n'avait pas la confiance des ouvriers, ni même celle de la « société ». Les retenues effectuées sans l'assentiment des ouvriers, comme au temps de la guerre russo-japonaise, provoquèrent des protestations (par exemple à l'usine Poutilov) et il fallut y renoncer. Les ouvriers déclaraient que l'Etat devait assurer l'existence des soldats blessés ainsi que de leurs familles, comme il le faisait pour les officiers. Quant à eux, leur devoir était de venir en aide aux malheureux déportés dans les toundras sibériennes ou enfermés dans les prisons du « libérateur » de la démocratie européenne, le tsar Nicolas.

Comme il était impossible de réaliser légalement cette assistance dans une large mesure, beaucoup d'ouvriers songeaient à organiser dans les usines des comités spéciaux « d'aide aux victimes de la guerre » dont la charge eût été de s'occuper des détenus, des sans-travail et des familles des camarades envoyés au front. Mais après réflexion, on résolut d'organiser cette assistance dans toute la ville au moyen des caisses d'assurance contre la maladie. Des collectes dans ce but avaient été déjà faites (par exemple à l'usine Seménov, aux chantiers de constructions ravales de la Neva), mais pour procéder à la répartiton des sommes recueillies, on attendait que la question fût décidée.

Les intellectuels, dont certains faisaient de la propagande patriotique, notamment à la « Société Economique Volontaire », préconisaient la légalisation de nos comités ouvriers d'entr'aide, qu'ils voulaient transformer en quelque sorte en institutions de bienfaisance, mais heureusement leur idée ne fut soutenue par personne.

VII. La Sociale-Démocratie révolutionnaire contre la guerre[modifier le wikicode]

Les premières semaines de la guerre, j'eus une entrevue avec nos députés, Pétrovsky et Badaiev. C'était après leur retentissante intervention (26 juillet) à la Douma et leur sortie publique de la salle des séances. Je me souviens encore combien ils étaient affectés par l'attitude du parti socialiste français et surtout par la conduite inattendue de la social-démocratie allemande, à l'école de laquelle tous les social-démocrates de ce temps avaient appris le socialisme. Personnellement, depuis 1912, après mon séjour illégal en Allemagne (où j'avais travaillé en qualité de Français, sous le nom de Gustave Bourgne), ma foi en la social-démocratie allemande avait considérablement diminué.

Nos députés et les quelques ouvriers qui assistaient à la réunion cherchèrent longtemps l'explication de la conduite des Allemands. Plusieurs penchaient à croire que la volte-face de ces derniers avait été déterminée principalement par l'espoir du renversement du tsarisme : Engels lui-même, on le sait, souhaitait autrefois la guerre avec la Russie tsariste. Mais quelles que fussent tes raisons de cette conduite, nous nous accordions tous pour reconnaître qu'elle constituait une trahison à toutes les traditions du socialisme révolutionnaire. Au moment décisif, les social-démocrates allemands s'étaient sentis plus proches de leur bourgeoisie que des ouvriers des autres pays. Le nationalisme avait été plus fort que le socialisme.

L'intervention de nos députés à la Douma provoqua une grande joie parmi les ouvriers. Mais elle ne fut pas accueillie aussi favorablement par les intellectuels, qui déjà commençaient à hésiter. Les premières semaines de la guerre, une assemblée spéciale d'intellectuels marxistes, à laquelle assistaient plusieurs avocats, littérateurs et publicistes comme D. Sokolov, N. Krestinsky, Blum, Iordansky et autres se réunit dans un club de la rue Baskova. L'échange d'idées, extrêmement confus et contradictoire, qui s'y produisit ne laissa guère de doutes sur la métamorphose prochaine de ces gens indécis et chancelants en vulgaires social-patriotes. Néanmoins, par un reste de pudeur, la plupart des assistants n'osaient encore à ce moment-là enchaîner le socialisme au char de la guerre.

Les thèses de Lénine sur l'attitude envers la guerre, développées ensuite dans le Social-Démocrate, N° 33, furent apportées à Pétrograd au mois d'août par le député Samoïlov. Toutes, elles correspondaient parfaitement à l'état d'esprit et aux conceptions des militants d'alors, mais la question de la « défaite » suscitait l'incompréhension. Nos camarades ne voulaient pas lier leur tactique à la situation stratégique des armées. Mais en même temps, personne ne désirait le moins du monde la victoire de Nicolas II, car il était clair pour tous que cette victoire ne pouvait qu'amener une recrudescence de la réaction.

A la fin du mois d'août, nos organisations commençaient à se remettre des coups qui leur avaient été portés par les arrestations de juillet et la mobilisation. Notre comité pétersbourgeois avait été définitivement reconstitué et consolidé et le travail reprenait rapidement.

Ma situation comme Français à Saint-Pétersbourg était des plus instables. Tous les Français, à partir du 4 août, avaient été mobilisés et se préparaient à s'embarquer à Odessa pour rentrer dans leur patrie. Je continuai de travailler chez Erickson, espérant que le consulat français n'aurait pas l'idée de mobiliser ses citoyens par l'intermédiaire de la police russe ; mon adresse, d'ailleurs, ne devait pas être connue de l'ambassade ni du consulat. Néanmoins il était risqué d'entrer dans une autre entreprise, comme je me l'étais proposé, et je résolus d'attendre l'échéance de mon passeport pour l'échanger contre un permis de séjour au bureau du gouverneur de la ville et quitter ensuite la Russie. L'échéance de mon passeport arrivait en septembre.

La propagande marchait très bien à l'usine Erickson. Chaque jour, autour de ma machine, avaient lieu des discussions sur toutes les questions de la politique ouvrière. Les ouvriers n'étaient nullement imbus de patriotisme, car la vague de social-chauvinisme qui avait envahi les milieux intellectuels ne les avait pas encore touchés. Je fis connaissance avec tous les ouvriers avancés du quartier. A l'usine Erickson, les camarades qui dirigeaient la propagande venaient me consulter avant d'organiser une campagne quelconque. J'acquis bientôt le sobriquet de « Français bolchevik », en même temps que l'aversion profonde des menchéviks, particulièrement des intellectuels travaillant à la Caisse d'Assurance. Après l'entrevue avec Vandervelde, quelques-uns d'entre eux qui m'avaient connu à Paris firent des allusions traîtresses au sujet de ma patrie véritable. Mais les ouvriers remirent bientôt ces gens-là à leur place, et déclarèrent par leurs représentants à la Caisse d'Assurance que s'il arrivait des désagréments au Français, les mauvaises langues seraient considérées comme des provocateurs.

A mesure que se développaient les opérations militaires, le chauvinisme de la bourgeoisie se faisait plus implacable, plus féroce. Les Cent-Noirs menaient une campagne frénétique contre les Allemands et les « youpins » ; la presse inculquait systématiquement à la population la haine des autres nationalités. Seuls, les milieux ouvriers, comme j'eus maintes fois l'occasion de m'en convaincre par moi-même, ne se laissaient nullement entamer par cette propagande.

Ainsi, à la Nevskaïa Zastava, j'eus avec un factionnaire avéré une altercation où tous les ouvriers sans exception furent de mon côté. Voici le détail de l'incident. Me rendant chez des parents dans le rayon de Stéklani, je m'étais installé sur l'impériale du tramway à vapeur qui circulait sur la Nevsky et qui était bondé de voyageurs, pour la plupart des ouvriers. La conversation roulait sur la guerre. Un individu à l'œil fureteur, l'air d'un scribouillard de commissariat de police, parla des arrestations des Allemands et déclara qu'il fallait coffrer également les « youpins » qui, d'après lui, étaient tous des espions. Je ne pus me contenir et lui demandai pourquoi il voulait arrêter les juifs, qui, eux aussi, étaient des citoyens russes. Il lança alors une série d'injures à l'adresse des juifs et déclara que moi aussi je devais être un youpin, puisque je défendais cette maudite engeance. Voyant que j'avais affaire à un Cent-Noir de la plus belle eau, je résolus de lui administrer une correction. Je sortis mon passeport et le lui présentai, ainsi qu'à ses voisins. Après le lui avoir fait lire, je lui allongeai une maîtresse gifle et me rassis. Tous les voyageurs prirent parti pour moi, accablèrent de railleries l'antisémite et l'obligèrent à descendre de l'impériale. Comme le tramway stoppait, notre homme sauta à terre et courut chercher un agent auquel il demanda de dresser procès-verbal de l'insulte qui lui avait été faite. L'agent me pria poliment de descendre, mais les ouvriers s'y opposèrent et expliquèrent au policier que c'était le plaignant lui-même qu'il fallait emmener au poste. Quant à ce dernier, se croyant assuré de l'appui du représentant de l'autorité, il avait repris courage et invectivait les ouvriers. L'agent était fort perplexe : il n'osait se mettre à dos tous les voyageurs et surtout arrêter un étranger ; aussi, profitant de ce que son client en venait aux gros mots, il refusa de le soutenir ; à ce moment, le receveur donna le signal et le tram se remit en marche. Je descendis à l'arrêt suivant, tandis que mon voyou assis dans un coin, le chapeau sur les yeux, continuait sa route sans mot dire. Deux ouvriers étaient descendus avec moi et, à tout hasard, me firent un bout de conduite avant de rentrer chez eux.

Mais l'état d'esprit n'était pas du tout le même dans le centre de la ville. Les patriotes forcenés y jouissaient d'une immunité absolue et rossaient ceux qui refusaient de se découvrir lorsque défilait une manifestation chantant le Bojé tsaria khrani.

Passant en tramway par la Litieïny, nous tombâmes un jour sur une foule de portiers, collégiens, étudiants, petits fonctionnaires et canailles de toutes sortes qui beuglaient le Bojé tsaria khrani. Aux premiers sons de l'hymne national,, tout le monde dans le wagon se hâta, sous différents prétextes, d'enlever sa coiffure. Seul, je restai le « melon » sur la tête, à la grande indignation de ma voisine qui se mit alors à scander la scie : « Otez vos chapeaux, ôtez vos chapeaux ! » Je n'y prêtai aucune attention et continuai de lire mon journal, mais la patriote s'adressa alors aux autres voyageurs en disant : « Voyez, messieurs, il n'ôte pas son chapeau ». Tout le monde se tut. Le wagon, qui avait pénétré dans le groupe des manifestants, ralentit l'allure et s'arrêta. Ma voisine se précipita alors vers la porte de sortie et me criant : « C'est honteux ! », se disposait, à n'en pas douter, à requérir l'intervention des manifestants. Je levai alors les yeux de dessus mon journal et lui demandai en français : « Mais pourquoi ça ? » L'effet fut instantané : la dame se jeta vers moi et me serra impétueusement les mains en gloussant de joie : « Vous êtes Français !... Est-ce possible ! » Et aussitôt elle se mit à me raconter qu'elle aimait beaucoup les Français, qu'elle en connaissait plusieurs, que si elle avait su... Mais un solennel « Fichez-moi la paix ! » arrêta net son caquet. Néanmoins, elle tenait à faire oublier son manque de tact, mais après quelques tentatives infructueuses de renouer conversation, interdite par mon air glacial et se sentant le point de mire des regards du public, elle ne put y tenir et au premier arrêt s'esquiva.

La fin de septembre arrivait, et mon existence indépendante, libre, d'étranger dans ma propre patrie touchait à son terme. De toute ma vie, je n'avais encore joui dans mon pays d'une telle sécurité, et même d'une telle estime des portiers que pendant ces six mois passés à Pétersbourg en qualité de citoyen français. Et ces six mois avaient fui, telle une radieuse journée de printemps, me laissant au cœur le souvenir réconfortant de l'activité combative, de la solidarité et de l'esprit de sacrifice de la classe ouvrière.

Je n'avais plus du tout envie de recommencer ma vie errante à l'étranger et de m'arracher à la lutte quotidienne, captivante du prolétariat russe. Mais mes amis, les prolétaires, posèrent la question de la liaison internationale, de la liaison avec notre Comité Central à l'étranger. Mieux que personne, j'étais à même de m'acquitter de cette tâche, et les camarades me proposèrent de m'en charger, de ne pas chercher de passeport russe et de profiter de mes privilèges de Français pour me rendre à l'étranger.

Le Comité de Pétersbourg ainsi que notre fraction de la Douma décidèrent de m'envoyer à l'étranger comme leur représentant. Nos organisations alors étaient loin d'être riches et ne purent assigner que 25 roubles pour mon travail à l'étranger. Mais, grâce à l'exercice de mon métier à Pétersbourg, j'avais encore, après avoir laissé quelque argent à ma vieille mère, de quoi faire le voyage et vivre un mois. Je reçus de la fraction de la Douma une série de missions déterminées et une lettre en réponse au télégramme de Vandervelde, publié dans le N° 33 du Social-Démocrate. On me chargea en outre d'envoyer des informations et de faire parvenir en Russie les nouvelles publications qui paraîtraient à l'étranger.

Un soir des derniers jours de septembre 1914, je franchis heureusement la frontière russo-finlandaise en évitant le contrôle des passeports par la gendarmerie.

Je résolus d'aller voir en passant Kaménev, qui était fixé à Moustamiaki. Le cocher finnois me conduisit rapidement au village où demeuraient les camarades et attendit mon retour.

Kaménev, qui avait déjà reçu les thèses du Comité Central de notre parti sur l'attitude envers la guerre, ne les approuvait pas entièrement. A Moustamiaki, je vis également Iordansky qui penchait déjà pour le patriotisme, ainsi que Stéklov qui était revenu d'Allemagne où il avait eu beaucoup à souffrir, mais qui était pourtant, quoique avec des réserves, à peu près de l'avis de Iordansky. D'après lui, la France dans cette guerre expiait son alliance avec la Russie. Il voyait dans la puissance économique de l'Allemagne l'inévitabilité de la victoire de cette dernière. Pour le moment, il n'allait pas plus loin dans ses suppositions.

VIII. Le départ pour l'Étranger[modifier le wikicode]

Le voyage jusqu'à Tornéo parmi les lacs, les bois, les collines alternant avec les vallées fut un véritable plaisir. J'arrivai à la frontière bien avant l'aube. Sur l'indication d'un gendarme, je passai de l'autre côté de la Tornéa où je trouvai un gîte pour le reste de la nuit. Le matin, au moment où il fut permis de traverser la frontière, je retournai chercher mes bagages à la guérite des gendarmes et, avec l'aide de ces derniers, je franchis le long pont de bois qui relie la Russie à la Suède et me dirigeai vers le bourg d'Haparanda. La voie ferrée n'allait alors que jusqu'à Karounghi, localité située à une trentaine de kilomètres au nord de Haparanda. Depuis l'ouverture des hostilités, les relations avec l'étranger commençaient à s'effectuer principalement par cette frontière, des deux côtés de laquelle de nombreux hôtels avaient déjà surgi. La communication entre Haparanda et Karounghi était maintenue par un fabricant d'automobiles.

La région était en état de guerre, et dans le pays on menait une campagne intense pour l'entrée de la Suède dans la coalition des États Centraux. Comme Français, je fus bien traité mais on craignait les Russes, que l'on soupçonnait d'espionnage. A Karounghi, j'attendis quelques heures le départ du train dans un hôtel où je passai le temps à converser avec des officiers suédois. Ils étaient occupés à fortifier leur frontière contre une agression éventuelle de la Russie. Tous, ils étaient enthousiasmés par les victoires des armées allemandes, dont ils admiraient sans réserve la tactique, l'armement et l'organisation. Ils n'avaient qu'une idée très confuse de la Russie mais ne doutaient nullement de sa défaite.

La voie ferrée de Karounghi à Stockholm traverse jusqu'à Boden une région déserte : marais et forêts mélancoliques coupés de montagnes et de ravins presque infranchissables. Néanmoins on y voyait de nombreux rassemblements de troupes ; les casernes se construisaient à la hâte. A Boden, place forte de la Suède septentrionale, les étrangers étaient l'objet d'une surveillance active et il leur était interdit de s'écarter de la ville. Non loin se trouvent des mines de fer, qui constituent la principale richesse de la région et dont la production était alors presque tout entière dirigée par Luléa sur l'Allemagne, où elle servait à alimenter l'industrie de guerre. Dans cette région, les ouvriers des usines et du sous-sol soutenaient la gauche du parti suédois, représentée par les « jeunes socialistes ». Dans beaucoup de villes, les social-démocrates avaient leurs journaux, leurs maisons, avec clubs, réfectoires et locaux pour les organisations ouvrières.

A Stockholm, je fus reçu par quelques émigrés, comme Kollontaï, que j'avais connus à Berlin. La nombreuse colonie des menchéviks russes de Berlin avait transporté ses pénates en Scandinavie. A Stockholm, ses membres les plus marquants étaient alors Larme, M. Lourier, les frères Lévine, Ouritsky et Zeidler. Les rares émigrés venus directement de Russie étaient pour la plupart des soldats et des matelots de la garnison finlandaise qui s'étaient enfuis après l'insurrection de Sveaborg en 1906. A Stockholm, les social-démocrates menchéviks et bolchéviks avaient une organisation commune, dont faisaient partie également tous les émigrés russes des pays belligérants.

Les principaux des menchéviks qui adoptaient alors la plate-forme du socialisme international étalent : Kollontaï, S. Ouritsky, l'imprimeur N. Gordon (membre du Bund)[12]. Les ouvriers émigrés fixés à Stockholm appartenaient tous à la minorité de la social-démocratie suédoise ; dans la suite, ils adhérèrent au groupe bolchevik de Stockholm.

Dès mon arrivée en Suède, je me hâtai d'accomplir les missions qui m'avaient été confiées. J'établis une liaison régulière avec la fraction étrangère de notre Comité Central, transmis au Social-Démocrate notre réponse au télégramme de Vandervelde et entrai en correspondance avec Oulianov[13] et Zinoviev, que j'informai de la situation en Russie. Je rédigeai quelques correspondances qui furent publiées dans notre Social-Démocrate, ainsi que dans divers journaux de l'étranger. Toutes les nouvelles et indications que je parvenais à obtenir étaient envoyées directement en Russie.

Je m'abouchai avec la social-démocratie suédoise, qui alors, malgré ses divisions, avait un appareil organique unique. Je fis la connaissance de Fredrik Ström, secrétaire des « Jeunes Social-Démocrates », avec lequel j'étais obligé de m'expliquer moitié en français, moitié en allemand. J'entrai également en relations avec les autres chefs des « Jeunes » comme Zeth Höglund, Karl Lindhagen, bourgmestre de Stockholm, Karl Kilbom, le linguiste éminent Haness Scheld, etc... Tous s'intéressaient vivement au mouvement révolutionnaire de notre pays. Ils furent très heureux d'apprendre que la majorité des ouvriers social-démocrates russes adoptaient la plateforme antimilitariste. Personnellement, ils étaient prêts à m'appuyer de tout leur pouvoir pour l'établissement de la liaison avec la Russie.

Néanmoins, leur antimilitarisme se ressentait encore considérablement de l'idéologie bourgeoise. Ainsi leurs mots d'ordre les plus radicaux étaient : « A bas la guerre ! Grève des recrues ! etc... ». Cet antimilitarisme était, il est vrai, le contrepoids nécessaire au militarisme effréné de la bourgeoisie des pays Scandinaves et particulièrement de la Suède, où l'armée servait beaucoup moins contre l'ennemi de l'extérieur que contre celui de l'intérieur.

C'est avec un vif intérêt que je me rendis à ma première entrevue avec Hjalmar Branting, leader incontesté de la social-démocratie Scandinave et pilier de la IIe Internationale. Elle eut lieu à Barnhus Gatan, 16, au cours d'une séance de la commission centrale. De haute taille, les cheveux blancs, l'air bon mais décidé, des yeux profonds, intelligents, sous des sourcils épais, Branting disposait de prime abord en sa faveur. Ma proposition de publier la réponse de notre fraction de la Douma au télégramme de Vandervelde ainsi que de l'envoyer dans les autres pays fut soumise le même jour à l'examen du Comité Central et acceptée. Officiellement, je fis au Comité Central de la social-démocratie suédoise un rapport sur la situation dans notre pays et l'attitude des différentes classes et groupes sociaux envers la guerre. Dans l'entretien que j'eus avec lui, Branting me laissa voir nettement son point de vue sur les événements d'alors. Il comprenait notre attitude envers la guerre, notre refus absolu de soutenir le gouvernement tsariste, mais ne partageait pas notre opinion et désapprouvait nos critiques à l'égard des partis d'Allemagne, d'Autriche et de France qui avaient enfreint les décisions internationales et trahi la cause du socialisme. Il était pour la défense nationale. Il subordonnait l'attitude théorique envers les guerres de notre époque aux questions de la stratégie. Pour lui, celui qui avait tiré le premier coup de feu, qui avait franchi le premier la frontière était l'agresseur, le fauteur de la guerre. Il condamnait la conduite des Allemands, mais s'efforçait en même temps de « comprendre » leur situation et acceptait facilement l'idée que les social-démocrates allemands avaient agi sous la menace de l'invasion des troupes tsaristes. Sa position était inadmissible : elle rendait impossible toute communauté d'action du prolétariat sur l'échelle internationale et fournissait aux diplomates du socialisme des prétextes pour rechercher le « fauteur » de la guerre. Dans son pays, néanmoins, Branting combattait le germanophilisme de la bourgeoisie et ses efforts pour entraîner la Suède dans la guerre, mais bien plutôt pour assurer le triomphe des tendances francophiles sur les tendances germanophiles que pour lutter véritablement contre le chauvinisme. Malgré nos divergences de vue et ma critique véhémente des opportunistes, nous nous séparâmes, Branting et moi, amicalement. Branting me promit de m'aider de tout son pouvoir dans mon travail pour la Russie.

Les chefs des partis socialistes des pays Scandinaves et de la Hollande se bornaient dans leur action à des essais de médiation entre les combattants. Ils s'efforçaient d'amener leurs gouvernements respectifs à faire officiellement des propositions d'arbitrage. Mais les capitalistes des pays belligérants firent bientôt comprendre qu'ils se battaient sérieusement, jusqu'à l'écrasement complet de leur adversaire. Alors, les pays neutres s'attachèrent uniquement, de crainte de représailles, à n'irriter aucune des deux coalitions.

Cette crainte les amena à former entre eux une union militaire et diplomatique.

IX. Notre travail révolutionnaire et la diplomatie des réformistes[modifier le wikicode]

Grâce aux trafiquants de toute sorte et aux nombreux émigrés touchés par la mobilisation qui se rendaient en Russie, les relations avec Saint-Pétersbourg étaient relativement faciles. Les premiers temps, on pouvait transmettre directement les lettres aux passagers des bateaux qui faisaient le service entre Stockholm et les ports finlandais d'Abo et de Raumo. Mais, à mesure que se développaient les hostilités, les frontières étaient plus sévèrement gardées, tous les voyageurs étaient fouillés, de sorte qu'au début de l'hiver il me fallut chercher d'autres moyens de communication.

Dans ce but, je fis connaissance de plusieurs militants syndicaux. Construits sur le modèle des syndicats allemands, dont ils suivaient à peu près la tactique, les syndicats suédois étaient très forts et avaient déjà une expérience considérable. J'entrai en relations avec le président de l'organisation centrale, les ouvriers des métaux, du cuir et des transports. Le président du syndicat des transports, Carl Lindley, admirateur enthousiaste des Anglais, trade-unioniste par tempérament, me fut d'un grand secours dans l'organisation de la liaison avec la Finlande. Il avait de nombreuses relations avec les pêcheurs et les marins du golfe de Bothnie et, grâce à ses indications, je vis qu'il n'était pas difficile d'organiser par mer un service de transport clandestin entre la Suède et la Russie ; mais il fallait y mettre le prix. J'exposai la chose au Comité de St-Pétersbourg et à notre fraction parlementaire, mais ils me firent savoir qu'il leur était impossible de me délivrer la somme nécessaire (de trois à cinq cents roubles par mois). Mon entretien même leur était à charge, de sorte qu'un jour, dans une lettre à laquelle ils joignaient cent roubles, ils me prévinrent d'avoir désormais à me débrouiller par mes propres moyens. Il ne fallait pas songer à trouver du travail, la guerre ayant provoqué au début un fort chômage en Suède. Quant à la colonie russe, qui comptait pourtant un grand nombre de riches commerçants, je savais fort bien qu'il était inutile de m'adresser à elle. De son côté, le Comité Central de notre Parti à l'étranger était trop pauvre pour m'assigner les fonds nécessaire. Pour continuer mon action, j'eus recours aux emprunts ; néanmoins, je dus limiter considérablement le nombre de mes envois.

Dans les premiers jours de novembre parut le 33e numéro du Social-Démocrate. Il s'agissait de le faire parvenir en Russie. C'est alors que je résolus d'utiliser mes relations parmi les cordonniers.

Comme on fouillait les gens à la frontière, les voyageurs allant en Russie refusaient de se charger de documents compromettants. Il fallait trouver un moyen de dissimuler les envois. Je donnai mes souliers à un cordonnier qui m'avait été spécialement recommandé comme un homme sûr et lui demandai d'en évider le talon et la semelle et d'y mettre les numéros du Social-Démocrate, imprimé sur papier extrêmement mince. La chose faite, je portai quelque peu mes chaussures pour qu'elles ne parussent pas nouvellement réparées. Dans la première paire, on ne put faire entrer que très peu de numéros, qui furent expédiés par des voies détournées au camarade Pétrovsky à St-Pétersbourg. Mais mon ami le cordonnier acquit bientôt une telle habileté qu'il parvint à insérer jusqu'à vingt numéros dans une paire de chaussures.

La parution de l'organe de notre Parti, où se trouvait nettement déterminée l'attitude à adopter par la social-démocratie révolutionnaire envers la guerre, ainsi que la diffusion dans la presse Scandinave des nouvelles de Russie et de la réponse de la fraction parlementaire au télégramme de Vandervelde, eurent pour effet de mettre en branle toutes les forces hostiles à la révolution russe. Parmi les émigrés fixés à Stockholm, nous avions alors des ennemis acharnés : les liquidateurs comme Larine (M. Lourier), représentant du Comité d'organisation et correspondant des Rousskie Viédomosti, Lévine (Daline), etc. Quoique je ne les connusse pas personnellement, ils m'honoraient d'une haine particulière. Ils accueillaient avec une hostilité, une fureur incompréhensibles toutes les communications de St-Pétersbourg que je faisais passer à la presse locale. Ils allaient trouver les camarades suédois et s'efforçaient par tous les moyens de discréditer notre Parti et nos organisations illégales en Russie. Mais leurs efforts échouèrent. Les jeunes social-démocrates comprirent rapidement à qui ils avaient affaire et n'attribuèrent aucune importance aux intrigues de Larine. Quoique malade, ce dernier était d'une activité inlassable et, fréquemment, je ne pouvais m'empêcher d'admirer son dévouement sans borne à la cause de l'opportunisme.

Vers la fin d'octobre 1914, Troelstra, chef des social-démocrates hollandais et opportuniste avéré, arriva à Stockholm pour s'acquitter d'une mission diplomatique que lui avaient confiée les social-démocrates allemands. Il s'agissait d'obtenir le consentement des Suédois au transfert du Bureau socialiste international à Amsterdam et d'expliquer aux socialistes Scandinaves hésitants que les Allemands avaient raison de « défendre leur patrie ».

Ayant appris que le parti social-démocrate ouvrier russe avait un représentant à Stockholm, Troelstra demanda à me voir. J'y consentis. L'entrevue eut lieu dans un hôtel en présence de Kollontaï et de quelques autres camarades. Larine, qui en avait eu connaissance, vint également accompagné de Daline. Je communiquai à Troelstra les renseignements que j'avais sur la Russie et lui transmis notre Manifeste ainsi que la réponse à Vandervelde. Troelstra me demanda de lui exposer sous forme de lettre l'attitude des ouvriers pétersbourgois envers la guerre et de lui expliquer pourquoi celle des révolutionnaires russes était maintenant tout autre qu'au moment du conflit russo-japonais. Voici cette lettre dont j'ai conservé le brouillon :

Cher camarade,

Vous me demandez de vous écrire ce que pense le prolétariat pétersbourgeois de la façon dont les Allemands posent la question de la « lutte contre le tsarisme ». Tout d'abord, je dois vous dire qu'au moment de la déclaration de guerre, nous, ouvriers de Saint-Pétersbourg, Moscou, Riga, Bakou, etc., nous étions dans une période de grèves économiques et politiques. A Saint-Pétersbourg, nous venions de nous battre sur les barricades. Aux jours de la mobilisation, accompagnant les réservistes aux points de rassemblement, les masses ouvrières, en signe de protestation, défilaient par la ville avec des drapeaux rouges, Au début, nous, ouvriers de St-Pétersbourg, nous ne pouvions croire à la possibilité de ia guerre. Nous savions que, de l'autre côté de la frontière, dans les pays libres, il y avait de puissantes armées d'ouvriers organisés qui, nous l'espérions, ne permettraient pas qu'on les menât s'entretuer.

Mais de tristes nouvelles nous parvinrent. La grande social-démocrate allemande trahissait le socialisme et la solidarité internationale ; l'état-major allemand escomptait vaincre les troupes russes avec le concours de notre révolution. Quant à nos anciens maîtres (Kautsky et autres), ils assignaient à l'impérialisme allemand le rôle de « libérateur » du peuple russe. Nous connaissons trop bien nos ennemis de classe pour nous laisser abuser sur la nature de cette guerre et passer un compromis avec un gouvernement bourgeois quelconque. Notre gouvernement, lui aussi, prétend au rôle de libérateur des nations slaves, quoiqu'il tienne son propre peuple dans l'ignorance et l'esclavage. Mais, quelque horribles que soient les conditions de notre existence, maintenant que nous n'avons plus de presse, notre classe ouvrière, à quelques exceptions prés, est loin de donner dans le chauvinisme, et d'accorder sa confiance au gouvernement tsariste.

Nous sommes profondément indignés de la fraternisation de la « démocratie » française avec le tsarisme ; par contre nous nous réjouissons en voyant qu'une partie des socialistes anglais, malgré l'apostasie générale, n'a pas oublié les éléments du socialisme et combat de toutes ses forces les visées de l'impérialisme britannique.

Vous êtes étonné que les révolutionnaires russes aient modifié leur attitude envers la guerre ; en particulier, vous ne comprenez pas la conduite de la « société russe » qui, autrefois, protestait tout entière contre la guerre avec le Japon et qui, maintenant, au contraire, semble s'être réconciliée avec le tsarisme.

En principe, l'attitude des socialistes russes envers la guerre est restée la même ; mais, depuis 1904, la situation a beaucoup changé dans notre pays. Nous avons traversé une époque révolutionnaire où se sont manifestés d'une façon éclatante l'esprit réactionnaire et la poltronnerie du libéralisme. La guerre russo-japonaise a été accueillie défavorablement par la bourgeoisie russe parce que la Mandchourie et les autres territoires d'Extrême-Orient ne présentaient, par suite de leur éloignée et de leur population extrêmement faible aucun intérêt pour le capital. Aussi, cette guerre était-elle considérée comme une entreprise dynastique, une aventure destinée à favoriser les spéculations de la Cour sur les bois d'Extrême-Orient. La guerre actuelle menée soi-disant pour la liberté de la Galicie, la République française et la démocratie belge, a également pour le tsarisme un intérêt dynastique ; mais elle a en outre pour les grands propriétaires fonciers et les capitalistes russes un intérêt économique. Pour te tsarisme, la « Grande Russie », c'est le salut contre la révolution imminente ; pour les capitalistes et les seigneurs terriens, c'est l'ouverture des Détroits et la révision du traité commercial par lequel les diplomates du tsar ont vendu en 1900 les intérêts de la Russie au capital allemand. C'est ainsi seulement que s'explique la « volte-face » de la « société russe », le prolétariat excepté.

L'étonnement des socialistes allemands de ne pas nous voir nous réjouir de la « guerre sainte » qu'ils ont déclarée avec leur gouvernement au « tsarisme russe » n'est ni plus ni moins qu'une hypocrisie destinée à masquer aux yeux de la masse leur propre trahison envers l'Internationale et le socialisme.

Dans notre lutte pénible contre le tsarisme nous avons toujours été heureux de recevoir l'aide de tous ceux qui sont nos frères par le travail et par les idées, mais nous n'avons jamais demandé ni attendu de la féodalité allemande, de l'empereur Guillaume, conseiller et ami du tsar, un secours à la révolution russe.

Nous ne renonçons pas à la lutte contre le tsarisme, mais, dans celle lutte, nous comptons uniquement sur nos forces.

Au lieu d'envoyer Guillaume II à notre aide, les social-démocrates allemands feraient mieux de tourner leurs pièces de 420 contre leurs hobereaux. Quant à nous, nous espérons bien employer contre le tsarisme lui-même son propre matériel de guerre.

C'est là le point de vue que soutiennent également nos frères, les travailleurs de Finlande, qui ont repoussé toutes les avances du capitalisme belliqueux d'Allemagne.

Le prolétariat révolutionnaire russe, avec toutes les nationalités opprimées, espère triompher sans composer avec aucun gouvernement.

Salut fraternel.

A. BELENINE.

X. Aux congrès des social-démocrates suédois[modifier le wikicode]

Au cours de nos entretiens, je me rendis compte que Troelstra n'était qu'un de ces social-chauvins germanophiles qui foisonnaient alors en Europe. Il soulignait à tout propos le rôle libérateur de la social-démocratie allemande à l'égard de la Russie. Je me refusai catégoriquement à reconnaître l'efficacité des projectiles de 420 sur les ouvriers et les paysans russes et lui déclarai que les Allemands devaient utiliser ces perfectionnements de la technique contre leur propre bourgeoisie. Je le priai de faire savoir que les ouvriers de Pétrograd étaient profondément indignés de l'aide qu'on leur offrait et de transmettre notre salut à Karl Liebknecht et aux camarades qui le suivaient.

Durant l'entrevue, Larine s'efforça de montrer que eux, menchéviks, soit partisans de Trotsky, soit adeptes de Plékhanov, soit membres du Bund, etc., étaient « tout le contraire » des bolcheviks. Il raconta qu'il s'était formé à Varsovie un comité spécial comprenant les représentants du parti socialiste polonais (gauche), de la social-démocratie de Pologne et de Lituanie (opposition varsovienne) et du Bund et dont la tâche principale était, soi-disant, de « combattre l'austrophilie dans la société polonaise ».

En réalité, ce comité ouvrier avait été organisé dans un but tout différent. Nos camarades polonais étaient loin du chauvinisme russophile que leur attribuait Larine. Leur position était à peu près la nôtre et ils combattaient infatigablement le chauvinisme. Au nom de la fraction parlementaire groupée autour de Tchkhéidzé, Larine pria de transmettre ses salutations au Vorstand (Comité Central de la social-démocratie allemande), que j'avais vivement attaqué, et de l'assurer de sa solidarité, etc. Troelstra fut extrêmement heureux de cette déclaration qu'il eut soin d'inscrire mot pour mot mais qui pourtant semblait choquer quelque peu les autres menchéviks.

Les négociations des leaders scandinaves avec Troelstra aboutirent à l'organisation d'un congrès des « socialistes des pays neutres ». Les partis socialistes des « pays belligérants » furent invités à présenter des rapports écrits à ce congrès qui devait tout d'abord se tenir en décembre, mais qui fut ensuite reporte au 17 janvier 1915 pour permettre aux Américains d'y participer.

A la fin de l'automne 1914, la police commença à filer un certain nombre de socialistes russes. Je reçus une convocation d'avoir à me présenter personnellement au bureau de police soi-disant pour me faire enregistrer. Je remarquai bientôt que j'étais tenu à l'œil. Les assemblées de la Maison du Peuple étaient également surveillées. Les journaux réactionnaires et particulièrement les organes germanophiles, dont plusieurs étaient subventionnés par l'ambassade allemande, menaient une campagne acharnée contre les socialistes russes, qu'ils accusaient d'espionnage, de complot, etc. Kollontaï, qui prenait une part assez active à l'action des social-démocrates de gauche et de l'organisation féminine fut violemment attaquée par une feuille réactionnaire de Stockholm et dénoncée à la police. Arrêtée, elle fut mise en jugement, emprisonnée et expulsée au Danemark.

Dès lors, je dus user d'une prudence extrême pour continuer à séjourner et à me déplacer en Suède. Lors de l'affaire Kollontaï, j'allai requérir l'aide de Branting. Ce dernier, qui semblait extrêmement mécontent, me déclara que si notre camarade était emprisonnée, c'était sa faute, qu'il ferait pour elle ce qu'il pourrait, mais qu'elle aurait dû suivre son conseil et ne pas s'ingérer dans la vie intérieure du pays. Néanmoins, les socialistes de gauche m'assuraient alors que l'expulsion de Kollontaï n'était pas pour déplaire à Branting lui-même. J'engageai également des pourparlers avec ce dernier pour faire venir à Stockholm les membres de notre Comité Central fixés à l'étranger. Branting m'assura que tous les socialistes russes qui n'avaient pas à leur actif des actes terroristes pouvaient vivre librement en Suède, à condition toutefois « de ne pas s'immiscer dans la lutte politique du pays ».

Le 23 novembre 1914 s'ouvrit le Congrès du parti suédois. J'avais résolu d'y exposer l'état du mouvement révolutionnaire russe et de bien marquer l'attitude du prolétariat organisé envers la guerre. C'est ce que je réussis à faire dans mon discours de bienvenue, dont il fut donné lecture à l'assemblée.

Chers camarades,

Je vous apporte le salut du prolétariat organisé de Russie, du parti social-démocrate ouvrier russe. Je souhaite plein succès au parti suédois dans son travail. A l'heure actuelle où la bourgeoisie européenne presque tout entière, sous le couvert de la « défense nationale », mène une politique de conquêtes, nous, socialistes, devons lever bien haut le drapeau rouge de la révolution internationale et barrer la voie au réformisme qui, dans cette guerre criminelle, applique sa théorie de l' « union des classes ».

Nous, ouvriers russes, nous avons suivi avec une grande joie votre lutte contre le courant qui cherchait à entrainer le peuple suédois dans la guerre mondiale et avons été heureux de constater que toutes les tentatives des commis-voyageurs du militarisme ont complètement échoué dans votre pays.

Permettez-moi de vous dire quelques mots de notre mouvement ouvrier, qui, depuis 1912, s'est considérablement fortifié et a été marqué par une augmentation extraordinaire des grèves politiques. Pour vous donner une idée de l'intensité de notre lutte, laissez-moi vous citer quelques chiffres :

En 1911, le nombre total des grévistes dans notre pays se montait à 105 000, l'année suivante, il atteignait 1 070 000, dont 885 000 pour des grèves politiques. En 1913, le mouvement gréviste n'a pas été moins puissant : il a englobé 1 185 000 ouvriers, dont 821 000 ont participé à des grèves politiques. Il est à remarquer que ces chiffres sont tirés de la statistique officielle, laquelle est loin d'être complète, car elle ne porte pas sur la petite industrie ni sur les entreprises régies par l'État.

Les persécutions et les cruautés du gouvernement et du capital n'ont pu briser la solidarité de la classe ouvrière russe. Durant cette année, la lutte des ouvriers a revêtu une acuité extrême. Toutes les collisions économiques et professionnelles se sont transformées rapidement, par suite des répressions gouvernementales, en mouvements politiques. La classe ouvrière s'est de nouveau déclarée prête à combattre pour la République, l'Assemblée constituante, la journée de huit heures.

En juillet, la lutte politique a éclaté avec une force extraordinaire. A la provocation sanglante du gouvernement, le prolétariat pétersbourgeois a répondu par la grève générale qui a touché, à Saint-Pétersbourg seulement, plus de 250 000 ouvriers. Sur plusieurs points de la capitale, des barricades ont été élevées, le sang ouvrier a coulé. Le mouvement s'est répandu en province et a englobé les régions de la Baltique, la Pologne, le Caucase, Moscou et le Sud.

C'est au moment où notre lutte allait atteindre son point culminant qu'est survenue la guerre. La bourgeoisie a sonné l'alarme : sa patrie, son coffre-fort étaient en danger. Les fils des ouvriers et des paysans ont été revêtus de la capote grise et envoyés aux frontières.

Aux jours de la mobilisation, les ouvriers de Saint-Pétersbourg ont abandonné le travail et protesté ouvertement contre la guerre. Drapeau rouge en tête, en chantant des chants révolutionnaires, ils ont accompagné aux points de rassemblement leurs camarades mobilisés.

Nous, ouvriers conscients, nous ne pouvions croire à la possibilité de la guerre mondiale. Pleins de confiance, nous tournions nos regards vers nos frères organisés d'Occident, les ouvriers allemands, français, autrichiens. Nous espérions trouver en eux un soutien et entendre retentir leur appel à la lutte contre le complot infernal de la bourgeoisie. Mais l'amère réalité nous a détrompés. La presse gouvernementale et les journaux bourgeois, ainsi que nos compatriotes revenus de l'étranger, nous ont appris la trahison des leaders de la social-démocratie allemande et de beaucoup d'autres encore qui se sont placés « au point de vue de la défense nationale ».

Mais notre parti social-démocrate ouvrier n'a pas été touché par la défection générale ; il n'a pas oublié les causes véritables de la guerre actuelle, fruit direct de la politique impérialiste des gouvernements bourgeois de tous les pays. Notre fraction parlementaire a exprimé la volonté du prolétariat organisé en refusant de voter le budget militaire et a souligné son attitude envers la guerre en quittent la salle des séances. Un grand nombre d'organisations locales (Petrograd, Moscou, Riga, Varsovie, Caucase, etc.) ont publié des feuilles illégales contre la guerre.

Le Comité Central de notre Parti et son organe Le Social-Démocrate ont entrepris la lutte contre l'opportunisme international, lutte à laquelle ils appellent les éléments prolétariens révolutionnaires de tous les pays.

En terminant, je souhaite plein succès dans ses travaux au congrès de notre parti frère. Vive le prolétaniat suédois et son parti de classe, la social-démocratie ! Vive l'Internationale !

De crainte des répressions policières, j'avais, sur le conseil des « jeunes », écrit ce discours qui, lu et traduit au Congrès par Scheld, provoqua une violente collision entre les deux courants adverses de l'assemblée. Voici, d'après le procès-verbal, un court compte rendu des débats :

Branting monte à la tribune pour traiter d'une question, sur laquelle il juge nécessaire de prendre une décision. Il vient d'avoir connaissance du texte du discours de bienvenue d'un parti russe où il est parlé de la trahison du parti allemand. L'orateur montre qu'il ne convient pas au congrès de condamner les autres partis et considère que l'assemblée doit à l'unanimité et sans discussion, exprimer son regret pour le passage du discours dans lequel les partis social-démocrates des autres pays sont attaqués. — Höglund (Stockholm) estime que le Congrès ne doit pas adopter une semblable décision parce que, au sein même du parti suédois, il est des camarades qui considèrent la conduite des Allemands comme une trahison. Il propose au Congrès de ne porter aucune condamnation et de se contenter de consigner au procès-verbal la déclaration de Branting. — D'après Vinberg, il convient de déclarer que les Russes seuls portent la responsabilité du jugement exprimé sur les autres partis — Branting renouvelle sa demande, estimant que si elle n'est pas acceptée, on pourra croire que les membres du congrès se solidarisent avec les Russes. La question est mise aux voix ; la proposition de Branting obtient la majorité.

Après le vote, le Congrès mit également aux voix la contre-proposition de Vinberg.

Par 54 voix contre 50, il la repoussa et accepta celle de Branting.

Comme j'étais présent au Congrès, Branting crut devoir m'expliquer personnellement son intervention, à laquelle il s'était vu contraint par ma façon violente de poser une question aussi importante que celle de l'attitude envers la défense de la patrie, je répliquai vivement que ce n'était pas là seulement mon opinion personnelle, que mon point de vue était partagé par notre organisme central et par l'immense majorité des ouvriers organisés de Russie. Au reste, cette discussion n'eut aucune influence fâcheuse sur nos relations. Branting ne se formalisa pas de mes attaques, me donna son adresse et me rendit plusieurs services, notamment celui de m'obtenir du consul français un passeport pour la France.

Au Congrès, Larine prononça, au nom de Plékhanov, Trotsky, Axelrod et autres, le discours de bienvenue suivant :

Chers camarades,

Nous vous saluons au nom du Comité d'Organisation du parti social-démocrate, lequel englobe l'union ouvrière social-démocrate juive, l'union des social-démocrates ukrainiens, la social-démocratie caucasienne et les organisations russes dirigées par Plékhanov, Axelrod et Trotsky, et qui est en rapports organiques avec les social-démocrates unifiés de Pologne et de Lituanie. Quelque grandes que soient les pertes matérielles et morales qu'apportera la guerre à l'Europe, nous regardons l'avenir avec confiance. Après cette catastrophe, la vie continuera son œuvre, et la cause de la classe ouvrière triomphera en définitive de tous les obstacles intérieurs et extérieurs qui se dressent dans sa voie. Il est très possible même que cette guerre donne une forte impulsion à la solidarité de la classe ouvrière internationale.

La gravité de la situation actuelle exige de la classe ouvrière de chaque pays de l'énergie, de l'esprit de décision pour faire face à toutes les éventualités. Nous, social-démocrates russes, qui connaissons par expérience les tristes résultats de la scission, nous souhaitons à notre parti frère suédois de prospérer et de triompher et espérons qu'il continuera de tenir fermement le drapeau de la solidarité et de l'activité prolétarienne et conservera son unité qui est pour lui le bien suprême et lui assurera la victoire finale.

Vive la social-démocratie suédoise !

Vive la social-démocratie internationale !

Par mandat du Comité d'Organisation du parti social-démocrate ouvrier russe :

Larine.

Au cours du Congrès du parti suédois, nous apprîmes l'arrestation de notre fraction parlementaire à Petrograd. Cette nouvelle produisit une forte impression sur les délégués, qui adoptèrent immédiatement une résolution de protestation. Dans toute la Scandinavie, des protestations furent votées contre les rigueurs de l'autorité tsariste. J'avais un portrait de Pétrovsky que je transmis alors aux journaux et qui fut reproduit dans une grande partie de la presse Scandinave.

L'arrestation de nos députés entrava considérablement mes relations avec notre parti. Peu avant, j'avais réussi à organiser une expédition régulière du courrier pour la Russie, où j'avais envoyé des articles sur la situation internationale, des informations sur la Scandinavie, sur la conférence des partis socialistes des pays neutres, quelques lettres de Lénine, ainsi que de la littérature (Numéros 33 et 34 du Social-Démocrate). Mais, de Russie, les nouvelles ne parvenaient que rarement et avec beaucoup de difficulté.

Vers la mi-novembre, la réponse des mencheviks au télégramme de Vandervelde parvint à Stockholm. Elle avait été adressée à Larine qui la tenait rigoureusement secrète. Je réussis néanmoins à m'en procurer l'original, avec les corrections écrites de la main même de Larine. Voici ce document :

Au ministre Vandervelde, Belgique

Cher camarade,

Nous avons reçu votre télégramme, que la censure militaire a laissé passer. En votre personne, nous saluons le glorieux prolétariat belge. Nous savons qu'il s'est énergiquement opposé à la guerre lorsque les classes dirigeantes des grandes puissances la préparaient. Mais, contre sa volonté, contre celle du prolétariat international, la guerre a éclaté. Dans cette guerre vous avez pour vous le bon droit ; vous vous défendez contre les dangers dont la politique agressive des junkers prussiens menace les libertés démocratiques et la lutte emancipatrice du prolétariat. Quels que soient les buts que se sont assignés et que s'assignent les dirigeants des grandes puissances belligérantes, les événements mettront infailliblement à l'ordre du jour la question de l'existence de cette citadelle du militarisme contemporain qu'est la classe des junkers prussiens, dont la lourde botte a écrasé jusqu'à présent le mouvement du prolétariat allemand. Nous avons la ferme conviction que, pour le renverser, les socialistes des pays contraints de participer à cette guerre s'accorderont avec la glorieuse avant-garde du prolétariat international, la social-démocratie allemande (qu'ils aideront à refondre politiquement et socialement l'Allemagne). Mais, par malheur, le prolétariat russe n'est pas dans une situation aussi favorable que le prolétariat des autres pays combattant le militarisme prussien, sa tâche est beaucoup plus complexe et contradictoire que celle de ses camarades d'Occident. La situation internationale se complique du fait qu'à la guerre actuelle contre les junkers prussiens participe une autre force réactionnaire : le gouvernement russe, qui, se renforçant de plus en plus au cours de la lutte, peut, dans certaines conditions, devenir le centre d'attraction des tendances réactionnaires dans la politique mondiale. Cette éventualité est étroitement liée au caractère du régime qui domine sans conteste en Russie. A l'heure présente, le prolétariat russe est privé de toute possibilité d'exprimer ouvertement sou opinion et de réaliser sa volonté collective ; les quelques organisations dont il disposait avant la guerre sont supprimées. Nos journaux sont interdits, nos camarades emprisonnés. Aussi, la social-démocratie russe ne peut-elle, à l'heure actuelle, occuper la même position que les socialistes de Belgique, de France et d'Angleterre : elle ne peut participer activement à la guerre et prendre sur elle, devant le pays et devant le socialisme international, la responsabilité des actes du gouvernement russe. Néanmoins, vu l'importance internationale du conflit européen et la participation active des socialistes des pays avancés à ce conflit, participation qui nous permet d'espérer que ledit conflit se terminera au profit du socialisme international, nous vous déclarons que nous ne nous opposerons pas à la guerre par notre action en Russie. Néanmoins, nous croyons devoir attirer votre attention sur la nécessité de nous préparer dès maintenant à une action énergique contre la politique de conquêtes des grandes puissances et d'exiger pour toute annexion la consultation de la volonté de la population indigène.

Les mots mis en italiques dans l'original avaient été biffés par Larine. Germanophile avéré, ce dernier ne pouvait supporter une intervention extérieure destinée à aider à la refonte politique et sociale de l'Allemagne. La rectification fut vraisemblablement adoptée par le Comité d'organisation, car ce dernier publia dans son organe étranger la réponse à Vandervelde sous la forme que lui avait donnée Larine.

Les informations de Larine ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Chaque fois que les leaders scandinaves abusés par lui dénaturaient la vérité, il leur arrivait de Russie des protestations qui les embarrassaient fort et auxquelles ils ne comprenaient rien. Il en fut ainsi pour Troelstra qui reçut des socialistes de Varsovie la lettre suivante dans laquelle ces derniers démentaient catégoriquement les communications de Larine :

Au camarade Troelstra

Varsovie, 2 décembre 1914.

Cher camarade,

Il y a quelque temps, les Rousskie Viedomosti de Moscou ont publié un article concernant l'attitude des socialistes des différentes nationalités en Russie envers la guerre. Parlant des socialistes de Pologne, l'auteur s'est référé à une interview qu'il avait eue avec vous.

D'après lui, vous l'avez informé qu'un comité ouvrier composé des partis suivants : 1° Parti socialiste polonais (gauche) ; 2° social-démocratie de Pologne et de Lituanie (opposition varsovienne) ; 3° Bund (organisation ouvrière juive), s'était constitué à Varsovie dans le but de « combattre l'austrophilie » dans la société polonaise. En réalité, quelques jours après la déclaration de la guerre, il s'est fondé à Varsovie un Conseil Ouvrier inter-parti composé dés partis susmentionnés, mais ayant des buts tout autres.

Ce Conseil doit élaborer une plate-forme générale déterminant l'attitude de la classe ouvrière du Royaume de Pologne devant le conflit international actuel et accorder l'action politique des partis qu'il englobe.

Les publications du Conseil ont prouvé que le prolétariat conscient et organisé de Pologne repousse énergiquement l'orientation austrophile aussi bien que l'orientation russophile. Le prolétariat ne lie son sort à la victoire d'aucune des parties belligérantes qui luttent pour des intérêts dynastiques et impérialistes. Il met son espoir uniquement dans les forces internationales des ouvriers.

Par suite, le prolétariat du Royaume de Pologne est étranger à toute orientation politique bourgeoise en contradiction avec la tactique socialiste.

Agréez nos vœux fraternels et nos salutations socialistes.

Signé : : Pour le Conseil : N.

XI. La Conférence de Copenhague[modifier le wikicode]

Les poursuites exercées contre les Russes ainsi que fa filature policière dont j'étais l'objet m'incitèrent à quitter temporairement la Suède. L'expulsion de Kolllontaï avait été suivie de plusieurs autres.

Branting et Ström, auxquels je confiai mon dessein, furent également d'avis que je ferais bien de m'éclipser pour quelque temps de Stockholm.

Comme il n'y avait pas de liaison permanente organisée avec la Russie, il me fallait recourir aux bons offices des émigrés de passage ainsi que des camarades finnois et dépenser beaucoup d'argent pour l'emballage sui generis de mes envois. Différentes maisons commerciales et industrielles avaient, pour l'expédition des marchandises et des hommes, un service de contrebande très bien organisé. Quelques-unes étaient dirigées par des ingénieurs russes, anciens social-démocrates ; mais, craignant de perdre leurs sinécures, ceux-ci ne voulaient absolument rien faire pour seconder notre propagande révolutionnaire en Russie.

A maintes reprises, les social-patriotes russes insinuèrent que l'argent « allemand » n'était pas étranger à l'édition de notre littérature, à l'organisation de notre service de transport, et en général, à notre propagande révolutionnaire. Comme tout se faisait alors par mon entremise ou avec ma participation directe, ces calomnies visaient principalement ma personnalité et produisaient sur moi une impression extrêmement pénible, dont maintenant encore je conserve une douloureuse amertume.

De Russie, je ne recevais aucun fonds. A Stockholm, il était impossible de s'en procurer parmi la colonie russe, très peu nombreuse d'ailleurs. Il fallut réduire le travail au minimum et recourir aux emprunts. Le C.C. du parti suédois m'avança 400 couronnes ; en outre, je réussis à en emprunter à peu près autant à quelques camarades. Ce furent là, avec les sommes infimes délivrées par notre Comité Central de l'étranger, toutes mes ressources pour 1914 et le printemps de l'année 1915.

Avec des moyens pécuniaires aussi limités, je ne pouvais évidemment envoyer des hommes et de la littérature en Russie. Le manque d'argent me mettait au désespoir ; pour me nourrir et m'acquitter tant bien que mal de ma mission, il me fallait user d'expédients de toute sorte, car il m'était impossible de trouver personnellement du travail et, à plus farte raison, des capitaux pour une entreprise aussi peu avantageuse que celle de l'action révolutionnaire en Russie.

En décembre, je transportai mes pénates dans la capitale du Danemark. Le bon marché extraordinaire de la vie y avait attiré une foule de spéculateurs de toutes nationalités, émigrés russes, femmes de bourgeois allemands venues pour se reposer, déserteurs, etc. Nombre de Russes travaillaient dans l' « Institut pour l'étude des conséquences de la guerre » organisé par Parvus ; d'autres avaient réussi à se caser dans la société de la Croix-Rouge, Les espions et correspondants de journaux de tous les pays fourmillaient à Copenhague. C'est de là que partaient tous les canards et ballons d'essai lancés ensuite par tout l'univers.

La social-démocratie danoise se préparait au congrès international. Notre Comité Central avant, avec les partis suisse et italien, refusé d'y participer, ma tâche se réduisait à recueillir des informations sur les menées diplomatiques des opportunistes scandinaves.

Au Danemark, pays de petite exploitation rurale, le socialisme était dépourvu de tout caractère révolutionnaire. On y vivait soi-disant, en régime démocratique, le souverain étant, d'après l'opinion reçue, un brave homme « sans prétentions ». La situation géographique avantageuse Du Danemark dont les produits avaient un écoulement assuré en Angleterre et en Allemagne, favorisait grandement l'agriculture et l'élevage. A mesure que se développaient les hostilités et que le manque de vivres se faisait sentir plus fortement dans les pays belligérants, les prix montaient et les propriétaires danois réalisaient des bénéfices énormes.

A la veille de la guerre, le peuple danois luttait pour l'institution du suffrage universel. Aux élections les social-démocrates et les libéraux qui réclamaient le droit de vote pour les femmes remportèrent la victoire et obtinrent la majorité au Volketing. Le parti social-démocrate qui avait obtenu le plus grand nombre de sièges au Parlement devait, selon la règle, former le ministère, mais il s'y refusa au profit des libéraux. Ces derniers, auxquels les social-démocrates avaient promis un « appui loyal » furent chargés d'élaborer la nouvelle constitution et de la faire adopter.

Néanmoins, une infime majorité réactionnaire au Sénat profita de la guerre pour ajourner l'examen de la nouvelle constitution. Quoique soutenu par la majorité socialiste du Parlement, le ministère libéral plia devant les réactionnaires et renonça temporairement à sa réforme.

Le principal souci du ministère était le maintien de la paix et, pour y arriver, les socialistes consentirent à « l'union sacrée » avec la bourgeoisie. Ils soutinrent le gouvernement de toutes leurs forces, votèrent le budget militaire, etc.

Les syndicats aussi, soi-disant, étaient heureux qu'il n'y eût pas de conflit entre le travail et le capital. Pourtant, ils étaient loin de pouvoir se féliciter d'avoir amélioré les conditions de vie des ouvriers. La guerre avait provoqué un chômage considérable. Sur 120 400 ouvriers organisés, les sans-travail étaient au nombre de 13 900. Ils étaient secourus par les syndicats et l'État. Les communes, de leur côté, venaient directement en aide aux ouvriers non organisés et fournissaient quelques subsides aux syndicats.

Au Danemark, on se proposait d'observer strictement la neutralité et l'on considérait que c'était la violer que d'exprimer sa sympathie ou de s'indigner au sujet d'un acte quelconque des belligérants. Néanmoins, cela n'empêchait pas les capitalistes d'écouler leurs produits dans les deux camps adverses à ceux qui les leur payaient le plus cher.

A mon arrivée à Copenhague, l'appui des social-démocrates aux libéraux s'était déjà transformé en une étroite collaboration. Le parti social-démocrate danois participait activement au ministère, où Stauning avait accepté un portefeuille. J'avais hâte de savoir quelle était la position de ce dernier dans la question de la guerre et de l'Internationale. Mais Stauning se dérobait constamment à mes questions et évitait même de me rencontrer.

Je me décidai alors à m'adresser à lui « officiellement », c'est-à-dire à lui écrire une lettre sur du papier à en-tête de notre parti. Forcé dans ses retranchements, il me convoqua à une entrevue spéciale dans les locaux du C.C. du parti social-démocrate. Au cours de notre entretien, il me déclara qu'il ne pouvait exprimer son opinion sur la guerre, car ce serait là une violation de la neutralité, et qu'il ne me l'exposerait que lorsque le conflit serait terminé. Néanmoins, disciple et admirateur de la social-démocratie allemande, de ses méthodes d'organisation et de sa tactique, il adoptait également dans la question de la guerre le point de vue de cette dernière.

Ainsi son « attitude envers la guerre » comportait une certaine sympathie pour l'une des coalitions belligérantes, ce qui était une violation de la neutralité telle qu'il la concevait. Quant à l'Internationale, il n'admettait son action qu'après la guerre. D'après lui, elle était essentiellement un instrument pour le temps de paix. A ce moment de crise sans précédent que traversait le prolétariat, l'union ouvrière internationale devait cesser son action et vivre dans l'espoir d'un avenir meilleur... après la cessation du conflit. Nombreux d'ailleurs étaient les leaders de ce type dans les partis socialistes de tous les pays.

Stauning me fournit des renseignement précieux sur la lutte qui se déroulait autour du Bureau Socialiste International. Les Allemands tentaient de s'en emparer en utilisant à cet effet les Hollandais. Quant aux socialistes de l'Entente, ils ne voulaient le lâcher à aucun prix et ne consentaient même pas à le « transmettre » entre les mains de leurs confrères « neutres » d'Amérique.

La propagande pour le congrès international était assez active. L'initiative en avait été prise par les Américains. Stauning me remit un exemplaire de la lettre d'invitation suivante avec le cachet du « Comité National du Parti Socialiste » d'Amérique :

Chicago, États-Unis, 24.9.1914.

Nous vous adressons ci-joint un appel pour la convocation d'une session extraordinaire d'un congrès socialiste international consacrée à la question de la paix. Cet appel émane du Comité Exécutif National du Parti Socialiste d'Amérique. Il a été envoyé parce que :

  1. Une conférence internationale est absolument nécessaire au moment de la crise actuelle ;
  2. Le Bureau International ne peut fonctionner par suite de la guerre en Belgique ;
  3. Les États-Unis sont la seule grande nation ne participant pas à la guerre.

Cette conférence doit avoir lieu à Washington, à La Haye ou à Copenhague.

Il serait désirable que vous transmettiez télégraphiquement à notre Bureau votre voix pour tel ou tel endroit.

Au cas où vous choisiriez Washington, le Parti Socialiste Américain s'engage à payer les frais de déplacement et autres à raison de cinq délégués pour chaque nation ayant 30 voix. Le nombre des délégués ne doit pas être inférieur à deux.

Walter LANFERSICK.

Néanmoins, la proposition des socialistes américains d'organiser la conférence internationale aux États-Unis ne fut pas accueillie favorablement dans les pays scandinaves. Le voyage aurait pris trop de temps, et les délégués tenaient à rester en Europe pour suivre de près la situation. C'est pourquoi la majorité des neutres déclinèrent l'invitation qui leur était adressée.

A la fin de notre entretien, Stauning me transmit une lettre adressée par le parti social-démocrate et les syndicats danois à tous les partis affiliés à l'Internationale. Cette lettre, que nous publions ci-dessous, reflète d'une façon très exacte la politique des opportuniste Scandinaves, dont le but était, non pas de combattre l'impérialisme, mais de panser les blessures, de remédier aux maux causés par la guerre.

Copenhague. 18 septembre 1914. Aux partis social-démocrates et aux Centrales syndicales des différents pays.

Chers camarades,

Parmi les malheurs provoqués par l'horrible guerre actuelle, il convient de signaler l'affaiblissement notable de la communion spirituelle entre le prolétariat des différents pays. La raison en est incontestablement que la Belgique, où se trouve le Bureau Socialiste International, et l'Allemagne, où un bureau syndical analogue a son siège, sont entraînées dans la guerre et que leurs relations, avec les autres pays sont ou complètement interrompues ou des plus difficiles.

Néanmoins, jugeant utile, malgré les conditions anormales où nous vivons, de donner aux camarades des autres pays quelques renseignements sur la situation au Danemark, nous envoyons à toutes les organisations centrales dont nous connaissons l'adresse la communication suivante :

Lorsque la guerre est devenue un fait accompli, nous nous sommes attachés principalement à empêcher notre pays d'y participer directement ou indirectement. Et, ce faisant, nous croyons non seulement être restés fidèles à l'' « esprit du socialisme international, mais avoir servi les intérêts véritables de notre patrie.

Quoique notre petit pays n'ait absolument aucune raison de participer à la guerre, nous avons dû compter avec le danger d'y être entraîné malgré notre volonté par suite de la situation géographique du Danemark qui se trouve sur la voie maritime reliant la mer du Nord et la Baltique.

La guerre nous a surpris au fort de notre campagne pour la constitution qui, depuis deux ou trois ans, concentrait toute l'attention du pays.

Les élections qui ont eu lieu sur cette question, c'est-à-dire sur l'introduction du suffrage universel pour les deux sexes ont donné lieu à une certaine collaboration entre la social-démocratie et la gauche radicale, collaboration qui s'explique par les défauts de notre système électoral actuel. Avec les radicaux, nous avons obtenu la majorité au Volketing et, après notre refus de participer au gouvernement, un ministère radical a été constitué. Ce ministère, dont la tâche principale était de terminer l'élaboration de la nouvelle constitution et de la faire adopter, a dû rechercherl'appui de la social-démocratie et s'est assuré également celui du parti libéral.

Après notre victoire aux élections sénatoriales, nous étions sur le point d'atteindre au but lorsque la guerre a éclaté. Vu la gravité de la situation internationale l'examen du projet de constitution a été suspendu par les conservateurs qui, avec l'appoint des voix de quelques libéraux de droite, ont obtenu la majorité au Landsting et ajourné la question de la constitution jusqu'au rétablissement du calme.

Ainsi donc, pendant la guerre, le pouvoir est détenu par un ministère radical, ce qui est extrêmement favorable pour tout le pays et en particulier pour la classe ouvrière.

Autant que la social-démocratie, le gouvernement désire conserver la paix et comme, dans les circonstances actuelles, il ne peut se maintenir qu'avec le soutien de notre fraction parlementaire, nous jouissons d'une certaine influence sur la législation, ce qui a été particulièrement précieux pour nous à cette époque difficile.

Nous avons résolu de l'aire tout notre possible pour que le gouvernement radical reste au pouvoir et, dans ce but, nous avons voté les crédits modérés destinés à la réalisation de certaines mesures militaires proposées par le ministère. Le total de ces crédits se monte à 10 millions de couronnes.

Nous sommes persuadés que nous avons par là grandement contribué à tenir le Danemark à l'écart de la guerre. Nous avons en même temps poursuivi notre travail pour l'élaboration et l'adoption de la constitution.

Dans le mouvement syndical, nous n'avions par bonheur au début de la guerre que des conflits insugnifiants. L'influence de la guerre n'a pas tardé à se manifester : le chômage a tteint des proportions considérables particulièrement dans les fabriques de cigares, de chocolat, de textile et la typographie. Le 23 août, nous avons fait dans toutes les organisations professionnelles une enquête sur le chômage et les questions qui s'y rattachent ; Les matériaux que nous avons rassemblés ont été élaborés par le Département officile de Statistique. Voici, résumés, les résultats de notre enquête :

Nos avons recueilli des renseignements sur 120 400 ouvriers organisés, dont 13 900 chômeurs.

Parmi ces derniers, 5 100 recevaient des secours des caisses de chômage. Les autres ne touchaient aucune subvention, soit qu'ils eussent, déjà retiré tout ce à quoi ils avaient droit, soit qu'ils n'appartinssent pas à la caisse de chômage ou qu'ils n'eussent pas encore droit aux secours d'après les statuts.

Ainsi donc, le pourcentage des chômeurs au 22 août s'élevait à 11,6.

En outre un nombre à peu près égal d'ouvriers, c'est-à-dire 13 200, ne travaillaient que partiellement. Pour permettre la comparaison, nous mentionnerons qu'à la fin de juillet et de l'année courante, la proportion des sans-travail était de 3,7, et à la fin d'août 1913, de 3,8.

Durant et après notre enquête, nous avons entrepris différentes démarches pour diminuer autant que possible le chômage et fournir une aide aux sans-travail ainsi qu'aux familles dont les soutiens étaient appelés sous les drapeaux.

Nous avons réussi à obtenir pour ces dernières une allocation hebdomadaire de 7 couronnes, allocation pouvant aller jusqu'à 15 couronnes selon le nombre des enfants.

Ces subsides sont payés par les communes, auxquelles le gouvernement rembourse les deux tiers des sommes ainsi dépensées. Ils se montent au total à environ 2 millions de couronnes par mois.

Pour le soutien des sans-travail organisés, les caisses de chômage, auxquelles le gouvernement et les communes délivrent des subsides, nous ont été d'un secours précieux. Au cas où un chômeur n'a pas droit à l'allocation, soit parce qu'il a déjà reçu tout ce qui lui revient, soit parce que la caisse est épuisée, il lui est accordé sur les fonds municipaux un secours extraordinaire égal à celui qui est délivré par les caisses de chômage et variant, selon les professions, de 6 à 14 couronnes par semaine. La majorité des sans-travail reçoit plus de 10 couronnes.

En outre, nous avons soutenu les mesures propres à développer les exportations du Danemark ainsi que l'importation du charbon et des autres objets de première nécessité : nous avons pris une part active aux commissions pour ta réglementation des prix et de de la réquisition de certains entrepôts, à l'organisation de collectes pour les nécessiteux et les affamés, etc.

Ainsi donc, nous avons, à notre avis, fait tout ce qui était possible 'dans les circonstances actuelles pour soutenir les forces physiques et morales de la population ouvrière danoise pendant la crise provoquée par la guerre. Pour être à même de défendre avec succès les intérêts du prolétariat partout où cela est nécessaire, nous avons depuis longtemps élu une petite commission composée de membres de nos centrales politiques et professionnelles.

Ce n'est pas pour provoquer une grande action publique du prolétariat international que nous nous adressons à nos camarades des autres pays. Pour cela, le temps n'est pas encore venu. Ce n'est pas non plus le moment d'instituer des débats internationaux sur l'essence de la question. Nous estimons simplement que la communion spirituelle entre les ouvriers des différentes nations ne doit pas être interrompue du fait que les gouvernants ont provoqué la guerre européenne, dont nous avons toujours dit qu'elle pèserait constamment, comme une menace, sur les pays civilisés tant que ne cesserait pas la course funeste aux armements terrestres et maritimes.

La guerre a éclaté, c'est là un fait profondément déplorable, mais il ne faut pas oublier que, dans tous les pays, nos camarades, jusqu'au dernier moment, se sont efforcés de la prévenir. Et c'est là le gage qu'à la fin de la guerre, les prolétaires réussiront de nouveau à s'unir pour l'action commune en vue de leurs intérêts communs.

Cette union sera nécessaire. De quelque façon que se termine le conflit européen, l'exploitation capitaliste subsistera intégralement après cette guerre qui, dans tous les pays, belligérants ou neutres, a mis à nu le développement effréné de la spéculation capitaliste.

Étant donné la nécessité de notre collaboration après la guerre, il convient de veiller maintenant à ce que la liaison internationale des ouvriers ne soit pas interrompue. Quelques bouleversements que doive entrainer la guerre, elle contribuera vraisemblablement dans une forte mesure à répandre et à renforcer la volonté de paix parmi les masses populaires. Il est à présumer que, instruits par les ravages et les hécatombes qu'elle aura causés, nombre de travailleurs, qui auparavant étaient hostiles ou indifférents à nos idées, deviendront plus accessibles à la propagande socialiste. C'est pourquoi nous devons, d'ores et déjà, nous préparer à développer le plus possible notre agitation après la guerre.

Afin de, contribuer pour notre part au maintien de la liaison internationale, nous avons cru devoir envoyer eux camarades des autres pays cette communication que nous avons rédigée on allemand, en français, en anglais et, pour les pays scandinaves, en danois.

Nous espérons que tous les pays neutres réussiront à conserver la paix et à organiser l'aide nécessaire au soulagement des maux de la guerre. Nous espérons que nos camarades des pays belligérants, malgré les terribles épreuves qu'ils ont à supporter, conserveront intacts leurs convictions socialistes et leurs sentiments de fraternité internationale. Surtout, nous espérons que la guerre prendra bientôt fin, qu'elle se terminera de façon à assurer le libre développement de chaque nation et qu'ainsi, nous pourrons continuer à répandre nos idées et assister à une nouvelle progression de la civilisation.

Salut socialiste.

Pour le parti social-démocrate danois :

T. Stauning.

Pour l'union des syndicats danois :

Karl Madsen.

Le 17 janvier 1915 s'ouvrit la conférence socialiste internationale de Copenhague. La Suède y était représentée par Branting et Ström, la Norvège par Knudsen, la Hollande par Troelstra et un rédacteur dont j'ai oublié le nom, le Danemark par Stauning. Les autres pays avaient refusé d'y participer, Les séances eurent lieu à huis clos. Aucune divergence de vues essentielle ne se manifesta entre les délégués. Il est vrai que Troelstra et Stauning étaient germanophiles, alors que les sympathies de Branting allaient à la France et celles de Knudsen à l'Angleterre, mais dans ces conditions, il n'était pas difficile de s'entendre. Après une session de deux jours, la conférence adopta entre autres la résolution suivante :

RESOLUTION DE PROTESTATION CONTRE L'ACTE DE VIOLENCE COMMIS EN RUSSIE

La Conférence social-démocrate de Copenhague a appris que cinq membres de la Douma d'Empire, qui s'étaient réunis en vue de rédiger un rapport pour la présente Conférence, ont été de ce fait arrêtés. La Conférence exprima sa sympathie à ces cinq camarades et, proteste énergiquement contre un tel traitement à l'égard des représentants légitimes de la classe ouvrière.

Où les délégués avaient-ils pris que notre fraction parlementaire se disposait à leur présenter un rapport, je ne saurais le dire. Nous leur avions proposé à ce sujet une résolution, mais ils ne l'acceptèrent pas et préférèrent en composer une eux-mêmes.

Presque à la même époque avait lieu à Londres une autre conférence : celle des socialistes des pays de l'Entente (France, Angleterre, Belgique), à laquelle participaient quelques vagues représentants russes se référant soi-disant au passé de l'Internationale, cette conférence, tout en reconnaissant que la guerre européenne n'était que la lutte de deux impérialismes, prenait sous sa protection celui des deux qui se trouvait en état de « légitime défense ». L' « agression » de l'impérialisme allemand contre la France et la Belgique avait amené ces socialistes à se ranger du côté de « leurs » capitalistes. L'élite de la IIe Internationale était pour la « défense de la patrie ». Les représentants des partis socialistes des pays de l'Entente s'étaient attelés au char de la guerre et n'hésitaient nullement à entrer dans des ministères archi-bourgeois. Seul, le parti socialiste italien faisait exception : dès le début il avait adopté résolument la plate-forme de !a lutte contre la guerre et contre tous ceux qui la préconisaient.

Inutile de dire que les gouvernements de l'Entente se firent un plaisir de répandre les résolutions de la conférence de Londres.

D'ailleurs tous les réactionnaires, fripons et spéculateurs qu'enrichissait le carnage ne se faisaient pas faute d'exploiter les noms et les interventions des leaders de la IIe Internationale qui, dans la guerre, s'étaient rangés aux côtés de leurs gouvernements respectifs.

Les socialistes des Empires centraux rivalisaient d'ardeur avec leurs confrères des pays de l'Entente et incitaient les prolétaires à « défendre » leur patrie et à s'exterminer les uns les autres, Le chauvinisme triomphait sur toute la ligne. Les capitalistes pouvaient s'enorgueillir de leurs socialistes.

XII. Social-chauvins, laquais de la bourgeoisie[modifier le wikicode]

Après la conférence socialiste de Copenhague, je retournai à Stockholm. J'y rencontrai quelques personnes arrivées de Russie, où elles avaient transmis de ma part des renseignements à notre organe central, Le Social-Démocrate. Je me mis à renforcer le groupe des ouvriers bolcheviks de Stockholm et à apprendre à quelques prolétaires les méthodes d'emballage, d'expédition et de transport illégales de la littérature.

Les camarades de Pétrograd ne faisaient preuve d'aucune initiative dans l'organisation de la liaison et l'envoi des informations à l'étranger. Quant à mon action personnelle, elle était fortement entravée par l'absence de ressources. Les envois par courriers spéciaux revenaient très cher ; or, je n'avais ni argent, ni espérance d'en recevoir. Il me fallait recourir à des moyens de fortune, ce qui était tout à fait insuffisant.

Avec 500 roubles par mois, j'aurais pu fournir toute la littérature désirable à nos organisations ouvrières de Russie et entretenir des communications mensuelles régulières avec tous les points du pays. Mais je n'avais même pas cette misérable somme, ce qui paralysait tout mon travail.

En février, je reçus la visite d'un étrange individu qui se présenta à moi comme un ex-bolchevik, Finlandais d'origine, du nom d'Enotaïevsky. Les camarades de Pétrograd lui avaient soi-disant parlé de moi à cœur ouvert et il était venu me « convaincre » de la fausseté de notre tactique. Patriote ardent, il collaborait au Sovrémionny Mir de Iordansky, croyait fermement à la victoire de la Russie, etc. L'importunité et la vantardise de cet homme étaient sans bornes. Aussi fus-je extrêmement content lorsqu'il me débarrassa de sa présence. Comme je pus le vérifier dans la suite, tous ses racontars n'étaient qu'un tissu de mensonges et jamais aucun camarade de Petrograd ne lui avait donné de commission pour moi.

Mon action à Stockholm m'avait amené, les premiers temps, à faire connaissance d'une série de militants finlandais, estoniens, sionistes, qui s'étaient occupés autrefois de propagande révolutionnaire en Russie, mais qui, depuis la guerre, semblaient fonder leurs espérances sur le grand état-major allemand. Un Estonien, du nom de Keskoula, qui me présenta des lettres de recommandation du groupe social-démocrate estonien de Suisse, m'offrit par l'intermédiaire de plusieurs personnes des fonds, des armes et tout ce qui était nécessaire pour le travail révolutionnaire en Russie. Les personnes et les moyens proposés semblaient parfaitement sûrs. Mais, toujours sur mes gardes, je fis une enquête qui me permit d'établir que j'avais affaire à des agents déguisés du militarisme allemand, et je repoussai leur offre.

J'avais d'ailleurs pour règle de refuser catégoriquement toute proposition tant soit peu suspecte. Avant mon départ pour le Danemark, j'avais donné au secrétaire de notre groupe bolchevik à Stockholm, Bogrovsky, et à tous les camarades affectés à l'expédition de la littérature, l'instruction formelle de n'accepter d'argent de qui que ce fût, sauf des organisations du parti suédois.

Pendant ce nouveau séjour en Suède, j'établis que la police russe avait une agence à Stockholm. Nos organisations, ainsi que certaines personnes privées, étaient l'objet d'une surveillance active. Notre correspondance était décachetée et ainsi, malgré toutes ses préventions contre la Russie, la police suédoise secondait la Sûreté russe. Je mis Branting au courant ; il s'adressa au Ministre de l'Intérieur, qui, naturellement, l'assura que la police « officielle » était en dehors de l'affaire, mais qu'il ne pouvait répondre des bureaux d'espionnage privés.

Après avoir arrangé les affaires du groupe, je résolus de partir pour Christiania[14], où l'on était moins surveillé, où la vie était bien meilleur marché (ce qui avait pour moi grande importance, car j'étais au bout de mes ressources) et où j'espérais, en outre, me procurer du travail dans une usine quelconque.

Je trouvais le pays d'Ibsen revêtu de sa somptueuse parure hivernale. Les collines boisées, poudrées de blanc, étincelaient sous les rayons du soleil de mars,

Les forêts profondes avec leurs arbres innombrables étaient comme un royaume de neige immaculée baignant dans la paix infinie de la nature septentrionale.

Resserrée entre des collines, la capitale de la Norvège s'étend sur le rivage d'un fjord libre de glace toute l'année. La nuit, du sommet du Holmenkollen, on avait sur la ville une vue merveilleuse. Des milliers de lampes électriques scintillaient dans le lointain nocturne, formaient comme une voie lactée dans la plaine, s'espaçaient progressivement au flanc des montagnes et allaient se confondre avec les étoiles.

Les camarades norvégiens m'accueillirent aimablement. Des membres du C.C., seul Vidness, rédacteur du Social-Démocrate, connaissait les langues étrangères. Le parti social-démocrate norvégien était un peu plus « à gauche » que les autres partis Scandinaves. Dans la question de la guerre, le C.C. adoptait la plate-forme internationaliste et défendait la neutralité de son pays, mais penchait souvent vers l'anglophilie. Les « jeunes » social-démocrates étaient solidaires de leurs camarades suédois. Avant également leur organe, La Lutte de classe, ils combattaient la guerre, mais tombaient parfois aussi dans un pacifisme vague et nuageux.

Contrairement à mon attente, il me fut impossible de me procurer du travail à Christiania. Fortement atteinte par la guerre, l'industrie ne commençait alors qu'à se relever de sa crise ; en outre, j'étais notablement infériorisé par mon ignorance du norvégien. Pourtant, il me fallait à tout prix trouver un gagne-pain. Je résolus alors de me rendre en Angleterre. J'avais déjà un passe-port « étranger » qui m'avait été délivré au consulat fronçais de Stockholm. Non sans peine, j'obtins le consentement de la direction de notre parti à l'étranger. M'étant procuré l'argent nécessaire au voyage, j'allai trouver la consul anglais. Mon air convenable et les nombreux certificats d'usines françaises que je lui présentai lui inspirèrent confiance et, après avoir perçu les frais de chancellerie, il apposa son visa sur mon passeport français. Je pris également à tout hasard mon passeport russe qui remontait à 1907, et, au début d'avril, je me mis en route.

XIII. En Angleterre[modifier le wikicode]

Pendant la guerre, les communications entre la Norvège et l'Angleterre s'effectuaient par Bergen et Newcastle. Les bateaux risquant à chaque instant de tomber sur une mine ou de rencontrer un sous-marin ou un navire de guerre allemand, les armateurs en avaient profité pour élever considérablement le prix de la traversée et réalisaient des bénéfices fabuleux.

La ligne de Christiania à Bergen est une des plus belles de l'Europe septentrionale. Contournant des pics, traversant des gorges, longeant des lacs cristallins ou de profonds ravins, tantôt elle s'enfonce sous terre et tantôt escalade des monts recouverts d'une neige éternelle. Paysage merveilleux ! Des milliers de touristes viennent chaque année lui payer leur tribut d'admiration.

La petite ville de Bergen est située au pied de hautes montagnes sur le rivage du fjord du même nom. Malgré la guerre, le port était très animé. Les Anglais contrôlaient rigoureusement tous les départs de bateaux.

Les transports maritimes étaient assurés par quelques navires assez inconfortables, d'un déplacement maximum de 2 000 tonnes. Avant de s'embarquer, les passagers devaient, munis d'un passeport en bonne et due forme et déjà visé, se présenter personnellement à des délégués anglais qui les soumettaient à un interrogatoire serré et, selon les cas, leur délivraient ou leur refusaient le laissez-passer pour le bateau. Je fus assez heureux pour ne pas exciter leurs soupçons et je m'embarquai pour l'Angleterre.

Le départ ainsi que l'arrivée des bateaux étaient tenus secrets. En vue des côtes d'Angleterre, il était interdit aux passagers de monter sur le pont. L'embouchure du Tyne était minée et, tout le long du fleuve, les passagers devaient rester dans leurs cabines. Après 40 heures de traversée, le bateau jeta l'ancre à Newcastle. Là, nouvel examen des passeports et visite des bagages, après quoi on put débarquer. Je me rendis à la gare où, après avoir erré par d'innombrables escaliers et couloirs, je trouvai enfin le train de Londres qui, quelques minutes plus tard, sans l'affairement, le vacarme effroyable, les coups de sonnette multiples habituels dans notre pays, se mit tranquillement en marche. Il n'y avait que des wagons de première et de troisième classe, tous confortables et pratiques. Chaque compartiment avait une porte donnant sur le quai. Le train glissait silencieusement, sans cahots aucuns, sur une voie idéale où le danger de déraillement est réduit au minimum. Partout, de la propreté, de l'ordre, du confort. Quelques heures plus tard, j'étais à Londres.

J'avais déjà, avant la guerre, fait plusieurs séjours dans la vieille capitale brumeuse et enfumée de la Grande-Bretagne où j'avais travaillé notamment au parc d'aviation. Rien dans les rues ne faisait encore sentir la guerre, sauf la circulation inusitée des militaires et, pendant la nuit, la faiblesse de l'éclairage : par crainte des zeppelins, les réverbères avaient été coiffés d'abat-jour ou étaient coloriés et ne donnaient qu'une lumière diffuse.

J'allai trouver un de mes anciens amis le « père » Harrison (Litvinov). Grâce à son concours et aux indications d'un vieil émigré, je parvins à dénicher un logement et me mis immédiatement à la recherche d'un travail. A cet effet, j'achetai chaque matin le Daily Chronicle où il y avait une rubrique spéciale pour la demande de main-d'œuvre. J'envoyai également une carte postale à mon ancienne place à Hendon. Étant tombé sur une annonce où l'on réclamait des tourneurs dans une usine d'automobiles de Wembley, j'allai m'y présenter. Le gérant, un Suisse parlant le français, m'accepta immédiatement et, le lendemain, je me mis au travail. Après avoir éprouvé mes capacités, on m'affecta à la première catégorie des tourneurs à raison de un shilling l'heure.

Au début, je retournai chaque soir coucher chez moi à Londres, mais cela me prenait journellement deux heures. Aussi m'établis-je bientôt à Wembley même, où mes camarades avaient des chambres meublées avec pension complète pour 18 shillings par semaine. Nous travaillions 9 heures et demie par jour et 5 heures le samedi. La liberté était très grande. Les Anglais travaillaient sans se presser, mais abattaient beaucoup d'ouvrage et n'aimaient pas qu'on cherchât à faire de la vitesse. Dès les premiers jours, je fus avec eux en excellents rapports. Ils apprirent que j'étais révolutionnaire, ennemi de la guerre et souvent nous avions autour de nos machines des discussions peu compliquées, parfois avec l'aide d'un traducteur. La plupart étaient affiliés à l'Amalgamated Society of Engineers, c'est-à-dire à l'union des ouvriers mécaniciens. Il était extrêmement difficile aux étrangers de se faire admettre. Les dirigeants des trade-unions étaient des nationalistes forcenés et, quoique leurs organisations adhérassent formellement aux unions internationales, elles n'en suivaient guère les règles.

J'exhibai au représentant de l'Amalgamated Society mes cartes de syndiqué des autres pays où j'avais travaillé et lui demandai de m'inscrire parmi les membres de son organisation. Il se rendit au siège de cette dernière qui se trouvait à Chiswick et, à son retour, me déclara que ma « connaissance du métier et des usages ouvriers » me donnant le droit d'entrer dans l'union, je devrais venir le samedi suivant à l'assemblée où aurait lieu ma réception définitive. Une semaine plus tard, je me rendis à Chiswick. L'union occupait plusieurs pièces dans un des restaurants de la ville. Dans l'une d'elles, on conservait dans une malle spéciale les dossiers, registres, documents et papiers divers de l'organisation. Lorsque je pénétrai dans la petite salle affectée aux réunions, une cinquantaine de camarades, et parmi eux quelques ouvriers devant être reçus ce jour-là dans l'union, étaient assis, attendant l'ouverture de l'assemblée. La séance ouverte, le président annonça que de nouveaux camarades désiraient s'affilier à l'organisation. J'étais le premier candidat. Le représentant de notre atelier déclara que je connaissais parfaitement mon métier, les coutumes des ouvriers et que je me conformais aux dispositions de l'union sur le salaire minimum. Le président ajouta que j'avais été déjà durant plusieurs années membre de divers syndicats de France et d'Allemagne, mais que néanmoins je devais être mis au courant de mes nouvelles obligations. Après avoir rassemblé autour de la table tous les candidats, il déploya un petit papier et nous lut une instruction sur les droits et les devoirs des membres de l'Union. Cette intronisation avec son caractère quelque peu mystérieux, rappelait les us et coutumes du compagnonnage, à l'époque où les ouvriers constituaient leurs unions secrètes contre les patrons.

La guerre avait suscité dans le Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Indépendant et les trade-unions, les mêmes divergences de vues et les mêmes scissions que dans les organisations analogues des autres pays. Le leader de l'Indépendant Labour Party, Keir Hardie, considéré en Russie comme un opportuniste, était un adversaire acharné du parti militaire anglais. Il mourut au début de la guerre à son poste de militant et ce fut une perte extrêmement sensible pour le mouvement anglais. Un autre leader, considéré en Russie comme le « seul marxiste » d'Angleterre, l'aristocrate Hyndman, était alors un nationaliste et un chauvin avéré. Quelques camarades russes qui avaient eu affaire à lui de 1905 à 1908 le représentaient comme un politicien équivoque. L'ingénieur Mertens, émigré en Angleterre, certifiait que Hyndman était actionnaire et membre de la direction d'une fabrique de mitrailleuses et de fusils, ce qui expliquait jusqu'à un certain point son bellicisme.

Le Parti Indépendant menait une propagande active contre la guerre. Dès le début, il avait lancé un « manifeste » dans lequel il exposait nettement sa position pacifiste et antimilitariste, mais ne montrait aux ouvriers aucune issue pratique à leur situation. Dans son hebdomadaire, le Labour Leader, il développa inlassablement les mots d'ordre pacifistes dirigés contre la guerre. En outre, il édita un grand nombre de livres, brochures et pamphlets dans lesquels il dévoilait la culpabilité du gouvernement britannique dans le conflit mondial. Parmi ces ouvrages, il convient de signaler particulièrement celui intitulé : La diplomatie secrète, où il mettait à jour toute une série de machinations anglo-françaises contre l'Allemagne. Aussi, la presse bourgeoise menait-elle une campagne furieuse contre les Indépendants, qu'elle accusait d'être vendus aux Allemands. Le gouvernement interdit l'hebdomadaire, fit saisir les brochures, ferma l'imprimerie, mais les Indépendants n'en continuèrent pas moins leurs publications. Ils organisèrent également un grand nombre de réunions publiques, que la police ne cessa de saboter en envoyant des voyous et des espions pour y faire du tapage.

Le Parti Socialiste Britannique n'avait pas une action aussi brillante. Néanmoins, il publia un grand nombre de pamphlets et feuilles volantes contre le chauvinisme. Avec l'Independent Labour Party il chercha par tous les moyens à organiser la liaison internationale.

Par l'intermédiaire de Litvinov, un des plus anciens émigrés, je fis la connaissance d'un membre du Parlement, le socialiste indépendant Andersen, qui me mit au courant de l'action parlementaire de son parti. Vivement intéressé par le mouvement révolutionnaire russe, il me demanda d'écrire un article ou une brochure pour y exposer la situation de notre pays.

Dans la question de la guerre, les syndiqués anglais, sous la conduite de leurs dirigeants, s'étaient rangés du côté de leur gouvernement. La confédération des trade-unions publia un manifeste servile revêtu des signatures de la plupart des fédérations, mais où par bonheur pourtant ne figurait point le nom de l'Amalgamated Society of Engineers. Sans être aussi nationalistes que la majorité des autres corporations, ses métallurgistes étaient néanmoins politiquement très arriérés. Lorsque, le lendemain du 1er Mai, pendant lequel j'avais chômé, je vins à l'atelier, plusieurs de mes compagnons me demandèrent si je n'avais pas été malade la veille. Je leur expliquai que je n'avais pas travaillé à l'occasion du 1er Mai. Quelques jeunes ouvriers ne purent cacher leur étonnement et me demandèrent pourquoi je fêtai ce jour là plutôt qu'un autre. Et dire que de tels ouvriers vivent et travaillent au cœur même du mouvement ouvrier, à Londres !

XIV. En Scandinavie[modifier le wikicode]

Par suite de l'afflux des émigrés venus soit de Belgique, soit de France où, en tant que mobilisables, ils étaient en butte aux vexations du gouvernement, l'émigration russe avait considérablement augmenté pendant la guerre. Elle s'était morcelée en une série de groupements politiques ayant leur siège à la « Maison du peuple » K. Marx, dans la rue Charlotte, où se trouvait également le « cercle » sans-parti Herzen.

Notre organisation me demanda un rapport sur la situation en Russie. Ma relation de la grande grève de 1914 à Saint-Pétersbourg et des événements des premiers mois de la guerre suscita un vif intérêt et je dus la refaire plusieurs fois aux assemblées de différentes sections.

Vivant dans les environs de Londres, j'étais, par les journaux et les conversations, à même de me rendre compte de l'habileté de la bourgeoisie anglaise à travailler l'opinion publique. Pour justifier la création d'une armée de terre, elle alléguait son manque de préparation à la guerre, argument qu'employait également Lloyd George pour démontrer le pacifisme du gouvernement britannique. La presse tout entière exploitait a merveille les raids des escadrilles aériennes et des navires allemands sur la capitale et les côtes de l'Angleterre pour semer parmi la population la haine des Allemands.

Grâce à la politique d' « union sacrée » préconisée par les dirigeants des trade-unions et à l'esprit de conciliation manifesté par le gouvernement et les industriels envers les ouvriers, le mouvement gréviste avait considérablement décru. Néanmoins, en été 1915, je fus témoin d'une série de grèves. Les ouvriers de notre usine, entre autres, réclamèrent une augmentation de salaire d'un penny par heure, à laquelle le directeur dut consentir. Comme j'avais réussi auparavant à obtenir personnellement une augmentation d'un penny, ma paye se trouva élevée à un shilling deux pence. Grâce au bon marché de la vie en Angleterre, je parvins très rapidement à renouveler mon linge et ma garde-robe, fortement éprouvés au cours de mes voyages, et commençai à économiser de l'argent pour retourner en Russie faire de l'action clandestine.

A la demande des camarades russes et anglais, j'écrivis un article sur la situation en Russie. J'en fis quatre copies, dont une fut remise aux camarades anglais et les autres expédiées en Norvège, en Suisse et en Amérique. Cet envoi eut un résultat tout à fait inattendu. J'étais sans m'en douter sous la surveillance de la police qui me dépêcha un de ses agents.

Un jour, je venais de rentrer chez moi, mon travail terminé, lorsque ma propriétaire me pria de passer au salon où un jeune homme m'attendait. Après nous avoir présentés, elle sortit précipitamment, ferma la porte et nous laissa seuls. Mon visiteur, un Anglais soigneusement mis, l'air d'un intellectuel, commença par s'excuser et déclara qu'il était chargé par ses chefs de me surveiller et de savoir qui j'étais. J'avais, dit-il, écrit un article qui l'intéressait fort et dont deux exemplaires envoyés en Suisse et en Norvège avaient été saisis par la censure militaire. (J'en conclus que le troisième, destiné à l'Amérique avait passé inaperçu.) Les extraits de cet article, qu'on lui avait communiqués, lui avaient perrmis de constater qu'il était dirigé contre le tsar et contre la guerre. Je confirmai la chose et lui demandai si, par hasard, le gouvernement anglais entendait assumer la défense du tsar. Mon interlocuteur fronça les sourcils, déclara néanmoins qu'il ne le pensait pas et, au cours d'un entretien d'une demi-heure, s'efforça de me démontrer que le gouvernement britannique méritait toute confiance. Je protestai centre la saisie de mes manuscrits et demandai qu'on me les rendît ou qu'on me fît connaître officiellement la raison de leur saisie. Le policier me répondit que, conformément à lu loi sur la défense du royaume, la censure militaire avait le droit de saisir ce qu'elle jugeait nécessaire sans avoir à donner d'explications. J'intentai alors une action en dommage et intérêts à l'administration des postes qui, alors que j'étais déjà en Suède, m'avisa que ma correspondance avait été arrêtée par la censure militaire.

A Wembley, je fis la connaissance de L.K. Mertens qui, considéré comme Allemand, y demeurait sous la surveillance de la police. Né en Russie de parents allemands, il avait pris part au mouvement révolutionnaire et avait été de ce chef expulsé en Allemagne où il avait fait deux années de service militaire, après quoi il était parti pour l'Angleterre, où il s'était mis à travailler à différentes inventions pour la révolution russe. Au début de la guerre, il était ingénieur-constructeur dans une usine de moteurs, mais en été 1915, une violente campagne ayant été menée contre lui par ses collègues, sous prétexte qu'il était Allemand, le directeur, pour ne pas être taxé d'antipatriotisme, avait consenti à le renvoyer. Mertens était resté sans travail avec une femme et un enfant sur les bras, espionné et haï de tous les petits-bourgeois de sa localité et n'entretenant de relations qu'avec les camarades de la colonie russe. Grâce à de nombreuses démarches et à son origine semi-russe, il parvint néanmoins, dans la suite, à quitte l'Angleterre et à s'embarquer pour New York.

A Londres, je rencontrai le littérateur Stanislas Sokolov (Volsky), ancien agitateur bolchevik, qui alors donnait des leçons pour vivre et tournait au patriotisme. C'était un militant de valeur et sa défection m'attristait profondément. J'eus avec lui de longues discussions, j'allai spécialement le voir à Brighton pour essayer de le faire revenir de son erreur et de le remettre dans la bonne voie, mais mes efforts furent vains.

Des autres militants et littérateurs fixés à Londres, les plus marquants étaient Kerjentsev, le Lituanien Kapsoukas, les Lettons Berzine et Peters, Tchitchérine, qui avait rompu avec le menchevisme, et Pétrov, qui s'était affilié au Parti Socialiste Britannique et y était devenu bolchevik. Les « liquidateurs », parmi lesquels Maisky, étaient également assez nombreux.

Vers le milieu de l'été, nous fûmes avisés que Boukharine allait partir de Suisse avec sa femme et passer par la France et l'Angleterre. Le jour de son arrivée à Londres, Litvinov et moi décidâmes d'aller l'attendre à la sortie du train, persuadés que nous arriverions à le trouver, quoique ni l'un ni l'autre ne l'eussions encore vu. La gare était bondée de soldats partant pour le front et accompagnés de leurs parents et amis. Un train arrive ; il en sort des centaines de voyageurs, que nous examinons attentivement, mais parmi lesquels nous ne découvrons aucun Russe. Enfin, nous apercevons un couple à l'air complètement dépaysé, jetant de côté et d'autre des regards indécis. Ce ne pouvait être que les Boukharine. Sans hésiter, nous les abordons et leur adressons la parole en russe. Nous ne nous étions pas trompés, c'étaient bien eux. Nos camarades se montrèrent fort étonnés que nous les eussions découverts parmi des centaines de voyageurs. La chose était portant bien simple : leurs regards inquiets, leur air effaré et surtout les paquets qu'ils portaient sous le bras ne pouvaient laisser de doute sur leur nationalité. Nous les emmenâmes à Wemblev, où ils furent hégergés chez Mertens. Boukharine, qui voyageait avec un faux passeport au nom d'un juif, avait eu à subir de nombreuses vexations de la part des antisémites français et anglais. Quand il repartit d'Angleterre avec sa femme, je confiai à cette dernière plusieurs commissions pour la Russie. Malgré d'innombrables vicissitudes, nos amis parvinrent heureusement à Stockholm, où Boukharine s'arrêta, tandis que sa compagne continuait son voyage jusqu'en Russie.

Comme je l'ai dit plus haut, j'avais l'intention de regagner la Russie pour y organiser un service de transport et de liaison illégal. Les dirigeants de notre organisation bolcheviste à Londres s'intéressèrent vivement à mon plan. Comme il me fallait des fonds, Litvinov liquida l'avoir du cercle et du groupe et en rôtira 1 000 shillings, qui furent affectés à mon entreprise. En août, j'étais prêt à partir, mais il y avait quelques formalités à remplir. Le passeport étranger que j'avais obtenu du consul français à Stockholm n'était pas valable pour le retour en Suède. Je résolus alors d'utiliser mon vieux passeport délivré en 1007 par le starosta de Mourom. J'y joignis ma photographie et me rendis au consulat russe. Ma « sympathique » physionomie n'inspira aucun soupçon et l'on m'accorda sans difficulté l'autorisation de quitter l'Angleterre. Je n'avais plus qu'à prendre mon billet et à m'embarquer. Quoique j'eusse le visa direct pour la Russie, je n'utilisai mon passeport que pour la sortie d'Angleterre, jugeant plus prudent de ne pas rentrer dans mon pays avec un tel document.

Après avoir fait mes adieux aux camarades, je pris le train pour Newcastle. Le soir même, j'étais à l'embarcadère. Parqués au dépôt des marchandises, les passagers attendaient le moment de monter sur le bateau. Parmi eux, je remarquai un grand nombre de Russes, entre autres des prisonniers de guerre qui s'étaient enfuis d'Allemagne par la Hollande. Le contrôle militaire anglais arriva pour vérifier les documents. Il me fallut m'occuper des prisonniers, car le guide qui leur avait été adjoint par le consulat avait disparu et, ne connaissant pas la langue, ils se trouvaient dans un grand embarras. Je les débrouillai de mon mieux. Contrôleurs et douaniers examinaient soigneusement les passeports, les bagages et jusqu'aux porte-monnaie des voyageurs, tout cela sans se presser et en échangeant des plaisanteries. Les entretiens roulaient presque exclusivement sur la hausse des prix : de la guerre elle-même, pas un mot. Je liai conversation avec un employé qui parlait le français et dont je tirai plusieurs renseignements intéressants sur l'industrie de la région, la situation des ouvriers, etc. J'appris entre autres que la nuit précédente, un zeppelin était venu lancer des bombes dans une localité des environs où plusieurs maisons avaient été détruites. Mon interlocuteur me fit l'amabilité de ne pas visiter mes bagages et, grâce à lui, je pus pénétrer sur le bateau bien avant les autres.

A minuit, nous levâmes l'ancre. Les passagers étaient dans leurs cabines. Le matin, on nous permit de monter sur le pont, car nous étions déjà loin des côtes d'Angleterre. Tout le monde avait une peur effroyable des mines, sous-marins et navires de guerre allemands. L'équipage expliquait à chacun de nous vers quelle chaloupe il devait se diriger en cas de danger. La moindre tache sombre sur l'eau, la plus légère fumée à l'horizon suffisait pour alarmer les passagers. Le navire allait lentement, à une moyenne de 9 ou 10 nœuds. L'immense plaine moutonnée semblait peuplée de monstres menaçants guettant leur victime derrière chaque crête de vague et versait dans les cœurs la crainte et l'angoisse.

Je liai conversation avec les militaires russes qui s'étaient enfuis d'Allemagne. Tous sous-officiers, ils relataient avec fierté leurs exploits et les difficultés de leur évasion. A Londres, un prince de la famille des Romanov leur avait donné à chacun une montre à bracelet, mais de si mauvaise qualité que quelques-unes déjà n'allaient plus. Nous parlâmes de la guerre. Les épreuves qu'ils avaient endurées les avaient rendus hostiles aux Allemands. Curieux de connaître leur opinion, je leur demandai pourquoi, à leur avis, on se battait. Apparemment, ils avaient déjà réfléchi à cette question, car pour la plupart ils me déclarèrent sans hésiter que la Russie était intervenue pour défendre la France, qu'il fallait empêcher les Allemands de mettre la main sur notre pays, etc. Je leur donnai à lire quelques-unes de mes publications et leur expliquai le caractère véritable de la guerre, mais cela incidemment au cours de nos entretiens et sans avoir l'air de faire de la propagande. Aussi ne leur inspirai-je aucune méfiance et, à notre arrivée en Norvège, nous nous séparâmes amicalement en nous donnant nos adresses. Nous mîmes presque deux jours pour aller jusqu'à Bergen. De là, je refis en sens inverse la route menant à Christiania. Je pris un train de jour pour avoir la possibilité d'admirer le paysage.

A Christiania, je vis Kollontaï qui collaborait déjà activement au travail des bolcheviks, aidait à l'organisation de la liaison, etc. Il s'était fondé dans la capitale de la Norvège une Union des ouvriers russes, qui était une sorte de club politique. Et je dus constater une fois de plus ce que j'avais déjà vu si fréquemment : dès que les Russes créaient une organisation quelconque, c'était immédiatement des scissions, des intrigues, des fractionnements, des manœuvres de toute sorte. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que je parvins à me débarrasser des importuns et des intrigants qui voulaient me faire l'arbitre de leurs démêlés.[15]

  1. Quartier nord ouest de Saint-Pétersbourg, sur la rive droite de la Néva. (N. du T.)
  2. Quartier nord-est de Saint-Pétersbourg, sur la rive droite de la Néva. (N. du T.)
  3. Il s'agit, non pas de la relève par équipes, mais de la relève individuelle, très pratiquée en Russie. Deux ouvriers se remplaçant à tour de rôle étaient affectés à une machine-outil et employés à un travail pour lequel ils recevaient un salaire déterminé qu'ils se partageaient par moitié. Comme on le voit, ces deux ouvriers étaient étroitement solidaires l'un de l'autre et en réalité n'en faisaient qu'un. (N. du T.)
  4. On appelait ainsi le courant opportuniste du Parti social-démocrate qui voulait « liquider » l'intransigeance prolétarienne du Parti. (N. du T.)
  5. En Russie, la Marseillaise est toujours considérée comme un chant révolutionnaire et l'air français accompagne des paroles russes qui n'ont rien de patriotique. (N. du T.)
  6. Chanson populaire, de rythme très lent. (N. du T.)
  7. Petit bras de la Néva. (N. du T.)
  8. C'est-à-dire les portiers ou concierges qui étaient tous des indicateurs policiers. (N. du T.)
  9. En français dans le texte. (N. du T.)
  10. 1
  11. Journal antisémite du soir. (N. du T.)
  12. Organisation social-démocrate juive. (N. du T.)
  13. Lénine. (N. du T.)
  14. C'était alors le nom de la capitale de la Norvège, rebaptisée Oslo en 1925 (note de la MIA).
  15. Ici s'achève la parution de la traduction du livre de Chliapnikov dans Le bulletin communiste, dans le numéro 11 du 14 mars 1924. Il est plus que vraisemblable que cette cessation correspond à la reprise en main du Bulletin communiste par le secrétariat du Parti Communiste SFIC, et à l'écartement de Boris Souvarine de sa rédaction. Chliapnikov, comme Souvarine d'une autre manière, détonaient avec l'orthodoxie stalinienne qui était en train de prendre le contrôle du parti russe et de l'Internationale Communiste. Les chapitres qui restent inédits en traduction française sont :
    1. En Scandinavie
    2. Voyage clandestin
    3. A Pétersbourg
    4. Socialistes militaro-industriels
    5. Campagne de réélection
    6. Assemblée secrète des industriels
    7. Le 9 janvier
    8. Situation des ouvriers et du travail du parti
    9. Schéma d'organisation
    10. Littérature clandestine
    11. Rassemblement des forces du participaient
    12. Assurances et Tchernomazovtchina
    13. Activité provocatrice de Tchernomazov & co.
    14. Voyage à l'étranger
    15. Dans l'émigration de parti.
    16. Voyage en Amérique
    17. Retour d'Amérique
    18. Retour en Russie
    19. Lutte des ouvriers pétersbourgeois
    20. Le bureau du CC et le travail de participaient
    21. Le mouvement social et la sociale-démocratie
    22. Retournement de l'opposition libérale et aristocratique
    23. Liaison du Bureau du Comité Central et des provinces
    24. Relations avec les autres partis
    Deuxième partie
    1. Lutte de la bourgeoisie pour le pouvoir
    2. Soutien à la IVe Douma
    3. De l'activité du POSDR (Bolchevik)
    4. De l'activité du bureau du CC du POSDR
    5. Crise de l'approvisionnement
    6. Le bureau du CC du POSDR et la crise de l'approvisionnement
    7. La question de l'approvisionnement et la Douma d'Empire
    8. Organisation des interventions des ouvriers
    9. La clandestinité et l'Okhrana internationale et tsariste
    10. Avant le 9 janvier 1917