VIII. La tendance majoritaire est le principal danger

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1. Nous connaissons d'avance la réponse du camarade Germain.[modifier le wikicode]

Cela fait de nombreuses années que Trotski a défini le mode de raisonnement de la pensée opportuniste et sectaire. Cette définition prend toute son actualité dans cette polémique, car c'est ce mode de raisonnement qu'emploient les camarades de la majorité et particulièrement le camarade Germain.

« La pensée marxiste est concrète, c'est-à-dire qu'elle prend en compte tous les facteurs décisifs et importants d'une question donnée, non seulement dans leurs rapports réciproques mais aussi dans leur développement. Elle ne dissout pas la situation du moment dans la perspective générale, mais c'est grâce à la perspective générale qu'elle éclaire l'analyse de la situation présente dans toute sa particularité. C'est précisément par cette analyse concrète que commence la politique. La pensée opportuniste ainsi que la pensée sectaire ont un trait commun, elles tirent toutes deux de la complexité des circonstances et des forces un ou deux facteurs qui leur paraissent les plus importants - et qui quelquefois le sont de fait - en les isolant de la réalité complexe et en leur attribuant une force sans limite. » (Trotski, "Ecrits" tome 3 p.525).

C'est ce que font systématiquement les camarades de la majorité. Ils isolent un facteur de la réalité - quelquefois le plus important, d'autres fois un facteur secondaire -, lui attribuent une « force sans limite » ni restriction et le transforment en une loi générale. Ils isolent la tendance et la loi générale selon laquelle sans lutte armée il n 'y aura pas de révolution et en font une loi unique de notre politique pour toute l'Amérique latine. Ils séparent la tendance vers le contrôle ouvrier de toutes les circonstances qui peuvent le rendre actif à un moment déterminé, et seulement à ce moment-là de la lutte de classes, et la transforment en une stratégie et une tactique quasi permanente pour l'Europe. Ils abstraient un élément de la montée actuelle du mouvement de masses en Europe - celui de l'existence d'une nombreuse avant-garde qui ne suit pas les appareils réformistes - et le transforment en une catégorie sociale (alors que c'est un phénomène épisodique et conjoncturel de cette montée des masses) pour en faire l'axe stratégique de notre activité. Pourquoi continuer ? Toujours, dans chaque analyse et dans chaque orientation de la majorité, nous retrouvons la même erreur.

Cette erreur fondamentale se combine à d'autres qui rendent encore plus fausse cette façon de raisonner et de polémiquer. Dans presque tous les documents de la majorité, il y aune tendance très manifeste à l'impressionisme (consistant à se laisser entraîner par les événements spectaculaires ou les analyses intellectuelles et journalistiques plus ou moins brillantes), au subjectivisme (donnant l'importance fondamentale aux questions de type idéologique, ou de conscience, laissant de côté la

situation objective de la lutte de classes), à l'économisme (surévaluant le facteur économique et le transposant mécaniquement à l'analyse politique), et à l'érudition (utilisant une avalanche de citations prises au pied de la lettre et hors de leur contexte pour asseoir une position). Tout cela se transforme au cours de la polémique en coups de théâtre, effets spectaculaires, manœuvres intellectuelles ou jeu sur les sentiments, afin d'impressionner l'auditoire. Nous nous sommes efforcés tout au long de ce document de démontrer et de donner des exemples de ces vices de raisonnement et de façon de polémiquer.

Le camarade Germain intervient toujours comme un avocat de la défense : il est moins préoccupé d'aller droit dans le vif du sujet et d'exposer avec netteté ce qu'il pense et propose de faire, que de se défendre d'avance contre toutes les attaques possibles que l'on pourra lui faire, et sous tous les angles imaginables. C'est ainsi que se comprennent les sommets mais aussi les profonds abîmes par lesquels passe le camarade Germain : quand la cause qu'il défend est juste, elle brille de tous ses feux, solidement protégée par cette carapace défensive qui l’entoure ; mais lorsqu’elle est injuste, ces qualités se transforment en défauts. La véritable position défendue par le camarade Germain reste cachée, confuse derrière cette carapace défensive, recouverte d'une toile d'araignée inextricable, où des affirmations s'amoncellent et se mêlent à d'autres totalement opposées et qui ne servent finalement qu'à démontrer qu'il a toujours raison. Si on l'attaque parce qu'il a dit « blanc », il peut toujours nous démontrer que quelque part il a dit « noir » ; si on le critique parce qu'il a dit « oui », il peut toujours nous montrer que, quelques lignes plus bas, il a dit « non ».

Malheureusement, le camarade Germain n'a pas toujours défendu des causes justes. Et, comme toujours, le plus important est de savoir au service de quelle politique est mise une certaine façon de raisonner et de polémiquer. La trajectoire du camarade Germain, dans ce sens, est très contradictoire, car elle suit deux constantes: la défense du trotskysme (une cause juste) et la défense de son prestige de dirigeant (une cause injuste, même s'il était réellement un dirigeant irréprochable). Les documents du camarade Germain peuvent alors servir à n'importe quoi (principalement à se défendre contre des attaques futures) plutôt qu'à armer nos cadres pour leur activité militante, surtout lorsque ces documents se rapportent à une polémique interne au mouvement trotskyste où son prestige de dirigeant risque de souffrir quelque dommage.

C'est de là que découle le titre de ce sous-chapitre, car nous sommes sûrs que le camarade Germain, ainsi que tous les autres camarades de la majorité, nous répondront en nous opposant trois ou quatre citations de leurs documents (où ils disent exactement le contraire) pour chacune des citations que nous avons employées. Par exemple, à la citation où le camarade Germain soutient que les bourgeoisies nationales sont capables de rompre totalement avec l'impérialisme et de mener à bien une lutte victorieuse contre l'oppression étrangère, ils nous opposeront de nombreuses autres où est dit, avec la meilleure orthodoxie trotskyste, qu'elles ne peuvent pas le faire. (Afin de leur éviter la peine de cher­cher, nous pouvons leur dire où en trouver une : dans la dernière lettre du camarade Germain à Horowitz). Et cela n'est qu'un exemple. Nous sommes certains qu'il existe (et ils les sortiront) des citations exactement opposées à celles que nous avons utilisées pour chaque problème théorique que nous avons soulevé dans cette polémique. Nous sommes même convaincus qu'après cet afflux de citations, le camarade Germain nous accusera d'avoir falsifié sa pensée. Nous n'obtiendrons jamais qu'un camarade de la majorité discute des citations que nous avons prises et reconnaisse que dans ces citations il a commis une erreur et qu'il accepte notre critique. Et c'est ainsi que se terminera toute possibilité de continuer à polémiquer car, si nous acceptions la méthode d'addition et de multiplication des affirmations du camarade Germain, la discussion entre marxistes cesserait d'être une tâche militante pour devenir un travail de découpe, de collage de citations et de calcul de leurs poids sur une balance. Parce que si l'on recoupait et regroupait les affirmations théoriques correctes du camarade Germain, on pourrait faire un des plus grands volumes de théorie trotskyste orthodoxe; mais si l'on faisait la même chose avec les affirmations incorrectes, on pourrait faire un autre volume aussi gros sinon plus que le premier, du révisionnisme trotskyste. Mais cela n'a rien à voir avec la méthode marxiste, la théorie est également dialectique et une affirmation erronée peut faire tomber cent affirmations correctes, selon le contexte du problème concret discuté lorsque cette affirmation a été formulée.

Il en sera ainsi pour les questions théoriques, mais en ce qui concerne les orientations politiques concrètes, dont nous traitons dans ce document et dans d'autres textes des camarades de la minorité, ce sera encore plus grave. Les orientations se confrontent aux faits et les faits sont connus par les jeunes cadres de notre Internationale, contrairemen­t aux questions théoriques. Personne ne peut nier par exemple que depuis le IXème Congrès à nos jours, l'Amérique latine a été la scène de grandes mobilisations ouvrières et populaires (c'est-à-dire le contraire de ce qui était prévu dans les résolutions de ce Congrès). C'est un fait impossible à controverser, comme tout autre fait contemporain. Et même les faits du passé sont beaucoup plus difficiles à controverser que les questions théoriques. Cette vertu possédée par les faits concrets et les lignes politiques concrètes (exprimées dans les journaux, les tracts et autres documents d'agitation) déterminera la façon d'intervenir des camarades de la majorité. Nos affirmations documentées sur l'incapacité de l'orientation de la majorité à donner des réponses aux faits concrets de la lutte de classes seront démontrées directement. Cela fait 20 ans que nous leur demandons de nous expliquer leur politique de soutien critique au MNA qui a entraîné la défaite de la révolution bolivienne en 1952. Pourquoi ne nous répondent-ils pas quand nous insistons pour savoir à quelle date le journal du POR(C) a commencé sa campagne de lutte contre les Coups d'Etat en Bolivie ? Nous ont-ils répondu s'il fallait ou non participer aux élections en Argentine ?

Les réponses faites par les camarades de la majorité à nos questions ont toujours été les mêmes: le silence, encore le silence. C'est en réalité un silence plein de cris, de rideaux de fumée, d'argumentations longues et lourdes, mais un silence en définitive, car il n'a jamais été rompu par une réponse catégorique. Le jour où les camarades nous diront : « Oui nous avons fait un soutien critique au gouvernement du MNA en Bolivie de 52 à 56, bien que le mouvement ouvrier et populaire eût liquidé l'armée bourgeoise et se fût organisé en milices ouvrières, et nous pensons aujourd'hui que ce fut une erreur tragique. » (ou le contraire : « cette politique était correcte pour telle ou telle raison... »). Ou bien, lors­qu'ils nous diront : « Vous avez tort, le journal du PORs(C) a développé une campagne de lutte politique contre les putschs, à partir de tel numéro ou telle date et l'a maintenue pendant tant de numéros et d'une manière conséquente » (ou le contraire : « Ils ne l'ont jamais fait et nous reconnaissons avoir menti ») ; ou bien encore : « Effectivement, il fallait participer aux élections argentines » (ou il ne fallait pas le faire). Le jour où les camarades nous diront simplement cela, nous reconnaîtrons que leur méthode a changé.

Mais pour l'instant, nous n'en voyons aucun symptôme. Nous pensons donc que notre dénonciation - du fait que la majorité a commis dans son document européen un des plus grands crimes de l'histoire en oubliant le « Vietnam » de l'impérialisme européen, les guérillas des colonies portugaises - subira le même sort que toutes nos dénonciations de leurs erreurs politiques antérieures. Nous pensons que, une fois de plus, la réponse sera le silence. Au lieu de nous répondre - mais allez savoir ce qui sortira de l'imagination fertile et polémique du camarade Germain et des autres dirigeants de la majorité - comme de véritables dirigeants prolétariens qui, lorsqu’ils se trompent ou oublient des positions fon­damentales, disent simplement : « Nous nous sommes trompés, étudions ensemble les raisons de cette erreur », nous sommes sûrs qu'ils répandront un rideau de fumée.

2. La crise de notre Internationale est la crise de sa direction.[modifier le wikicode]

Pour le camarade Germain, le principal danger qui menace aujourd'hui notre Internationale n'est pas l'ultra-gauchisme mais le « suivisme opportuniste ». Pour asseoir cette affirmation, comme toujours, le camarade Germain ne part pas de la réalité concrète mais d'une citation et d'une série d'exemples très partiels, découpés et falsifiés. La désertion la plus importante subie par notre Internationale ces quatre dernières années, c'est-à-dire la rupture de la section officielle argentine, le PRT(C), ne sert pas de base à son analyse, il ne la mentionne même pas, alors que c'est le meilleur exemple objectif du danger le plus grave qui nous guette. Notre tendance avait averti que cette rupture du PRT(C) était inévitable. Elle s'est produite, mais le camarade Germain, malgré sa prétendue lucidité sur les dangers qui nous menacent, fut incapable de la prévoir. Nous l'avons prévue et nos documents le prouvent.

Ce fait est utile pour éclairer une question : avec quels critères devons nous définir quel est le principal danger que risque notre organisation ? Avec un critère érudit comme celui du camarade Germain ? Ou en prenant le rapport entre notre organisation et le processus de la lutte de classes, qui est notre critère ?

Un parti révolutionnaire est toujours exposé à des déviations de deux types, celles de droite, opportunistes, et celles de gauches, sectaires. Les déviations de droite sont provoquées par la pression sur le parti de couches privilégiées ou en recul du mouvement de masses ou, selon la théorie de Mandel, par l'existence d'appareils dans les partis de masse. Les déviations de gauche proviennent de l'influence au sein du parti de secteurs de la petite bourgeoisie radicalisée qui cherchent des solutions individuelles et désespérées.

Dans quelle situation se trouvent nos partis actuellement ? Sont-ils, ne serait-ce qu'un minimum, entourés par le mouvement de masses en recul, par ses secteurs privilégiés ou ont-ils des appareils bureaucratiques coûteux et colossaux ? ou sont-ils plutôt dans l'autre situation, sans insertion dans le mouvement de masses, encore moins dans les secteurs en recul, leurs rangs se gonflant de milliers de jeunes militants provenant en majeure partie de la petite bourgeoisie radicalisée, en particulier étudiante? Nous sommes évidemment dans cette dernière situation. Dans aucun pays nous ne sommes confrontés aux situations qui expliquent et provoquent les déviations suivistes et opportunistes. Au contraire, nos sections, nettement formées d'étudiants, doivent s'affronter à des situations pré-révolutionnaires ou proches de celles-ci. Pour Trotski, dans ces situations :

« la faiblesse du parti accentue la force des éléments spontanés du mouvement » ("The Spanish Revolution", p. 130).

C'est pour cela que nous accusons le camarade Germain d'utiliser une méthode d'érudit : il extrait la citation de Cannon et l'applique à ses démonstrations, sans expliquer la situation du SWP par rapport au mouve­ment de masses au moment où elle fut écrite. Il a oublié ainsi que le SWP était, pendant la guerre, un parti avec une influence, même petite, dans le mouvement ouvrier.

Quel est le rapport entre ces deux déviations et la nécessité de les combattre dans la vie réelle d'un parti révolutionnaire ? Lénine l'a défini de la manière suivante :

« Le premier objectif historique (celui de gagner au pouvoir soviétique et à la direction de la classe ouvrière l'avant-garde du prolétariat ayant une conscience de classe) ne pouvait pas être atteint sans une victoire idéologique et politique complète sur l'opportunisme et le social-chauvinisme ; le second objectif, immédiat, consistant à savoir diriger les masses vers une nouvelle position qui assure le triomphe de l'avant-garde de la révolution, ne peut pas être atteint sans la liquidation du doctrinarisme de gauche, sans l'élimination totale de ses erreurs. » ( "Le gauchisme..." p .102 et 130).

Il y a donc une dialectique, à l'extérieur du mouvement, l'ennemi est l'opportunisme, à l'intérieur c'est l'ultra-gauchisme. Autrement dit, nous gagnerons l'avant-garde ouvrière en liquidant idéologiquement et politiquement le stalinisme, les bureaucraties en général et les partis réformistes, et nous la conduirons à la victoire seulement en liquidant l'ultra-gauchisme.

Cela est relativement vrai, car il peut s'exprimer à l'intérieur du mouvement révolutionnaire des tendances de droite en conséquence de pression de classe, et inversement, au sein du mouvement de masses (comme cela s'est passé avec les manifestations impatientes de juillet 17 pendant la révolution bolchévique) des tendances gauchistes peuvent prendre force. Mais ce ne sont là que des exceptions à la règle générale. Mais passant par-dessus tout cela, la camarade Mandel a affirmé que :

« La grande incorporation de nouveaux membres dans l'Internationale Communiste, après sa première année d'existence, n'a pas créé exclusivement ni principalement un ultra-gauchisme mais essentiellement des déviations opportunistes. » ("Théorie léniniste de l'organisation" p.25).

Et il parle ici de l'époque-même où s'est déroulée toute la lutte au sein de l'IC contre l'ultra-gauchisme, de l'époque-même où Lénine a dû écrire « Le gauchisme : maladie infantile du communisme » dont nous avons cité quelques phrases !

Pour revenir à la situation actuelle de notre Internationale, la position de Germain, selon laquelle le principal danger est l'opportunisme, n'a non seulement aucune base scientifique, donc de classe, mais n'est même pas fondée sur des positions antérieures de la majorité, qui disait il y a quatre ans, en 69 :

« Il est évident que dans cette avant-garde le principal danger actuel, dû à son expérience et sa composition sociale, viendra des courants ultra gauches. Une des premières conditions pour une lutte contre ces courants et plus particulièrement contre sa projection dans nos propres rangs... » (Projet européen, SU 1969). « Jusqu’à ce qu'une avant-garde, d'un certain poids numérique et contenu social, émerge de la masse travailleuse, nous aurons des difficultés considérables avec les manifestations sectaires. Ces manifestations prendront tout d'abord la forme de l'ultra-gauchisme, mais nous y verrons d'étranges combinaisons de traits opportunistes et spontanéistes... » (Pierre Frank, Rapport sur l'Europe, 1969).

Pour terminer, dans le dernier document européen, il est montré dans la thèse 13 comment l'ultra-gauche s'est précisée et organisée en cinq courants, et dans les thèses suivantes, il nous est donné comme tâche d'intervenir dans cette avant-garde ultra-gauche. Mais il y est fait, d'un point de vue marxiste, un oubli impardonnable: il n'est pas expliqué que le danger majeur est de céder aux pressions de ce secteur dans lequel nous intervenons. Par conséquent, il n'est pas dit que le danger majeur, en Europe, est de céder à l'ultra-gauche et à son autre face l'opportunisme ouvriériste.

Qu'est-ce qui a changé en quatre ans pour que le danger le plus important ait cessé d'être l' ultra-gauchisme pour devenir l' opportunisme ? La seule chose qui ait changé, c'est que nos sections, essentiellement les sections européennes, ont grossi leurs rangs de cette avant-garde ultra-gauche et que, malgré les avertissements qu'ils ont lancés eux-mêmes, 1es camarades de la majorité ont fini par céder, presque inconditionnellement, à ses pressions. Comment est-il possible que de vieux militants trotskystes, qui surent prévoir le danger, aient capitulé face aux nouveaux cadres qui proviennent de l'avant-garde ? Qui en est responsable ? Nous ne pensons pas que la responsabilité en incombe à ces nouveaux cadres inexpérimentés et sans aucune tradition marxiste, mais aux insuffisances de notre direction européenne, et principalement des camarades Germain, Frank et Livio. Cette affirmation a une explication historique, marxiste, qui permet de dévoiler le secret de la crise actuelle de notre Internationale.

La direction européenne, avec à sa tête les camarades que nous venons de citer, a participé à un processus historique; l'histoire du mouvement trotskyste européen et de sa direction, qui ont vécu dans le passé des circonstances exceptionnelles, explique son présent. Parmi ces circonstances, trois sont fondamentales et ont marqué les trotskystes européens d'une manière indélébile :

La première circonstance est la désertion de nos rangs de. la direction de l'opposition trotskyste espagnole (Nin) et l'incapacité de la direction française (Naville et Rosmer d'abord, Molinier et Frank ensuite) à former une direction prolétarienne. Avec le départ des uns et l'incapacité des autres, nous sommes restés sans direction, ni cadres assez forts et sérieux dans les sections qui, à l'époque, étaient les plus importantes d'Europe.

La seconde raison fut l'occupation nazie, que nous avons dû affronter sans tradition prolétarienne de nos cadres et de la direction du trotskysme européen, qui a aggravé au maximum ces défauts.

La troisième raison fut que la montée du mouvement de masses dura très peu, environ trois ans, après la guerre, de 44 à 47. Cela a signifié pour nos cadres et notre direction européenne l'absence de possibilité de se forger dans la lutte de classes, la seule manière de former une direction trotskyste. Le long recul du mouvement de masses a empêché pendant environ 20 ans qu'apparaisse une direction trempée un minimum par la lutte de classes et liée au mouvement ouvrier. La défense du trotskysme n'a pu être, de par ces circonstances, la confrontation quotidienne de la politique trotskyste avec les positions politiques existant dans le mouvement de masses, elle est devenue un exercice essentiellement intellectuel et théorique.

Cela s'est aggravé lorsque les dirigeants de la majorité n'ont pas compris le processus qui s'était ouvert et que la seule façon pour le parti de survivre au recul était d'insister sur la liaison indépendante de nos groupes et de nos militants avec le mouvement ouvrier et de masses ; que la participation à la moindre petite lutte, même sur des revendications insignifiantes, ou s'il n'y en avait pas, que la réalisation d'une propagande sur nos positions, auprès de secteurs du mouvement de masses disposés à nous écouter, étaient la clé pour que nos sections se maintiennent ou récupèrent leur caractère prolétarien. Au contraire, les camarades capitulèrent devant ce recul et se donnèrent une stratégie d'entrisme à très long terme dans les partis staliniens et opportunistes.

Cette orientation produisit une division nette parmi nos militants européens et leur direction. Les militants durent se cacher pendant presque 20 ans, car s'ils étaient reconnus comme trotskystes ils étaient expulsés des organisations opportunistes où ils intervenaient. Toute leur science se limita à faire passer des miettes de notre programme, digestibles par la discipline des partis staliniens. Les dirigeants, pour leur part, se consacrèrent à attendre que le processus objectif « amène le stalinisme ou ses courants de gauche à la lutte pour le pouvoir » .Que pouvaient-ils faire d'autre, sans militants publics et sans parti indépendant ? Des commentaires, seulement des commentaires, celui des évènements, celui des erreurs politiques des autres et sur ce qu'ils auraient dû faire. Pourquoi donc formuler une politique concrète, s'il n'y avait aucun parti ni militant pouvant la mettre en pratique ? Cela accentua le caractère « commentariste », « journalistique », éloigné de la lutte de classes et du combat pour imposer dans le mouvement ouvrier et de masses notre programme et notre parti, caractère que possédait déjà la direction européenne.

C'est l'existence qui crée la conscience. Et cette double existence celle des militants et celle des dirigeants, dans l'étape entriste « sui generis » a laissé des séquelles indélébiles chez les militants et chez les dirigeants. Et nous sommes restés finalement presque sans dirigeants et sans militants. La majeure partie de ces derniers continua à capituler devant les organisations opportunistes dans lesquelles ils intervenaient. Près de 70% des plus grands dirigeants trotskystes qui défendirent et pratiquèrent l'entrisme « sui generis » ont abandonné notre mouvement. Où sont les vieux cadres de la direction dont faisait partie le camarade Germain ? Il n'en reste que quatre : Germain, Frank, Livio et Gonzalez. Où sont Pablo, Posadas, Arroyo, Frias, Ortiz, Michèle Mestre, Rivas, Levinston Colwin Da Silva... ? Ces ex-camarades n'ont plus rien à voir avec le trotskysme. leur capitulation les a poussé à droite, vers l'ennemi de classe, vers l'opportunisme : Pablo est devenu l'aile gauche du stalinisme et Posadas l'aile gauche des bourgeoisies nationales. Dans leur ensemble, tous sont devenus des opportunistes incurables.

A l'opposé de ce processus, les plus importants dirigeants qui étaient contre l'entrisme « sui generis » restent toujours trotskystes. Où sont Cannon, Obbs, Hansen, Moreno, Vitale, Humbergert, Healy, Lambert ? Dans le mouvement trotskyste. Certains de ces camarades sont passés à des positions sectaires, ultra-gauches (s'ils ne les avaient pas déjà auparavant). Mais même s'ils ont capitulé devant les pressions de la petite bourgeoisie ou de l'intelligentia radicalisées, ce n'est pas devant nos plus grands ennemis, la bourgeoisie et la bureaucratie stalinienne, comme cela est arrivé à ceux qui ont soutenu l'entrisme « sui generis ». Ce phénomène doit avoir une explication marxiste, pas simplement psychologique, et nous pensons l'avoir donnée.

Le processus du SWP a été totalement distinct. Ce parti a réussi à devenir un parti prolétarien par ses cadres et sa direction. Il a bénéficié de la combinaison de circonstances spécifiques très importantes: sa proximité et son accord avec Trotski, la formation et la tradition prolétarienne de sa direction, la montée du mouvement ouvrier, son éloignement de la tendance intellectuelle et petite-bourgeoise, à travers la rupture de 1940. Notre parti également a eu de la chance, car les circonstances objectives nous ont aidés: la lutte de la classe ouvrière de notre pays et celle de la Bolivie à nos frontières ont été les plus intenses dans le monde de ces 30 dernières années. Les circonstances subjectives, par contre, ne nous ont pas aidés: notre isolement et notre formation indépendante furent la cause de tous nos défauts. Mais c'est précisément grâce aux luttes ouvrières que nous avons pu surmonter nos innombrables erreurs, apprendre de celles-ci, nous dépasser et nous lier à notre Internationale, sans succomber. Nous avons eu la grande chance de ne jamais avoir eu à attendre pour nous lier au mouvement ouvrier et de masses car, année après année, des vagues de luttes massives se sont succédées.

Observant la quantité d'erreurs que nous avons commises, notre formation indépendante, notre marche de pèlerin, comme disait Trotski, deux pas en avant et un pas en arrière, nous avons baptisé notre parti du nom de « trotskisme barbare ». Ce qui nous a sauvés de la barbarie fut d'abord notre liaison intime avec notre classe et ses luttes, puis notre liaison avec l'Internationale. Nous mettons ces deux facteurs dans cet ordre car, si ce n'avait été par notre étroite liaison avec les travailleurs et leurs luttes, nous n'aurions jamais pu nous intégrer à l'Internationale, de la manière consciente et totale avec laquelle nous l'avons fait. Cela ne fait que démontrer que le Parti mondial de la révolution n'est pas le simple fruit d'un effort des militants trotskystes, mais d'une nécessité objective profonde, de la plus urgente nécessité des travailleurs de n'importe quel pays du monde.

Ces deux formations distinctes - celle des trotskystes européens d'une part, celle du trotskysme nord-américain et argentin de l'autre - expliquent un phénomène très important qui passe quelquefois inaperçu : la « tradition » la véritable tradition d'un parti se construit dans les luttes de ce parti, celles-ci unissant étroitement la base avec la direction et laissant un souvenir ineffaçable qui se transmet de génération en génération de militants. Le SWP et notre parti ont une tradition de poids, c'est le fruit de dizaines d'années de lutte en tant que parti indépendant pour imposer le programme trotskyste et nous imposer en tant que parti dans le mouvement ouvrier et de masses.

Le trotskysme européen n'a pas de tradition, il l'a perdue à cause de l'entrisme « sui generis ». Si la base du trotskysme européen a passé 20 ans dans les rangs du stalinisme ou d'un parti réformiste, en s'adaptant au milieu ambiant pour ne pas se faire exclure, quelle lutte en commun avec sa direction a-t-elle bien pu mener au sein du mouvement de masses ? Aucune. Quand a-t-elle défendu le programme et le parti trotskystes, les confrontant avec les autres program­mes et partis du mouvement ouvrier et postulant comme direction révolutionnaire ? Jamais.

Ce manque de tradition s'est exprimé symboliquement lors de la réunion de fondation de la Ligue Communiste, à son premier Congrès. La jeune et nouvelle direction de la Ligue a interdit de parler au camarade Pierre Frank. Aujourd'hui, ils peuvent nous donner n'importe quelle explication à cette monstruosité. Ils peuvent nous dire que le camarade Frank n'a pas voulu parler ou que, tactiquement, il était préférable qu'il ne le fasse pas. Mais pour nous, cela n'a qu'une seule explication politique : Pierre Frank n'était pas le trait d'union entre les vieux cadres et ceux nouvellement intégrés au trotskysme en France. S'il l'avait été, les jeunes et les vieux auraient exigé à grands cris qu'il fasse l'intervention centrale du meeting. Et Pierre Frank ne pouvait pas être ce trait d'union, car celui-ci n'existait pas. A cause de l'entrisme « sui generis », les nouveaux cadres n'entraient pas dans un parti fier de sa tradition, pour eux c'était comme s'ils étaient en train de fonder pour la première fois un parti trotskyste en France. Et en un certain sens, ils avaient raison : à cause de l'entrisme « sui generis », le trotskysme de Pierre Frank avait pratiquement disparu de la scène politique française.

La combinaison de cette vieille direction, sans tradition et sans politique trotskyste solide depuis 20 ans, avec les nouveaux cadres sans expérience et liés, par leur origine et leurs rapports sociaux, à la nouvelle avant-garde ultra-gauche et opportuniste à la fois, a donné naissance à la tendance majoritaire actuelle. De là son caractère centriste, de front unique sans principes, où coexistent toutes sortes de tendances, de méthodes et de programmes, du PRT(C) aux différentes fractions anglaises. Si quelqu'un écrit un jour l'histoire de notre Internationale, il ne devra pas rejeter la responsabilité de la formation de cette tendance centriste, de ce front sans principes, sur les nouveaux cadres de l'avant-garde européenne née en 68. Les grands coupables historiques en sont les cadres dirigeants qui sont passés de la capitulation devant les grandes organisations de masses, à la capitulation devant la nouvelle avant-garde; du rôle de journalistes a celui de conseillers. La méthode de ces deux capitulations est la même: là aussi, l’abandon de la tradition.

Les camarades Germain, Frank, Livio et Gonzalez ont eu un grand mérite historique, celui d'avoir été les 30% de grands dirigeants qui, malgré la pratique de l'entrisme « sui generis », n'ont pas succombé devant nos ennemis, la bourgeoisie et la bureaucratie stalinienne. Ils ont eu le grand mérite de ne pas avoir suivi le cours liquidationniste de Pablo et de ne pas avoir rompu avec le trotskysme. Mais ils sont restés à mi-chemin, ils n'ont pas été capables de renouer avec la tradition prolétarienne de notre mouvement.

C'est ainsi que la tendance majoritaire poursuit sa trajectoire : de l'ultra-gauchisme au centrisme, du centrisme elle ira vers le liquidationnisme. Ce n'est pas un hasard si un de ses petits chevaux de bataille est la lutte contre l'« archéo-trotskysme », le même qu'utilisait Pablo. Il est temps qu'elle s'arrête, avant qu'il ne soit trop tard.

Lors du précédent Congrès Mondial, nous avions fait un pronostic. Nous disions qu'en 1951, la reconnaissance du groupe Posadas comme section pouvait se prolonger un certain temps, avant que notre mouvement puisse juger qui est qui. Le mouvement de masses était en recul, alors même que l'unique preuve définitive est fournie par la lutte de classes. Mais aujourd'hui, avec la nouvelle montée des masses, les analyses et la politique s'éprouvent rapidement. Lorsque le PRT-C rompit avec notre Internationale, moins de quatre ans après avoir été reconnu comme la section argentine officielle, notre pronostic s'accomplit.

Si la majorité, ou plus exactement ses plus anciens dirigeants, ceux qui ont consacré toute

leur vie à la défense du trotskysme, ne s'arrêtent pas et ne commencent pas à faire marche arrière vers nos principes et nos méthodes; s'ils continuent à céder devant l'irresponsabilité et les pressions d'une avant-garde inexpérimentée et non prolétarienne, qu'eux-mêmes dénonçaient il y a quatre ans comme le plus grand danger, -ils courent le risque de finir comme Pablo ou les vieux trotskystes qui se sont unis au PRT-C. Parmi ces derniers, pas un ne survécut aux côtés de l'avant-garde guérillériste de Santucho : ils furent utilisés comme théoriciens et écrivains dans la polémique contre nous, pour être ensuite laissés de côtés, à peine la rupture s'était-elle produite.

Pour notre part, notre avenir est assuré: c'est le même que celui du mouvement de masses mondial puisque c'est au rythme de ses luttes que nous construirons peu à peu le parti international de la classe ouvrière. Jamais une tendance n'eut de plus grande sécurité.

Nous avons terminé. Il nous reste seulement à éclaircir un point. Nous l'avons déjà dit, la construction d'un parti révolutionnaire mondial des travailleurs, est la tâche la plus considérable qui ait jamais été posée à l'homme. Du fait de son immensité et des ennemis surpuissants auxquels elle se heurte, c'est une tâche très longue et très difficile. Nous ne sommes qu'une poignée de militants à combattre, avec la seule arme morale de notre confiance inconditionnelle et aveugle dans le mouvement de masses et la classe ouvrière, l'impérialisme et la bureaucratie, c'est-à-dire une classe et une caste qui ont concentré entre leurs mains le pouvoir le plus important que l'humanité ait jamais connu.

Les nouveaux camarades qui commencent seulement à connaître, dans le cours d'une discussion très dure et violente entre deux fractions, toutes les luttes antérieures, autant sinon plus violentes ; les nouveaux camarades qui voient la terrible quantité d'erreurs commise par la IVème Internationale dans les 25 dernières années; ces nouveaux camarades ont tout à fait le droit de se demander, et beaucoup le font, pourquoi demeurer au sein de cette Internationale. Nous voulons leur faire la réponse suivante: ce que nous avons vécu jusqu'à présent, n'est que la préhistoire du Parti Mondial de la Révolution des Travailleurs. Malgré toutes ces erreurs, cette Internationale a eu un immense mérite: au milieu de la plus féroce persécution de la bourgeoisie et de la bureaucratie stalinienne, elle a conservé pour le mouvement ouvrier et de masse toute l'expérience acquise en plus d'un siècle de lutte. Une expérience dont la perte aurait signifié un retard de plusieurs dizaines d'années dans le développement de la révolution socialiste. Une expérience qui synthétise dans une théorie, celle de la Révolution Permanente, un programme, le programme de transition, et une organisation, le parti léniniste-troskyste. Pour le seul fait d'avoir conservé ces outils historiques de lutte du mouvement ouvrier et de masse, même à cette étape préhistorique, cette Internationale est partie prenante de l'histoire de l'humanité.

Mais aujourd'hui, nous sommes en train de quitter la préhistoire et d'entrer dans l'histoire de la IVème Internationale. Le mouvement de masse est entré dans la plus gigantesque montée qui ait jamais été connue. Le système capitaliste mondial, l'impérialisme, continue de se débattre dans une crise dramatique, toujours plus profonde, qui exprime sa décadence et sa putréfaction définitives. Les décades d'expérience par les masses du stalinisme et du réformisme les rapprochent chaque jour davantage, de la rupture avec eux. Il n'y a déjà plus aucun obstacle historique entre la IVème Internationale et les masses: depuis 1968, nous sommes en condition de commencer à construire des partis trotskystes à influence de masse dans n'importe quel endroit du monde. Le Parti Mondial Révolutionnaire des Travailleurs n’est déjà plus seulement une nécessité historique de cette étape de transition: les bases objectives existent déjà pour le construire. Et toutes ces erreurs, divisions, discussions amères du passé et du présent, ne sont rien d'autre que les douleurs de l'enfantement de ce parti mondial à influence de masse. La IVème Internationale que nous connaissons est en même temps l'embryon et l'accoucheuse de ce parti. C'est pourquoi nous y sommes et nous y resterons.