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Au début du 20<sup>e</sup> siècle en Russie, les socialistes débattent intensément de la révolution qui vient. Les [[Narodniks|narodniks]], non marxistes, parlent simplement de révolution démocratique et populaire, et exaltent la paysannerie. Les social-démocrates du [[POSDR|POSDR]] soutiennent à l'inverse qu'une analyse en termes de [[Classes_sociales|classes sociales]] est indispensable. Ils sont d'abord tous unanimes sur le schéma classique du [[Matérialisme_historique|matérialisme historique]] : [[Révolution_démocratique-bourgeoise|révolution démocratique-bourgeoise]] dans un premier temps, puis, après une période de développement capitaliste, [[Révolution_socialiste|révolution socialiste]].
Au début du 20<sup>e</sup> siècle en Russie, les socialistes débattent intensément de la révolution qui vient. Les [[Narodniks|narodniks]], non marxistes, parlent simplement de révolution démocratique et populaire, et exaltent la paysannerie. Les social-démocrates du [[POSDR|POSDR]] soutiennent à l'inverse qu'une analyse en termes de [[Classes_sociales|classes sociales]] est indispensable. Ils sont d'abord tous unanimes sur le schéma classique du [[Matérialisme_historique|matérialisme historique]] : [[Révolution_démocratique-bourgeoise|révolution démocratique-bourgeoise]] dans un premier temps, puis, après une période de développement capitaliste, [[Révolution_socialiste|révolution socialiste]].
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Au 2e Congrès du [[Parti_ouvrier_social-démocrate_de_Russie|Parti ouvrier social-démocrate de Russie]] tenu à Londres en 1903, il n'y eut aucun désaccord essentiel sur la question de la nature de la révolution russe à venir: c'était une [[Révolution_bourgeoise|Révolution bourgeoise]]. Les délégués envisageaient qu'elle donnerait naissance à une Assemblée constituante et à une [[république]] démocratique bourgeoise dans laquelle les travailleurs lutteraient pour leurs droits et en direction d'une société socialiste future.
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Au [[2e congrès du POSDR|2<sup>e</sup> Congrès]] du [[Parti_ouvrier_social-démocrate_de_Russie|Parti ouvrier social-démocrate de Russie]] tenu à Londres en 1903, il n'y eut aucun désaccord essentiel sur la question de la nature de la révolution russe à venir: c'était une [[Révolution_bourgeoise|Révolution bourgeoise]]. Les délégués envisageaient qu'elle donnerait naissance à une [[Assemblée constituante russe de 1918|Assemblée constituante]] et à une [[république]] démocratique bourgeoise dans laquelle les travailleurs lutteraient pour leurs droits et en direction d'une société socialiste future.
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Les délégués envisageaient, de façon encore assez abstraite, une insurrection donnant lieu à un gouvernement prenant des mesures révolutionnaires, ce qui était appelé « dictature démocratique » ([[dictature]] avait alors un sens différent, celui d'un gouvernement d'exception).
===Les particularités russes===
===Les particularités russes===
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En particulier, la [[Révolution_de_1905|tentative révolutionnaire de 1905]] montre que la bourgeoisie préfère se jeter dans les bras de la [[Réaction|réaction]] plutôt que de risquer de tout perdre dans une [[Lutte_de_classe|lutte de classe]] trop intense. Le POSDR se divise en deux attitudes radicalement différentes :
En particulier, la [[Révolution_de_1905|tentative révolutionnaire de 1905]] montre que la bourgeoisie préfère se jeter dans les bras de la [[Réaction|réaction]] plutôt que de risquer de tout perdre dans une [[Lutte_de_classe|lutte de classe]] trop intense. Le POSDR se divise en deux attitudes radicalement différentes :
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*les [[Menchéviks|menchéviks]] prônent le ralliement du prolétariat à la bourgeoisie, et donc l'autolimitation des revendications ouvrières pour ne pas dissuader les libéraux bourgeois,
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*les [[Menchéviks|menchéviks]] prônent le ralliement du prolétariat à la bourgeoisie, et donc l'autolimitation des revendications ouvrières pour ne pas dissuader les libéraux bourgeois,<ref>F. Dan, ''The Origins of Bolshevism'', New York 1964.</ref>
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*les [[Bolchéviks|bolchéviks]] soutiennent que la révolution bourgeoise peut être accomplie même sans les libéraux bourgeois, par la ''« dictature démocratique des ouvriers et des paysans »''.<ref name="DeuxTactiques">Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/08/vil19050800.htm Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique]'', 1905</ref>
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*les [[Bolchéviks|bolchéviks]] soutiennent que la révolution bourgeoise peut être accomplie même sans les libéraux bourgeois, par la ''« dictature démocratique des ouvriers et des paysans »''.
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Lénine précisait ''« ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. »'', Pour lui il était clair qu'elle ne pourrait que réaliser des mesures démocratiques radicales, une [[réforme agraire]], un début d'amélioration de la condition ouvrière. Mais il avait aussi en tête un autre impact central : ''« last but not least, étendre l'incendie révolutionnaire à l'Europe »''. Dans leur presse, les bolchéviks ne mettaient pas en avant la lutte pour le [[Socialisme|socialisme]], mais se présentaient comme des ''« démocrates conséquents »''.
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Dès mars-avril, Lénine s'élevait contre « le renoncement à l’idée de la dictature démocratique révolutionnaire »<ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1905/sdprg/index.htm La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire],'' mars-avril 1905</ref>. Il défendit sa position lors du [[3e congrès du POSDR|3<sup>e</sup> congrès]] (avril-mai) et dans des articles les mois suivants<ref name="DeuxTactiques">Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/08/vil19050800.htm Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique]'', Juillet 1905</ref>.
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Lénine précisait ''« ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. »'' Pour lui il était clair qu'elle ne pourrait que réaliser des mesures démocratiques radicales, une [[réforme agraire]], un début d'amélioration de la condition ouvrière. Il écartait :
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… l’idée absurde, semi-anarchiste, de l’application immédiate du programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. (...) Qui veut marcher au socialisme par une autre voie que celle de la démocratie politique en arrive infailliblement à des conclusions absurdes et réactionnaires, tant dans le sens économique que dans le sens politique. (...) Nous, marxistes, nous devons savoir qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir pour le prolétariat et la paysannerie d’autre chemin vers la liberté véritable que celui de la liberté bourgeoise et du progrès bourgeois. »
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Mais il avait aussi en tête un autre impact central : ''« last but not least, étendre l'incendie révolutionnaire à l'Europe »''. Dans leur presse, les bolchéviks ne mettaient pas en avant la lutte pour le [[Socialisme|socialisme]], mais se présentaient comme des ''« démocrates conséquents »''.
Comparant les types de révolutions bourgeoises, Lénine insistait sur le fait que plus elle est une ''[[révolution populaire]]'' (à l'inverse d'une révolution par le haut), plus elle est [[Progressisme|progressiste]] et prend des mesures transformant radicalement les structures sociales.
Comparant les types de révolutions bourgeoises, Lénine insistait sur le fait que plus elle est une ''[[révolution populaire]]'' (à l'inverse d'une révolution par le haut), plus elle est [[Progressisme|progressiste]] et prend des mesures transformant radicalement les structures sociales.
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En lien direct avec ce débat, les social-démocrates débattaient sur la [[Participation_aux_gouvernements_bourgeois|participation ou non à un gouvernement]] provisoire qui naîtrait d'une nouvelle révolution. Les [[Mencheviks|mencheviks]] répondaient non : c'est à la bourgeoisie que revient de diriger la [[Révolution_bourgeoise|révolution bourgeoise]], les socialistes doivent rester dans l'opposition et renforcer les positions de la classe ouvrière pour l'avenir. Les bolcheviks, au contraire, affirmaient que renoncer à participer à un gouvernement provisoire c'était renoncer à l'achèvement de la révolution démocratique. L'ironie de l'histoire est que ce sont les mencheviks qui entreront au [[Gouvernement_provisoire_russe|gouvernement provisoire en 1917]], et les bolchéviks qui les dénonceront. Cela vient du rôle inattendu des [[Soviet|soviets]] : ce sont ces organes que les bolchéviks vont considérer comme le gouvernement légitime.
En lien direct avec ce débat, les social-démocrates débattaient sur la [[Participation_aux_gouvernements_bourgeois|participation ou non à un gouvernement]] provisoire qui naîtrait d'une nouvelle révolution. Les [[Mencheviks|mencheviks]] répondaient non : c'est à la bourgeoisie que revient de diriger la [[Révolution_bourgeoise|révolution bourgeoise]], les socialistes doivent rester dans l'opposition et renforcer les positions de la classe ouvrière pour l'avenir. Les bolcheviks, au contraire, affirmaient que renoncer à participer à un gouvernement provisoire c'était renoncer à l'achèvement de la révolution démocratique. L'ironie de l'histoire est que ce sont les mencheviks qui entreront au [[Gouvernement_provisoire_russe|gouvernement provisoire en 1917]], et les bolchéviks qui les dénonceront. Cela vient du rôle inattendu des [[Soviet|soviets]] : ce sont ces organes que les bolchéviks vont considérer comme le gouvernement légitime.
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Néanmoins, dès 1905, Lénine ne dressait pas de mur étanche entre les revendications démocratiques et socialistes, et il était conscient que la nature des forces motrices de la révolution (prolétariat et paysannerie) ouvrait une possibilité que le processus révolutionnaire aille plus loin. Il estimait que cette lutte serait âpre, parce qu'après avoir soutenu la paysannerie dans son ensemble face aux féodaux, il faudrait soutenir la petite paysannerie contre la grande. Mais il n'envisageait en aucun une attitude de « stop » du processus révolutionnaire :
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« Dans la pratique, cela peut signifier soit le passage des terres à la classe des petits propriétaires paysans, là où prévaut la grande, l'asservissante propriété féodale, et où n'existent pas encore les conditions matérielles de la grosse production socialiste ; soit la nationalisation, à la condition de la victoire complète de la révolution démocratique ; soit encore la remise des grands domaines capitalistes à des ''associations ouvrières'' , car, la révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, - et dans la mesure précise de nos forces, dans la mesure des forces du prolétariat conscient et organisé, - la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à moitié chemin. »<ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1905/09/vil19050914.htm L'attitude de la social-démocratie à l'égard du mouvement paysan]'', 14 septembre 1905</ref>
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===La caution de Kautsky===
===La caution de Kautsky===
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Pendant la révolution de 1905, [[Kautsky|Kautsky]], alors le principal théoricien de l'[[Internationale_ouvrière|Internationale socialiste]], étudie aussi les particularités de la révolution en Russie. Il remarque que par rapport aux [[Révolutions_bourgeoises|révolutions bourgeoises]] classiques ([[Première_révolution_anglaise|anglaise]] et [[Révolution_française|française]]), le prolétariat déjà très développé, et que ''« pour la première fois dans l’histoire du monde, le prolétariat industriel apparaît en vainqueur à l’état de force directrice indépendante »<ref>Karl Kautsky, [https://www.marxists.org/francais/kautsky/works/1905/12/kautsky_19051209.htm Ancienne et nouvelle Révolution], Le Socialiste, 9 décembre 1905</ref>''. Il remarque que la petite-bourgeoisie est [[Réactionnaire|réactionnaire]] et ne semble pas en mesure de "faire" la révolution (démocratique), alors que c'est elle qui formait la masse agissante dans les révolutions bourgeoises du passé. Rosa Luxemburg<ref>Rosa Luxemburg, ''Après le premier acte'', 4 février 1905</ref> puis Kautsky<ref>Karl Kautsky, The Consequences of the Japanese Victory and Social Democracy, July 1905</ref> emploient alors l'expression de ''« révolution en permanence »''.
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Pendant la révolution de 1905, [[Kautsky|Kautsky]], alors le principal théoricien de l'[[Internationale_ouvrière|Internationale socialiste]], étudie aussi les particularités de la révolution en Russie. Il remarque que par rapport aux [[Révolutions_bourgeoises|révolutions bourgeoises]] classiques ([[Première_révolution_anglaise|anglaise]] et [[Révolution_française|française]]), le prolétariat déjà très développé, et que ''« pour la première fois dans l’histoire du monde, le prolétariat industriel apparaît en vainqueur à l’état de force directrice indépendante »<ref>Karl Kautsky, [https://www.marxists.org/francais/kautsky/works/1905/12/kautsky_19051209.htm Ancienne et nouvelle Révolution], Le Socialiste, 9 décembre 1905</ref>''. Il remarque que la petite-bourgeoisie est [[Réactionnaire|réactionnaire]] et ne semble pas en mesure de "faire" la révolution (démocratique), alors que c'est elle qui formait la masse agissante dans les révolutions bourgeoises du passé. [[Rosa Luxemburg|Luxemburg]]<ref>Rosa Luxemburg, ''Après le premier acte'', 4 février 1905</ref> puis Kautsky<ref>Karl Kautsky, The Consequences of the Japanese Victory and Social Democracy, July 1905</ref> emploient alors l'expression de ''« révolution en permanence »''.
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En 1906, Kautsky écrit un article qui sera influent : <span class="reference-text">''Les forces motrices de la Révolution russe et ses perspectives''</span>. Il y défend le point de vue des bolchéviks sur la stratégie pour mener la révolution anti-tsariste: un pari sur le paysan russe comme combattant pour la transformation démocratique du pays.
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En 1906, Kautsky écrit un article qui sera influent : <span class="reference-text">''Les forces motrices de la Révolution russe et ses perspectives''</span>. Il y défend le point de vue des bolchéviks sur la stratégie pour mener la révolution anti-tsariste : un pari sur le paysan russe comme combattant pour la transformation démocratique du pays.
Au mois de juillet 1905, Lénine écrivait encore : ''« Personne ne parie de la prise du pouvoir par le parti ; il s'agit seulement de sa participation à la révolution, de sa participation dirigeante, si possible »''. Suite à la révolution de 1905, Lénine se joint à l'optimisme de Kautsky : ''« Non seulement Kautsky considère comme très probable qu'au cours de la révolution la victoire revienne au parti social-démocrate, mais il déclare qu'il est du devoir des social-démocrates de suggérer à leurs partisans la certitude de la victoire, car on ne peut pas lutter avec succès si l'on renonce d'avance à vaincre. »''
Au mois de juillet 1905, Lénine écrivait encore : ''« Personne ne parie de la prise du pouvoir par le parti ; il s'agit seulement de sa participation à la révolution, de sa participation dirigeante, si possible »''. Suite à la révolution de 1905, Lénine se joint à l'optimisme de Kautsky : ''« Non seulement Kautsky considère comme très probable qu'au cours de la révolution la victoire revienne au parti social-démocrate, mais il déclare qu'il est du devoir des social-démocrates de suggérer à leurs partisans la certitude de la victoire, car on ne peut pas lutter avec succès si l'on renonce d'avance à vaincre. »''
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Cette prise de position apportera une véritable caution marxiste aux bolchéviks, qui l'utiliseront souvent. En 1910, dans une polémique contre le menchévik [[Martov|Martov]], le dirigeant bolchévik [[Kamenev|Kamenev]] écrit: ''« il y a un certain plaisir à être assis aux côtés de Kautsky sur le banc des accusés »''. Kamenev a publié à nouveau ce texte au début des années 1920 et y réaffirme la marque d’honneur qu’il en retire. Même [[Staline|Staline]], bien plus tard, écrira au tout début du second volume de ses œuvres complètes un essai revenant sur l'article de Kautsky de 1906, vantant un ''« théoricien remarquable »'', qui ''« prête aux questions tactiques de la minutie et un grand sérieux »'', et dont les positions à l’égard des questions russes sont d’une grande valeur.
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Cette prise de position apportera une véritable caution marxiste aux bolchéviks, qui l'utiliseront souvent. En 1910, dans une polémique contre le menchévik [[Martov|Martov]], le dirigeant bolchévik [[Kamenev|Kamenev]] écrit: ''« il y a un certain plaisir à être assis aux côtés de Kautsky sur le banc des accusés »''. [[Kamenev]] a publié à nouveau ce texte au début des années 1920 et y réaffirme la marque d’honneur qu’il en retire. Même [[Staline|Staline]], bien plus tard, écrira au tout début du second volume de ses œuvres complètes un essai revenant sur l'article de Kautsky de 1906, vantant un ''« théoricien remarquable »'', qui ''« prête aux questions tactiques de la minutie et un grand sérieux »'', et dont les positions à l’égard des questions russes sont d’une grande valeur.
===Les réformes de Stolypine===
===Les réformes de Stolypine===
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Le Premier ministre [[Stolypine|Stolypine]] (de 1906 à 1911), tout en réprimant les révolutionnaires, tenta de mettre en place une réforme agraire et des mesures de libéralisation économique et politique. Il s'agissait d'une tentative d'effectuer la transformation bourgeoise ''« par en haut »''.
Le Premier ministre [[Stolypine|Stolypine]] (de 1906 à 1911), tout en réprimant les révolutionnaires, tenta de mettre en place une réforme agraire et des mesures de libéralisation économique et politique. Il s'agissait d'une tentative d'effectuer la transformation bourgeoise ''« par en haut »''.
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[[Lénine|Lénine]] considérait (comme il l'avait déjà dit<ref name="DeuxTactiques" /> en 1905) qu'il y avait une possibilité que ce processus aboutisse, et qu'il désamorce la possibilité de ''« dictature démocratique des ouvriers et des paysans »''.
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[[Lénine|Lénine]] considérait (comme il l'avait déjà dit<ref name="DeuxTactiques" /> en 1905) qu'il y avait une possibilité que ce processus aboutisse, et qu'il désamorce la possibilité de ''« dictature démocratique des ouvriers et des paysans »''. Dans ce cas la révolution par haut prendrait beaucoup plus de temps et serait moins progressiste, à l'image de l'Allemagne.
Néanmoins Stolypine faisait face à de nombreuses résistances des forces de l'Ancien régime et du tsar lui-même, et ses réformes n'aboutissent pas. La [[Première_guerre_mondiale|première guerre mondiale]] et le nouvel essor révolutionnaire remettent à l'ordre du jour la voie révolutionnaire.
Néanmoins Stolypine faisait face à de nombreuses résistances des forces de l'Ancien régime et du tsar lui-même, et ses réformes n'aboutissent pas. La [[Première_guerre_mondiale|première guerre mondiale]] et le nouvel essor révolutionnaire remettent à l'ordre du jour la voie révolutionnaire.
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Suite [[Révolution russe (1905)|à 1905]], des élections (au pouvoir très limité) ont lieu. Face aux autres forces politiques présentes à la [[Douma d'État de l’Empire russe|Douma]], les social-démocrates sont face à des choix tactiques. Les [[Mencheviks|menchéviks]] penchent plutôt pour l'alliance avec les bourgeois libéraux ([[Parti constitutionnel démocratique|parti KD]]) alors que les [[bolchéviks]] ([[otzovistes]] mis à part) prônent le rapprochement avec les [[troudoviks]].
Suite [[Révolution russe (1905)|à 1905]], des élections (au pouvoir très limité) ont lieu. Face aux autres forces politiques présentes à la [[Douma d'État de l’Empire russe|Douma]], les social-démocrates sont face à des choix tactiques. Les [[Mencheviks|menchéviks]] penchent plutôt pour l'alliance avec les bourgeois libéraux ([[Parti constitutionnel démocratique|parti KD]]) alors que les [[bolchéviks]] ([[otzovistes]] mis à part) prônent le rapprochement avec les [[troudoviks]].
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Les menchéviks pensaient de façon simpliste que les KD étaient le parti de la [[bourgeoisie]] montante et donc [[Classe révolutionnaire|révolutionnaire]], et tendaient à mépriser les [[troudoviks]] (plutôt paysans) comme arriérés et [[réactionnaires]]. Lénine soulignait que les KD étaient, en fait, largement liés aux [[propriétaires terriens]], donc hostiles à un [[Mouvement paysan en Russie|soulèvement paysan]], et par là-même [[contre-révolutionnaires]]. Il était beaucoup plus attentif et patient envers le mouvement paysan.<ref>Lenin, ''[https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1907/mar/01.htm Cadets and Trudoviks]'', 1er mars 1907</ref>
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Les menchéviks pensaient de façon simpliste que les [[Parti constitutionnel démocratique|KD]] étaient le parti de la [[bourgeoisie]] montante et donc [[Classe révolutionnaire|révolutionnaire]], et tendaient à mépriser les [[troudoviks]] (plutôt paysans) comme arriérés et [[réactionnaires]]. Lénine soulignait que les KD étaient, en fait, largement liés aux [[propriétaires terriens]], donc hostiles à un [[Mouvement paysan en Russie|soulèvement paysan]], et par là-même [[contre-révolutionnaires]]. Il était beaucoup plus attentif et patient envers le mouvement paysan.<ref>Lenin, ''[https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1907/mar/01.htm Cadets and Trudoviks]'', 1er mars 1907</ref>
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Lénine défendait notamment la [[nationalisation de la terre]], tout en précisant qu'il ne s'agissait pas d'une mesure socialiste, mais capitaliste (même si, en défrichant le terrain pour le développement capitaliste, elle devrait mener à une augmentation rapide du nombre des prolétaires et à une exacerbation de la [[lutte des classes]]). Elle rendrait possible une « voie américaine du développement capitaliste », c’est-à-dire un développement qui ne serait pas entravé par des vestiges de [[féodalisme]].
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« L’abolition de la propriété privée de la terre est la suppression au maximum possible en société bourgeoise de toutes les barrières qui s’opposent au libre emploi du capital dans l’agriculture et au libre passage du capital d’une branche de production à une autre. » « La nationalisation permet au maximum d’abattre ''toutes'' les barrières du régime de possession foncière et de « nettoyer » toute la terre pour un ''faire-valoir nouveau'' correspondant aux exigences du capitalisme »<ref>Lenin, ''[https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1907/agrprogr/index.htm The Agrarian Programme of Social-Democracy in the First Russian Revolution]'', 1905-1907</ref>
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En septembre 1914, Lénine continuait à écrire que la révolution russe devait se limiter aux
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« trois conditions fondamentales d’une transformation démocratique conséquente : république démocratique (avec l’égalité complète des nations et leur droit à disposer d’elles‑mêmes), confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et journée de travail de 8 heures. »<ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1914/11/vil19141101a.htm La guerre et la social-démocratie russe]'', septembre 1914</ref>
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==Critique de Trotsky : la révolution permanente==
==Critique de Trotsky : la révolution permanente==
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Il faut noter que les menchéviks ont largement contribué à véhiculer une image simplifiée des débats de 1917, car dans leurs polémiques contre les bolchéviks, ils caricaturaient leurs positions en les présentant comme des utopistes qui voulaient une révolution socialiste immédiate alors que la Russie était arriérée. Il n'y a que de rares fois où ils évoquaient le fait que la stratégie des bolchéviks était une transition moins binaire, mais pour la nier aussitôt : à la mi-octobre, le dirigeant menchévique Koltsov déclara qu’il n’y avait pas de « troisième voie » entre capitalisme et socialisme. La théorie marxiste, assurait-il, n’accepte pas la conception d’une « révolution semi-socialiste »<ref>Cité par Gennady Lazarevich Shkliarevsky, The Russian Revolution and Organized Labor, PhD dissertation, University of Virginia, 1985, p. 330</ref>.
Il faut noter que les menchéviks ont largement contribué à véhiculer une image simplifiée des débats de 1917, car dans leurs polémiques contre les bolchéviks, ils caricaturaient leurs positions en les présentant comme des utopistes qui voulaient une révolution socialiste immédiate alors que la Russie était arriérée. Il n'y a que de rares fois où ils évoquaient le fait que la stratégie des bolchéviks était une transition moins binaire, mais pour la nier aussitôt : à la mi-octobre, le dirigeant menchévique Koltsov déclara qu’il n’y avait pas de « troisième voie » entre capitalisme et socialisme. La théorie marxiste, assurait-il, n’accepte pas la conception d’une « révolution semi-socialiste »<ref>Cité par Gennady Lazarevich Shkliarevsky, The Russian Revolution and Organized Labor, PhD dissertation, University of Virginia, 1985, p. 330</ref>.
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En réponse à de telles affirmations, le dirigeant bolchévique letton [[Pēteris_Stučka|Pēteris Stučka]] déclara que l’établissement d’une dichotomie aussi rigide entre révolutions bourgeoise et socialiste était essentiel pour justifier ensuite le rejet de l’exigence d’un pouvoir soviétique. De la même façon, [[Trotski|Trotski]] expliquait que les menchéviks avaient invoqué en février la nature bourgeoise de la révolution pour justifier leur refus de prendre le pouvoir, et que, en mai, ils avaient affirmé la même chose pour justifier leur participation à la coalition gouvernementale. Trotski concluait que ces invocations étaient des mesures « purement pratiques » pour « préserver les privilèges de la bourgeoisie et de lui accorder au gouvernement un rôle auquel la configuration des groupes politiques dans le pays ne lui donne absolument pas droit ».<ref>Léon Trotsky, [https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1917/08/caractere.htm ''Le caractère de la révolution russe''], 22 août 1917</ref>
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En réponse à de telles affirmations, le dirigeant bolchévique letton [[Pēteris_Stučka|Pēteris Stučka]] déclara que l’établissement d’une dichotomie aussi rigide entre révolutions bourgeoise et socialiste était essentiel pour justifier ensuite le rejet de l’exigence d’un pouvoir soviétique. De la même façon, [[Trotski|Trotski]] expliquait que les menchéviks avaient invoqué en février la nature bourgeoise de la révolution pour justifier leur refus de prendre le pouvoir, et que, en mai, ils avaient affirmé la même chose pour justifier leur participation à la coalition gouvernementale. Trotski concluait que ces invocations étaient des mesures ''« purement pratiques »'' pour ''« préserver les privilèges de la bourgeoisie et de lui accorder au gouvernement un rôle auquel la configuration des groupes politiques dans le pays ne lui donne absolument pas droit »''.<ref>Léon Trotsky, [https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1917/08/caractere.htm ''Le caractère de la révolution russe''], 22 août 1917</ref>
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Les cadres bolchéviques ont réfuté de nombreuses fois les accusations selon lesquelles ils tentaient « d’introduire le socialisme » en disant que c’était juste un épouvantail pour détourner l’attention de l’alternative politique réelle : collaboration ou rupture avec la bourgeoisie. Au lieu d’argumenter en faveur de la révolution socialiste, ils insistaient sur le fait que, même si le socialisme devait être réalisé à l’échelle internationale, il était possible et nécessaire en Russie de rompre avec les capitalistes nationaux et impérialistes. Y compris, affirmaient-ils, si on croyait que la révolution était bourgeoise par nature, il n’en découlait pas obligatoirement l’instauration d’un gouvernement bourgeois. Un tel régime serait non seulement incapable d’atteindre les objectifs démocratiques bourgeois centraux (réforme agraire, Assemblée constituante, etc.), mais serait aussi nécessairement antidémocratique, car la majorité de la population en Russie était des paysans ou des ouvriers.
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Les cadres bolchéviques ont réfuté de nombreuses fois les accusations selon lesquelles ils tentaient « d’introduire le socialisme » en disant que c’était juste un épouvantail pour détourner l’attention de l’alternative politique réelle : collaboration ou rupture avec la bourgeoisie. Au lieu d’argumenter en faveur de la révolution socialiste, ils insistaient sur le fait que, même si le socialisme devait être réalisé à l’échelle internationale, il était possible et nécessaire en Russie de rompre avec les capitalistes nationaux et impérialistes. Y compris, affirmaient-ils, si on croyait que la révolution était bourgeoise par nature, il n’en découlait pas obligatoirement l’instauration d’un gouvernement bourgeois. Un tel régime serait non seulement incapable d’atteindre les objectifs démocratiques bourgeois centraux ([[réforme agraire]], [[Assemblée constituante (Russie)|Assemblée constituante]], etc.), mais serait aussi nécessairement antidémocratique, car la majorité de la population en Russie était des paysans ou des ouvriers.
==Notes et sources==
==Notes et sources==