10e Anniversaire de la Révolution de Février

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Doctrine et Action

IL Y A DIX ANS

A l’ occasion de l'anniversaire de la Révolution de Février

Discours de N. BOUKHARINE à la réunion solennelle du Grand Théâtre de Moscou


1. — Du bloc des « têtes dures » avec les diplomates tsaristes, du général Hoffmann et des espoirs florissants du monarchisme de l’Italie fasciste et de l’autocrate Cyrille, ou pourquoi il est utile à la population travailleuse de l’Union Soviétique de se remémorer l’ancien régime.

Camarades, aujourd’hui nous célébrons le souvenir de notre victoire glorieuse dans les journées de février 1917. Mais le jubilé d’aujourd’hui n’est point un anniversaire ordinaire, comme il y en a eu tant chez nous. Dix années entières se sont déjà écoulées depuis que l’explosion de l’indignation populaire a jeté à terre l’aigle rapace à deux êtes — ce symbole de l’autocratie impériale russe.

Il est vrai que l’on peut nous poser la question : peut- être est-il déplacé que, nous, les militants de la révolution prolétarienne, nous fêtions la Révolution de Février, qui, en renversant le tsar, a amené la bourgeoisie au pouvoir. On peut nous poser pareille question. Mais nous avons parfaitement le droit de répliquer la Révolution de Février est quand même notre révolution. Car l’on dit à bon droit que la Révolution d’Octobre est la grande héritière de Février.

On peut également poser une autre question. On peut demander dans quel esprit nous remettons en mémoire l’autocratie tsariste, cette malédiction de notre pays, en ce moment où les os du dernier monarque sont depuis longtemps putréfiés dans la terre humide ; au moment où déjà depuis longtemps il ne reste plus aucun souvenir de l’ancien régime dans notre pays qui fut labouré jusqu’à une profondeur extraordinaire par le tracteur de la révolution. La réponse à cette question est simple : ces souvenirs nous soudent toujours à nouveau les uns aux autres, lorsque non revivons les pages héroïques de notre histoire. C’est la raison d’être de pareils souvenirs en général.

Mais ils acquièrent une signification particulière justement en ce Xe anniversaire de notre première grande victoire décisive. A présent, il est plus que jamais opportun de rappeler l’ancien régime, toutes ses beautés, la longue et pénible lutte contre lui.

En fait, nous savons quelle est notre situation internationale actuelle. Chaque « hirondelle » télégraphique nous rapporte toujours plus de nouvelles concernant ce qu’on appelle la « croisade », que la bourgeoisie internationale. la bourgeoisie anglaise en tête, prépare contre nous. Nous somme» évidemment bien fondés en affirmant qu’il ne sera point possible aux forces de l’organisation bourgeoise de nous attaquer dans le temps le plu» proche. Mais, camarades. il ne s ensuit nullement que nous devons fermer les yeux sur la préparation vraiment furieuse qu’organisent les classes dirigeantes des pays capitalistes avec à leur tête les conservateurs de l’empire britannique déclinant, mais toujours très fort et toujours très puissant.

C’est précisément pour cela qu’il est utile de rappeler les choses qui depuis longtemps déjà se trouvent sous terre et sur laquelle l’herbe a poussé.

Ne savons-nous pas, en effet, qu’à l’heure actuelle, des diplomates officiels anglais entretiennent des relation» directes avec les représentant» de l’ancien corps diplomatique tsariste ? Ne savons-nous pas qu’à l’heure actuelle les monarchistes anglais aux « têtes dures » organisent un front unique contre nous ? Ne sommes-nous pas témoins d’un tournant brusque dans la politique internationale de l’Italie fasciste, de l’Italie qui se trouve sous le signe d’un singulier césarisme, c’est-à-dire d’un principe profondément monarchique ? N’avons-nous pas, ces jours-ci, le « plaisir » de lire des lignes remarquables caractéristiques de l’état d’esprit d’un des héros de la guerre impérialiste et de la pais de Brest-Litovsk, du général Hoffmann, qui a déclaré que le conflit entre ce qu’on appelle la civilisation et l’Union Soviétique ne pouvait être solutionné que par la force des armées ? N’avons-nous pas entendu ces temps derniers les cris contre nous des coqs gaulois de la presse française ?

Et ne voyons-nous pas enfin que, sous la bienfaisante pluie d’or de l’aide étrangère capitaliste, nos émigrants se reprennent à vivre ; ces demi-cadavres, ces momies desséchées dans le genre du Grand-duc Nicolas Nicolaievitch « le Long » ou dans le genre de l’autocrate de toutes les Russies Cyrille Vladimirovitch, dont on disait autrefois que s’il ne s’était pas noyé pendant la guerre japonaise, c’était seulement parce que la « graisse surnage toujours ». (Applaudissements, rires.) N’avons-nous pas déjà un aveu officiel de la part des personnes appartenant aux sommets dirigeants de la Grande- Bretagne sur leurs relations avec un des diplomates tsaristes, avec Sabline ? Récemment nous avons vu les rapports de ce menteur tsariste, publiés par nos journaux, documents qu’on ne conteste pas pour la simple raison qu’ils sont incontestables, puisqu’il ne se distingue de ce qu’on appelle la « Lettre de Zinoviev » que par un seul point : leur authenticité absolue.

A l’heure même où les clairons des cliques monarchistes donnent le ton dans le chœur interventionniste international contre nous, nos ouvriers, nos paysans ont particulièrement besoin de se rappeler ce que fut le régime qui fut jeté à bas il y a dix ans.

2 — Des superstitions des Lords anglais. De l’exécution du roi d’Angleterre et de la suppression de la monarchie en Angleterre, de sa restauration et de beaucoup d’autres choses intéressantes, comme la « Lettre de Zinoviev », du recel d’actes parlementaires et de méthodes erronées de calcul historique de quelques hommes d’Etat.

Tout le monde connaît les causes profondes de la haine bourgeoise pour les républiques soviétiques qui se lèvent. Tout le monde connaît également les causes particulières qui se rattachent à l’amplification du mouvement révolutionnaire et qui posent d’une façon particulièrement aiguë la question des relations anglo-soviétiques. On peut concevoir psychologiquement pourquoi les conservateurs anglais voient rouge dans un accès de fureur. Mais les espoirs utopistes, pour nous exprimer avec bienveillance, que nourrissent manifestement certaine « têtes dures », les espoirs du renversement du pouvoir soviétique ne sont pas faciles à saisir. D’après l’essence même des choses, on ne peut pas ne pas traiter ces gens-là d’utopistes. Car il est douteux qu’une évaluation précise faite avec sang-froid de la corrélation des forces qui se dessine actuellement sur l’échelle internationale puisse particulièrement encourager nos adversaires et les inciter à diverses tentatives de caractère militaire. Il se pourrait [Ce pourrait-il], cependant, qu’ils soient aveuglés ou stimulés par quelques raisons supplémentaires ?

Il se peut que le fait que la famille du roi d’Angleterre se trouvait dans d’étroits liens de parenté avec la famille Romanov, acquière une certaine importance et que la façon bien polie de traiter ces derniers ait été ressentie d’une manière particulièrement douloureuse par les partisans du principe monarchique en Angleterre. Mais alors, il convient de rappeler qu’en son temps l’ambassadeur anglais sir Buchanan, à fait de son côté le croc en jambe à Nicolas Romanov.

Il se peut que certaines leçons mal comprises de leur propre histoire anglaise jouent ici également leur rôle. Dans les milieux bourgeois il n’est point rare de rencontrer pareil phénomène. Lorsque chez eux disparaissent les facultés d’appréciation exacte de la situation, il se développe un besoin essentiel de substituer à cette estimation exacte disparue, des solutions de voyante. Il se développe un mysticisme particulier, la croyance en divers signes, la croyance aux chiffres. Ainsi, on a jasé plus d’une fois que « neuf » était un chiffre sacramentel et que c’est précisément dans sa neuvième année que notre dictature devait absolument prendre fin. Mais « dix » est également un chiffre remarquable, particulièrement pour l’histoire anglaise, car le pouvoir révolutionnaire s’est maintenu dix ans dans la première révolution bourgeoise européenne, dans la révolution anglaise. C’est peut-être le fait que le renversement du nouveau régime en Angleterre s’est produit au cours de sa dixième année, qui favorise chez les Anglais des espoirs superstitieux dans une « fin » analogue chez nous. Car il nous faut bien, que diable, prendre exemple sur les « pays civilisés » (Hilarité, applaudissements)

Mais que s’est-il donc au juste passé en Angleterre ? Il est nécessaire de le rappeler également pour comprendre le peu de fondement de cette superstition de la noblesse anglaise. Je crois que personne ne regardera comme une « intervention » et une « immixtion dans les affaires intérieures d’une puissance étrangère », le rappel des faits de l’histoire anglaise (Hilarité, applaudissements), puisqu’il est question d’événements qui sont d’un âge extrêmement respectable, et que, malgré tous nos efforts, il ne nous est guère possible de renvoyer nos « agents soviétiques » au XVIIe siècle (Hilarité).

Eh bien ! voici ce qui est arrivé le 27 janvier 1649. La « Haute Cour », nommée par la Chambre des Communes, c’est-à-dire par le Parlement anglais, a rendu le jugement suivant contre le roi d’Angleterre :

« Charles Stuart, en tant que tyran, traitre, assassin et ennemi de l’Etat, est condamné à la peine de mort par décapitation. »

Le 30 janvier, cette sentence fut mise à exécution ; en même temps la Chambre des Communes adoptait une déclaration par laquelle était déclaré traître quiconque proclamerait roi le fils du roi exécuté ou un autre citoyen quel qu’il soit. Le 7 février, la monarchie fut officiellement abolie pour les motifs suivants :

« L’expérience a démontré — et cette Chambre le déclare — que le poste de roi en ce pays est inutile, onéreux et dangereux pour la liberté, la sécurité et la prospérité du peuple. C’est pourquoi il est aboli à partir de maintenant. » (Applaudissements.)

Ceci se passait en 1649, comme nous l’avons déjà mentionné, mais en 1660, c’est-à-dire au bout de dix ans, (voilà ce qui, de toute évidence, alimente « les espoirs » des « jeunes » conservateurs et console les « vieillards » aux têtes dures) on assiste à ce qu’on appelle la « Restauration des Stuart », au retour du roi Charles II, fils de Charles I er décapité. Le Parlement (d’une composition bien entendu différente) décide « qu’en raison des lois anciennes et fondamentales du royaume, le gouvernement est composé et doit être composé du roi, des lords et des communes ».

Les partisans du nouveau roi et du Parlement ont, naturellement, fait pendre un nombre assez appréciable de ceux qui. en vertu de leurs convictions, adhérèrent aux décisions qui furent prises par l’ancien Parlement. Même les textes de feu Cromwell, le dictateur révolutionnaire du vivant duquel la tête de Charles Ier fut tranchée, furent « pendus » pour mieux ramener « le peuple à la raison » et pour combler de joie les coquins aristocratiques.

Ainsi le cercle fut bouclé à nouveau, les « délais furent épuisés », de nouveau le roi anglais fut remis à sa place et la monarchie, qui, en 1649, fut reconnue onéreuse et dangereuse pour la prospérité du peuple fut restaurée.

Il est intéressant de mentionner un détail caractéristique. Les décisions parlementaires contre la monarchie furent arrachées par les partisans de la monarchie des actes parlementaires. Si les « têtes dures » contemporaines font de la Lettre inexistante de Zinoviev quelque chose de réel, leurs glorieux prédécesseurs rendirent inexistant ce qui existait en réalité. Le faux historique possède ainsi une « tradition » assez solide et le faux de la Lettre de Zinoviev, conforme à toutes les règles, s’appuyait sur un « précèdent ». De toute façon, dix ans après l’exclusion d’un monarque, un autre a reparu sur la scène.

Cette leçon de l’histoire anglaise est, manifestement, toujours présente aux yeux des dirigeants anglais actuels. Il est vrai que cette leçon, dans son ensemble, n’est pas absolument « favorable », commode pour les monarchistes anglais, qui se réfèrent toujours aux exemples de leur propre histoire. Car personne, somme toute, n’a jusqu’ici démontré qu’il faille prendre exemple du Parlement de l’an 1660, et non point du Parlement de l’an 1649. (Rires.) Car, en 1649, c’était aussi des Anglais qui agissaient, mais l’Angleterre ne pouvait trahir si rapidement son rôle de civilisatrice dans l’espace de dix ans.

Nous apprécions hautement ce pays, comme d’ailleurs tout pays civilisé, et nous pouvons, sans aucun scrupule pour notre conscience prolétarienne, le considérer — à des périodes déterminées de son histoire — comme un modèle de pays révolutionnaire, par opposition à l’hypocrisie et la tartuferie de la bourgeoisie anglaise contemporaine, tartuferie que le généra! Hoffmann recouvre des mots : « La Grande Civilisation ».

« La lecture de l’avenir par le marc de café » et le culte des chiffres sacramentels (ma foi ! nous devons « de tout notre cœur » le dire à nos adversaires) ne leur vaudront rien de bon. Lorsque les gens commencent à inventer toute sorte de signes superstitieux, c’est le premier symptôme que cela va mal pour eux. Mais nous qui sommes unis par la communauté de l’origine humaine (les lords anglais, tout comme nous, simples mortels, marchent sur deux pieds et s’alimentent par l’ouverture buccale) (Rires) nous désirons « par humanité » leur conseiller de ne point déterminer leur politique par des considérations dignes de vieilles femmes superstitieuses et faibles d’esprit, cela ne peut les mener au salut, ainsi que l’expérience historique du tsarisme russe l’a montré et démontré d’une façon convaincante.

Ordinairement, une « analyse » de ce genre qui repose seulement sur les analogies, recèle en elle même cette erreur fondamentale, cette tare fondamentale, que les hommes ne tiennent pas compte des modifications les plus profondes de la situation d’ensemble. C’est ainsi qu’ils arrivent à peu près à cette conviction : maintenant qu’il y a dix ans de pouvoir révolutionnaire, c’est le délai le plus long de tous les délais historiques connus, et il s’ensuit que c’est un délai que l’on ne peut dépasser. Si l’Angleterre elle-même, qui possède les semelles les plus durables et qui, bien entendu, doit fournir aussi les révolutions les plus durables, si l’Angleterre elle-même a confirmé « la loi historique », « qu’il n est pas de révolutions qui ne soit suivie de réaction » ; si, même chez elle, les délais de la « folie révolutionnaire » n’ont pas dépassé le cadre de fer d’une décade, alors il est évident que les Soviets doivent tomber « inéluctablement ».

Or, il est dit chez Nietzsche : « Pousse quelque peu celui qui tombe ! »

Tous ces « espoirs » renferment une petite erreur. Celle-ci consiste en tout et pour tout dans le manque absolu de la compréhension du fait que les temps sont autres maintenant ; que la situation universelle et les corrélations des principales forces antagonistes sont tout autres ; qu’il est absurde de penser au présent et à l’avenir comme à une simple répétition du passé, sans prendre en considération les particularités concrètes de notre époque. La décapitation d’un monarque eut un « précédent » tant dans l’histoire anglaise que dans l’histoire de la France. Mais déjà la révolution n’avait presque pas eu de « précédent » (nous disons « presque », car nous pensons à la Commune de Paris) ; le pouvoir soviétique n’a pas eu de précédent du tout. Et à plus forte raison, il n’y a pas de précédent pour l’existence décennale d’une dictature prolétarienne.

Tout le cadre historique actuel est fondamentalement différent des temps anciens. De là, notre certitude dans la solidité de nos conquêtes. Toutefois, lorsque les classes mobilisent contre nous jusqu’à la lie tsariste et grand-ducale, lorsqu’elles se mettent en « contact » avec les pantins de la diplomatie tsariste, lorsqu’elles s’efforcent de mettre en circulation des figures si caractéristiques pour les temps de la monarchie tsariste, nous n’avons pas le droit du tout de nous croiser les bras, il est plus qu’à propos de rappeler ce qu’était chez nous la monarchie des Romanov contre laquelle toute une série de générations a lutté et dans la lutte pour l’abolition de laquelle les meilleures forces de notre pays sont tombées.

3. — De la nature de l’autocratie russe, de la terre des propriétaires fonciers, de la pénurie des terres des paysans, des impôts et d’autres facilités que le tsarisme procurait aux paysans.

La monarchie autocratique dans notre pays a été, de même que la monarchie autocratique dans d’autres pays, l’incarnation de la domination foncière. Les propriétaires fonciers en général, les propriétaires terriens du temps de servage en particulier, furent, certes, la classe la plus sanguinaire et la plus oppresseuse [sic]. C’est seulement à la fin de son existence historique, c’est-à-dire à l’approche du terme de la domination, que la bourgeoisie d’étiquette fasciste, cette dernière incarnation de la dictature du capital financier, peut rivaliser avec eux sous ce rapport. « Nos » propriétaires terriens se sont maintenus un temps particulièrement long. Dans aucun pays d’Europe, la dictature des grands propriétaires fonciers ne s’est maintenue aussi longtemps que chez nous. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que la Russie tsariste soit passée — surtout pendant les dernières décades du siècle dernier et au début de notre siècle — pour une « geôle des peuples » un « gendarme international », une « despotie [sic] asiatique ». Car, en Europe, cette forme de société, ce régime avait disparu déjà depuis longtemps et était depuis longtemps enterré par la marche des événements historiques.

Dans notre milieu marxiste, on discute encore maintenant sur ce que représentait l’autocratie tsariste pendant les dernières années de sa vie. A cette question, nous devons donner une réponse absolument nette. Jusqu’au dernier jour de son existence, l’autocratie tsariste n’avait pas cessé d être le gouvernement de servage des grands propriétaires terriens. Il est inexact d’imaginer que l’autocratie tsariste ait, depuis la révolution de 1905, radicalement modifié sa nature de classe. Elle avait été et elle était demeurée le régime de la grande propriété terrienne. Notre empire avait un grand mécanisme, énorme et monstrueusement oppresseur dans l’Etat de pomiechtchik (grands propriétaires fonciers). Il est vrai que l’autocratie tsariste avait fait, principalement après la révolution de 1905, pour se servir d’une expression de Lénine, « des petits pas dans la direction de la monarchie bourgeoise ». Mais ce n’était précisément que des « petits pas ».

Le fondement du pouvoir était, pour les neuf dixième, seigneurial et non bourgeois, barbare, féodal, mais non capitaliste.

D’autant plus aigue, d’autant plus violente, d’autant plus profonde fut la contradiction entre le régime autocratique et l’ensemble du développement du pays.

Le tsarisme fut la dictature du grand propriétaire terrien, possesseur de serfs, et c’est cela que notre classe paysanne doit savoir, doit se rappeler avant tout.

La propriété foncière était la base sociale, le fondement social du régime des pomiechtchik. Il est un calcul de Lénine connu et très largement populaire qui met très bien en relief les rapports fonciers. Dans la Russie d’Europe, dans cinquante gouvernements, 10 millions de fermes possédaient environ 73 millions de déciatines, et presque autant — 63 millions de déciatines — appartenaient à 28 000 propriétaires fonciers. A côté de 10 millions de fermes paysannes, il n’y avait que 28 000 propriétaires, 28 000 « land lords nobles et sales », comme disait Lénine (comme vous voyez, Lénine, par un hasard heureux, avait eu également recours à une analogie « anglaise ».) 669 propriétaires fonciers possédaient presque 30 000 déciatines chacun, Mais, sur les 62 millions de déciatines revenant à 28 000 familles, 44 millions et demi de déciatines appartenaient directement « à la noble caste seigneuriale ». Ces quelques chiffres nous montrent avec beaucoup de relief la base économique de classe de l’l’autocratie tsariste « La terre entre le» mains des pomiechtchik, telle est la base du régime tsariste. Et c‘est à cela que doivent penser nos paysans lorsque les monarchistes du monde entier entonnent le chant de l’intervention contre ‘Union Soviétique et préparent une « croisade », soi-disant pour la « défense de la civilisation ». Les Romanov, c’est une incarnation personnelle, ou plutôt familiale, du régime des grands propriétaires fonciers. Nous savon» qu’ils avaient été eux-mêmes la famille possédant la plus grande propriété foncière.

Le fait qu’une énorme quantité de terre se trouvait entre les mains des nobles ajoute encore un trait complémentaire à l’organisation foncière de notre pays d’avant la Révolution d’Octobre. Ici, il n’était pas seulement question du fait qu’une quantité insignifiante de grands propriétaires disposaient d’une énorme quantité de terres. Ici, il était également question que cette terre était exploitée non sur la base d’une technique progressive, non sur des bases capitalistes, mais qu’elle était affermée pour un prit énorme à des paysans dépourvus de terre et à demi paupérisés, et qui, sans terre, ne pouvaient subvenir à leur existence. On se trouvait ainsi en présence de formes tout à fait moyenâgeuses de l’exploitation et de la politique d’étranglement du paysan par la disette de terre et par ce qu’‘on appelait le fermage de famine.

Si, jusqu’en 1861, les bureaucrates excellentissimes et les propriétaires de terre entêtés et sots troquaient les jeunes filles de leurs propriétés contre des bouteilles de vin et des hordes de chiens, et leurs jeunes garçons serfs contre de jeunes lévriers, après 1861, lorsque le paysan fut libéré du servage et de la glèbe, le grand propriétaire foncier a étranglé le paysan par l’insuffisance de terres, par le fermage de famine et par les impôts. Cette machine fonctionna jusqu’à la disparition du régime des grands propriétaires terriens. Nos paysans doivent se rappeler également les faits, quoique dix années se soient écoulées depuis le moment où l’autocratie russe fut mise en bière.

Toute cette énorme pyramide de comtes, de princes excellentissimes, de barons et de comtesses, toute cette énorme bureaucratie titrée, qui suçait la classe paysanne, tous ces représentants de la classe des grands propriétaires étaient un énorme et monstrueux parasite sur le corps du peuple. Si maintenant P. N. Milioukov est en train d’imaginer une théorie singulière, d’après laquelle la population de la Russie vivait « aux frais de l’Etat », cette théorie est un modèle de bêtises auxquelles s’occupent des gens que le véritable peuple de notre pays a définitivement congédié pour incapacité.

4. — De la politique de brigandage de l’autocratie tsariste, des guerres, de l’entretien de l’ignorance populaire, de la haine de la civilisation ou l’explication de la sympathie que certains hommes d’Etat anglais portent aux valets du tsar.

Nous avions déjà parlé du conflit aigu dans lequel l’autocratie tsariste se trouvait avec l’ensemble du développement de notre pays. Il convient de s’arrêter sur ce point. Il n’est pas rare qu’on nous pose la question : « Mais comment donc ! La Russie se développait très vite les derniers temps avant la guerre ! » Oui, mais dans la mesure où elle se développait, elle se développait contre la volonté de l’autocratie tsariste. L’afflux puisant du capital étranger qui cherchait des placements était la raison fondamentale de la rapidité certaine du développement capitaliste. D’autre part, la classe paysanne, dépourvue de terre et presque misérable, complètement spoliée par les impôts et les taux de fermage monstrueux (le taux des fermages pour la terre montait avec la rapidité d’une catastrophe) ne présentait pas un marché d’une capacité suffisante. D’immenses régions, en premier lieu celles de notre « zone centrale », étaient en décadence.

Le gouvernement autocratique était obligé — en partie pour compenser l’insuffisance de débouchés et d’objets à imposer — de se lancer dans des aventures extérieures et de piller des domaines toujours nouveaux. Voici pourquoi l’autocratie témoignait, quant à sa politique extérieure, d’un caractère aussi agressif et spoliateur. Bien que du point de vue du pouvoir, ce n’était ni la dictature du capital financier, ni une dictature de bourgeoisie, mais une dictature du grand propriétaire terrien, du propriétaire terrien possesseur de serfs, ce dernier menait une politique extérieure agressive ; il la faisait non seulement parce qu’il devait tenir compte des exigences des classes bourgeoises, non seulement parce qu’une telle politique lui était dictée par les pays bourgeois alliés, mais encore parce qu’elle était nécessitée par ses propres intérêts de grand propriétaire foncier, intérêts qu’il présentait comme des intérêts « purement nationaux ».

Sa politique intérieure se trouvait ainsi très étroitement liée a sa politique extérieure. Mais les guerres pesaient sur le pays d’un fardeau extrêmement lourd, ébranlaient terriblement l’ensemble de la machine bureaucratique tsariste, en la détraquant et en la démoralisant au plus haut degré. Et ce n’est nullement par hasard que l’autocratie tsariste eut à subir la répétition générale de sa chute, le premier coup puissant, à la suite d’une guerre « malchanceuse ». Après les défaites cruelles de la guerre russo-japonaise, nous eûmes l’année1905 ; les barricades de Presnaia (faubourg ouvrier de Moscou) et le puissant mouvement agraire de la classe paysanne. L’autocratie succomba sous les coups de la hache de la révolution, qui était la résultante de la faillite militaire de l’empire au cours de la grande guerre mondiale. Si l’année 1905 fut la répétition générale de la catastrophe de l’autocratie, l’année 1917 fut le tombeau de celle-ci.

L’énorme machine d’exploitation du tsarisme n’a pu se maintenir pendant quelque temps qu’à la condition d’un état d’ignorance non moins énorme des larges couches populaires, et en premier lieu de la classe paysanne. C’est sur cette ignorance que reposait, dans une notable mesure, « la stabilisation relative » de l’autocratie tsariste. C’est dans ce fait qu’il faut chercher l’explication de la haine extrêmement furieuse de cette autocratie pour les manifestations de la civilisation même bourgeoise, et de la haine particulièrement furieuse pour ces personnes ou ces petits groupes d’origine populaire, qui avaient réuni à se frayer un passage et à se hisser sur les marches supérieures de l’échelle de la civilisation. Elle est célèbre, la phrase d’un des ministres de l’autocratie tsariste sur les « enfants de cuisinières » dont ce n’est point la place à l’Université. Mais parfois l’autocratie tsariste manifestait une haine vraiment bestiale, même à l’égard de la civilisation bourgeoise. Sous ce rapport, un exemple, se rapportant, il est vrai, à l’époque de Nicolas I er ou, comme on l’appelait encore, de Nicolas Palkine (dérivé de palka, c’est-à-dire jouet), est particulièrement frappant.

A la mort de Pouchkine, dont l’importance dans la littérature russe est connue de chacun, lorsqu’il fallut procéder à son enterrement, on n’avait pas le droit de rien écrire sur lui, grâce aux « conditions de censure ». Citons une courte conversation se rapportant à ce fait qui eut lieu en ces temps et dont la teneur fut publiée dans un petit livre fort curieux sur Pouchkine de l’écrivain connu Veressaiev, Comme une courte note nécrologique fut publiée par A. A. Kraievski, ce dernier fut immédiatement convoqué « aux fins d’explications », par l’inspecteur général de l’arrondissement scolaire, le prince Doundoukov-Korsakov, qui était également président du comité de censure.

Voici en quels termes ce « prince » Doundoukov, rendu célèbre par Pouchkine, admonesta Kraievski en raison de son « forfait » :

« Je dois vous aviser — dit l’inspecteur général à Kraievski — que le ministre Ouvarov est très, très mécontent de vous ! A quoi bon cette publication sur Pouchkine ? Que signifie ce cadre noir autour de la nouvelle du décès d’un homme qui ne fut point fonctionnaire, qui n’occupa aucune place dans le service d’Etat ? C’est aller vraiment trop loin ! Et quelles expressions ! « Le soleil de la poésie » ! De grâce, pourquoi un tel honneur ? « Pouchkine est mort sans avoir achevé sa grande œuvre ! » Quelle en donc cette œuvre ? Le ministre a fait observer expressément : « Estce que Pouchkine a été général d’armée, chef militaire, ministre, homme d’Etat ? Et puis, enfin, il n’avait pas encore 40 ans ! » « Faire des vers ne signifie point encore, selon l’expression du ministre, remplir une grande carrière ! » Le ministre m’a chargé de vous administrer un blâme sévère et de vous rappeler, qu’en votre qualité de fonctionnaire du ministère de l’Instruction publique, vous eussiez dû particulièrement vous abstenir de pareilles publications. » (Krasnaia Novy, livre III, page 157)

Est-ce que le régime de Nicolas, stupide et « obtus », qui ne connaît rien d’autres que des gouverneurs, ne transparaît pat ici tout ii fait clairement ? (Applaudissements.)

5. — Des témoignages de Souvorine le père, des Grands-Ducs, de la méthode autocratique du gouvernement, des « bienfaits » que l’autocratie procurait aux ouvriers, paysans et minorités nationales de l’empire russe.

Il va de soi, qu’étant donné le cercle particulièrement restreint dans lequel l’autocratie tsariste choisissait ses administrateurs, qui appartenaient toujours au même milieu et n’en admettaient point d’autres, il est impossible d’affirmer que la généralité ait été florissante dans les rangs des dirigeants de la Russie tsariste. Même au point de rue des intérêts des grands propriétaire terriens, il est impossible de dire que les représentants de la bureaucratie tsariste se soient distingués par une particulière « vivacité de pensée ».

Quelques uns d’entre ceux-là mêmes qui n’étaient nullement fâchés leur vie durant de lécher les bottes des « maîtres du pouvoir » le comprenaient également. Tout le monde sait qu’il existait sur la terre un certain rédacteur en chef du Novoié Vremia (le Temps Nouveau) du nom de Souvorine.

Son quotidien, Novoié Vremia , était en liaison avec la police secrète et était un journal mi-officieux. Ledit Souvorine obtint, au cours du développement ultérieur de notre « opinion publique » russe, une très grande célébrité, de sorte que, fort souvent, à la place d’une expression russe bien spéciale, l’on emploie celle des « enfants de Souvorine ». (Hilarité.)

Souvorine, qui procréait de semblables « enfants » et qui jouait dans la civilisation russe un rôle « civilisateur » ad hoc, rédigeait, pour son propre plaisir, un journal qui est actuellement publié. Il est intéressant de savoir ce que « pour le besoin de son âme » il dit des sphères qu’il avait servies non point pour le besoin de son âme, mais pour du « métal de bon aloi », par l’intermédiaire de sa Novoié Vremia . La différence ici est énorme. A la page 229 de son journal, nous pouvons lire, à propos des grands-ducs, c’est-à-dire du cadre supérieur des dirigeants sous le gouvernement des propriétaires fonciers, ce qui suit :

« J’ai entendu dire que Kouropatkine est nommé dans le Caucase et, qu’à Varsovie, il ne pouvait pas s’entendre avec le Grand-Duc. C’est un grand malheur pour ces Grands-Ducs ! Il n’y a que les filous qui puissent s’entendre avec eux, parce qu’ils leur procurent l’occasion de gains plantureux. »

Plus loin, à la page 29 [ ?], Souvorine écrit :

« Plyouohtchik-Plyouchtchevski racontait que le Grand-Duc Serge Alexandrovitch aurait reçu deux millions de pots de vin pour le sursis qui fut accordé, sur son entremise, au monopole de l’eau-de-vie, à Moscou, que Witte posséderait là-dessus des données indubitables, et que le tsar le saurait. Serge Alexandrovitch était venu ici ces jours-ci pour y passer en tout cinq heures. De toute façon, les Grands-Ducs ont toujours pris des pots de vin et se sont efforcés de s’enrichir par tous les moyens. » (Journal de A. Souvorine, édition Frenkel.)

Ceci est dit par un témoin dont on peut dire qu’il avait « ses entrées dans les coulisses », car il avait le droit « de regard » dans tous les secrets des âmes et des corps du régime autocrate et dans le saint des « saints ». Il est également intéressant de voir comment cet apôtre de l’autocratie russe qui, en l’honneur de cette dernière, répandait de l’encens à tous les carrefours et chantait des louanges dans son langage corrompu (Souvorine fils continue toujours à assister à toutes les revues des Wrangels et à s’enthousiasmer pour le « bon temps » révolu de l’autocratie russe), il est intéressant, dis-je, de savoir ce que Souvorine écrivait « pour le besoin de son âme », pour son plaisir, sur le régime autocratique.

Citons encore une fois ce même Souvorine. Voici comment il caractérise le régime autocratique :

« L’autocratie vaut infiniment mieux que le régime parlementaire. Car, sous le régime parlementaire, ce sont les hommes qui gouvernent, mais, sous le régime autocratique, c’est Dieu. Ajoutons un Dieu invisible, mais nettement sensible. Personne ne le voit, mais tout le monde a le cœur gros et il lui est possible de jouer de mauvais tours à chacun au-delà de toutes mesures et en toutes occasions. Le tsar n’apprend qu’avec Dieu et ne consulte que Dieu. Mais comme Dieu est invisible, il prend conseil de chaque personne qu’il trouve sur son chemin : de sa femme, de sa mère, de son estomac, de tout son être, et tout ceci est considéré par lui comme une indication de Dieu. Mais les indications des ministres sont encore supérieures à celles de Dieu, car les ministres prennent soin d’eux-mêmes, du tsar et de la dynastie. Rien ne vaut l’autocratie, car elle cultive toute une ruche d’hommes oisifs et complètement inutiles qui y trouvent leur affaire. Ces hommes appartiennent aux conditions privilégiées, et la partie essentielle de leurs privilèges consiste précisément dans ce que en n’ayant rien dans la tête, ils se trouvent à la tête des autres ». (Hilarité, applaudissements.)

Il va de soi que l’exploitation impitoyable des larges masses de la population, de la classe ouvrière et de la classe moyenne, était défendue par un puissant appareil policier. Et s’il était quelquefois permis aux « intellectuels russes » (littérateurs, avocats, professeurs, c’est-â-dire aux personnes « qui portent binocle »), s’il leur était permis de piailler d’une voix de fausset extrêmement grêle, par contre, par rapport aux masses du peuple, vis-à-vis des « enfants des cuisinières », des ouvriers et des paysans, on ne tolérait absolument aucune « faiblesse » : la classe ouvrière et la classe paysanne étaient en réalité, pour ainsi dire, « hors la loi », et une meute de chefs de police de districts, de chefs d’assemblées provinciales, de commissaires de police rurale, de préposés des commissaires ruraux, de gendarmes, d’agents de police secrète, d’officiers de police subalternes, de commissaires et de grands-maîtres de police, pouvait faire ce que bon lui semblait.

Depuis le moment où la classe ouvrière en Russie était montée sur l’arène historique et avait commencé à créer ses propres organisations. elle vivait dans une situation d’illégalité et était obligée d’y rester sous un régime politique qui avait mis aux fers le pays entier. Elle n’avait pas droit aux organisations les plus innocentes. Chaque manifestation de l’activité des ouvriers était poursuivie : on ne tolérait même pas de caisses de « secours mutuels », toute instruction éducative était destinée à mourir. Quant aux organisations paysannes, il n’en était même pas question.

Dans tout le pays, l’autocratie tsariste dansait une danse macabre. Si les boulets et les fers étaient dirigés contre la classe ouvrière, classe la plus active de la société, qui nourrissait dans son esprit des idées de révolte ; si l’oppression de la classe paysanne a été aussi forte au point de vue politique, quelle a été impitoyable au point de vue économique, il faut dire que la pointe de cette arme était dirigée également contre les nombreuses minorités nationales qui peuplaient l’empire. Toute région dite limitrophe, tout groupe dit « de provenance étrangère » (cette charmante définition passait pour définition officielle, même dans la littérature autocratique russe et même dans des sphères plus larges), en un mot, disons, tous ceux qui n’avaient point « l’honneur » d’appartenir à la nation dominante des marchands de farine russes et des brutes d’absolutistes russes, tous sentaient sur eux l’extraordinaire fardeau du régime autocratique qui était dirigé contre eux. Telle était la constitution de cet appareil réellement diabolique de l’autocratie tsariste.

6. — De « l’affection » du peuple pour les grands propriétaires terriens, de la « rébellion de Pougatchev », du mouvement révolutionnaire, des bons sentiments des seigneurs pour le peuple, de l’année 1905, du « journal » du comte Witte, de la « bête sauvage », du prolétariat, des mitrailleuses de Schoulgine, du pouvoir de la « plèbe » de Tchernov et de quelques problèmes qui découlent pour nous de tout ce qui précède.

Plus d’une fois, au cours de l’histoire tricentenaire de la « Maison des Romanov », le peuple s’était élevé et s’était tourné en masses compactes contre cette machine diabolique.

Le mouvement connu sous le nom de la « rébellion de Pougatchev », le dernier qui ait été dirigé contre le régime du servage, fut un mouvement ample et profondément populaire, « insensé et impitoyable » au point de vue des classes dominantes. Ce n’est qu’aujourd’hui que la science historique de notre Union Soviétique a pu toucher au coffre poussiéreux où sont enfouies les archives concernant ce puissant mouvement paysan dirigé contre les grands propriétaires terriens. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous avons pu nous rendre compte à quel point ce mouvement avait été puissant, à quel point il avait été organisé, à quel point bouillonnait la haine furieuse du paysan contre le propriétaire du sol — propriétaire des serfs. Vous sommes en possession actuellement de tout un recueil de proclamations rédigées dans le camp des insurgés avant participé à la « mutinerie de Pougatchev ».

C’est la vie elle-même qui parle le langage des proclamations- de Pougatchev et de ses plus proches auxiliaires, et sa voix est celle d’une lutte âpre et sans merci. Si les seigneurs avaient baptisé les insurgés de « malfaiteurs « et de « voleurs », s’ils les avalent présentés sous figure de « forçats », — une vague furieuse de haine populaire montait contre l’ensemble du régime de la grande propriété terrienne, contre le régime de servage Pougatchev fit de lui un tsar paysan « Pierre Féodorovitch », et prit ce pseudonyme afin de mettre à profit certains préjugés monarchiques de la classe paysanne. Mais ses ordres montraient d’une façon claire et sans détours l’ennemi de classe contre qui les armes de la lutte devaient être dirigées.

Voici à titre d’exemple l’extrait d’un manifeste :

« Toutefois, quiconque ne tiendra pas compte de ma générosité jurée ainsi que le font les propriétaires terriens et les nobles, sera, en tant que délinquant contre la loi et la paix publique, en tant que malfaiteur et adversaire de notre volonté impériale, privé de la vie, c’est-à-dire condamné à la peine de mort ; quant à sa maison et à tout son patrimoine, ils seront saisis. »

Dans un autre passage de son ordre de Juillet 1774, nous lisons :

« Il faut arrêter et pendre les anciens nobles, dans leur propriété et domaines héréditaires, ces adversaires de notre pouvoir, ces fomenteurs d’émeute contre l’empire, ces exploiteurs de la classe paysanne »

Ces exemples indiquent clairement que ce dernier mouvement insurrectionnel populaire dirigé contre le régime de servage était nettement conscient de son but de classe ; ils expriment sans détours la domination des grands propriétaires terriens — propriétaires des serfs, et font appel à une lutte implacable contre cette classe dirigeante de la Russie.

Il est vrai que cette insurrection eut une fin semblable à celle des tentatives antérieures. Les meilleurs généraux, les meilleurs chefs d’armée de la monarchie de Catherine II furent appelée au secours de cette dame « vertueuse », « humanitaire » qui philosophait sur le trône. Le mouvement fut anéanti, il fut étouffé sous une terreur implacable, une énorme partie de la population fut exécutée ; Pougatchev fut fait prisonnier. L’Impératrice, qui s’occupait de philosophie française et passait pour très « humaine » et très « éprise de liberté », témoigna de sentiment» particulièrement humains en donnant l’ordre d’enfermer Pougatchev dans une cave, de l’amener sur la « Place du Marais », et de l’y écarteler, c’est-à-dire de lui faire arracher !’un après l’autre les bras et les jambes, puis la tête — ce à quoi, cependant, ne put se résoudre le bourreau qui n’exécuta point l’ordre et qui mit immédiatement terme aux souffrances du chef du mouvement paysan.

Ainsi s’acheva ce mouvement, puis, pendant tout le cours de l’histoire ultérieure de l’autocratie tsariste, nous assistons à une nouvelle série de tentatives de renversement du régime : ce sont les timides essais de la bourgeoisie naissante, dirigés en ce sens — je veux parler du mouvement des Décabristes, dont nous avons récemment fêté l’anniversaire et dont il fut beaucoup parlé et écrit cet temps derniers ; c’est encore la lutte héroïque des paysans insurgés à une époque précédant immédiatement « l‘affranchissement des paysans » du servage, en 1861 ; c’est ensuite la lutte des partis révolutionnaires — ces premiers embryons de la lutte organisée contre l’autocratie tsariste — puis ce sont les premières manifestations du prolétariat.

Enfin, c’est l’année 1905 qui arrive. L’année 1905 définit déjà dans ses lignes essentielles les rapports des forces sociales à l’intérieur de notre pays tels qu’ils se cristallisèrent au début de la révolution de 1917. Les personnes les plus clairvoyantes appartenant au camp de nos ennemis se faisaient une idée d’ensemble de cette situation. Le comte Witte appartenait au petit groupe de personnes clairvoyantes dont disposait le tsarisme. Il laissa un « journal intime » qui est publié aujourd’hui. Je veux citer un passage de ce journal de Witte qui contient beaucoup de matériau extrêmement intéressants. Ce passage se rapporte à la façon dont cet homme — qui, indiscutablement, avait oublié d’être un sot — se figurait la stratification des forces sociales au cours de la révolution de 1905, ainsi que les « sentiments » qu’il éprouvait alors. Voici ce qu’il note au sujet de l’état de choses qui s’était formé en 1905.

« La noblesse s’était aperçue qu’il lui faudrait partager le gâteau avec la bourgeoisie ; elle s’était faite à cette pensée, mais ni la noblesse, ni la bourgeoisie n’avaient songé au prolétariat conscient. Là-dessus, celui-ci surgit soudain devant ces politiciens myopes, d’abord en septembre 1905, dans toute sa force élémentaire. Cette force est basée tant sur son nombre que sur son faible degré de culture et principalement sur le fait qu’il n’a rien à perdre. Dès que le prolétariat se fut approché du gâteau (Ici Witte oublie de dire qu’en toute justice la gâteau appartient au peuple et présente l’affaire comme si le gâteau avait été à autrui), (Hilarité) il commença à rugir comme une bête sauvage qui ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’aura pas englouti tout ce qui n’est point de son espèce. Alors, lorsque la noblesse et la bourgeoisie eurent aperçu cet animal, elles commentèrent à reculer, c’est-à-dire le processus de rassemblement des riches commença à se dessiner. »

Ceci n’est point mal dit « Alors, lorsque la noblesse et la bourgeoisie eurent aperçu cet animal, elles commentèrent à reculer, c’est-à-dire le processus de rassemblement des riches commença à se dessiner. » Ce sont des lignes remarquables. Witte analyse ici exactement le rapport des forces sociales, les rapports de classes tels qu’elles se cristallisèrent au cours de la révolution de 1905. La bourgeoisie grogne contre l’autocratie tsariste. Mais elle aperçoit la « bête » sauvage dans la personne du prolétariat, elle s’en effare plus que de l’autocratie et c’est pourquoi elle commença à évoluer vers un bloc plus étroit avec le grand propriétaire terrien, c’est-à-dire quelle devint contre-révolutionnaire. Il en fut ainsi en réalité, et toute l’histoire ultérieure de la révolution l’a confirmé.

L’analyse désabusée, presque bolcheviste, du comte Witte était naturellement imprégnée d’une extrême fureur contre le prolétariat, présenté comme une « bête » et encore peu civilisée. Il ne faut donc point s’étonner que Witte ait été partisan résolu de la nécessité d’arroser cette « bête » avec le plomb des mitrailleuses, après qu’il a confirmé l’indivisible droit de propriété au gâteau des propriétaires terriens russes, au « gâteau » qui est la véritable incarnation de cette culture et de cette civilisation, dont le fouet et le knout furent, pendant des siècles, le tendre symbole.

Au cours de la Révolution de 1917, ce regroupement de forces et la direction générale du nouveau groupement des classes ont trouvé une expression encore plus caractéristique. Pourquoi ?

Parce que, depuis la première Révolution de 1905, notre « bête » sauvage de faible culture, notre classe, le prolétariat, s’était relevé, a commencé à pousser des « rugissements » plus forts qu’en 1905, et était devenu sans aucun doute plus civilisé. Au point de vue économique, il s’était accru numériquement, s’était assimilé les leçons de sa propre histoire, avait su former une bonne organisation, avait appris à manœuvrer par rapport aux autres classes et avait attiré à lui d’innombrables millions de familles paysannes qui se sont mises à crier et à « hurler » non point seulement : « A bas la guerre ! », mais encore : « A nous, la terre des grands propriétaires terriens ! » Alors, ce n’est plus seulement une « rébellion de Pougatchev » qui, avec une force violente, avait éclaté sous une forme nouvelle. C’était la « bête prolétarienne » qui était entrée en scène, redressée de toute sa grande taille, et s’était mise à la tête du mouvement en marchant à grands pas.

C’est pourquoi il est tout à fait naturel que le processus de la « concentration de la bourgeoise » se soit poursuivi avec une rapidité extraordinaire ; cette concentration avait embrassé dans sa totalité, non seulement la bourgeoisie « pur sang », mais encore les partis de la petite-bourgeoisie, tous ces Tseretelli, Tchernov, Dan et Cie, qui avaient également très peur de voir la « bête ». Aussi n’est-il pas étonnant que notre Révolution d’Octobre ne soit traitée par un des plus grands idéologues du parti socialiste-révolutionnaire, Victor Tchernov, de non démocratique et de non prolétarienne. A son usage, il découvrit, dans le dictionnaire grec, un nouveau mot : « ochlocratie », c’est-à-dire gouvernement de la plèbe. Il n’est pas difficile de s’apercevoir que la plèbe (tchern, en russe) de Tchernov se trouve avoir des liens de parenté intellectuelle avec la « bête »» sauvage de Witte. Mais que ce soit la « plèbe », que ce soit la « bête » sauvage, nous nous en fichons pas mal !

(Applaudissements.)

Ce qui importe au point de vue historique, c’est que cette « bête » et son parti « de brutes », « ochlocratlque », se soient montrés plus intelligents et plus clairvoyants que les esprits rusés des conciliateurs de toutes formes et de toutes nuances. Par contre, il faut se rappeler qu’ils ont traité notre classe de « plèbe » et de « bête sauvage ». C’est à notre paysan surtout de se le rappeler, car le front unique allant de Tchernov à Nicolas Nicolaievitch n’est nullement le fait d’un hasard : c’est le front unique de la haine folle et de la fureur qui deviennent plus effrénées à mesure que la cause des adversaires de notre dictature prolétarienne devient plus désespérée.

Les « œuvres » de M. Schoulgine, combattant « humanitaire » et « civilisé » de la culture des grands propriétaires terriens, sont un exemple classique et admirable dans son genre de cette haine effrénée de la classe seigneuriale vis-à-vis de l’ouvrier et du paysan.

Schoulgine parle du peuple tout entier et non seulement de quelques bolchéviks. Même pas de la « bête » prolétarienne, mais de notre peuple tout entier. Voici en quels termes il décrit la Révolution de Février :

« Dès les premiers instants de ce déluge (le « déluge » — c’est la Révolution de février —je pense bien que s’était un « déluge », ça en avait noyé pas mal !) (Rires, applaudissements), une répulsion avait envahi mon âme et depuis, pendant toute la durée de la « grande » révolution russe, elle ne m’a plus quitté.

« L’interminable, l’inépuisable flot humain déversait sur la Douma toujours de nouveaux visages... Mais, dans leur multitude, c’était toujours le même : ignoble, stupide, brutal, ou bien : ignoble, furieux, diabolique. » (La Révolution de Février, « Souvenirs », Edition d’Etat, p. 89.)

Puis, plus loin :

« Dieu que ce fut laid !... Tellement laid que, grinçant des dents, je ne sentais en moi qu’une fureur inquiète et impuissante et partant toujours plus violente.

— Des mitrailleuses !

« Des mitrailleuses, voici ce que je voulais, car je sentais que le langage des mitrailleuses était seul accessible à la foule de la rue, et que seul le plomb peut faire rentrer dans son repaire la bête terrible en liberté...

« Hélas ! cette bête était... Sa Majesté le Peuple Russe. »

Tels étaient les sentiments qu’« ils » éprouvaient.

Shoulgine parle nettement et sans détours, non seulement de la bête mais encore des mitrailleuses destinées à la bête. Cela aussi, chacun de nos paysans, sans parler de l’ouvrier, doit se le rappeler. Voici l’appréciation par la noblesse de l’ensemble de notre masse populaire travailleuse. Voici le langage non hypocrite qu’elle aurait employé à nouveau vis à vis de nous, si la main populaire avait tremblé et si de nouveau « ils » avaient saisi le peuple à la gorge. Shoulgine écrit à la page suivante :

« Je me rappelle durant toute cette journée et la journée suivante que je sentais la mort proche et que j’y étais prêt.

« Mourir ! C’est bien !

« A condition de ne plus voir le visage hideux de cette foule infâme, de ne plus entendre ces ignobles discours, de ne plus entendre toute cette ignoble racaille !

« Oh ! des mitrailleuses, à moi des mitrailleuses ! » (op. cit. page 91).

Ce style est presque artistique. Il est original et, dans son genre, presque joli. Il y a un certain plaisir à lire choses semblables. Ici, nous apercevons les ressorts qui font mouvoir nos adversaires. Nous savons que les généraux Hoffmann de tous les pays, ces adversaires « civilisés » se servent parfois, vis-à-vis de nous, d’un langage très poli. Mais nous savons également que derrière ce langage s’abrite le véritable langage de Shoulgine. C’est pourquoi, lorsque nous apercevons les yeux furieux des imp érialistes qui louchent de nouveau sur notre pays, nous devons nous dire : « A tout hasard, ouvrons l’œil. » Et si actuellement nous savons que nos adversaires ne disposent pas encore de forces suffisantes pour nous attaquer immédiatement ; si nous savons que nous devons garder une attitude d’un calme et d’une réserve extrêmes, il nous faut cependant regarder quand même en avant et voir les rapports exacts entre la tournure des phrases diplomatiques et le sentiment des Shoulgines qui reflètent la véritable figure de nos ennemis de classe.

Au cours du Xe anniversaire de notre victoire de février, qui annonça celle d’octobre, notre classe, notre classe d’avant-garde, notre grande classe ouvrière, notre prolétariat hissera, en donnant la main à la classe paysanne, toujours plus haut, son étendard rouge ; notre étoile soviétique brillera sur le monde entier d’une lumière encore plus vive, et toujours plus fraternellement, toujours plus rapidement nous consoliderons notre patrie socialiste conquise au prix de notre sang. Nous bâtissons notre Union des Républiques soviétiques, non point comme une geôle, mais comme une grande union fraternelle de tous les peuples (plus de cent nationalités vivent dans notre Union Soviétique); nous ne la bâtissons point comme le royaume de la maudite exploitation capitaliste, mais comme un grand et puissant pilier de granit pour le socialisme à venir. Nous ne la bâtissons point comme un quartier de gendarmerie internationale, nous forgeons la grande force organisatrice pour les futures batailles historiques, pour préparer la victoire décisive de la classe ouvrière internationale. C’est pour cette victoire que nous vivons, et pour cette victoire nous ferons tout ce que l’histoire avait confié à notre classe à son poste historique responsable, (Vifs applaudissements. On chante l’« Internationale ».)