À la Conférence de Prague

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Sémachko, Nikolaï Alexandrovitch (1874-1949), médecin, adhère au mouvement social-démocrate dès 1893. Arrêté pour sa participation à la révolution à Nijni-Novgorod en 1905, émigre en 1906 à Genève, puis à Paris, où il se lie à Lénine. Secrétaire et trésorier du bureau du CC du parti bolchevique à l’étranger. Après la révolution d’Octobre, dirige les services de santé du Soviet de Moscou, puis Commissaire du peuple à la Santé publique (1918-1930), spécialiste de l’hygiène sociale. En 1924, après la mort de Lénine, il lance dans les « Isvestias » un appel à tous ceux qui connurent Lénine pour qu’ils communiquent leurs souvenirs. Membre du présidium du Comité exécutif de l’URSS (1931). Membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences pédagogiques de l’URSS. Directeur de plusieurs instituts médicaux de recherche scientifique (1945-1949).

On considère à juste titre que la conférence de Prague, tenue en janvier 1912, marqua un tournant dans le développement de notre parti ; c’est alors que les organisations bolchéviques rompirent définitivement avec les menchéviques et se constituèrent en un parti bolchévique unique.

Cette victoire fut remportée non sans peine par les bolchéviques. Il fallait lutter contre les mencheviques-liquidateurs, qui entendaient supprimer (« liquider ») le parti révolutionnaire illégal du prolétariat pour lui substituer un parti légal, c’est-à-dire pouvant être agréé par Stolypine [1], le pendeur tsariste de l’époque. Il fallait lutter contre les « otzovistes », liquidateurs de gauche, qui ne comprenaient pas la nécessité d’utiliser les possibilités légales (la tribune de la Douma d’État, les coopératives, les syndicats, etc.), pour organiser la classe ouvrière sous la direction du parti illégal. Enfin, il fallait lutter contre les « conciliateurs », parmi les bolchéviques, qui se laissaient mener par les liquidateurs. Toute cette lutte des bolchéviques contre les courants hostilés au sein du mouvement ouvrier, se déroulait alors que sévissaient une répression féroce, le mouchardage et les persécutions des bolchéviques par les autorités tsaristes.

La conférence de Prague avait été convoquée selon toutes les règles de la conspiration. Pour siège de la conférence, on avait choisi Prague, paisible ville de la Bohème, qui faisait alors partie de l’empire monarchique austro-hongroise. À l’époque, les mouchards pullulaient à Paris, et il eut été risqué d’y convoquer la conférence.

Vladimir Ilitch avait minutieusement médité tous les détails de la convocation de la conférence. Il s’énervait manifestement : c’est que du succès de la conférence dépendait la consolidation du parti.

Le succès allait être décidé non par les petits groupes à l’étranger, mais par les organisations militant en Russie. Aussi Vladimir Ilitch se préoccupait-il surtout d’une représentation intégrale de ces organisations. Avec quelle joie il se saisissait de chaque nouvelle venant de Russie !

Sergo Ordjonikidze [2], qui dirigeait la Commission d’organisation russe pour la convocation de la conférence, joua un rôle considérable dans les préparatifs dé la conférence de Prague. Nous, émigrés bolchéviques, connaissions bien Sergo pour l’avoir vu à l’écolé du parti de Longjumeau [3]. Parmi les élèves d’alors se distinguait nettement le beau, mince et svelte Géorgien Sergo ; il se distinguait par sa soif d’apprendre, par son sérieux. Les élèves de l’école, qui voyaient pour la première fois Paris, cette ville à renom mondial, auraient bien voulu parfois remplacer les leçons par une excursion intéressante. Sergo protestait toujours énergiquement contre un tel emploi des heures d’études. « Le parti nous a envoyés ici pour étudier, et non pas pour nous amuser », disait-il.

Sergo écoutait attentivement les conférences, prenait une part active aux discussions sur les questions obscures pour les élèves. Il n’acheva pas ses études : on l’envoya en Russie pour préparer la conférence. Comme on le sait, Sergo s’acquitta brillamment de la tâche qu’on lui avait confiée, et son rapport sur le travail accompli reçut une haute appréciation de la conférence.

La convocation de la conférence de Prague se heurtait à de très grandes difficultés. Les délégués se rendaient de Russie à Prague avec des précautions inouïes pour ne pas tomber aux mains des gendarmes. Certains d’entre eux furent arrêtés en cours de route et ne purent participer à la conférence. Mais même nous qui vivions alors dans l’émigration, à l’étranger, nous nous rendions à la conférence avec de grandes précautions, par crainte d’entraîner à notre suite des « mouchards » de Paris.

Vladimir Ilitch nous avait catégoriquement interdit de voyager ensemble : nous voyageâmes sinon dans des wagons différents, du moins dans différents compartiments. À Prague, les camarades tchèques nous accueillirent à la gare et nous installèrent chez des ouvriers. Le lieu de rassemblement et la salle des séances était la Maison du peuplé. Avec quelle envie nous entrions dans la grande salle de la Maison du peuple où les ouvriers tchèques parlaient librement dé leurs besoins ou bien se reposaient, en lisant le journal et buvant un bock de bière : comparée à la vie illégale dans la Russie tsariste, celle des ouvriers tchèques nous semblait un paradis.

Mais, selon les instructions de Vladimir Ilitch, nous ne devions pas nous arrêter dans ce « paradis », pour ne pas attirer l’attention d’éléments indésirables ; nous montions rapidement au premier, où avaient lieu les séances. C’était une salle de dimensions modestes avec trois fenêtres d’où une vue magnifique s’ouvrait sur la ville ancienne, patriarcale, aux maisons couvertes de tuiles.

Au bout de la salle, il y avait une longue table « pour le Bureau » ; sur les cotés des bancs ; devant la table du Bureau des bancs et des chaises pour les membres de la conférence. Devant les bancs latéraux étaient déposées des paquets ficelés de littérature illégale, éditée à Paris et apportée à la conférence. J’étais rapporteur pour l’assurance ouvrière. Le projet de résolution que j’avais préparé encore à Paris avait été soigneusement revu par Lénine. Il fut adopté à la conférence, avec quelques amendements de détail.

Lénine présenta le rapport sur le moment actuel et les tâches du parti. C’était la question essentielle qui devait déterminer la physionomie de la conférence, la structure et les tâches du parti.

Inutile de dire que ce rapport fut si brillant, si puissant et si irréfutable, que même les éléments hésitants ne purent résister à l’argumentation de Vladimir Ilitch, bien que, selon son habitude, loin d’estomper les divergences, il les mit au contraire à nu.

Après la conférence, Lénine écrivit à Gorki [4] :

« Cher A. M. ! Nous vous enverrons sous peu les résolutions de la conférence. Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice à reconstituer le parti et son Comité Central. J’espère que vous vous en réjouirez avec nous. »

Après l’expulsion des mencheviques et la constitution des bolchéviques en un parti indépendant, le Parti bolchévique devint encore plus fort et plus vigoureux.

  1. Stolypine, Piotr Arkadiévitch (1862-1911), homme d’État de la Russie tsariste, gros propriétaire foncier. De 1906 à 1911, président du Conseil des ministres et ministre de l’Intérieur. C’est à son nom que se rattache l’époque de la réaction la plus féroce à la suite de la défaite de la Révolution de 1905 (« réaction stolypinienne » de 1907 à 1910). Il imposa aussi une réforme agraire dont le but était de constituer une classe paysanne riche afin d’élargir la base sociale du tsarisme. Assassiné par un socialiste-révolutionnaire.
  2. Ordjonikidzé, Grigori, dit « Sergo », (1886-1937), géorgien, bolchevique depuis 1903. Plusieurs fois arrêté, élève à l’École de Longjumeau (1911), membre du CC du Parti bolchevique (1912-1917). Pendant la Guerre civile, président du Conseil militaire révolutionnaire du Front du Caucase (1920), principal dirigeant du Comité régional transcaucasien du Parti communiste (1922-1926). Membre du Comité central du PCR(b) (1921-1926), président de la Commission centrale de contrôle (1926). Partisan fidèle de Staline, il est désigné Commissaire du peuple à l’Industrie lourde pendant les premiers plans quinquennaux mais est poussé au suicide par la vague de terreur qui frappe son entourage proche.
  3. École de formation marxiste destinée à des cadres ouvriers venant de Russie. Cette école avait été organisée par Lénine et Inéssa Armand à l’été 1911 à Longjumeau, près de Paris.
  4. Gorki, Maxime, nom de plume d’Alexis Maximovitch Pechkov (1868-1936), écrivain, éditeur et dramaturge réaliste romantique. D’abord proche des populistes, il soutient ensuite le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) et sa fraction bolchevique. Part en exil, d’abord aux États-Unis, puis s’installe en Italie jusqu’à son retour en Russie en 1913. Participe au Ve Congrès du POSDR à Londres (1907) où il fait la connaissance de Lénine. Après la Révolution d’Octobre, s’oppose d’abord farouchement aux bolcheviques avant de les soutenir de manière moins critique. Souffrant, il quitte la Russie en 1921 et s’installe à nouveau dans un semi-exile en Italie (1923). Revient en URSS à partir de 1927, comblé d’honneurs par Staline. Il chante les louanges du régime et occupe une place centrale dans la création de la littérature soviétique et du « réalisme socialiste ». Meurt officiellement d’une pneumonie en juin 1936, certains historiens évoquant la possibilité d’un empoisonnement.