A l'intelligentsia polonaise

De Marxists-fr
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Citoyens ! Un massacre de plus, un crime de plus ont marqué le chemin sanglant sur lequel le monstre de l'absolutisme roule vers l'abîme.

Des centaines de victimes, de nouvelles hécatombes ont été déposées par la classe ouvrière sur l'autel de la liberté et de la civilisation.

Et une fois de plus, un voile de honte pudique a recouvert la « tête de la nation »[1], les citoyens possédants et « bien nés ».

Alors que le sang du peuple assassiné dans les rues de Varsovie est encore frais, alors que nous enterrons les cadavres, encore convulsés par les spasmes de la mort, de nos frères, de nos femmes et de nos enfants, eux, les « citoyens », envoient à nouveau des députations aux autorités, exigeant du gouverneur général qu'il enquête sur le massacre de mai. Ils rampent vers le héraut des voyous avec des plaintes à recueillir dans l'antichambre, sur l'administration de la « justice » tsariste !

Et en même temps, les scribouillards réactionnaires se jettent sur nous, qui combattons et mourons dans la bataille, avec malice, comme des chacals sur ceux qui sont tombés au combat. Dans notre pays, sous la lourde patte de la censure tsariste - la gorge serrée, timidement, derrière le cordon, profitant de l'autonomie nationale - ouvertement et bruyamment, les arriérés ont gémi contre notre prolétariat et contre la social-démocratie qui le mène au combat.


Citoyens ! Il n'y a que deux camps aujourd'hui. Deux voies s'offrent à vous. Les journées de janvier et les journées de mai, la révolution ouvrière qui a éclaté dans notre pays au signal de la révolution de Saint-Pétersbourg, ont déchiré notre société en deux camps hostiles, déchiré le voile des illusions de l'unité nationale, et révélé deux nations séparées par un abîme. L'une -- ce sont ceux qui, du côté du despotisme qui s'effondre, se présentent comme les représentants de la conciliation ouverte, les chevaliers du capital, du privilège et de l'exploitation. Et avec eux, la cajolerie vaincue de nos anciens libéraux et de nos anciens progressistes, qui déshonorent la société par un pèlerinage de valet de pied aux seuils tsaristes et ministériels ; et avec eux aussi, cette « démocratie nationale » qui tente d'inonder le feu de la révolution ouvrière par des flots troubles de « consentement national » et de lâcheté “nationale”, qui tente de trahir la cause de la liberté politique pour le faux visage de « l'école polonaise sous l'absolutisme ».

Et d'autre part, nous, le camp du prolétariat polonais. Nous, dont le slogan est : Révolution et mort au despotisme ! Nous qui ne connaissons pas de réconciliation avec l'oppression, pas de mémorandums gouvernementaux, pas de compromis, seulement la lutte. Nous qui, unis au prolétariat russe, ouvrons avec lui, avec notre sang, avec nos cadavres, la voie de la liberté républicaine dans l'Etat et de l'autonomie dans notre pays.

Citoyens ! Il y a eu un moment où l'histoire vous a donné le temps de réfléchir, où vous auriez pu jouer, même modestement, un rôle indépendant dans l'histoire de la révolution d'aujourd'hui. Lorsque, en Russie, l'intelligentsia libérale et démocratique a donné pour la première fois le signal de l'assaut contre l'autonomie, vous avez gardé un grave silence dans notre pays. Vous vous êtes laissés battre par le prolétariat révolutionnaire, vous vous êtes laissés battre par la bourgeoisie réactionnaire, jusqu'à ce que le choc ait lieu. La première vague de la révolution a coulé sur vos têtes. Aujourd'hui, le partage est fait, les dés sont jetés.

Aujourd'hui, il ne vous reste qu'un seul choix : soit avec nous - avec le prolétariat combattant - soit avec eux, les laquais du capital et les crétins. Dans le camp de la révolution ou dans le camp de la réaction. Du côté des baïonnettes ou du côté de la rue.

Citoyens ! Aujourd'hui, après les meurtres de mai, le silence n'est plus de la passivité. Aujourd'hui, quand le sang des gens sur le pavé crie vengeance, le silence est un applaudissement pour les voyous ! Aujourd'hui, celui qui n'est pas avec nous est contre nous !

Faites votre choix :

nous sommes là, enfants de la pauvreté et du travail, soulevant les cadavres en lambeaux de nos frères, de nos femmes et de nos enfants, nous, marchant avec des chants révolutionnaires sur les lèvres et le drapeau rouge du socialisme au-dessus de nos têtes, jusqu'à la mort pour votre liberté et la nôtre ;

et là, dans la foule sombre et soudée, les figures sauvages et sinistres de l'absolutisme, et à leurs côtés les dos courbés des maîtres polonais et les reptiles sifflants de la presse rétrograde.

Citoyens, choisissez ! Celui qui est vivant, qu'il se précipite vers nous vivant.

Au nom des victimes assassinées du 1er mai, battez-vous !

Mort à l'absolutisme voyou

Vive la Révolution !

Exécutif général de la SDKPiL, Varsovie, en mai 1905.

  1. Littéralement : le front de la nation. Référence ironique aux bourgeois nationalistes se réclamant des insurrections de 1831, 1863, où la "tête de la nation", contrainte à l'émigration, rédigeait des programmes préparant la prochaine insurrection. Rosa Luxemburg est sur cette question une disciple de L. Warynski, qui avait rompu avec ce nationalisme de la szlachta (petite noblesse ruinée) et de la bourgeoisie, le décrétant foncièrement réactionnaire, et se ralliant au mouvement ouvrier en fondant son parti "Prolétariat" (1882). Le "troisième camp", celui d'une bourgeoisie progressiste polonaise, n'existe donc pas, réaffirme le titre de l'article. La révolution de 1905 ne faisait que confirmer avec éclat les positions prises par Rosa Luxemburg dès 1893, contre les "socio-patriotes" du PPS, qui avaient soutenu que les Russes, arriérés relativement aux Polonais, n'étaient capables d'aucune révolution, et que le socialisme polonais devait se concentrer sur l'objectif de la restauration d'une Pologne indépendante.