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Special pages :
À la mémoire d'Ilitch
Auteur·e(s) | Nikolaï Boukharine |
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Écriture | 21 janvier 1925 |
Une séance plénière du Comité central. Beaucoup de monde, des visages nouveaux surtout, peu de visages connus. Nous avons des forces nouvelles. Seulement Ilitch n’est pas avec nous. On pense à lui en se disant : notre sage ne viendra pas. Non. Les scènes du passé revivent dans ma mémoire. Le voilà qui s’avance de son pas pressé, courant presque, légèrement voûté comme s’il avait honte de sa grandeur et cherchait à se dérober à une multitude de regards, fussent-ils admiratifs. Il va de ce pas, cet homme que nous chérissons, les yeux baissés, la tête rentrée dans les épaules, en se masquant avec le col de son manteau ou simplement de la main. Si simple et si solide à la fois, lui qui avait l’air si bon avec ses petites rides au coin de l’œil et qui était dur comme l’airain, si peu voyant et si sage. Il avait l’habitude de se nicher dans un coin, mettant son oreille en cornet avec son doigt pour mieux entendre, son regard en vrille posé un peu de biais, et de guetter le moindre mot pourvu qu’il y ait quelque chose à en tirer. Puis il s’avancera et, après s’être débattu avec peine contre les ovations, le brouhaha, le tonnerre d’applaudissements, les regards heureux, les cris, les exclamations et les signes d’admiration, il se mettra à parler. Aussitôt la clarté se fait dans nos têtes. C’est comme si Ilitch était venu éclairer la moindre faille, les coins et les recoins. Comment, se fait-il que nous ne l’ayons pas compris plus tôt ?
Il n’est plus là, Ilitch. Il m’arrive de penser que si, parfois, nous discutons inutilement, c’est parce qu’il y a quelque chose que nous ne saisissons pas. Peut-être. Parce qu’Ilitch n’est plus parmi nous...
Cela fait bien des années que j’ai vu Ilitch[1] pour la première fois. Je devais trouver le logement des Oulianov dans une petite ruelle boueuse de Cracovie. Je m’y engageai en fouillant du regard les fenêtres des maisons. Soudain je vis la coupole d’un crâne énorme, une tête qui n’avait pas son pareil. Nul doute que ça devait être le Vieux.
A Cracovie, il avait deux pièces, si je ne me trompe. La cuisine faisait office de salon. Une simple table blanche, proprement lavée. Ilitch coupe le pain, verse le thé, me fait asseoir et m’interroge. Mais avec quelle habileté et quelle discrétion, avec quelle attention et quelle simplicité ! En prenant congé de lui, on a l’impression qu’il vous connaît comme le fond de sa poche. Et avec cela rien d’écrasant, sans éprouver aucun gêne devant le grand homme ! Je me souviens d’avoir quitté les « Ilitch » ravi, je volais comme si des ailes avaient poussé dans mon dos ; des perspectives plus larges, des mondes nouveaux s’offraient à moi...
Le Vieux, je le comparais malgré moi à Plékhanov avec son allure fière, ses bras croisés façon Napoléon, ses mouvements de tête théâtraux, ses gestes affectés, ses mots fins et une sorte de pathétique qui vous tenait distance. Un démocrate, un jacobin, un communiste. Un grand seigneur libéral, bien que brillant « fondateur du marxisme russe », un « front orgueilleux ». Plékhanov fut, lui, incapable de devenir un meneur de la foule prolétarienne quand
sur son parcours panique et désarroi, Perçant à toute allure à travers la mitraille,
Cette populace infâme,
Cette sainte racaille
Vers sa gloire immortelle fonçait tout droit.
Du reste, cela n’a pas réussi à Plékhanov, tandis que le nom de Lénine est devenu la bannière de millions d’hommes et se confond désormais avec celui de Marx...
Parfois on dépeint Ilitch comme une espèce de machine à calculer, d’arithmomètre géant, personnification d’une intelligence et d’une volonté également froides. C’est faux. Ilitch fut un tempérament extraordinaire qui réagissait très vivement à tout ce qui lui arrivait. Mais il savait enserrer cette ardeur dans l’étau d’une volonté de fer impitoyable. Il était capable de souffrir cruellement. Mais je pense qu’il n’était pas à « plaindre » : on l’aurait mis hors de lui même et sa colère vous aurait écrasé comme un marteau-pilon. D’apparence, c’était nécessairement un grand capitaine unissant la volonté, la décision et la pensée. Il n’a jamais donné mauvais moral et pas un trait de son visage mobile n’a jamais trahi ses propres doutes : ferme comme un roc, il se dressait parmi nous, sûr de la victoire.
Je me rappelle avoir passé un sale moment lors de la venue à Poronin de Roman Malinovski. On m’installa pour ma première nuit dans la chambre d’en haut. Je dormis très mal, me réveillant à chaque instant : pensez-vous, notre groupe à la Douma était dirigé par un agent provocateur !
Et j’entends distinctement, venant d’en bas, les pas d’Ilitch. Il ne dort pas. Il sort sur la véranda, se prépare un thé que, le sachant, je suppose horriblement fort, et commence à faire les cent pas. Il marche, s’arrête et se remet à marcher. Et ainsi toute la nuit. Par moments ma tête fatiguée est enveloppée du brouillard d’un demi- sommeil languissant. Mais dès que j’en émerge, le bruit cadencé de ses pas parvient à mon oreille.
Vient le matin. Je descends. Ilitch est tiré à quatre épingles. Il a des cernes jaunes autour des yeux. Le visage d’un malade. Mais il éclate d’un rire joyeux, les gestes sûrs comme d’habitude: « Alors, bien dormi ? Ha, ha ! Et oui. Voulez-vous du thé ? Du pain ? On va faire une promenade ? » Comme si de rien n’était. Comme si il n’y avait pas eu cette nuit douloureuse peuplée de souffrances, de doutes, de réflexions, d’un travail intense de la pensée. Que non, Ilitch a endossé la cotte de mailles de sa volonté. Y a-t-il quelque chose qui puisse la percer ?...
Les premiers mois de la guerre me reviennent à la mémoire. Ce fut une époque affreusement pénible où nous autres révolutionnaires, dispersés à travers les différents pays parvenus au dernier degré de la folie avec les premières salves des canons impérialistes, pleurions des larmes de rage et de haine : une faillite lamentable qu’avait essuyée la « social-démocratie unie, internationale, émancipatrice des peuples », les canailles qu’étaient nos « amis » allemands, français, belges et autres !
Et voilà qu’Ilitch, enfin libéré de la prison autrichienne, arrive en Suisse. Toutes les forces de son âme — son intelligence exceptionnelle, sa volonté, sa passion — formant un poing qu’il montre à la racaille patriotarde. Fébrilement, il se met au travail. Avec une audace impitoyable, il soulève les tas de fumier social-démocrate et les jette de côté. Le cheminement du communisme commence...
Je me rappelle comment, tel le chasseur qui traque un loup, Ilitch avait poursuivi Plékhanov. L’autre louvoyait, esquivait le combat, s’en tirait par des boutades. Ilitch finit par « attraper » Plékhanov dans une espèce de vaste hangar près de Lausanne, où celui-ci faisait un rapport. Tout le monde était tendu à l’extrême. Les cœurs battaient la chamade, les mains tremblaient. Ilitch était terriblement anxieux lui-même, son visage était devenu couleur d’albâtre. Lorsqu’il se mit à taper sur les sociaux-patriotes et que des paroles flagellatrices, courroucées, authentiquement marxistes éclatèrent au milieu de toute la saleté et toute la prostitution patriotardes, nos âmes se serrèrent dans un frisson de soulagement. Je le vois comme si c’était maintenant : voici « Abram » (N. V. Krylenko) tremblant de la tête aux pieds, les larmes lui perlant des yeux. Enfin nous avions dégainé l’épée pour châtier les traîtres ! Notre heure viendra, misérables !...
Dans une chambre exiguë de Berne, nous rêvions de l’avenir. On plaisantait au sujet d’Ilitch dont on disait qu’il serait bientôt à la tête de véritables armées. Tandis que lui — on était en 1915 ! — envisageait pour de bon le slogan de guerre civile et comprenait que l’orage révolutionnaire était inéluctable.
Il vint, cet orage et, avec lui, Ilitch — l’émigré, le « fanatique », le « fantaisiste » — qui était en réalité un esprit profond et un chef inné des masses, se mit à grandir de jour en jour pour devenir ce géant de la Révolution, dont la figure restera gravée dans les siècles comme un monument éternel de notre époque héroïque.
Il était beau au moment de passer à l’assaut. Mais il était beau aussi aux moments du danger, où l’épée ennemie frôlait nos têtes.
Ma mémoire me fait revivre les journées de Brest-Litovsk. Nous les « jeunes », la « gauche » avions déjà commis une erreur en empêchant la signature de la paix d’entrée de jeu et nous persistions avec entêtement. Ilitch entra en coup de vent à la séance décisive du Comité central[2] Il ressemblait à un lion géant, que des gamins auraient enfermé dans une cage. Il allait et venait, en courant avec une sévère résolution peinte sur son visage, dont tous les muscles étaient contractés et tendus. « Je n’attendrai pas une seconde de plus. Assez joué ! Pas-une-seconde-de-plus. » Ce « pas une seconde de plus » articulé avec un sifflement résolu, sérieux et en même temps profondément violent, caractérisait chez lui une humeur atroce. Ensuite il adressa un ultimatum. Et cassa la décision précédente. Ainsi Ilitch — puissant, terrible, inflexible, lucide — sauva la Révolution de ses ennemis redoutables que sont la phrase révolutionnaire et la pose révolutionnaire qui faillirent livrer la République aux bourreaux allemands...
Denikine, Koltchak, la famine... Les frontières de l’Etat soviétique avaient reculé jusqu’à la dernière limite. Avec les complots à l’intérieur, la Révolution était en train de se cabrer. Il s’en fallait de peu qu’elle ne se renversât. Ilitch évalue. Dans le calme. Envisage l’éventualité d’une défaite. Le culbutage[3], plaisante-t-il, en français. A tout hasard il ordonne qu’on prenne telle ou telle mesure pour repartir à zéro dans la clandestinité. Et pas une ombre de doute qu’en cas d’échec il est perdu. Tout cela n’est que culbutage. Mais le voilà qui s’adresse au parti, et sa voix résonne avec une énergie inébranlable : « Les paniquards au pied du mur ! » Et chacun de nous a le sentiment que nous vaincrons : diable, peut-on perdre une bataille avec Ilitch ?
Et le voici tel que je le vois non pas au Bureau politique, non pas au Conseil des Commissaires du peuple, mais chez lui, à Gorki. Il porte une chemise bleue, qui a viré par endroits au lilas, pas de ceinture, son visage est si bon. Il fouille dans des tas de livres et de journaux en toutes les langues et tous les idiomes possibles. Il va à la chasse et comme il rampe vers les canards, l’expectative lui arrache des sons rauques, il est emballé comme seul Ilitch peut l’être. Un diable d’homme !
Je le vois un jour s’agiter et aller quêter un sécateur. Puis il court vers un bosquet de lilas et s’affaire à côté d’eux. Nous nous approchons. « Voyez — il nous montre des branches cassées par quelque vandale — j’ai du mal à regarder ça. » Et il nous sourit de son sourire gentil, coupable, ce redoutable Lénine qui « a du mal à regarder » des fleurs mutilées.
Lénine, savait-il ce qu’il valait ? Comprenait-il tonte sa signification ? Je n’en doute pas un instant. Pourtant il ne s’est jamais regardé dans le miroir de l’histoire, étant trop simple pour cela, et trop simple parce que trop grand. Voici un petit trait caractéristique : Ilitch feignait souvent de ne pas savoir quelque chose qu’il savait parfaitement. Il avait besoin d’en apprendre davantage de son interlocuteur, peut-être un autre aspect du problème, un autre angle, un autre éclairage et, par la même occasion, de sonder cette personne, en mettant en réserve, dans quelque repli sinueux de son cerveau, un jugement dense et solide. Pour Ilitch, pour Lénine, ce qui comptait surtout c’était la cause avec laquelle il avait depuis longtemps formé un tout indestructible et qui est devenue son besoin essentiel. Peut-on parler de quelque fausseté ou d’un artifice quelconque alors qu’il s’agit de la cause, encore de la cause, toujours de la cause ?
Il se peut aussi que sa modestie tenait de la grande culture que possédait Ilitch. Il n’y a que les roquets du bêtisier universel qui n’arrivent pas à comprendre comment Ilitch a pu accomplir tant de choses. Or il l’a pu parce qu’il a soutiré tout ce que le monde capitaliste offrait de plus précieux et, mobilisant ces connaissances qu’il a fécondées par la doctrine de Marx, développant cette doctrine, il a mis tout cela au service de la révolution prolétarienne. Il avait des connaissances colossales. Et c’est pour cette raison qu’il comprenait à quel point elles étaient insuffisantes, à les mesurer à d’autres aunes, et Ilitch comptait par millions et par décennies...
Aussi sa personnalité s’imposait-elle d’autant plus qu’il y prêtait moins d’attention. Qui aurait pu soupçonner des motifs personnels chez le Vieux ? Qui aurait pu admettre qu’Ilitch eût en tête quelque chose d’autre que les intérêts de la grande cause ? Personne, sauf peut-être les plus tristes sires. Si bien que lorsque les flèches meurtrières de la dialectique léninienne frappaient juste, lorsqu’Ilitch se mettait à jeter les foudres, nous lui résistions, au sein du parti s’entend, mais nous avons toujours prêté l’oreille à ses arguments. Et combien sommes-nous, ceux qu’Ilitch a remodelés, qu’il a attachés pour toujours à sa doctrine, qu’il a convaincus et sauvés des errements ? Dire qu’il s'est donné tant de peine pour persuader, qu’il a tant lutté pour des hommes en se souciant, par des moyens différents, tant de la santé physique que de la pureté idéologique des camarades qu’il jugeait un précieux « bien du parti »[4] !
Cher maître, je me souviens de son avant-dernier discours qu’il a prononcé au IVe congrès de l’Internationale communiste[5]. Ilitch avait déjà eu une crise. On avait l’impression qu’il s’était levé de son lit de mort et qu’il s’accrochait avidement aux leviers de sa machine toujours en action. Il était terriblement inquiet au sujet de sa capacité de travailler. Ce discours, il y pensait comme à un examen.
Nos cœurs cessèrent de battre quand Ilitch monta sur la tribune : nous savions tous l’effort que cela lui avait coûté. A peine eut-il terminé que je courus vers lui et l’enlaçai sous son petit manteau de fourrure. Il était moite de fatigue, la chemise trempée, des gouttes de sueur perlaient sur son front, les yeux aussitôt cernés mais luisant de joie : ils criaient la vie, ils étaient l’hymne au travail chanté par l’âme invincible d’Ilitch !
A sa grande joie, Clara Zetkin toute en larmes accourut et se mit à couvrir de baisers ses mains de vieil homme. Ilitch, confus, abasourdi, lui baisa la main maladroitement. Et personne, vraiment personne ne savait que la maladie avait déjà dévoré son cerveau, qu’une fin terrible, tragique était imminente.
Il me semble qu’Ilitch savait cette fin inéluctable, il le savait mieux que ses intimes, ses camarades et amis, mieux que les docteurs et les professeurs. Et, terrassé par sa seconde crise, il se mit à dicter son testament politique ; à deux pas de sa tombe, il créa des œuvres qui pendant des décennies encore décideront de la politique de notre parti. Une fois encore, la dernière, Ilitch adressa à tout le parti ses paroles prophétiques.
Ce fut ensuite le commencement d’une tragédie inhumaine que nous ne pouvons qu’imaginer. Une volonté puissante frappée de paralysie, sa bouche close pour toujours, une pensée qui se débattit en vain sans trouver d’issue. Ce fut pis que la torture. Cela me fait mal d’en parler, camarades. Dans toute l’histoire je ne connais pas de tragédie aussi douloureuse ni aussi profonde...
Par une calme soirée d’hiver Lénine mourut à Gorki. Quelques jours avant, il y avait eu des signes d’amélioration. Les parents et amis s’étaient réjouis. Puis les processus destructeurs firent soudain surface...
Quand j’accourus dans sa chambre encombrée de médicaments et pleine de médecins, Ilitch rendait son dernier soupir. La tête rejetée en arrière, son teint blêmit terriblement, je l’entendis râler, ses bras pendaient, Ilitch, notre Ilitch n’était plus.
J’avais la sensation que le temps s’était arrêté, que tous les cœurs avaient cessé de battre. C’est comme si l’histoire avait momentanément arrêté sa course et que le monde entier avait poussé une plainte douloureuse. Adieu, mon cher.
**
*
Voici un an que le parti vit sans Lénine. Et il aura à vivre dorénavant sans lui. Saurons-nous atteindre si peu que ce soit à la sagesse d’Ilitch ? Oui, si nous ne cessons d’apprendre par lui. Saurons-nous atteindre à l’impartialité de Lénine, à sa capacité d’enlever tout motif personnel à la politique ? Oui, si nous apprenons par lui. Saurons- nous diriger comme il l’entendait le parti et, avec lui et à travers lui, la classe ouvrière et la paysannerie ? Oui, si nous apprenons auprès de Lénine, notre Ilitch, notre maître et notre camarade, qui ignorait la mesquinerie, qui était courageux, résolu et prudent. Nous devons le savoir parce que c’est ainsi que le veut la classe ouvrière à laquelle le camarade Lénine a dédié sa vie.
Pravda,21 janvier 1925
- ↑ Cette rencontre entre Boukharine et Lénine a eu lieu à l’automne 1912.
- ↑ Il s’agit d’une réunion du CC du PC(b)R le 23 févier 1918.
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ Lénine, par boutade, disait de la santé des camarades que c’était le « bien du parti ». C’est sans doute ce qu’a en vue Boukharine.
- ↑ Il s’agit du rapport de Lénine « Cinq années de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale », rapport fait au IVe Congrès de l’Internationale communiste, le 13 novembre 1922.