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Special pages :
Xe congrès du PC(b)R, 8-16 mars 1921
Auteur·e(s) | Lénine |
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Écriture | 8 mars 1921 |
Œuvres t. 32, pp. 173-216, 219-251, 260-274, 278-286, Paris-Moscou. Traduction revue.
Discours d'ouverture[modifier le wikicode]
8 mars
(Applaudissements prolongés.)
Camarades, permettez-moi de déclarer ouvert le Xe Congrès du Parti communiste de Russie. L'année que nous venons de vivre a été très riche en événements, tant d'ordre international qu'intérieur. Pour entamer l'exposé de la situation internationale, je dois dire que c'est la première fois que nous nous réunissons à l'heure où l'Internationale Communiste a cessé de n'être qu'un mot d'ordre pour devenir réellement une puissante organisation ayant ses assises, des assises véritables, dans les plus grands pays capitalistes évolués. Ce qui, au IIe Congrès de l'Internationale Communiste, n'était encore qu'à l'état de résolutions, a pu dans l'année écoulée être réalisé, s'est exprimé, confirmé et a été consacré dans des pays comme l'Allemagne, la France, l'Italie. Il suffit de nommer ces trois Etats pour que vous vous aperceviez que dans tous les grands pays capitalistes évolués d'Europe, l'Internationale Communiste, après son IIe Congrès qui a eu lieu l'été dernier à Moscou, est devenue la cause du mouvement ouvrier ; bien plus, elle est devenue le facteur essentiel de la politique internationale. Camarades, c'est là une conquête si gigantesque que, pour difficiles et pénibles que soient les épreuves de toute nature qui nous attendent (nous ne devons ni ne pouvons jamais cesser d'y penser), personne ne saura nous la reprendre !
Ensuite, camarades, c'est la première fois que notre congrès se tient alors que le territoire de la République soviétique est délivré des troupes ennemies, appuyées par les capitalistes et les impérialistes du monde entier. Grâce aux victoires de l'Armée rouge remportées cette année, c'est la première fois que nous ouvrons le congrès de notre parti dans de telles conditions. Trois années et demie d'un combat incroyablement dur ; mais ce que nous avons conquis, c'est qu'il n'y a plus de troupes ennemies sur notre territoire ! Bien sûr, nous sommes loin d'avoir ainsi tout gagné, nous n'avons en aucun cas conquis ce que nous devons conquérir : être véritablement à l'abri des invasions et des interventions impérialistes. Bien au contraire, leurs opérations militaires ont pris une forme moins militaire, mais sous certains rapports plus dure et plus dangereuse pour nous. Le passage de l'état de guerre à l'état de paix, passage que nous avons salué au précédent congrès du parti, et que nous avions essayé de réaliser, pour lequel nous avions tenté d'organiser le travail, n'est pas encore achevé. Aujourd'hui encore, des tâches incroyablement difficiles incombent à notre parti ; elles concernent non seulement le plan économique où nous avons commis pas mal d'erreurs, non seulement les bases de notre édification économique, mais aussi les bases des rapports entre les classes qui ont subsisté dans notre société, dans notre République soviétique. Les rapports entre les classes se sont modifiés, et cette question doit constituer (je pense que vous serez tous d'accord avec moi) un des points essentiels à examiner et à résoudre ici.
Camarades, nous avons vécu une année exceptionnelle, nous nous sommes permis le luxe de discussions et de débats au sein de notre parti[1]. Pour un parti entouré d'ennemis, des ennemis les plus puissants et les plus forts qui groupent tout le monde capitaliste, pour un parti qui supporte un fardeau incroyable, ce luxe était vraiment surprenant !
Je ne sais pas ce que vous en pensez aujourd'hui. Ce luxe concordait-il entièrement, d'après vous, avec nos richesses matérielles et morales ? C'est à vous de juger. Toujours est-il que je crois devoir vous dire une chose : au cours de ce congrès, nous devons nous fixer comme mot d'ordre et nous assigner comme principal but, comme principale tâche à réaliser coûte que coûte, de sortir des discussions et des débats plus forts que nous n'étions avant de les engager. (Applaudissements.) Camarades, vous ne pouvez pas ignorer que tous nos ennemis, et ils sont légion, dans leurs innombrables organes de presse étrangers reprennent et amplifient à qui mieux mieux ce que nos ennemis bourgeois et petits-bourgeois répandent ici, à l'intérieur de la République soviétique : discussions signifient débats ; débats signifient dissensions ; s'il y a dissensions, les communistes sont plus faibles ; par conséquent, frappons, saisissons le moment, profitons de leur faiblesse ! C'est le mot d'ordre du monde qui nous est hostile. Nous ne devons pas l'oublier une seule minute. Aujourd'hui, notre tâche est de montrer que quel qu'ait été le luxe que nous nous sommes à tort ou à raison permis dans le passé, nous devons sortir de cette situation, de cette profusion extrême de programmes, de nuances imperceptibles, ou peu s'en faut, formulées et discutées ; nous devons nous dire après les avoir examinées à ce congrès, comme il convient : en tout cas, quelles que soient les discussions qui ont eu lieu jusqu'à ce jour, quels que soient les débats qui se sont déroulés chez nous, alors que nous devons faire face à tant d'ennemis, la dictature du prolétariat dans un pays paysan est une tâche si immense, si difficile qu'il ne suffit pas que le travail soit formellement plus uni, plus concerté qu'avant, ce que votre présence ici, à ce congrès, prouve déjà ; il faut aussi qu'il ne reste plus la moindre trace d'esprit fractionnel, quels que soit le lieu et la forme dans lesquels il s'est manifesté jusqu'à présent ; il faut qu'en aucun cas, ces traces ne subsistent. Ce n'est qu'à cette condition que nous nous acquitterons des tâches énormes qui nous incombent. Et j'ai la certitude d'exprimer les intentions et la ferme résolution de tous en disant : nous devons, en tout état de cause, sortir de ce congrès, armés d'une unité plus solide, plus unanime et plus sincère. (Applaudissements.)
Rapport d'activité politique du comité central du P.C.(b)R.[modifier le wikicode]
8 mars
Camarades, comme vous le savez sans doute, la question de l'activité politique du Comité central est si étroitement mêlée à tout le travail du parti, à tout le travail des administrations soviétiques et au cours général de la révolution qu'il ne saurait être question, du moins à mon avis, d'un compte rendu d'activité au sens propre, littéral du mot. Je conçois ma tâche ainsi : essayer de mettre en relief quelques-uns des événements les plus importants qui sont, selon moi, en quelque sorte, les points cruciaux de notre travail et de la politique soviétique au cours de l'année écoulée, qui sont les plus caractéristiques parmi les événements que nous avons vécus et qui offrent le plus matière à réflexion sur les causes du cours actuel de la révolution, la portée des fautes commises - et elles sont assez nombreuses - et les leçons à en dégager pour l'avenir. Car, bien qu'il soit tout naturel de fournir un rapport d'activité pour l'année dernière, bien que le Comité central y soit tenu, aussi intéressant que cela soit pour le parti, la lutte qui nous attend et se déroule sous nos yeux nous impose des tâches si urgentes, si difficiles, si pénibles, qui exercent une telle pression que nous portons malgré nous toute notre attention sur les conclusions à tirer des événements écoulés et sur la solution à apporter aux tâches présentes et prochaines qui captivent toute notre attention.
Parmi les points cruciaux de notre travail qui se sont signalés le plus cette année et auxquels nos erreurs sont liées le plus, à mon avis, le premier est le passage de la guerre à la paix. Vous tous, ou du moins la plupart d'entre vous, vous souvenez que nous avons entrepris ce passage à plusieurs reprises en trois ans et demi, sans arriver une seule fois à l'achever définitivement, et il semble que nous n'y parviendrons pas à présent non plus, parce que les intérêts vitaux du capitalisme international y sont trop profondément opposés. Je me souviens qu'en avril 1918, c'est-à-dire il y a trois ans, j'ai parlé devant le Comité exécutif central de Russie de nos tâches qui se formulaient ainsi : le plus gros de la guerre civile est terminé, alors qu'en réalité elle ne faisait que commencer. Vous vous souvenez tous qu'au dernier congrès du parti, tous nos calculs étaient fondés sur le passage à l'édification pacifique ; nous supposions que les énormes concessions que nous avions accordées alors à la Pologne nous assureraient la paix. Mais dès avril, la bourgeoisie polonaise lançait son offensive ; avec les impérialistes des pays capitalistes, elle avait interprété notre désir de paix comme un signe de faiblesse ; ce qui d'ailleurs lui est revenu fort cher puisqu'elle a dû accepter une paix plus désavantageuse. Mais nous n'avons pu entreprendre l'édification pacifique et nous avons dû, à nouveau, concentrer notre attention sur la guerre contre la Pologne, et ensuite sur l'écrasement de Wrangel. C'est ce qui a déterminé le caractère de notre activité pendant l'année en question. Une fois de plus tout notre travail se ramenait à des tâches militaires.
Ensuite, nous avons commencé à passer de la guerre à la paix après avoir réussi à éliminer du territoire de la R.S.F.S.R. tous les soldats ennemis.
Cette transition exigeait des bouleversements dont nous étions loin, bien loin d'avoir tenu compte. C'est là sans nul doute l'une des raisons essentielles des nombreuses erreurs et fautes que nous avons commises dans notre politique de cette année, et dont nous pâtissons aujourd'hui. La démobilisation de l'armée, qu'il a fallu mettre sur pied dans un pays qui a supporté une tension inouïe, qu'il a fallu mettre sur pied après plusieurs années de guerre impérialiste ; la démobilisation de l'armée dont le transfert, vu nos moyens de transport, nous a causé des difficultés incroyables à un moment où la famine provoquée par la mauvaise récolte venait s'y ajouter ainsi que le manque de combustibles qui a paralysé dans une mesure considérable les transports, cette démobilisation, comme nous nous en rendons compte aujourd'hui, nous a imposé des tâches que nous avons très largement sous-estimées. Voilà à quoi tiennent, dans une mesure notable, les causes des crises multiples : économique, sociale, politique. Dès la fin de l'année dernière, j'indiquais que l'une des principales difficultés du printemps prochain serait la démobilisation. Je l'ai également indiqué le 30 décembre, au cours de la grande discussion à laquelle nombre d'entre vous ont vraisemblablement pris part. Je dois dire qu'alors nous imaginions à peine l'ampleur de ces obstacles nous ne voyions pas encore jusqu'à quel point surgiraient des difficultés techniques, ni jusqu'à quel point les maux qui s'étaient abattus sur la République soviétique, exténuée par l'ancienne guerre impérialiste et la nouvelle guerre civile, seraient aggravés du fait de la démobilisation. Il serait juste dans une certaine mesure de dire qu'avec la démobilisation, ils se révéleraient davantage. Pendant plusieurs années, le pays a tendu ses forces exclusivement en vue des tâches militaires, n'a pas ménagé ses derniers restes, ses maigres réserves et ressources, mais ce n'est qu'à la fin de la guerre que nous nous sommes aperçus de toute la gravité de notre ruine et de notre indigence qui nous condamnent pour longtemps à panser exclusivement nos plaies. Mais nous ne pouvons même pas nous y consacrer entièrement. Les difficultés techniques de la démobilisation nous montrent, dans une large mesure, toute l'ampleur de notre ruine, dont découle, entre autres, une série inéluctable de crises économiques et sociales.
La guerre nous a habitués - des centaines de milliers de gens, le pays tout entier - aux seules tâches militaires. Et quand une grande partie de l'armée, une fois ces tâches résolues, trouve des conditions bien pires, des difficultés sans nom a la campagne et ne peut - du fait de cette crise et de la crise générale - obtenir application à son travail, le résultat est quelque chose d'intermédiaire entre la guerre et la paix. Nous avons là une situation à propos de laquelle on ne saurait encore parler de paix. Car la démobilisation - la fin de la guerre civile - nous empêche de concentrer tous nos efforts sur l'édification pacifique, car la démobilisation entraîne une poursuite de la guerre, mais sous une forme nouvelle. Nous nous trouvons engagés dans une nouvelle sorte, une nouvelle forme de guerre, que résume le seul mot de « banditisme », quand des dizaines et des centaines de milliers de soldats démobilisés qui se sont habitués à faire la guerre qu'ils considèrent presque comme leur seul métier, reviennent totalement démunis et sont dans l'impossibilité de trouver du travail.
Sans nul doute, l'erreur du Comité central a été de n'avoir pas estimé l'énormité des difficultés que causerait la démobilisation. Il faut dire, toutefois, qu'il ne pouvait exister de points de repère pour cette estimation, car la guerre civile était si dure qu'il n'y avait qu'une règle : tout pour la victoire sur le front de la guerre civile, et rien d'autre. Ce n'est qu'en observant cette règle, en tendant les forces d'une façon extraordinaire comme l'a fait l'Armée Rouge pour lutter contre Koltchak, Ioudénitch et les autres, que nous avons pu triompher des envahisseurs impérialistes de la Russie soviétique.
Après avoir indiqué ce facteur essentiel qui a été la cause de toute une série d'erreurs et qui a aggravé la crise, je voudrais vous parler de tous les mécomptes, de toutes les inexactitudes encore plus profondes de nos calculs ou de nos plans, qui se sont manifestés dans le travail du parti ainsi que dans la lutte de tout le prolétariat ; non seulement les erreurs dans l'élaboration du plan, mais dans l'appréciation même des rapports des forces entre notre classe et les classes avec lesquelles elle doit collaborer ou parfois lutter pour décider du sort de la république. C'est de ce point de vue que nous devons examiner le bilan du passé, l'expérience politique, ce que le Comité central, en tant que dirigeant politique, doit s'expliquer à lui-même et s'efforcer d'expliquer à tout le parti. Ce sont des phénomènes aussi disparates que la guerre contre la Pologne, la question du ravitaillement et du combustible. Lors de notre offensive, nous avons à coup sûr commis une erreur en avançant trop vite, jusqu'à Varsovie, ou peu s'en faut. Je ne chercherai pas tout de suite à savoir si c'était une erreur stratégique ou politique, car cela m'entraînerait trop loin je pense que ce sera le travail des historiens futurs ; quant à ceux qui doivent continuer à repousser les attaques de tous les ennemis dans une lutte difficile, ils n'ont pas le loisir de se livrer à des recherches historiques. Toujours est-il que l'erreur est évidente, et elle est due au fait que nous avons surestimé la supériorité de nos forces. Dans quelle mesure cette supériorité dépendait de conditions économiques, dans quelle mesure elle dépendait du fait que la guerre contre la Pologne avait éveillé des sentiments patriotiques même parmi les éléments petits-bourgeois, nullement prolétariens, qui ne sympathisent nullement avec le communisme, qui ne soutiennent pas inconditionnellement la dictature du prolétariat, et parfois même, disons-le, ne la soutiennent pas du tout, il serait trop compliqué de chercher à élucider ce point. Mais le fait est là : dans la guerre contre la Pologne, nous avons commis une certaine erreur.
Si nous examinons un domaine de notre activité comme celui du ravitaillement, nous observerons une erreur analogue. Sous le rapport des réquisitions et de leur mise en œuvre, l'année écoulée a été incomparablement plus favorable que l'année précédente. L'année dernière, le total du blé collecté dépasse 250 millions de pouds. Au 1er février, 235 millions de pouds étaient collectés, alors qu'au cours de toute l'année précédente, on n'en avait ramassé que 210 millions ; par conséquent, en un délai beaucoup plus réduit, la collecte a entièrement dépassé celle de l'année précédente. Toutefois, sur ces 235 millions de pouds obtenus au 1er février, nous en avons utilisé, au cours du premier semestre, 155 millions environ, soit en moyenne 25 millions de pouds par mois et même davantage. Il faut donc reconnaître dans l'ensemble que nous n'avons pas su répartir convenablement des ressources qui, pourtant, étaient meilleures que celles de l'année précédente. Nous n'avons pas su nous rendre compte du danger énorme que représentait la crise imminente du printemps, et nous avons cédé au désir naturel d'augmenter la ration des ouvriers affamés. Il est vrai qu'ici non plus nous ne disposions pas de point de repère pour nos calculs. Dans tous les Etats capitalistes, malgré l'anarchie, malgré le chaos inhérents au capitalisme, ces repères dans l'établissement d'un plan économique, c'est l'expérience de dizaines d'années, une expérience que peuvent confronter les pays capitalistes de structure économique homogène qui ne se distinguent que dans les détails. Cette comparaison permet de dégager une règle véritablement scientifique, une certaine loi, une certaine régularité. Or, nous n'avions et ne pouvons avoir rien de semblable à cette expérience, et il est tout à fait naturel que lorsque après la guerre nous avons eu la possibilité d'accorder enfin une ration supérieure, à la population affamée, nous n'ayons pas su fixer du premier coup la mesure voulue. Il est évident que nous aurions dû accroître modérément la ration et constituer ainsi certains stocks pour les mauvais jours qui devaient venir au printemps et qui sont venus. Or, nous ne l'avons pas fait. C'est encore une erreur, et une erreur analogue à celles qui marquent toute notre activité ; elle prouve que le passage de la guerre à la paix nous a imposé une série de tâches et de difficultés. Pour y faire face nous n'avions ni l'expérience, ni la préparation, ni les éléments nécessaires, ce qui a accentué, aggravé, exacerbé à l'extrême la crise.
C'est à peu près ce qui s'est produit pour le combustible. C'est la question capitale de l'édification économique. Le passage de la guerre à la paix, le passage à l'édification économique, dont nous avons parlé au dernier congrès du parti et qui, l'an dernier, constituait le centre de nos préoccupations et de l'attention politiques, tout cela ne pouvait manquer d'être basé, d'être fondé sur notre production de combustible et sur sa répartition correcte. Sans cela, il ne saurait être question de surmonter les difficultés ni de relever l'industrie. Il est évident que sous ce rapport, nos conditions sont meilleures que l'année dernière. Avant, nous n'avions pas d'accès aux régions houillères et pétrolifères. Après les victoires de l'Armée Rouge, nous avons du charbon et du pétrole. En tout cas, la quantité de combustible s'est accrue. Nous savons que les quantités dont nous disposions au début de l'année écoulée étaient plus importantes que précédemment. Et en augmentant de la sorte nos ressources, nous avons commis l'erreur de répartir si largement le combustible que nous l'avons épuisé, et que nous avons abouti à la pénurie avant d'avoir tout remis normalement en marche. Toutes ces questions feront l'objet de rapports spéciaux, et je ne saurais vous présenter, même de façon approximative, les données existant à ce sujet. En tout cas, compte tenu de l'expérience du passé, nous devons dire que cette erreur découle d'une appréciation erronée de la situation, et de la promptitude du passage de la guerre à la paix. L'expérience a montré que ce passage ne pouvait se faire que beaucoup plus lentement que nous ne le pensions. Il faut une préparation beaucoup plus longue, un rythme plus lent : telle est la leçon que nous avons reçue l'an dernier, et que le parti dans son ensemble devra étudier à fond, afin de fixer nos tâches principales de l'année prochaine et d'éviter à l'avenir ces erreurs.
Il est nécessaire d'ajouter que ces erreurs ont été incontestablement aggravées et que les crises qu'elles entraînent se sont particulièrement accentuées par suite de la mauvaise récolte. Si j'ai indiqué que notre travail dans le domaine du ravitaillement nous avait assuré, au cours de l'année écoulée, des ressources infiniment plus considérables, il faut dire que c'était là également l'une des causes essentielles des crises, car, par suite de la mauvaise récolte, qui a entraîné une pénurie extrême de fourrage, une forte mortalité du bétail et la ruine de l'exploitation paysanne, le centre des réquisitions a été reporté dans des localités où les excédents de blé n'étaient pas bien grands. Les excédents étaient bien plus importants dans les républiques périphériques, - en Sibérie, au Caucase du Nord, - mais l'appareil soviétique y était le moins fermement établi, le pouvoir des Soviets y était le moins stable, et les difficultés de transport y étaient les plus grandes. De sorte que les ressources alimentaires accrues ont été obtenues dans les provinces où la récolte avait été la moins bonne, ce qui a aggravé à l'extrême la crise de l'économie paysanne.
Ici encore, nous voyons de façon fort nette que nous n'avons pas su bien calculer. Mais nous étions dans une situation si embarrassante qu'elle excluait tout choix. Après avoir subi une guerre impérialiste dévastatrice, suivie d'une épreuve telle que plusieurs années de guerre civile, le pays ne pouvait, bien entendu, subsister qu'en consacrant toutes ses forces au front. Et, bien entendu, le pays ruiné ne pouvait agir autrement qu'en prenant aux paysans leurs excédents même s'il ne pouvait rien leur donner en échange. Il le fallait pour sauver le pays, l'armée et le pouvoir des ouvriers et des paysans. Nous avons dit aux paysans : « Bien sûr, vous donnez à titre de prêt votre blé à l'Etat des ouvriers et des paysans ; autrement, vous ne pouvez protéger votre Etat contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. » Nous ne pouvions agir autrement dans les conditions que nous imposaient les impérialistes et les capitalistes en nous faisant la guerre. Nous n'avions pas d'autre choix. Mais ces circonstances ont fait que, après une si longue guerre, l'économie paysanne est devenue tellement faible que la mauvaise récolte a été provoquée à la fois par la réduction des emblavures, la mauvaise qualité des moyens de production, la diminution du rendement, la pénurie de main-d'œuvre, etc. La récolte a été désastreuse, et la collecte des excédents alimentaires, supérieure malgré tout à nos prévisions, est allée de pair avec une telle accentuation de la crise, qu'elle nous réserve peut-être pour les mois prochains des difficultés et des maux plus grands encore. Ce fait doit être soigneusement pris en considération dans l'analyse de notre politique de l'année écoulée et dans l'appréciation des objectifs politiques pour la nouvelle année. L'an passé a légué à l'année suivante les mêmes tâches urgentes.
A présent, j'aborderai un autre point, dans un tout autre domaine: la discussion sur les syndicats qui a pris tellement de temps au parti. J'ai déjà eu l'occasion d'en parler aujourd'hui et, évidemment, je ne pouvais que dire avec circonspection que beaucoup d'entre vous considèrent sans doute cette discussion comme un luxe abusif[2]. Quant à moi, je ne peux manquer d'ajouter que, à mon avis, ce luxe était absolument inadmissible, et que nous avons à coup sûr commis une erreur en tolérant une pareille discussion, sans voir que nous avions mis au premier plan un problème qui, de par les conditions objectives, ne pouvait pas s'y trouver ; nous nous sommes permis ce luxe sans voir jusqu'à quel point nous détournions l'attention du problème essentiel et menaçant de cette crise si proche. Quels sont les résultats concrets de cette discussion qui a accaparé tant de mois et qui a sans doute lassé la plupart des assistants. On vous présentera des rapports à ce sujet, mais je voudrais attirer l'attention dans mon compte rendu sur un aspect de l'affaire ; elle a incontestablement illustré le proverbe : « A quelque chose malheur est bon ».
Malheureusement, il y a eu un peu trop de mal et trop peu de bien. (Rires.) Mais du bien quand même : après avoir perdu du temps et distrait l'attention des camarades des objectifs pressants de la lutte contre les éléments petits-bourgeois qui nous entourent, nous avons quand même appris à distinguer certains rapports que nous ne percevions pas auparavant. Le bien, c'est que le parti ne pouvait manquer de s'instruire au cours de cette lutte. Bien que nous sachions tous que, en qualité de parti au pouvoir, nous devions fusionner les «milieux dirigeants» des Soviets avec ceux du parti - nous le faisons et nous continuons à le faire - le parti a tiré de cette discussion une certaine leçon dont il faut tenir compte. Certaines positions ont bénéficié principalement des voix des «dirigeants» du parti. Il est apparu que les positions appelées parfois «programmes» de l'«opposition ouvrière[3]», et parfois autrement, constituaient une déviation nettement syndicaliste. Ce n'est pas seulement mon avis personnel, mais celui de l'immense majorité des assistants. (Des v o i x : « C'est exact. »)
Dans cette discussion, le parti a montré une telle maturité que, constatant un certain flottement dans les «cercles dirigeants», voyant qu'ils disaient : « Nous ne sommes pas d'accord, départagez-nous », il s'est promptement mobilisé dans ce but, et l'immense majorité des organisations les plus importantes nous a rapidement répondu : « Nous avons une opinion, et nous vous la dirons.»
Au cours de cette discussion, plusieurs programmes ont été présentés. Ils étaient si nombreux que moi-même, par exemple, qui étais tenu de les lire en raison de mes fonctions, je crains d'avoir pêché et de ne pas les avoir lus tous. (Rires.) Je ne sais pas si tous les assistants ont eu le loisir de les lire en tout cas, il faut dire que la déviation syndicaliste, et même jusqu'à un certain point semi-anarchiste, qui s'est manifestée mérite ample réflexion. Durant plusieurs mois, nous nous sommes abîmés dans le luxe au point de nous passionner pour l'étude des nuances d'opinions. Pendant ce temps, la démobilisation de l'armée engendrait le banditisme et aggravait la crise économique. Cette discussion devait nous aider à comprendre que notre parti, comptant au minimum un demi-million de membres, et le dépassant même, était devenu premièrement un parti de masse, deuxièmement un parti gouvernemental, et qu'étant un parti de masse, il reflétait partiellement ce qui se passait en dehors de ses rangs. Il est extrêmement important de le comprendre.
Une légère déviation syndicaliste ou semi- anarchiste n'aurait rien eu de terrible : le parti en aurait pris conscience rapidement et se serait énergiquement appliqué à la corriger. Mais si elle se manifeste dans un pays à forte prédominance paysanne, si cette paysannerie est de plus en plus mécontente de la dictature prolétarienne, si la crise de l'économie paysanne est au paroxysme, si la démobilisation d'une armée paysanne jette sur le pavé des centaines et des milliers d'hommes brisés, qui ne trouvent pas de travail, qui sont habitués uniquement au métier des armes et qui répandent le banditisme, ce n'est pas le moment de discuter de déviations théoriques. Nous devons dire carrément à ce congrès : nous n'admettrons plus les discussions sur les déviations, il faut y mettre fin. Le congrès du parti peut et doit le faire, il doit en tirer la leçon qui s'impose, l'adjoindre au rapport politique du C.C., la fixer, la consacrer, en faire une obligation, une loi pour le parti. L'atmosphère de discussion devient dangereuse à l'extrême, elle met manifestement en péril la dictature du prolétariat.
Il y a quelques mois, lorsque je disais : « Prenez garde, la domination de la classe ouvrière et la dictature de la classe ouvrière sont menacées », certains camarades que j'avais l'occasion de voir et avec lesquels je discutais répondaient : « C'est un procédé d'intimidation, vous nous terrorisez.» J'ai dû entendre plusieurs fois mes remarques qualifiées de la sorte : je terrorise un tel, et je répondais qu'il eût été ridicule de ma part de terroriser de vieux révolutionnaires qui en avaient vu de toutes les couleurs. Mais lorsque vous voyez ce que deviennent les difficultés de la démobilisation, il est indéniable qu'il n'y a eu en l'occurrence ni tentative de terroriser, ni même l'emballement inévitable dans le feu de la discussion, mais une indication absolument exacte : à l'heure actuelle, nous avons besoin de cohésion, de fermeté et de discipline, non seulement parce que sans cela le parti prolétarien ne peut travailler fraternellement, mais parce que le printemps a apporté et apportera encore des conditions difficiles dans lesquelles nous ne pourrons agir sans être unis au maximum. Je pense que nous saurons quand même tirer de la discussion ces deux leçons essentielles. Et c'est pourquoi il me semble qu'il faut dire que si nous nous sommes payé le luxe de donner au monde un échantillon stupéfiant de la façon dont un parti, en proie aux difficultés d'une lutte sans merci, accorde une attention démesurée à certains détails de programmes, - et cela en dépit de la mauvaise récolte, de la crise, de la ruine et de la démobilisation dans lesquelles nous nous débattons, - nous tirerons à présent de ces leçons une conclusion politique, et pas seulement une conclusion indiquant telle ou telle erreur, mais une conclusion politique touchant les rapports entre les classes, entre la classe ouvrière et la paysannerie. Ces rapports ne sont pas tels que nous le pensions. Ils exigent du prolétariat une cohésion et une concentration des forces infiniment plus grandes, et en régime de dictature du prolétariat, ils représentent un danger bien plus grand que tous les Dénikine, Koltchak et Ioudénitch réunis. Personne ne doit se faire d'illusion à ce propos, car ce serait l'illusion la plus fatale ! Les difficultés que suscite cet élément petit-bourgeois sont considérables, et pour les surmonter il faut une grande cohésion, qui ne soit pas uniquement formelle, il faut un travail uni et fraternel, une volonté commune, car c'est seulement avec une volonté semblable de la masse prolétarienne que le prolétariat peut atteindre dans un pays de paysans ses objectifs géants de dictature et de direction.
L'aide des pays occidentaux nous parvient, mais elle n'est pas très rapide. Elle parvient et s'intensifie.
J'ai déjà dit à la séance de ce matin que l'un des événements les plus importants de l'année écoulée (ceci est également en liaison étroite avec l'activité du Comité central), est l'organisation du IIe Congrès de l'Internationale Communistes[4]. Bien entendu, la révolution internationale a accompli un grand pas en avant par rapport à l'année dernière. Bien entendu, l'Internationale Communiste qui, lors de notre congrès de l'année dernière, n'existait que sous forme de proclamations, existe aujourd'hui en qualité de parti autonome dans chaque pays, et non seulement en tant que parti d'avant-garde, car le communisme est devenu la question centrale du mouvement ouvrier dans son ensemble. En Allemagne, en France, en Italie, l'Internationale Communiste est devenue non seulement le centre du mouvement ouvrier, mais aussi le centre d'attention de toute la vie politique de ces pays. Cet automne, on ne pouvait prendre en mains un journal allemand ou français sans y voir décliner les mots Moscou et bolcheviks, et les épithètes dont on nous gratifie, sans constater que les bolcheviks et les 21 conditions d'admission à la IIIe Internationale[5] sont devenus la question cruciale de leur propre vie politique. C'est là une conquête que nul ne saurait nous retirer ! Cela prouve que la révolution internationale monte et que, parallèlement, la crise économique s'accentue en Europe. Mais, en tout état de cause, si nous allions supposer qu'à brève échéance l'aide nous viendrait de ces pays sous forme d'une révolution prolétarienne stable, ce serait tout simplement de la folie, et je suis sûr qu'il n'y a pas dans cette salle d'insensés de ce genre. Durant trois ans, nous avons appris à comprendre que miser sur la révolution internationale ne veut pas dire compter sur une date déterminée, et que la cadence d'évolution qui s'accélère sans cesse peut amener la révolution au printemps, mais peut aussi bien ne pas l'amener. Voilà pourquoi nous devons savoir conformer notre activité aux rapports de classe à l'intérieur de notre propre pays et des autres pays, afin d'être en mesure de maintenir pendant longtemps la dictature du prolétariat et guérir, graduellement au moins, les maux et les crises qui s'abattent sur nous. Seule cette façon de poser le problème est juste et lucide.
J'aborde maintenant une question qui concerne l'activité du Comité central au cours de l'année écoulée et touche de près aux tâches qui nous incombent. C'est la question de nos rapports avec l'étranger.
Jusqu'au IXe Congrès du parti, notre attention et tous nos efforts tendaient à passer de l'état de guerre avec les pays capitalistes à l'établissement de relations pacifiques et commerciales. A cet effet, nous avons entrepris des démarches diplomatiques de toute sorte et nous l'avons emporté sur des diplomates de valeur incontestable. Lorsque, par exemple, les représentants de l'Amérique ou ceux de la Société des Nations nous proposaient, sous certaines conditions, de cesser les hostilités contre Dénikine ou Koltchak, ils s'imaginaient qu'ils allaient nous mettre dans l'embarras. En réalité, ce sont eux qui se sont retrouvés en mauvaise posture et nous avons remporté une énorme victoire diplomatique. Ils s'étaient mis dedans, étaient contraints de retirer leurs propositions, ce qu'ont révélé par la suite les documents diplomatiques et la presse du monde entier. Mais pour nous, la victoire diplomatique est insuffisante. Il nous faut de véritables relations commerciales et non seulement des victoires diplomatiques. C'est seulement au cours de l'année écoulée que les rapports commerciaux allaient commencer à se développer... La question du commerce avec l'Angleterre était posée. Depuis l'été, elle devenait centrale. La guerre contre la Pologne nous a fait régresser fort loin sur ce plan. L'Angleterre était déjà prête à signer un accord commercial. La bourgeoisie anglaise le voulait, mais les milieux de la cour n'y étaient pas favorables et le sabotaient ; la guerre contre la Pologne l'a différé. Finalement, la question reste encore en suspens.
Aujourd'hui, je crois, les journaux ont annoncé que Krassine avait déclaré devant la presse londonienne qu'il escomptait une signature rapide de l'accord commercial[6]. Je ne sais pas si la réalisation de cet espoir est pleinement assurée. Je ne saurais dire que cela se produira vraiment, mais pour ma part, je dois dire qu'au Comité central nous avons réservé une très grande place à ce problème, et que nous avons jugé juste, de notre côté, d'appliquer une tactique de concessions pour obtenir un accord commercial avec l'Angleterre. Pas seulement parce que nous pourrions obtenir davantage de l'Angleterre que d'autres pays - elle n'est pas, sous ce rapport, un pays aussi avancé que, disons, l'Allemagne ou l'Amérique. Elle est un pays colonial qui est trop intéressé à une politique asiatique et qui parfois se montre trop sensibilisé à l'égard des succès du pouvoir soviétique dans certains pays proches de ses colonies. C'est ce qui rend si instables nos relations avec elle. Cette instabilité est provoquée par un tel faisceau de causes que tout l'art des diplomates soviétiques ne saurait y remédier. Nous avons besoin d'un accord commercial avec l'Angleterre du fait de la perspective qui s'offre de passer un accord avec l'Amérique dont les possibilités industrielles sont autrement plus importantes.
A cette question se rattache celle des concessions. Au cours de l'année passée, nous nous en sommes davantage occupés. Le 23 novembre, le Conseil des Commissaires du Peuple a publié un décret qui expose la question dans la forme la plus acceptable pour les capitalistes étrangers. Au moment où elle a fait l'objet de certains malentendus ou de certaines incompréhensions dans le parti, plusieurs réunions de militants responsables se sont tenues au cours desquelles le problème a été débattu. De façon générale, il n'a pas donné lieu à des divergences, encore que nous ayons entendu pas mal de protestations de la part des ouvriers et des paysans. On nous disait : «Nous avons chassé nos capitalistes, et maintenant on veut inviter des capitalistes étrangers.» Dans quelle mesure ces protestations étaient inconscientes, dans quelle mesure elles émanaient des koulaks ou, tout simplement, des éléments capitalistes, des sans-parti, qui estiment qu'ils ont le droit légitime d'être des capitalistes en Russie, et de surcroît des capitalistes dotés du pouvoir, et n'admettent pas que le capital étranger soit attiré sans pouvoir dans quelle mesure ceci ou cela a-t-il joué un rôle ? Le Comité central ne possède, bien entendu, à ce sujet aucune statistique ; et de toute façon, aucune statistique au monde ne saurait sans doute évaluer et révéler un phénomène de cette nature. En tout cas, ce décret nous fait faire un pas en avant pour nouer les contacts avec les concessionnaires éventuels. Il faut dire que pratiquement - ne l'oublions jamais - nous n'avons pas un seul concessionnaire. Nous discutons pour savoir si nous devons nous efforcer d'en trouver à tout prix. En trouverons-nous ou non, cela ne dépend pas de nos débats et de nos résolutions, mais du capital international. Le 1er février dernier, le Conseil des Commissaires du Peuple a adopté à ce propos une nouvelle résolution[7] dont le premier point stipule : «Approuver en principe la remise de concessions pétrolières à Grozny, à Bakou et dans d'autres exploitations en exercice, et entreprendre des négociations à mener à un rythme accéléré.»
Cette question n'a pas été sans soulever des controverses. La remise de concessions à Grozny et à Bakou semblait injustifiée aux camarades et susceptible de provoquer l'opposition des ouvriers. La majorité du C.C. et moi-même avons estimé que les plaintes n'étaient peut-être pas nécessaires.
Le Comité central dans sa majorité et moi- même, nous estimons que ces concessions sont nécessaires, et nous vous demanderons de consacrer ce point de vue de votre autorité. Cette alliance avec les trusts d'Etat des autres pays évolués nous est absolument indispensable car notre crise économique est si profonde que nous serons incapables de relever par nos propres moyens notre économie dévastée sans l'équipement et les concours techniques de l'étranger. L'importation de cet équipement, à elle seule, n'est pas suffisante. On peut accorder des concessions sur des bases beaucoup plus larges, peut-être même aux plus gros consortiums impérialistes : un quart de Bakou, un quart de Grozny, un quart de nos meilleures ressources forestières, de façon à nous assurer la base nécessaire grâce à un équipement moderne ; par ailleurs, nous obtiendrons en contrepartie l'équipement dont nous avons besoin pour le restant. Nous pourrons ainsi rattraper quelque peu, ne fût-ce que d'un quart, ou de la moitié, les consortiums avancés des autres pays. Sans cela, nous serons dans une situation très difficile, et sans la tension extraordinaire de nos forces, nous ne les rattraperons pas ; nul ne peut avoir le moindre doute à ce sujet s'il envisage notre situation actuelle avec tant soit peu de lucidité. Nous avons déjà engagé des pourparlers avec quelques-uns des plus gros trusts du monde. Bien entendu, ils le font non point pour nous rendre service, mais uniquement en vue d'en retirer des bénéfices énormes. Pour employer un langage de diplomate pacifique, le capitalisme moderne est un brigand, un trust de brigands, ce n'est plus le capitalisme ancien de l'époque normale ; il réalise des bénéfices fabuleux grâce à son monopole sur le marché mondial. Cela nous reviendra très cher, sans doute, mais nous n'avons pas d'alternative, puisque la révolution mondiale se fait encore attendre. Nous ne possédons pas d'autre possibilité de hausser notre technique au niveau moderne. Et si le rythme de développement de la révolution mondiale venait à changer brusquement dans un sens favorable par suite d'une crise, si cette révolution intervenait à une époque où les délais des concessions ne seraient pas encore écoulés, les obligations afférentes ne s'avéreraient pas aussi lourdes qu'elles semblent l'être sur le papier.
Le 1er février 1921, le Conseil des Commissaires du Peuple a pris la décision d'acheter à l'étranger 18500000 pouds de charbon, car notre crise de combustible se dessinait déjà. Il est apparu alors qu'il nous faudrait dépenser nos réserves d'or non seulement pour l'achat de l'équipement. Ce dernier aurait accru notre production houillère, et notre économie se serait mieux portée si, au lieu d'acheter du charbon, nous avions fait venir de l'étranger des machines pour développer l'industrie houillère. Mais la crise était si aiguë qu'il a fallu renoncer à ce mode d'action, meilleur, sur le plan économique, au profit du moins bon, et consacrer des fonds à l'achat du charbon que nous aurions pu avoir chez nous. II nous faudra faire des concessions encore plus grandes pour acheter des articles d'usage courant destinés aux paysans et aux ouvriers.
Je voudrais maintenant dire quelques mots des événements de Cronstadt[8]. Je n'ai pas encore les dernières nouvelles mais je ne doute pas que cette insurrection où l'on a vu rapidement se profiler les généraux blancs que nous connaissons si bien, soit écrasée dans les jours qui viennent, voire même dans les heures qui viennent. Il ne peut y avoir de doute à ce sujet. Mais nous devons étudier de près les leçons politiques et économiques qui se dégagent de cet événement.
Que signifie-t-il ? Le pouvoir politique détenu par les bolcheviks est passé à un conglomérat mal défini ou à une association d'éléments disparates, légèrement plus à droite que les bolcheviks, semble-t-il, et peut-être même «plus à gauche », on ne sait, tant l'ensemble des groupements politiques qui ont essayé de prendre le pouvoir à Cronstadt est indéterminé. Dans le même temps, il est certain, vous le savez tous, que des généraux blancs ont joué un rôle important. C'est pleinement établi. Deux semaines avant les événements de Cronstadt, les journaux parisiens annonçaient déjà une insurrection dans la ville. Il est absolument évident que c'est l'œuvre des socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l'étranger, et par ailleurs le mouvement a abouti à une contre-révolution petite-bourgeoise, à un mouvement petit-bourgeois anarchiste. C'est là quelque chose de nouveau. Cet événement, rapproché de toutes les crises, doit être très attentivement pris en considération, très minutieusement analysé, du point de vue politique. Des éléments petits-bourgeois anarchistes, toujours orientés contre la dictature du prolétariat, ont revendiqué la liberté du commerce. Cet état d'esprit s'est largement répercuté sur le prolétariat. Il s'est reflété dans les entreprises de Moscou et dans de nombreuses localités. Cette contre-révolution petite-bourgeoise est sans nul doute plus dangereuse que Dénikine, Ioudénitch et Koltchak réunis, parce que nous avons affaire à un pays où le prolétariat est en minorité, nous avons affaire à un pays où la ruine a atteint la propriété paysanne, et où, par surcroît, nous avons une chose comme la démobilisation de l'armée qui fournit une quantité invraisemblable d'éléments insurrectionnels. Si petit ou peu notable que fût au début, comment dirais-je, ce décalage du pouvoir que les marins et ouvriers de Cronstadt proposaient, ils voulaient corriger les bolcheviks sous le rapport de la liberté du commerce, il semblait bien que ce transport fût peu notable, que les mots d'ordre du « Pouvoir des Soviets » fussent identiques à quelques changements près, à quelques amendements près, mais en réalité les éléments sans-parti ont fait office de marchepied, de gradin, de passerelle pour les gardes blancs. Du point de vue politique, c'est inévitable. Nous avons vu les éléments petits-bourgeois, les éléments anarchistes dans la révolution russe, nous les avons combattus pendant des dizaines d'années. Depuis février 1917, nous avons vu ces éléments petits-bourgeois à l'œuvre pendant la grande révolution, et nous avons vu comment les partis petits-bourgeois tentaient de déclarer que leur programme est fort peu différent de celui des bolcheviks, mais qu'ils le réalisent par d'autres méthodes. Nous le savons, non seulement grâce à l'expérience de la Révolution d'Octobre, nous le savons aussi par l'expérience de la périphérie, des différentes parties de l'ex-Empire russe, et où les représentants d'un autre pouvoir se sont substitués au régime soviétique. Rappelons-nous le comité démocratique de Samara[9] ! Ils se présentaient tous avec les mots d'ordre de liberté, d'égalité, d'Assemblée constituante, et non pas une fois, mais plusieurs fois on s'est aperçu qu'ils n'étaient qu'un gradin, qu'une passerelle pour l'instauration du pouvoir des gardes blancs.
Parce que le pouvoir soviétique est ébranlé du fait de la situation économique, nous devons analyser cette expérience et tirer toutes les conséquences théoriques qui s'imposent à un marxiste.
L'expérience de l'Europe tout entière montre en fait comment les choses finissent quand on essaie de s'asseoir entre deux chaises. Voilà pourquoi nous devons dire, justement à ce propos, que les frictions politiques constituent un très grand danger. Nous devons considérer attentivement cette contre-révolution petite-bourgeoise qui lance les mots d'ordre de liberté du commerce. Celle-ci - même si, au départ, elle n'est pas aussi étroitement liée avec les gardes blancs que le fut Cronstadt - conduira inéluctablement à l'emprise des gardes blancs, à la victoire du capital, à sa complète restauration. Nous devons, je le répète, nous représenter en toute netteté ce danger politique.
Ce danger nous montre ce dont j'ai parlé à propos de nos discussions sur les programmes[10]. Face à ce danger, nous devons comprendre que ce n'est pas seulement sur le plan formel que nous devons cesser les débats dans le parti, nous le ferons évidemment, mais c'est insuffisant ! Il ne nous faut pas oublier que nous devons aborder le problème plus sérieusement. Nous devons comprendre qu'en période de crise de l'économie paysanne nous ne pouvons subsister autrement qu'en faisant appel à elle pour aider les villes et les campagnes. Nous devons nous souvenir que la bourgeoisie cherche à dresser les paysans contre les ouvriers, qu'elle cherche à dresser contre ces derniers les éléments petits- bourgeois anarchistes sous le couvert de mots d'ordre ouvriers, ce qui entraînera directement la chute de la dictature du prolétariat, partant, la restauration du capitalisme, de l'ancien pouvoir des propriétaires fonciers et des capitalistes. Le danger politique est évident. Ce chemin, de nombreuses révolutions l'ont suivi très nettement ; ce chemin nous l'avons toujours indiqué. Il était tracé avec netteté devant nous. Il exige, sans nul doute, du parti communiste à la tête du gouvernement, des éléments révolutionnaires prolétariens dirigeants, une attitude autre que celle qui s'est bien souvent manifestée cette année. Ce danger exige sans aucun doute davantage de cohésion, sans aucun doute davantage de discipline, sans aucun doute plus d'unité dans le travail ! Sans cela, on ne saurait vaincre les difficultés qui nous sont échues.
Viennent ensuite des questions économiques. Que signifie ce mot d'ordre de liberté du commerce lancé par les éléments petits-bourgeois? Il prouve que dans les rapports du prolétariat et des petits cultivateurs, il existe des problèmes ardus, des tâches que nous n'avons pas encore résolues. Je parle des rapports entre le prolétariat victorieux et les petits exploitants dans un pays où la révolution prolétarienne se développe alors que le prolétariat est en minorité, où la majorité est petite-bourgeoise. Ici, le rôle du prolétariat consiste à diriger la transition de ces petits exploitants vers le travail socialisé, collectif, communautaire. Théoriquement, c'est incontestable. Cette transition, nous l'avons abordée dans toute une série d'actes législatifs, mais nous savons qu'il s'agit moins des actes législatifs que de l'application pratique, et nous savons que nous pourrons l'assurer quand nous aurons une grosse industrie extrêmement puissante capable de fournir au petit producteur des biens qui lui démontreront de façon pratique les avantages de la grande production.
C'est ainsi qu'ont formulé la question sur le plan théorique les marxistes et tous les socialistes qui ont considéré la révolution sociale et ses tâches. Or, la première particularité de la Russie, caractéristique au plus haut point, est, comme je viens de le dire, que le prolétariat constitue une minorité et de plus, une faible minorité, pour une écrasante majorité de paysans. Or, les conditions dans lesquelles nous avons dû défendre la révolution ont rendu incroyablement difficile la réalisation de nos tâches. Nous n'avons pas pu montrer dans la pratique les avantages de la grosse production, puisqu'elle est dévastée, puisqu'elle en est réduite à traîner l'existence la plus lamentable, et qu'on ne peut la rétablir qu'en imposant des sacrifices à ces mêmes petits cultivateurs. Il faut relever l'industrie, mais il faut pour cela du combustible ; du moment qu'il faut du combustible, il faut compter sur le bois et compter sur le bois, c'est compter sur le paysan et sur son cheval. En période de crise, de pénurie de fourrage et de mortalité du bétail, le paysan doit faire crédit au pouvoir soviétique au nom de la grosse industrie qui, pour le moment, ne lui fournit rien. Voilà la situation économique qui crée des difficultés énormes, voilà la situation économique qui nous oblige à étudier d'un point de vue plus approfondi les conditions du passage de la guerre à la paix. En temps de guerre, nous ne pouvons administrer le pays autrement qu'en disant aux paysans : « Il faut accorder un prêt à l'Etat ouvrier et paysan pour lui permettre de sortir de cette passe difficile. » Lorsque nous consacrons tous nos efforts à relever l'économie, nous devons savoir que nous avons devant nous le petit cultivateur, le petit patron, le petit producteur qui travaillent pour le marché jusqu'à la victoire complète de la grosse production, jusqu'à son rétablissement. Or, ce dernier ne pourra plus se faire sur l'ancienne base : c'est l'affaire de nombreuses années ; il faudra pour cela des dizaines d'années au moins, sinon plus, étant donné notre ruine. Mais en attendant, nous devrons, pendant de longues années, avoir affaire au petit producteur, et avec lui le mot d'ordre de liberté du commerce sera inévitable. Le danger de ce mot d'ordre n'est pas de dissimuler les visées des gardes blancs et des mencheviks, mais d'être susceptible de prendre de l'extension, malgré la haine que la masse paysanne nourrit à l'égard des gardes blancs. Il prendra de l'extension parce qu'il répond aux conditions économiques de l'existence des petits producteurs. C'est en s'inspirant de ces considérations que le Comité central a adopté une décision et ouvert la discussion sur le remplacement des réquisitions par un impôt en nature, et qu'aujourd'hui il a posé directement la question au congrès, ce que vous avez approuvé par votre résolution d'aujourd'hui. La question de l'impôt et des réquisitions est posée dans notre législation depuis longtemps, depuis la fin de 1918. La loi en date du 30 octobre 1918 qui frappe les paysans de l'impôt en nature a été adoptée, mais elle n'a pas été appliquée. La promulgation a été suivie en l'espace de quelques mois de plusieurs règlements, et la loi est restée lettre morte. D'autre part, la réquisition des excédents était une mesure que la guerre avait rendue absolument indispensable, mais qui ne correspond point aux conditions tant soit peu pacifiques d'existence de l'exploitation paysanne. Le paysan doit avoir la certitude qu'après avoir donné tant à l'Etat, il peut disposer de tant pour le marché local.
Toute notre économie, dans son ensemble comme dans chacune de ses parties, portait entièrement l'empreinte des conditions du temps de guerre. Compte tenu de ces conditions, nous devions nous fixer comme but de collecter une quantité déterminée de vivres, sans nous préoccuper du tout de la place qu'elle tiendrait dans le circuit social. A l'heure où nous passons de la guerre à la paix, nous commençons à envisager l'impôt en nature autrement : nous le considérons non seulement du point de vue des intérêts de l'Etat, mais aussi de celui des intérêts des petites exploitations agricoles. Nous devons comprendre les formes économiques de la révolte des petits cultivateurs contre le prolétariat qui se sont manifestées et s'aggravent avec la crise actuelle. Nous devons tâcher de faire le plus possible dans ce domaine. C'est extrêmement important pour nous. Offrir au paysan une certaine liberté dans les échanges locaux, remplacer la réquisition par un impôt en nature, afin que le petit cultivateur puisse mieux calculer sa production et fixer, en fonction de l'impôt, l'ampleur de sa production. Bien entendu, nous savons que dans la situation où nous nous trouvons, c'est une chose très difficile. La surface des emblavures, le rendement, les moyens de production, tout a diminué ; les excédents se sont incontestablement réduits et, dans un très grand nombre de cas, ils font complètement défaut. C'est un fait dont il faut tenir compte. Le paysan doit se serrer un peu la ceinture pour éviter la famine totale aux fabriques et aux villes. A l'échelle de l'Etat, c'est là une chose facile à comprendre, mais nous n'escomptons pas que le petit exploitant isolé, réduit à la misère, le comprenne. Nous savons que nous ne pourrons nous passer de la contrainte, de cette contrainte à laquelle les paysans ruinés réagissent violemment. Il ne faut pas non plus s'imaginer que cette mesure nous délivrera de la crise. Mais, en même temps, nous nous assignons pour tâche de faire le maximum de concessions pour offrir au petit producteur les meilleures conditions qui lui permettent de déployer ses forces. Jusqu'à présent nous nous conformions aux impératifs de la guerre. Maintenant, nous devons nous conformer aux conditions du temps de paix. C'est cette tâche qui s'impose au Comité central, à savoir l'adoption de l'impôt en nature, sous le pouvoir prolétarien ; et cette tâche est étroitement liée aux concessions. C'est cette question dont vous aurez tout spécialement à discuter ; or, elle exige une attention particulière. Par l'intermédiaire des concessions l'Etat prolétarien peut s'assurer un accord avec les pays capitalistes avancés ; de cet accord dépend le renforcement de notre industrie sans lequel nous ne saurions progresser sur la voie conduisant au communisme ; d'autre part, en cette phase de transition, dans un pays à majorité paysanne, il faut savoir prendre des mesures visant à assurer la situation économique des paysans, le maximum de mesures en vue d'améliorer leur situation économique. Tant que nous n'avons pas changé la paysannerie, tant que la grande industrie ne l'a pas transformée, il faut lui assurer la liberté de gérer son exploitation. Notre situation actuelle est trouble, notre révolution est encerclée par les pays capitalistes. Tant que nous évoluons dans cette situation trouble, nous devons rechercher des formes de rapports excessivement complexes. Sous la pression de la guerre, nous ne pouvions concentrer notre attention sur l'établissement des rapports économiques appropriés entre l'Etat prolétarien détenant une grosse production incroyablement dévastée et les petits agriculteurs, sur la recherche de formes de coexistence avec ces derniers qui, pour le moment, le demeurent et ne peuvent subsister sans que soit garanti à leur petite exploitation un certain système d'échanges. J'estime qu'à l'heure actuelle, c'est la question économique et politique capitale pour le pouvoir soviétique. Je pense que cette question résume le bilan politique de notre travail, maintenant que le temps de guerre est terminé et que nous avons commencé au cours de l'année écoulée, à réaliser le passage à l'état de paix.
Ce passage comporte de telles difficultés, il a révélé si nettement cet élément petit-bourgeois que nous devons considérer ce dernier avec lucidité. Nous envisageons ces événements du point de vue de la lutte de classe, et nous ne nous sommes jamais abusés quant aux difficultés que présentent les rapports entre le prolétariat et la petite bourgeoisie, question délicate qui nécessite pour que l'Etat prolétarien remporte la victoire, des mesures complexes ou, plus exactement, tout un système de mesures de transition complexes. Le fait que, fin 1918, nous ayons promulgué un décret instituant l'impôt en nature prouve que cette question était présente à l'esprit des communistes, mais que nous n'avons pas pu l'appliquer en raison de la conjoncture militaire. En état de guerre civile, nous avons dû recourir à des mesures du temps de guerre. Toutefois, ce serait une erreur monumentale que d'en conclure que seuls des mesures et des rapports de cette espèce sont possibles. Cela signifierait, à coup sûr, la faillite du pouvoir soviétique et de la dictature du prolétariat. Lorsque le passage à l'état de paix se réalise en pleine crise économique, il convient de se rappeler qu'il est plus facile d'édifier un Etat prolétarien dans un pays de grosse production que dans un pays où prédomine la petite production. Cette tâche doit être abordée de toute sorte de façons et nous ne fermons nullement les yeux sur ces obstacles, nous n'oublions point que le prolétariat est une chose et la petite production en est une autre. Nous n'oublions pas qu'il existe différentes classes et que la contre-révolution petite-bourgeoise anarchiste marque sur le plan politique une étape vers le pouvoir des gardes blancs. Nous devons regarder les choses en face, lucidement, en nous rendant compte qu'il faut, d'une part, le maximum de cohésion, de sang-froid et de discipline au sein du parti prolétarien, et d'autre part, toute une série de mesures économiques que nous n'avons pu encore appliquer en raison des circonstances militaires. Nous devons reconnaître comme indispensable les concessions, l'achat de machines et d'instruments pour les besoins de l'agriculture, afin de les échanger contre du blé et rétablir de la sorte entre le prolétariat et les paysans des rapports qui assurent son existence en temps de paix. J'espère que nous reviendrons à nouveau sur ce point, et je répète que, à mon avis, il est important l'année écoulée, qui doit être caractérisée comme une transition de la guerre à la paix, nous impose des tâches au plus haut point délicates.
Pour conclure, je me bornerai à dire deux mots au sujet de la lutte contre la bureaucratie qui nous a pris tellement de temps. Dès l'été dernier la question a été posée au Comité central ; en août, le Comité central l'a mise en évidence dans une lettre adressée à toutes les organisations ; en septembre, il l'a placée à l'ordre du jour de la conférence du parti ; enfin, en décembre, au congrès des Soviets, cette question a été posée sur une échelle plus large encore. La bureaucratie est une plaie qui existe réellement ; on le reconnaît, et il est indispensable de la combattre véritablement. Bien sûr, au cours de la discussion que nous avons suivie, certains programmes posaient cette question à la légère, pour ne pas dire davantage, et on l'examinait trop souvent d'un point de vue petit-bourgeois. Sans nul doute, ces derniers temps, une effervescence et un mécontentement ont été observés parmi les ouvriers sans-parti. Au cours des réunions de sans-parti qui se sont tenues à Moscou, il est apparu manifestement qu'ils font de la démocratie et de la liberté des mots d'ordre tendant au renversement du pouvoir des Soviets. Un grand nombre ou, tout au moins, un certain nombre des représentants de l'« opposition ouvrière » ont lutté contre ce mal, ont combattu cet esprit contre-révolutionnaire petit-bourgeois en disant : «Nous nous unirons contre cela.» Et effectivement, ils ont su faire preuve du maximum de cohésion. Les partisans de l'«opposition ouvrière» et des autres groupes semi-syndicalistes sont-ils tous comme eux, je l'ignore. Il faut qu'à ce congrès, nous le sachions mieux, il faut comprendre que la lutte contre la bureaucratie est absolument nécessaire et qu'elle est aussi compliquée que la lutte contre l'élément petit-bourgeois. Dans notre structure étatique, la bureaucratie est devenue un mal tel que le programme de notre parti en fait état, ceci parce que la bureaucratie est liée à l'élément petit-bourgeois et à son éparpillement. On ne peut vaincre cette maladie que par l'union des travailleurs qui doivent savoir non seulement acclamer les décrets de l'Inspection ouvrière et paysanne (les décrets que l'on acclame, ce n'est pas ce qui manque) mais aussi exercer leur droit par l'intermédiaire de l'Inspection ouvrière et paysanne, ce qui ne se fait pas actuellement, pas plus à la campagne que dans les villes et même dans les capitales ! Bien souvent, ceux qui récriminent le plus contre la bureaucratie sont incapables d'exercer leur droit. Il faut porter la plus grande attention à ce fait.
Nous observons souvent que certains de ceux qui combattent ce mal, veulent, parfois même sincèrement, aider le parti prolétarien, la dictature prolétarienne, le mouvement prolétarien, mais en réalité ils favorisent les éléments anarchistes petits-bourgeois qui, au cours de la révolution, se sont révélés à plusieurs reprises comme les ennemis les plus dangereux de la dictature du prolétariat. Aujourd'hui, et c'est là la conclusion et la leçon essentielles des événements de cette année, ils se sont révélés une fois de plus comme l'ennemi le plus dangereux, le plus susceptible d'avoir des alliés, des appuis dans un pays comme le nôtre, susceptible de modifier l'état d'esprit des larges masses, et de gagner même une fraction des ouvriers sans-parti. La situation de l'Etat prolétarien devient alors extrêmement difficile. Si nous ne le comprenons pas, si nous n'en tirons pas la leçon qui s'impose, si ce congrès ne marque pas un tournant dans notre politique économique aussi bien que pour la cohésion maximum du prolétariat, il faudra employer à notre sujet ces tristes paroles : nous n'avons rien oublié des choses, parfois mesquines et creuses, que nous aurions dû oublier, et nous n'avons rien appris des choses sérieuses que nous aurions dû apprendre au cours de cette année de révolution. J'espère qu'il n'en sera pas ainsi. (Vifs applaudissements.)
Conclusion sur le rapport d'activité du comité central du P.C.(b)R.[modifier le wikicode]
9 mars
(Applaudissements prolongés.)
Camarades, il fallait tout naturellement s'attendre après le rapport d'activité politique du Comité central, à ce que la critique, les observations, les additifs et les amendements, etc., portent principalement sur le travail politique, sur les erreurs politiques, et à ce que des indications d'ordre politique soient formulées.
Malheureusement, en étudiant les débats qui se sont déroulés ici, en examinant une fois de plus les points principaux soulevés au cours de ces débats, on ne peut s'empêcher de se demander : si le congrès a si rapidement clôturé ces débats, n'est-ce pas parce qu'on y a dit des choses incroyablement creuses et que les représentants de l'«opposition ouvrière» ont été presque seuls à intervenir? En effet, qu'avons-nous entendu sur le travail politique du Comité central et les tâches politiques d'actualité ? La plupart des orateurs se sont réclamés de l'«opposition ouvrière», ce n'est pas un titre pour rire !... Et ce n'est pas une plaisanterie que de constituer une opposition à un tel moment, dans un parti comme le nôtre!
La camarade Kollontaï, par exemple, a dit carrément : «Dans son rapport, Lénine a éludé Cronstadt.» Lorsque j'ai entendu ces mots, je suis resté stupéfait. Tous les congressistes savent parfaitement, - bien sûr, dans les comptes rendus des journaux il faudra parler moins ouvertement, - qu'ici même, dans mon rapport, j'ai tout ramené aux leçons de Cronstadt, tout, depuis le début jusqu'à la fin[11] ; et j'ai peut-être davantage mérité le reproche d'avoir beaucoup parlé dans mon rapport des leçons pour l'avenir découlant des événements de Cronstadt, et moins des erreurs du passé, des faits politiques et des points cruciaux de notre travail qui, à mon avis, déterminent nos objectifs politiques et nous aident à éviter les erreurs commises.
Qu'avons-nous entendu ici à propos des leçons de Cronstadt ?
Lorsque certains interviennent au nom de l'opposition et qualifient cette opposition d'«ouvrière » pour dire que le Comité central a mal dirigé la politique du parti, on doit leur répondre : indiquez ces erreurs sur les questions essentielles et indiquez les moyens de les rectifier. Malheureusement, nous n'avons absolument rien entendu de tel, pas un son, pas un mot sur la situation actuelle et ses enseignements. Les orateurs n'ont même pas abordé la conclusion que j'ai tirée. Il se peut fort bien qu'elle soit fausse, mais si l'on présente un rapport d'activité au congrès c'est bien pour que l'on en corrige les erreurs. Assurer la cohésion du parti, interdire l'opposition, telle est la conclusion politique de la situation actuelle ; la conclusion économique est la suivante : ne pas se contenter de ce qui a été fait dans la politique d'entente entre la classe ouvrière et les paysans, chercher des voies nouvelles, s'en servir, les éprouver. J'ai indiqué de façon concrète ce qu'il faut. Il est possible que ce ne soit pas juste. Mais personne n'en a soufflé mot. Un des orateurs, Riazanov je crois, m'a seulement reproché d'avoir mentionné dans mon rapport l'impôt, de but en blanc, sans que la question ait été préparée par une discussion. Ce n'est pas exact. Je suis surpris que des camarades responsables fassent au congrès des déclarations de ce genre. La discussion sur l'impôt a été engagée il y a plusieurs semaines dans la Pravda. Si les camarades qui se complaisent à jouer à l'opposition et à nous reprocher de ne pas permettre une large discussion, n'ont pas voulu y participer, ce sont eux les coupables. Nous sommes en liaison avec la Pravda non seulement parce que le camarade Boukharine est membre du Comité central, mais aussi parce que les sujets les plus importants et les orientations politiques les plus importantes sont toujours discutés par le Comité central, sinon il n'y aurait pas de travail politique possible. Le Comité central a ouvert la discussion sur l'impôt. La Pravda a publié des articles. Personne n'y a répondu. Ceux qui n'ont pas répondu ont démontré qu'ils ne voulaient pas s'occuper de cette question. Et lorsque après la parution de ces articles, au cours d'une réunion du Soviet de Moscou, quelqu'un - je ne me souviens pas s'il était sans-parti ou menchevik - a pris la parole pour parler de l'impôt, j'ai dit : vous ignorez ce qu'écrit la Pravda. Il était plus naturel d'adresser ce reproche à un sans-parti qu'à un membre du parti. Ce n'est pas par hasard que la discussion a été engagée dans la Pravda ; nous aurons à envisager cette question à ce congrès. Dans leurs critiques, les orateurs ont fait preuve d'un manque total d'esprit pratique. La question avait été soumise à la discussion, il fallait y participer, sinon toute cette critique est sans fondement. Il en est de même pour le problème politique. Je le répète, toute mon attention visait à tirer une conclusion juste des derniers événements.
Nous traversons une époque où un péril sérieux nous menace ; comme je l'ai déjà dit, la contre-révolution petite-bourgeoise est plus dangereuse que Dénikine[12]. Les camarades ne l'ont pas nié. Cette contre-révolution a ceci de particulier qu'elle est petite-bourgeoise, anarchiste. J'affirme qu'il existe un lien entre les idées, les mots d'ordre de cette contre-révolution petite-bourgeoise, anarchiste, et les mots d'ordre de l'«opposition ouvrière». Aucun des orateurs n'a répondu à cela, et pourtant, ce sont surtout des représentants de l'«opposition ouvrière» qui ont pris la parole. Cependant, la brochure de l'«opposition ouvrière», publiée à l'occasion du congrès par la camarade Kollontaï, le confirme avec on ne peut plus d'évidence. Et c'est à cette brochure que je devrai m'arrêter le plus longtemps, pour vous expliquer pourquoi la contre-révolution dont j'ai parlé prend une forme anarchiste, petite-bourgeoise, pourquoi elle est si immense et si dangereuse, et pourquoi les représentants de 1'«opposition ouvrière» qui prennent ici la parole ne comprennent absolument pas ce danger.
Mais avant de répondre aux représentants de 1'«opposition ouvrière» qui sont intervenus ici, je dirai, pour ne pas l'oublier, quelques mots sur un autre sujet, sur Ossinski. Ce camarade, qui a écrit pas mal de choses et présenté un programme à lui, est intervenu pour critiquer le rapport d'activité du Comité central. Nous nous attendions à ce qu'il fît au congrès la critique des principales mesures, critique d'une extrême importance pour nous. Au lieu de cela, il a dit que nous avons soi-disant «exclu » Sapronov, ce qui prouverait que nos paroles sur la cohésion nécessaire sont en divorce avec nos actes ; il a souligné que deux représentants de l'«opposition ouvrière» avaient été élus au présidium. Je suis étonné de voir qu'un publiciste très en vue du parti et un responsable occupant un poste aussi élevé puisse faire état de telles vétilles de dixième ordre ! Le trait marquant d'Ossinski est de voir partout de la politicaillerie. Il voit de la politicaillerie dans le fait que l'«opposition ouvrière » a reçu deux places au présidium.
J'ai signalé à une réunion du parti à Moscou et, malheureusement, il faut que je le répète à présent au congrès, que l'«opposition ouvrière» a marqué son apparition en octobre et en novembre en amenant le système des deux locaux, la formation d'une fraction.
Nous avons dit maintes fois, et je l'ai dit moi-même en particulier,- sur ce point il n'y a pas eu de divergences au C.C. - que notre tâche était de séparer dans 1'«opposition ouvrière » les éléments sains des éléments malsains, justement parce qu'elle a reçu une certaine diffusion et a nui au travail à Moscou. En novembre, quand a eu lieu la conférence dans deux locaux[13], les uns siégeant ici, et les autres dans une autre pièce, au même étage, lorsque moi aussi j'ai eu à en pâtir et faire le commissionnaire d'une pièce à l'autre, c'était de l'ouvrage gâché, le début de l'activité fractionnelle et de la scission.
Dès septembre, pendant la conférence du parti[14], nous estimions que notre tâche était de séparer les éléments sains des malsains, car on ne saurait considérer que ce groupe soit sain. Lorsqu'on nous dit qu'il n'y a pas assez de démocratie, nous répondons : c'est absolument vrai. Oui, il n'y a pas assez de démocratie. Nous avons besoin d'aide, d'indications sur la façon d'appliquer la démocratie. Il faut qu'elle soit vraiment appliquée, et non en paroles. Nous acceptons aussi ceux qui se réclament de l'«opposition ouvrière », ou même qui ont une appellation plus vilaine, bien que je pense qu'il n'y a pas d'appellation pire et plus impudente pour des membres du parti communiste que celle-ci. Même s'ils inventaient un nom plus laid encore, nous nous dirions : puisque c'est une maladie qui contamine une partie des ouvriers, il faut redoubler d'attention à son sujet. Et ce que le camarade Ossinski nous a reproché, on ne sait pour quelle raison, doit être considéré comme un mérite.
A présent, je passe à 1'«opposition ouvrière». Vous avez reconnu que vous êtes restés dans l'opposition. Vous êtes venus au congrès du parti avec la brochure de la camarade Kollontaï, avec une brochure portant l'inscription : «opposition ouvrière». Lorsque vous remettiez les dernières épreuves, vous étiez au courant des événements de Cronstadt et de la contre-révolution petite-bourgeoise qui montait. Et c'est à ce moment-là que vous venez avec le titre d'«opposition ouvrière» ! Vous ne comprenez pas la responsabilité que vous assumez, ni comment vous violez l'unité ! Au nom de quoi ? Nous vous interrogerons, nous vous ferons passer ici un examen.
Le camarade Ossinski a employé cette expression dans un sens polémique ; il voyait une faute ou une erreur de notre part ; tout comme Riazanov, il voyait de la politicaillerie dans notre politique à l'égard de l'«opposition ouvrière ». Il n'y a pas là de politicaillerie, il y a la politique que mène et que mènera le C.C. Lorsqu'il existe des groupes malsains, des tendances malsaines, il faut leur prêter trois fois plus d'attention.
S'il y a quelque chose de sain dans cette opposition, il est indispensable de consacrer toutes nos forces à séparer les éléments sains des malsains. Nous ne pouvons pas l'emporter pleinement sur la bureaucratie ni appliquer une démocratie conséquente, parce que nous sommes faibles, nous manquons de forces ; quiconque pourra nous y aider doit être invité ; quiconque, sous prétexte de nous aider, nous apporte des brochures semblables, doit être démasqué et écarté !
Et ce tri devient plus facile ici, devant le congrès du parti. On élit ici au présidium ceux qui représentent le groupe malade, et à présent ils n'oseront plus se plaindre, pleurnicher, ces «pauvres petits », ces «offensés», ces « exilés»... Montez tout de suite à la tribune, et prenez la peine de répondre ! Vous avez parlé plus que quiconque... Voyons à présent ce que vous nous offrez au moment où approche un danger que vous reconnaissez vous-même plus grave que Dénikine ! Que nous offrez-vous? Quelle critique faites-vous? Cet examen doit avoir lieu à présent, et je pense qu'il sera définitif. Cela suffit, on ne peut plus jouer ainsi avec le parti ! Celui qui se présente au congrès avec une pareille brochure se joue du congrès. On ne peut mener un tel jeu à un moment pareil, où des centaines de milliers d'éléments démoralisés détruisent, ruinent l'économie ; on ne peut se comporter ainsi envers le parti, on ne peut agir ainsi. Il faut en prendre conscience, il faut y mettre un terme !
Après ces remarques préliminaires sur les élections au présidium et le caractère de 1'«opposition ouvrière», je voudrais vous signaler la brochure de la camarade Kollontaï. Elle est réellement digne de votre attention ; elle résume le travail effectué par cette opposition pendant plusieurs mois, ou l'activité de sape à laquelle elle s'est livrée. Un camarade, de Samara je crois, a déjà dit ici que j'avais apposé «administrativement» l'étiquette de syndicalisme sur l'«opposition ouvrière». Parler ici de méthodes administratives est on ne peut plus déplacé ; ici également il faut voir pour quelle question une décision administrative s'impose. Le camarade Milonov a voulu lancer un mot terrible, mais son astuce n'est pas très réussie ; j'appose soi-disant une étiquette «administrativement». J'ai déjà dit maintes fois que dans les réunions le camarade Chliapnikov et d'autres m'ont reproché de «semer la terreur» avec le mot «syndicalisme». Au cours de je ne sais plus quelle discussion, peut-être bien au congrès des mineurs, j'ai répondu à ce propos au camarade Chliapnikov : « Qui donc voulez-vous duper ?» Nous nous connaissons, le camarade Chliapnikov et moi, depuis de longues années, depuis la clandestinité et l'émigration ; comment peut-il déclarer que je terrorise qui que ce soit quand je définis certaines déviations ! Et que viennent faire ici les «méthodes administratives» lorsque je dis des thèses de 1'«opposition ouvrière» qu'elles sont erronées, qu'elles sont syndicalistes ? Pourquoi la camarade Kollontaï écrit-elle que je lance à la légère le mot «syndicalisme» ? Ceux qui tiennent ces propos devraient un peu les prouver. Je suis prêt à admettre que ma démonstration est fausse et que l'affirmation de la camarade Kollontaï est plus fondée, je suis prêt à le croire. Seulement, il me faut au moins une petite preuve, non pas des propos sur la volonté de terroriser ou d'administrer (en effet, de par mes fonctions, je suis malheureusement beaucoup appelé à administrer), mais une réponse précise réfutant l'accusation de déviation syndicaliste que j'ai adressée à l'«opposition ouvrière».
Cette accusation, je l'ai lancée devant tout le parti, en prenant mes responsabilités, elle figure dans une brochure à 250000 exemplaires. Tout le monde l'a lue. De toute évidence, tous les camarades se sont préparés à ce congrès et tous doivent savoir que la déviation syndicaliste est une déviation anarchiste et que l'«opposition ouvrière» qui se retranche derrière le dos du prolétariat, est un mouvement petit-bourgeois, anarchiste.
Que ce mouvement pénètre dans les larges masses, on le voit bien, et le congrès du parti l'a mis en évidence. Que ce mouvement soit en train de se propager, les brochures de la camarade Kollontaï et les thèses du camarade Chliapnikov le prouvent. Et ici on ne saurait se tirer d'affaire comme le fait constamment le camarade Chliapnikov, en invoquant son caractère authentiquement prolétarien.
Voici comment la camarade Kollontaï commence sa brochure. A la première page nous lisons : «L'opposition comprend la fraction avancée des prolétaires organisés dans un esprit de classe, les communistes.» Au Congrès des mineurs, un délégué de Sibérie a dit qu'on y soulevait les mêmes questions qu'à Moscou, et voici ce que la camarade Kollontaï en dit dans sa brochure :
«Nous ignorions totalement qu'il y ait à Moscou des divergences et des discussions sur le rôle des syndicats», a dit le délégué de la Sibérie au Congrès des mineurs, «mais nous étions préoccupés par les mêmes questions que celles qui se posent à vous.»
Et ensuite :
«Derrière l'opposition ouvrière, il y a les masses prolétariennes ou plus exactement : l'opposition ouvrière est la partie de notre prolétariat industriel soudée en classe, animée de la conscience de classe, de la fermeté de classe. »
Dieu soit loué, nous savons maintenant que les camarades Kollontaï et Chliapnikov sont « soudés en classe et animés de la conscience de classe ». Seulement, camarades, quand on parle et quand on écrit de la sorte, il faut tout de même avoir un peu le sens de la mesure ! A la page 25 de cette brochure, la camarade Kollontaï écrit, et c'est là un des points capitaux des thèses de l'«opposition ouvrière» :
«L'organisation de la gestion de l'économie nationale appartient au congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui élisent un organisme central dirigeant l'ensemble de l'économie nationale de la République. »
C'est la thèse de l'«opposition ouvrière» que j'ai toujours citée dans la discussion et dans la presse. Je dois dire qu'après l'avoir lue, je n'ai pas eu besoin de lire les autres, c'eût été perdre mon temps, car après cette thèse, il est évident que tout a été dit, qu'il s'agit d'un mouvement petit-bourgeois, anarchiste, et à présent, à la lumière des événements de Cronstadt, il est d'autant plus étrange d'entendre cette thèse.
J'ai signalé cet été au IIe Congrès de l'Internationale Communiste la portée de la résolution sur le rôle du parti communiste. Cette résolution unit les ouvriers communistes, les partis communistes du monde entier. Elle explique tout. Est-ce à dire nous séparons le parti de l'ensemble de la classe ouvrière qui exerce délibérément la dictature du prolétariat ? C'est l'avis de certains membres «de la gauche» et de nombreux syndicalistes. C'est actuellement une conception fort répandue en tous lieux. C'est un fruit de l'idéologie petite-bourgeoise. Ces thèses de l'«opposition ouvrière» rompent en visière à la résolution du IIe Congrès de l'Internationale Communiste sur le rôle du parti communiste et l'exercice de la dictature du prolétariat. C'est du syndicalisme, car il est évident, à la réflexion, que notre prolétariat est déclassé dans sa majeure partie, que les crises inouïes, la fermeture des fabriques ont fait que les gens ont fui à cause de la famine, les ouvriers ont tout simplement abandonné les fabriques, ont dû s'établir dans les campagnes et ont cessé d'être des ouvriers. Ne le savons-nous pas, ne voyons-nous pas que les crises sans précédent, la guerre civile, l'interruption des rapports normaux entre la ville et la campagne, l'arrêt des arrivages de blé ont amené l'échange de petits articles quelconques fabriqués par de grandes usines, des briquets, par exemple, contre du blé puisque les ouvriers ont faim et que le blé n'est pas livré ? Ne l'avons-nous pas constaté en Ukraine, ne l'avons-nous pas vu en Russie? Tout cela engendre, sur le plan économique, le déclassement du prolétariat, ce qui provoque inévitablement les tendances petites-bourgeoises anarchistes, les force à se manifester.
Après avoir subi tous ces maux, après avoir vu tout cela dans la pratique, nous savons combien il est terriblement difficile de les combattre. Après deux années et demie de pouvoir soviétique, nous avons déclaré à la face du monde dans l'Internationale Communiste que la dictature du prolétariat est impossible sans l'intermédiaire du Parti communiste. Les anarchistes et les syndicalistes nous ont, à ce moment-là, agonis d'injures, en disant : «Vous voyez ce qu'ils pensent : le parti communiste est indispensable pour exercer la dictature du prolétariat[15]. » Mais nous l'avions déclaré devant toute l'Internationale Communiste. Et après cela, des gens «animés de la conscience de classe et soudés en classe » viennent nous trouver pour nous dire que «l'organisation de la gestion de l'économie nationale appartient au congrès des producteurs de Russie » (cf. la brochure de la camarade Kollontaï). «Congrès des producteurs de Russie», qu'est-ce que cela signifie ? Allons-nous encore perdre notre temps avec des oppositions semblables dans le parti ? Il me semble qu'il est temps d'en finir avec ces discussions ! Tous ces propos sur la liberté de parole et la liberté de critique, qui émaillent toute la brochure et transparaissent dans tous les discours de l'«opposition ouvrière», constituent les neuf dixièmes de la substance de discours vides de substance ; autant de paroles de la même espèce. Car il faut, camarades, parler non seulement des mots, mais de leur contenu. Nous ne serons pas dupes de mots comme «liberté de critique». Lorsqu'on a dit que des symptômes de maladie se manifestaient dans le parti, nous avons déclaré que cette indication méritait une triple attention : sans aucun doute la maladie existe. Aidez-nous à la guérir. Dites-nous comment vous pouvez la traiter. Nous avons passé pas mal de temps à discuter et je dois dire que, maintenant, il vaut beaucoup mieux «discuter avec les fusils» qu'avec les thèses préconisées par l'opposition. Il ne faut plus d'opposition, camarades, ce n'est pas le moment ! Ou bien par ici, ou bien par là, avec un fusil et pas avec l'opposition. Cela découle de la situation objective, ne vous en prenez à personne. Camarades, nous n'avons pas besoin d'opposition à présent ! Et je crois que le congrès devra arriver à cette conclusion, il devra conclure que l'opposition à présent est finie et bien finie, nous en avons assez des oppositions! (Applaudissements.)
Ce groupe avait depuis longtemps la liberté de critique. Et aujourd'hui, au congrès du parti, nous demandons : quels sont les résultats, quel est le contenu de votre critique, qu'avez-vous appris au parti avec votre critique? Nous sommes prêts à faire participer au travail ceux d'entre vous qui sont près des masses, des masses réellement soudées en classe, ayant réellement une maturité de classe. Et si le camarade Ossinski y voit de la politicaillerie, il sera le seul, les autres y verront une aide utile aux membres du parti. Nous devons réellement aider ceux qui vivent vraiment au sein de la masse ouvrière, qui la connaissent de près, qui ont de l'expérience et peuvent fournir des indications au Comité central. Qu'ils se donnent le nom qui leur plaît, peu importe, à condition qu'ils nous aident, qu'ils ne jouent pas à l'opposition, ne défendent pas à tout prix les groupes et fractions, mais nous aident. Si, au contraire, ils persistent à jouer à l'opposition, le parti devra les exclure.
Et lorsqu'à la même page de sa brochure, la camarade Kollontaï écrit en caractères gras que nous éprouvons de la «méfiance à l'égard de la classe ouvrière », elle sous-entend par là qu'ils sont, eux, la véritable opposition «ouvrière». A la page 36 de cette brochure, cette idée est exprimée avec plus de netteté encore :
«L'opposition ouvrière» ne doit pas et ne peut pas faire de concessions. Cela ne signifie pas inciter à la scission...» ! Non, sa tâche est autre. Même en cas de défaite au congrès, elle restera à l'intérieur du parti et défendra pas à pas, fermement, son point de vue, en sauvant le parti et en redressant sa ligne. »
« Même en cas de défaite au congrès », ça au moins, c'est de la prévoyance ! (Rires.) Je m'en excuse, mais je me permettrai de déclarer, pour ma part, avec assurance que le congrès ne tolérera pas cela! (Applaudissements.) N'importe qui a le droit de redresser la ligne du parti. Toutes les possibilités vous ont été offertes.
Le congrès a posé une condition demandant qu'il n'y ait pas la moindre raison de nous accuser de vouloir exclure qui que ce soit. Nous saluons tout concours dans l'application de la démocratie. Mais on ne saurait l'appliquer au moyen des phrases quand le peuple est exténué. Tous ceux qui veulent aider doivent être les bienvenus ; quant à ceux qui disent qu'ils ne feront pas de concessions et sauveront le parti tout en y restant, nous ripostons : oui, mais à condition qu'on vous y laisse! (Applaudissements.)
En cette matière, nous n'avons pas le droit de tolérer la moindre équivoque. Nous avons incontestablement besoin d'aide pour lutter contre la bureaucratie, pour défendre la démocratie, pour resserrer nos liens avec les masses réellement ouvrières. Dans cet ordre d'idées, nous pouvons et nous devons faire des «concessions». Ils auront beau répéter qu'ils n'acceptent pas les concessions, nous, nous disons : nous les acceptons. Ce ne sont pas du tout des concessions, c'est une aide au parti ouvrier. Ainsi, tout ce qu'il y a de sain et de prolétarien dans 1'«opposition ouvrière» rejoindra le parti ; les auteurs des discours syndicalistes, les gens «animés de la conscience de classe », eux, resteront en dehors. (Applaudissements.) Cette voie a été suivie à Moscou. En novembre, la conférence de la province de Moscou s'est terminée dans deux locaux : les uns par ici, les autres par là. C'est la veille de la scission. La dernière conférence de Moscou a dit : « Nous prendrons dans l'opposition ouvrière ceux que nous voulons et non ceux qu'ils veulent », parce qu'il nous faut le concours de ceux qui sont liés aux masses ouvrières, qui nous apprendront pratiquement à combattre la bureaucratie. C'est une tâche difficile. Je crois que le congrès devra tenir compte de l'expérience de Moscou et procéder à l'examen, non seulement de ce point, mais de toutes les questions à l'ordre du jour. Finalement, à ceux qui disent qu'ils «n'acceptent pas les concessions », le congrès devra répliquer : «Le parti, lui, accepte des concessions», il faut que le travail soit concerté. Grâce à cette politique, nous séparerons les éléments sains des éléments malsains de l'«opposition ouvrière» et le parti s'en trouvera renforcé.
On a dit ici que la production doit être gérée par le «congrès des producteurs de Russie». J'ai du mal à trouver les mots pour qualifier cette ineptie, mais je me console à l'idée que tous les cadres du parti ici présents sont en même temps des cadres des institutions soviétiques qui accomplissent un travail révolutionnaire depuis un, deux ou trois ans. Il est superflu de critiquer cela devant eux. Si en entendant des discours semblables, ils arrêtent les débats, c'est parce qu'il est fastidieux, peu sérieux, de parler d'un «congrès des producteurs de Russie» appelé à gérer l'économie nationale. Cela pourrait peut-être être proposé dans un pays où, après la prise du pouvoir politique, le travail n'aurait pas été amorcé du tout. Mais ce n'est pas notre cas. Il est curieux de trouver à la page 33 de cette brochure le passage suivant :
«L'opposition ouvrière» n'est pas ignorante au point de ne pas tenir compte du grand rôle de la technique et des cadres techniques bien dressés »... « Elle ne songe pas à fonder ses propres organismes de gestion de l'économie nationale, élus au congrès des producteurs, puis à dissoudre les conseils de l'économie nationale, les comités généraux, les centres. Non, ses intentions sont différentes : elle se propose de se subordonner ces centres de gestion précieux sur le plan technique, de leur assigner des tâches théoriques, de les utiliser comme les fabricants et patrons d'usines utilisaient autrefois les spécialistes et techniciens. »
Donc, la camarade Kollontaï et le camarade Chliapnikov, et autres gens «soudés en classe» qui les suivent placent sous leur indispensable direction les Conseils de l'économie nationale, les comités généraux et les centres, tous les Rykov, Noguine et autres «quantités négligeables » auxquels ils assigneront des tâches théoriques ! Voyons, camarades, peut-on prendre tout cela au sérieux ? Si vous aviez des «tâches théoriques» quelconques, pourquoi ne les avoir pas indiquées ? Pourquoi avons-nous proclamé la liberté de discussion? Nous ne l'avons pas fait pour échanger simplement des paroles. Pendant la guerre, nous disions : «Ce n'est pas le moment de critiquer, Wrangel nous guette, si nous faisons une faute, nous la réparons en battant Wrangel. » La guerre finie, on commence à crier : « Donnez-nous la liberté de discussion.» Lorsque nous demandons : «Dites-nous quelles ont été nos erreurs?» On nous répond : « Il ne faut pas dissoudre les Conseils de l'économie nationale et les comités généraux, mais leur assigner des tâches théoriques.» Pourquoi le camarade Kissélev qui, au congrès des mineurs où il représentait l'«opposition ouvrière» «soudée en classe », a obtenu une minorité insignifiante, pourquoi, quand il était directeur du Comité général du Textile, ne nous a-t- il pas appris à combattre la bureaucratie ? Pourquoi le camarade Chliapnikov, lorsqu'il était Commissaire du Peuple, pourquoi la camarade Kollontaï lorsqu'elle était, elle aussi, Commissaire du Peuple, ne nous ont-ils pas appris à combattre la bureaucratie? Nous savons bien que nous sommes entachés de bureaucratie ; nous qui avons affaire de très près à cet appareil bureaucratique, nous en souffrons. Nous signons un papier, mais quel en sera le résultat? Comment le contrôler avec un appareil bureaucratique aussi énorme ? Vous savez comment le réduire, je vous en prie, chers camarades, faites-nous part de votre savoir ! Vous avez envie de discuter, mais à part des déclarations générales vous ne donnez rien du tout. Vous vous livrez, au lieu de cela, à de la démagogie pure. Vous dites : «Les spécialistes briment les ouvriers, les ouvriers mènent une vie de forçat dans la république du travail.» C'est de la démagogie pure !
Lisez tous cette brochure, camarades, je vous y engage très vivement ! Il n'est pas de meilleur document contre l'« opposition ouvrière» que la brochure L'Opposition ouvrière de la camarade Kollontaï. Vous verrez que l'on ne peut vraiment pas aborder la question de la sorte. Que la bureaucratie soit un problème névralgique, nous le reconnaissons tous, cela figure même dans notre programme. Il est très aisé de critiquer les comités généraux et les Conseils de l'économie nationale, mais lorsque vous le faites ainsi, les masses d'ouvriers sans-parti comprennent qu'il faut les dissoudre ! Les socialistes-révolutionnaires saisissent l'occasion au vol. Des camarades ukrainiens m'ont dit qu'au cours de leur conférence[16], les socialistes-révolutionnaires de gauche ont formulé des propositions absolument identiques. Or, quelles sont les résolutions de Cronstadt ? Vous ne les avez pas toutes lues? Nous vous les montrerons : elles disent la même chose. Si j'ai souligné le danger de Cronstadt, c'est qu'on n'y revendique, semble-t-il, qu'un tout petit décalage : «Que les bolcheviks partent », «nous amenderons légèrement le pouvoir», voilà ce qu'on veut à Cronstadt. Le résultat, c'est que Savinkov est arrivé à Revel, que les journaux parisiens ont parlé de l'événement deux semaines à l'avance et qu'un général blanc a fait son apparition. Voilà ce qui est arrivé. C'est ainsi que se sont déroulées toutes les révolutions. Voilà pourquoi nous disons : puisque nous en sommes là, nous devons resserrer nos rangs pour répondre, le fusil à la main, à cette chose, si innocente paraisse-t-elle comme je l'ai dit dans mon premier discours. A cela, l'«opposition ouvrière» ne répond rien, elle dit : « Nous ne dissoudrons pas les conseils de l'économie nationale, nous les «soumettrons à notre direction. » «Le congrès des producteurs de Russie» subordonnera à sa direction les 71 comités généraux du Conseil de l'économie nationale ! Je demande: est-ce qu'ils plaisantent? Peut-on prendre au sérieux ces gens-là? C'est bien l'élément petit-bourgeois, anarchiste, non seulement dans la masse ouvrière, mais au sein même de notre parti, ce que nous ne pouvons en aucun cas tolérer. Nous nous sommes permis un luxe, celui de les laisser exposer leur avis dans tous les détails, nous les avons écoutés plusieurs fois. Dans ma discussion au IIe Congrès des mineurs, avec les camarades Trotski et Kissélev, deux points de vue se manifestaient avec netteté. L'«opposition ouvrière» disait : « Lénine et Trotski vont s'unir ». Trotski a pris la parole pour déclarer : «Ceux qui ne comprennent pas qu'il faut s'unir sont contre le parti ; bien entendu, nous allons nous unir parce que nous sommes des membres du parti. » Je l'ai soutenu. Certes, des divergences nous séparaient, mais lorsqu'il se forme au Comité central des groupes plus ou moins égaux, c'est le parti qui juge et il juge de manière à nous unir conformément à sa volonté et à ses indications. C'est ce que nous avions l'intention de déclarer, le camarade Trotski et moi, au congrès des mineurs, alors qu'ici, l'«opposition ouvrière » dit: « Nous ne ferons pas de concessions, mais nous resterons au parti.» Eh bien, non, ça ne marchera pas ! (Applaudissements.) Je le répète, pour combattre la bureaucratie, l'aide de tous les ouvriers, quel que soit le nom qu'ils se donnent, pourvu qu'ils veuillent sincèrement nous aider, est archi-souhaitable. Dans cet ordre d'idées, nous accorderons des «concessions» (en mettant ce terme entre guillemets) malgré toutes les déclarations provocantes, nous y consentirons parce que nous savons à quel point le travail est dur. Nous ne pouvons dissoudre ni les comités généraux ni les Conseils de l'économie nationale. Lorsqu'on nous approche de manquer de confiance en la classe ouvrière, de ne pas laisser les ouvriers accéder aux organismes de direction, ce ne sont là que des mensonges. Nous cherchons et nous sommes heureux de prendre tout administrateur quelque peu compétent issu de la classe ouvrière ; nous le mettons à l'épreuve. Car si le parti ne fait pas confiance à la classe ouvrière, ne laisse pas les ouvriers accéder à de hautes fonctions, à bas ce parti; dites tout ce que vous avez sur le cœur ! J'ai indiqué que c'est un mensonge, que la pénurie de forces nous épuise, que nous accueillons, les bras ouverts, la moindre aide, de toute personne quelque peu compétente, et quand c'est un ouvrier, avec trois fois plus d'empressement. Mais nous n'en avons pas. C'est ce qui donne naissance à l'anarchie. Nous devons lutter contre la bureaucratie, il nous faut des centaines de milliers auxiliaires.
Le problème de la lutte contre la bureaucratie s'est posé dans notre programme comme un travail de longue haleine. Plus la paysannerie est morcelée plus la bureaucratie est inévitable au sommet.
Il est facile d'écrire : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans notre parti. » Vous comprenez vous-mêmes ce que signifie d'affaiblir l'appareil soviétique lorsque deux millions d'émigrés russes sont à l'étranger. Ils ont été chassés par la guerre civile. Ils nous ont fait le plaisir de siéger à présent à Berlin, Paris, Londres et dans toutes les capitales, excepté la nôtre. Ils soutiennent ce même élément qu'on appelle le petit producteur, l'élément petit-bourgeois.
Nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour extirper la bureaucratie en promouvant les ouvriers de la base, nous tiendrons compte de toute indication pratique dans ce sens. Même si l'on appliquait à cela le terme impropre de «concessions » dont on se sert ici, il est certain que 99% du congrès dira en dépit de cette brochure : « Nous ferons des «concessions » malgré tout et nous gagnerons au parti tous les éléments sains ! » Allez avec les ouvriers et apprenez-nous à combattre la bureaucratie si vous le savez mieux que nous, mais n'intervenez pas comme l'a fait Chliapnikov. C'est une chose que l'on ne saurait éluder. Je ne parle pas de la partie théorique de son discours, parce que Kollontaï a dit la même chose. Je parlerai des faits qu'il a cités. Il a affirmé qu'on laisse pourrir les pommes de terre, et a demandé pourquoi on ne traduit pas Tsiouroupa en justice. Et moi je demande: pourquoi ne traduit-on pas en justice Chliapnikov pour de pareilles interventions ? Parlons-nous sérieusement de discipline et d'unité dans un parti organisé, ou bien sommes-nous à une réunion du genre de Cronstadt ? Car c'est une phrase à la Cronstadt, d'esprit anarchiste, à laquelle on répond par le fusil. Nous sommes des membres organisés du parti, nous sommes venus ici pour corriger nos erreurs. Si d'après le camarade Chliapnikov, il faut traduire Tsiouroupa en justice, pourquoi Chliapnikov en tant que membre organisé du parti, n'a-t-il pas porté plainte à la Commission de contrôle ? Quand nous avons fondé la Commission de contrôle, nous avons dit : le C.C. est submergé par le travail administratif, élisons des hommes jouissant de la confiance des ouvriers qui ne seront pas aussi surchargés de travail administratif et qui, examineront les plaintes au nom du C.C. Cela permettait de développer la critique et de corriger les erreurs. Pourquoi donc, si Tsiouroupa a agi aussi irrégulièrement, ne pas en avoir référé à la Commission de contrôle? Or, Chliapnikov vient ici, au congrès, devant l'assemblée la plus responsable du parti et de la république lancer l'accusation qu'on a laissé pourrir les pommes de terre et demander pourquoi Tsiouroupa n'a pas été traduit en justice. Et moi je vous demande, n'y a-t-il jamais d'erreurs au département de la Guerre, de batailles perdues, de convois et de matériel abandonnés ? Il faudrait alors traduire en justice ces travailleurs militaires? Le camarade Chliapnikov lance ici des mots auxquels il ne croit pas lui-même, des mots qu'il ne peut justifier. Les pommes de terre pourrissent dans notre pays. Bien sûr, il y aura une foule d'erreurs, notre appareil n'est pas au point, nos transports non plus . Mais si, au lieu de corriger les erreurs, on lance à la légère de pareilles accusations et de plus, comme l'ont déjà fait observer ici plusieurs camarades, avec une joie mauvaise, si on demande pourquoi Tsiouroupa n'a pas été traduit en justice, alors qu'on nous traduise en justice nous, le Comité central. Nous considérons qu'une pareille intervention est de la démagogie. Il faut traduire en justice soit Tsiouroupa et nous, soit Chliapnikov, mais on ne peut pas travailler ainsi. Lorsque des camarades du parti parlent comme Chliapnikov l'a fait ici, et il en fait toujours autant dans les autres réunions, et même si la brochure de la camarade Kollontaï ne cite pas de noms, toute la brochure est dans le même esprit, nous disons : on ne peut travailler ainsi, car c'est de la démagogie sur laquelle se fondent les éléments anarchistes de Makhno et de Cronstadt. Nous sommes tous deux membres du parti, nous nous présentons tous deux ici devant l'instance suprême, et si Tsiouroupa s'est rendu coupable d'une action illégale et si nous, le Comité central, nous le couvrons, alors vous n'avez qu'à produire une accusation précise, mais ne jetez pas des paroles qui seront répétées demain, à Moscou, et de bouche à oreille, parviendront immédiatement à la bourgeoisie ; demain, toutes les commères des institutions soviétiques vont répéter vos paroles avec une joie mauvaise, les poings sur les hanches. Si Tsiouroupa est tel que le décrit Chliapnikov, si, comme il l'exige, il faut le traduire en justice, j'affirme qu'il faut réfléchir sérieusement à ces paroles ; des accusations pareilles ne se lancent pas à la légère. Ceux qui produisent de telles accusations sont éliminés du parti, ou bien on leur dira : nous t'envoyons aux pommes de terre, dans telle province ; on verra s'il y aura moins de pommes de terre pourries que dans celles que Tsiouroupa a administrées.
Discours sur les syndicats[modifier le wikicode]
14 mars
Camarades, aujourd'hui le camarade Trotski a polémiqué contre moi avec une politesse particulière, et il m'a reproché un excès de circonspection. Je dois le remercier de ce compliment et exprimer mon regret d'être dans l'impossibilité de le lui adresser en retour. Il me faudra au contraire parler de mon ami peu circonspect pour exposer mon point de vue sur une erreur qui m'a fait perdre beaucoup trop de temps, et qui nous oblige à poursuivre le débat sur les syndicats en laissant de côté les questions actuelles. Le camarade Trotski a exposé sa conclusion sur la discussion syndicale dans la Pravda du 29 janvier 1921. Dans son article «Les divergences existent, mais à quoi bon la confusion ?» il m'a reproché d'être responsable de cette confusion et d'avoir demandé qui a commencé. Cette accusation se retourne entièrement contre Trotski : c'est lui qui cherche à rejeter la faute sur autrui. Tout son papier était bâti sur l'idée que c'est lui qui a mis en avant le rôle des syndicats dans la production, et que c'est ce dont il faut parler. C'est faux : ce n'est pas cela qui a causé les divergences, ce n'est pas cela qui les a envenimées. Et, si fastidieux qu'il soit de le répéter après la discussion, de le répéter outre mesure (il est vrai que je n'y ai participé qu'un seul mois), il faut répéter que le point de départ n'a pas été celui-là, mais le mot d'ordre de «secouer» qui fut lancé les 2-6 novembre à la cinquième Conférence des syndicats de Russie. A ce moment-là déjà, il semblait à tous ceux pour qui la résolution de Roudzoutak n'était pas passée inaperçue (et parmi ceux-là il y avait des membres du Comité central, moi y compris) qu'on ne ferait pas surgir des divergences à propos du rôle des syndicats dans la production ; or les trois mois de discussion les ont fait surgir ; ces divergences existaient ; elles constituent une erreur politique. Au cours de la discussion des responsables au Théâtre Bolchoï, le camarade Trotski m'a reproché de vouloir faire avorter la discussion. Je prends ces mots comme un compliment : je me suis efforcé de faire avorter la discussion dans la forme qu'elle prenait, parce qu'à la veille d'un printemps difficile, une telle prise de position était néfaste. Seuls des aveugles pouvaient ne pas le voir.
Maintenant, le camarade Trotski se moque de moi parce que je demande qui a commencé, et il s'étonne que je lui reproche de ne pas être entré à la commission. Mais c'est que cela a une grande importance, camarade Trotski, une très grande importance : ne pas entrer à la commission syndicale, c'était violer la discipline du C.C. Et quand Trotski en parle, il en résulte non pas un débat, mais un ébranlement du parti, de la rancœur, et on en arrive à des excès : le camarade Trotski a utilisé le terme de «satanisme». Je me souviens d'une expression du camarade Goltsmann, que je ne citerai pas, parce que le mot de «satan» évoque quelque chose de terrible, tandis que Goltsmann évoque quelque chose de doux : c'est pourquoi il n'y a pas là de «satanisme», mais qu'il y ait des excès de part et d'autre et, chose beaucoup plus monstrueuse, qu'il y ait eu des excès de la part de certains camarades très doux, voilà ce qu'il ne faut pas oublier. Mais quand l'autorité du camarade Trotski vient encore s'y ajouter, quand il prend la parole en public le 25 décembre et déclare que le congrès doit opter entre deux tendances, cette phrase est impardonnable ! C'est une erreur politique avec laquelle nous sommes aux prises. Et quand ici on vient faire de l'esprit sur les conférences qui ont lieu dans deux locaux, c'est de la naïveté. Je voudrais bien voir le plaisantin qui dirait que les conférences de délégués au congrès sont interdites afin que leurs voix ne se scindent pas. Ce serait aller vraiment trop loin. Le camarade Trotski et Tsektran[17] ont commis une erreur politique en posant la question du «bouleversement », et en la posant d'une façon foncièrement erronée. C'est une erreur politique qui n'est toujours pas corrigée. A propos des transports, il existe une résolution[18].
Nous, nous parlons du mouvement syndical, de l'attitude de l'avant-garde de la classe ouvrière vis-à-vis du prolétariat. Si nous mutons certaines personnes haut placées, il n'y a là rien de déshonorant. Cela ne déshonore personne. Si vous avez commis une erreur, le congrès le reconnaîtra et rétablira les relations et la confiance entre l'avant-garde de la classe ouvrière et la masse ouvrière. Telle est la signification du « Programme des dix »[19]. S'il y a des choses à y remplacer, si Trotski le souligne et Riazanov le développe, ce sont des vétilles. Si l'on dit dans un discours qu'on n'y voit pas la plume de Lénine, sa participation sous une forme ou une autre, je réponds : si je devais participer, par la plume ou par téléphone à tout ce que j'ai à signer, il y a bien longtemps que j'aurais perdu la raison. Je dis que pour rétablir les relations et la confiance entre l'avant-garde de la classe ouvrière et la masse ouvrière, il fallait, si le Tsektran avait commis une erreur (l'erreur est chose humaine), il fallait la corriger. Mais, quand on se met à défendre cette erreur, cela devient l'origine d'un danger politique. Si l'on ne faisait pas le maximum dans le sens de la démocratie, en tenant compte de l'état d'esprit que Koutouzov exprime ici, nous en serions arrivés à la faillite politique. Tout d'abord, nous devons convaincre, et contraindre ensuite. Nous devons, coûte que coûte, convaincre d'abord, et contraindre ensuite. Nous n'avons pas su convaincre les larges masses, et nous avons perturbé les bonnes relations de l'avant-garde avec les masses.
Lorsque des gens comme Koutouzov consacrent une partie d'un discours sérieux à signaler les excès bureaucratiques de notre appareil, nous répondons : c'est juste, notre Etat est un Etat présentant une déformation bureaucratique. Nous appelons les ouvriers sans-parti à la combattre, eux aussi. Et ici, je dois dire que des camarades comme Koutouzov doivent être associés plus étroitement à ce travail et placés à des fonctions supérieures. Telle est la leçon qui découle de notre expérience.
En ce qui concerne la déviation syndicaliste, il suffit de dire deux mots à Chliapnikov ; il a prétendu qu'il serait possible en se référant à Engels défendre l'idée du «congrès des producteurs de Russie», qui figure noir sur blanc dans leur programme et qui a été confirmé par Kollontaï : c'est ridicule. Engels parle de la société communiste où il n'y aura plus de classes, mais seulement des producteurs[20]. Mais actuellement, y a-t-il des classes chez nous ? Oui. Y a-t-il actuellement chez nous une lutte des classes ? La plus acharnée ! Et venir parler d'un «congrès des producteurs de Russie» à un moment où se déroule la lutte des classes la plus acharnée, qu'est-ce donc, sinon une déviation syndicaliste qu'il faut condamner énergiquement, définitivement ? Dans ce méli-mélo de programmes, nous avons vu Boukharine lui-même trébucher sur un tiers des candidatures. Camardes, nous ne devons pas oublier ces errements dans l'histoire du parti.
Et maintenant, puisque l'«opposition ouvrière» a défendu la démocratie, puisqu'elle a formulé des exigences saines, nous ferons le maximum pour nous rapprocher d'elle, et le congrès, en tant que tel, doit opérer une certaine sélection. Vous affirmez que nous luttons peu contre la bureaucratie : venez nous aider, approchez, aidez-nous à lutter ; mais, proposer un «congrès des producteurs de Russie », est un point de vue qui n'a rien de marxiste, de communiste. Grâce aux efforts de Riazanov, l'«opposition ouvrière» interprète faussement le programme qui stipule : « Les syndicats doivent parvenir à concentrer effectivement entre leurs mains toute la direction de toute l'économie nationale, considérée comme un ensemble économique unique.» Chliapnikov pense, en exagérant comme toujours, que cela se produira, à notre avis, dans 25 siècles. Le programme dit : les syndicats « doivent parvenir », et quand un congrès aura dit qu'ils y sont parvenus, alors cet impératif sera exécuté.
Camarades, lorsque le congrès déclarera maintenant, face au prolétariat de toute la Russie, face au prolétariat mondial, qu'il considère les propositions formulées par l'«opposition ouvrière » comme une semi-déviation syndicaliste, je suis sûr que tous les éléments authentiquement prolétariens et sains de l'opposition nous suivront, qu'ils nous aideront à regagner la confiance des masses, ébranlée par une petite erreur du Tsektran, et que nous pourrons, grâce à nos efforts communes, consolider, resserrer nos rangs et nous engager, unanimes, dans la lutte difficile qui nous attend. Et, en y allant unis, fermes et résolus, nous remporterons la victoire. ( Applaudissements.)
Rapport sur la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions[modifier le wikicode]
15 mars
Camarades, la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions est avant tout et par-dessus tout une question politique, car le fond de cette question c'est l'attitude de la classe ouvrière à l'égard la paysannerie. La poser signifie que nous devons réexaminer, de façon nouvelle, je dirais, si vous voulez, de façon plus prudente et juste, et réviser dans une certaine mesure, les rapports entre ces deux classes principales, dont la lutte ou l'entente décidera de l'avenir de notre révolution. Il n'est pas besoin de m'étendre longuement sur les motifs de cette révision. Vous savez tous fort bien, sans doute, combien d'événements, surtout par suite de l'extrême misère provoquée par la guerre, la ruine, la démobilisation et la récolte désastreuse, combien de circonstances ont rendu la situation des paysans particulièrement dure, critique, en accentuant inévitablement leurs oscillations au détriment du prolétariat et en faveur de la bourgeoisie.
Je dirai deux mots sur la portée théorique de cette question ou sur la façon de l'envisager du point de vue théorique. Il est hors de doute qu'on ne peut réaliser la révolution socialiste dans un pays où l'immense majorité de la population est formée de petits producteurs agricoles qu'au moyen de toute une série de mesures de transition spéciales, parfaitement inutiles dans les pays capitalistes évolués où les ouvriers salariés industriels et agricoles sont en écrasante majorité. Dans ces pays, il s'est constitué au cours de dizaines d'années une classe de salariés agricoles. Seule cette classe peut apporter un appui social, économique et politique dans le passage direct au socialisme. C'est seulement dans les pays où cette classe est suffisamment développée que le passage direct du capitalisme au socialisme est possible sans mesures de transition spéciales à l'échelle de l'Etat. Nous avons souligné dans bien des ouvrages, dans toutes nos interventions, dans toute la presse, que la situation est différente en Russie ; les ouvriers d'industrie sont en minorité et les petits cultivateurs en écrasante majorité. Dans ce pays, la révolution socialiste ne peut vaincre définitivement qu'à deux conditions. Premièrement, si elle est soutenue en temps utile par une révolution socialiste dans un ou plusieurs pays avancés. Comme vous le savez, nous avons fait beaucoup plus qu'avant pour assurer cette condition, mais bien trop peu pour qu'elle devienne réalité.
L'autre condition, c'est l'entente entre le prolétariat exerçant sa dictature ou détenant le pouvoir d'Etat, et la majorité de la population paysanne. L'entente est une notion très large qui inclut un certain nombre de mesures et de gradations. Il faut dire ici que nous devons poser la question franchement dans notre propagande et notre agitation. Ceux qui entendent par politique des procédés mesquins qui frisent parfois la duperie doivent être résolument condamnés par nous. Il faut corriger leurs erreurs. On ne saurait duper des classes. Nous avons beaucoup fait depuis trois ans pour élever la conscience politique des masses. C'est dans la lutte acharnée qu'elles ont appris le plus. Il nous faut, conformément à notre doctrine, à notre expérience révolutionnaire acquise en des dizaines d'années, aux enseignements de notre révolution, poser les questions de front : les intérêts de ces deux classes sont différents, le petit cultivateur ne veut pas ce que veut l'ouvrier.
Nous savons que seule l'entente avec la paysannerie est capable de sauver la révolution socialiste en Russie, tant que la révolution n'a pas éclaté dans les autres pays. C'est ce qu'il faut dire nettement, à toutes les réunions et dans toute la presse. Nous savons que cette entente entre la classe ouvrière et la paysannerie est fragile - en atténuant notre expression : le mot « atténuant » ne doit pas figurer dans les procès-verbaux -, et à parler franchement, nettement pire que cela. Est tout cas, il ne faut pas chercher à dissimuler quoi que ce soit, mais dire carrément que la paysannerie est mécontente des rapports que nous avons établis avec elle, qu'elle n'en veut pas, et qu'elle ne veut plus continuer à vivre de la sorte. C'est incontestable. Cette volonté s'est nettement affirmée. C'est la volonté des larges masses laborieuses. Nous devons en tenir compte, et nous sommes des hommes politiques assez lucides pour dire ouvertement : révisons notre politique à l'égard de la paysannerie. On ne saurait prolonger la situation qui existait jusqu'ici.
Il faut dire aux paysans : « Si vous voulez reculer, si vous voulez restaurer intégralement la propriété privée et le commerce libre, cela signifie retomber sûrement et inéluctablement sous la coupe des grands propriétaires fonciers et des capitalistes. De nombreux exemples historiques, des exemples de révolutions en témoignent. Un tout petit raisonnement tiré de l'a b c du communisme, de l'a b c de l'économie politique suffit à confirmer que c'est inévitable. Essayons donc d'examiner la chose. Est-ce ou non l'intérêt de la paysannerie de se séparer du prolétariat pour rétrograder, et laisser le pays rétrograder vers le pouvoir des capitalistes et des grands propriétaires fonciers ? Réfléchissez, réfléchissons ensemble.»
Nous croyons, pour notre part, qu'à bien réfléchir tout en étant conscients du profond désaccord qui oppose les intérêts économiques du prolétariat à ceux du petit cultivateur, le résultat sera à notre avantage.
Si précaire que soit l'état de nos ressources, il faut, malgré tout, donner satisfaction à la paysannerie moyenne. Les paysans moyens sont beaucoup plus nombreux qu'auparavant, les contradictions se sont atténuées, la terre a été partagée et donnée en jouissance de façon beaucoup plus égalitaire, les koulaks ont été ébranlés et, dans une mesure notable, expropriés en Russie plus qu'en Ukraine, en Sibérie moins. Mais dans l'ensemble, les statistiques établissent incontestablement que la campagne a été nivelée, égalisée, c'est-à-dire que la division marquée en koulaks et paysans sans terre, s'est atténuée. Tout est devenu plus uniformisé, le gros de la paysannerie a atteint un niveau moyen.
Pouvons-nous donner satisfaction à la paysannerie moyenne telle qu'elle est, avec ses particularités et ses racines économiques? Si quelque communiste a imaginé de transformer en trois ans la base, les racines économiques de la petite agriculture, ce ne pouvait être, naturellement, qu'un rêveur. Et, avouons-le, ces rêveurs ont été assez nombreux parmi nous. Et il n'y a là rien de mal. Comment donc un tel pays aurait-il pu amorcer la révolution socialiste sans rêveurs ? Certes, la pratique a montré quel rôle immense peuvent jouer les diverses expériences et entreprises dans le domaine de l'exploitation collective. Mais elle a également montré que ces essais, en tant que tels, ont joué aussi un rôle négatif, lorsque des gens, pleins des meilleurs désirs et intentions, partaient à la campagne fonder des communes, des collectivités agricoles, sans savoir administrer, car ils manquaient d'expérience collective. L'expérience de ces exploitations collectives nous montre comment il ne faut pas administrer : les paysans des alentours se gaussent ou s'irritent.
Vous savez parfaitement qu'il y a eu beaucoup de cas de ce genre. Je le répète, il n'y a là rien d'étonnant, car transformer le petit cultivateur, transformer toute sa mentalité et ses habitudes est l'œuvre de générations entières. Seules la base matérielle, la technique, l'utilisation en masse de tracteurs et de machines dans l'agriculture, l'électrification sur une grande échelle peuvent résoudre ce problème, assainir en quelque sorte sa mentalité. Voilà ce qui aurait pu transformer de fond en comble, à une vitesse énorme, le petit agriculteur. Quand je dis qu'il faut des générations, cela ne signifie pas des siècles. Vous comprenez fort bien que pour avoir des tracteurs, des machines et pour électrifier un immense pays, il faut au moins, en tout état de cause, des dizaines d'années. Telle est la situation objective.
Nous devons nous efforcer de faire droit aux revendications des paysans qui ne sont pas satisfaits, qui sont mécontents, mécontents à juste titre et ne peuvent manquer de l'être. On doit leur dire : «Oui, cette situation ne peut plus durer.» Comment satisfaire le paysan et que veut dire satisfaire ? Où trouver la réponse quant à la façon de le contenter ? Bien entendu, dans les réclamations mêmes de la paysannerie. Nous les connaissons. Mais nous devons vérifier, revoir du point de vue de la science économique tout ce que nous savons des revendications économiques de l'agriculteur. En nous penchant sur cette question, nous nous dirons tout de suite : on peut, en somme, satisfaire le petit agriculteur de deux manières. Premièrement, il faut une certaine liberté d'échanges, une liberté pour le petit propriétaire ; deuxièmement, il faut nous procurer des marchandises et des denrées. Qu'est-ce que la liberté d'échanges, s'il n'y a rien à échanger ; la liberté du commerce, s'il n'y a rien à mettre sur le marché ! Cette liberté n'existerait que sur le papier, les classes ont besoin non de papiers, mais d'objets matériels. Il faut bien saisir ces deux conditions. Nous parlerons plus tard de la deuxième : comment nous procurer des marchandises, saurons-nous nous les procurer ? II faut d'abord examiner la première condition, la liberté des échanges.
Qu'est-ce donc que la liberté des échanges? C'est la liberté du commerce ; or la liberté du commerce, c'est le retour au capitalisme. La liberté des échanges et la liberté du commerce, c'est l'échange de marchandises entre des petits patrons. Nous tous qui avons étudié ne serait-ce que l'a b c du marxisme, nous savons que cet échange et cette liberté du commerce entraînent inéluctablement la division des producteurs de marchandises en possesseurs de capital et en possesseurs de main-d'œuvre, la division en capitalistes et en ouvriers salariés, c'est-à-dire la résurrection de l'esclavage salarié capitaliste qui ne tombe pas des nues, mais naît dans le monde entier de l'économie agricole marchande. Cela, nous le savons très bien en théorie, et tous ceux en Russie ont observé de près la vie et les conditions économiques du petit agriculteur, ne peuvent manquer de le constater.
Une question se pose : le parti communiste peut-il reconnaître la liberté du commerce et l'adopter? N'y a-t-il pas là des contradictions insolubles ? A cela il faut répondre que, bien entendu, solution pratique du problème est extrêmement difficile. Je prévois et je sais, grâce à mes entretiens avec les camarades, que l'avant-projet touchant la substitution d'un impôt aux réquisitions, document qui vous a été remis, suscite le plus de questions, légitimes et inévitables, portant sur l'échange toléré dans les limites du marché local. Ceci figure à la fin du paragraphe 8. Qu'est-ce à dire, quelles sont ces limites, comment le réaliser ? Qui pense obtenir la réponse du congrès sur ce point, se trompe. C'est notre législation qui répondra ; notre tâche est d'établir seulement la ligne de principe, de formuler le mot d'ordre. Notre parti est au pouvoir, et la décision que prendra le congrès sera obligatoire pour toute la république ; il nous faut ici résoudre ce problème dans son principe. Il nous faut le résoudre dans son principe, en informer la paysannerie, car nous sommes au seuil des semailles. Ensuite, il faut mettre en branle notre appareil, tous nos cadres théoriques, toute notre expérience pratique pour savoir comment agir. Peut-on le faire, théoriquement parlant, peut-on restaurer jusqu'à un certain point la liberté du commerce, la liberté du capitalisme pour les petits agriculteurs, sans saper les fondements du pouvoir politique du prolétariat ? Est-ce possible ? Oui, car c'est une question de mesure. Si nous étions à même d'avoir une quantité de marchandises même minime, si elles étaient détenues par l'Etat, par le prolétariat exerçant le pouvoir politique, et si nous pouvions lancer ces marchandises dans le circuit, nous ajouterions alors, en tant qu'Etat, le pouvoir économique au pouvoir politique. En lançant ces marchandises, nous vivifierions la petite agriculture qui, à l'heure actuelle, est dans un état de marasme terrible sous le fardeau des dures conditions de la guerre, de la ruine, et dans l'impossibilité qu'elle est de se développer. Le petit agriculteur, aussi longtemps qu'il reste petit, doit être stimulé, impulsé, incité, compte tenu de sa base économique, c'est-à-dire la petite exploitation privée. Là, on ne saurait se passer de la liberté des échanges locaux. Si ce commerce donne à l'Etat, en échange des produits industriels, un minimum de blé suffisant pour couvrir les besoins de la ville, des fabriques, de l'industrie, les échanges économiques seront rétablis de sorte que le pouvoir d'Etat reste aux mains du prolétariat et soit renforcé. La paysannerie veut qu'on lui montre dans la pratique que l'ouvrier qui détient fabriques, usines, industrie est capable d'organiser les échanges avec elle. D'autre part, un immense pays agricole doté de voies de communication défectueuses, aux étendues gigantesques, aux climats variés, aux conditions agricoles diverses, etc., suppose nécessairement une certaine liberté d'échanges des produits agricoles et industriels locaux, à l'échelle locale. Nous avons beaucoup péché sur ce point, en allant trop loin : nous nous sommes trop avancés dans la nationalisation du commerce et de l'industrie, dans le blocage des échanges locaux . Etait-ce une erreur ? C'est certain.
Sous ce rapport, beaucoup de nos actions tombaient à faux, tout simplement, et ce serait un crime majeur de ne pas voir, de ne pas comprendre que nous n'avons pas gardé la mesure et que nous n'avons pas su comment la garder. Toutefois nous avons cédé à une nécessité impérieuse : nous avons vécu jusqu'à présent aux prises avec une guerre si acharnée, si terriblement dure, que nous n'avions d'autre solution que d'agir aussi militairement dans le domaine économique. C'est par miracle que notre pays dévasté a soutenu cette guerre ; et ce miracle n'est pas tombé des nues, il est né des intérêts économiques de la classe ouvrière et de la paysannerie qui l'ont accompli en se soulevant en masse ; grâce à ce miracle, elles ont riposté aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes. Mais, en même temps, il est incontestable, - et on ne doit pas le dissimuler dans notre agitation et notre propagande, - que nous sommes allés plus loin qu'il ne le fallait du point de vue théorique et politique. Nous pouvons admettre dans une mesure notable les libres échanges locaux, sans détruire le pouvoir politique du prolétariat, mais au contraire en le consolidant. Comment s'y prendre, c'est un problème pratique. Ma tâche à moi est de vous montrer que c'est une chose concevable du point de vue théorique. Si le prolétariat au pouvoir dispose de certaines ressources, il peut fort bien les lancer dans le circuit et satisfaire ainsi dans une certaine mesure le paysan moyen, sur la base des échanges économiques locaux.
Quelques mots à présent sur le circuit économique local. Je dois au préalable parler des coopératives. Avec le marché économique local, les coopératives qui sont chez nous réduites à l'asphyxie sont évidemment nécessaires. Notre programme souligne que le meilleur appareil de répartition est celui des coopératives léguées par le capitalisme, et qu'il faut conserver cet appareil. C'est ce que dit le programme. L'avons-nous fait ? Très insuffisamment, sinon pas du tout, en partie par notre faute, en partie par nécessité militaire. En promouvant des éléments plus compétents, supérieurs, dans le domaine économique, les coopératives promouvaient du même coup les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires dans le domaine politique. C'est une loi chimique, on n'y peut rien ? (Rires.) Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires sont des individus qui, consciemment ou non, rétablissent le capitalisme et aident les Ioudénitch. C'est aussi une loi. Nous devons leur faire la guerre. Et à la guerre comme à la guerre : nous devions nous défendre, et nous-nous nommes défendus. Mais peut-on maintenir à tout prix les conditions actuelles ? Non. Ce serait sans aucun doute une faute de nous lier les mains. Je propose donc sur la question des coopératives une résolution très courte ; je vous en donne lecture:
« Considérant que la résolution du IXe Congrès du Parti communiste de Russie sur les coopératives est tout entière basée sur le principe des réquisitions qui vont être remplacées par l'impôt en nature, le Xe Congrès du P.C.R. décide :
De rapporter cette résolution.
Le congrès charge le Comité central de préparer et de faire adopter par la filière du parti et des Soviets, des règlements tendant à améliorer et à développer la structure et l'activité des coopératives conformément au programme du P.C.R. et à la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions.»
Vous me direz qu'elle manque de précision. Il faut justement qu'elle manque de précision jusqu'à un certain point. Pourquoi ? Parce que, pour être tout à fait précis, il faut savoir entièrement ce que nous ferons dans une année complète. Qui le sait ? Nul ne le sait ni ne peut le savoir.
Or, la résolution du IXe Congrès nous lie les mains; elle dit : «subordonner au Commissariat au Ravitaillement». Ce commissariat est une excellente institution, mais lui subordonner obligatoirement les coopératives et se lier les mains au moment où nous reconsidérons nos rapports avec les petits cultivateurs, c'est une erreur politique manifeste. Nous devons charger le Comité central nouvellement élu de mettre au point et d'instituer certaines dispositions et modifications, de vérifier notre marche en avant et en arrière, de déterminer dans quelle mesure cela est nécessaire, comment veiller sur les intérêts politiques, jusqu'à quel point il faut lâcher la bride pour faciliter les choses, comment contrôler les résultats de l'expérience. Nous sommes, théoriquement parlant, en face de toute une série de degrés intermédiaires, de mesures transitoires. Une chose est certaine : la résolution du IXe Congrès supposait que notre mouvement suivrait une ligne droite. Or, comme cela se produit sans cesse dans toute l'histoire des révolutions, le mouvement décrit des zigzags. Se lier les mains par une telle résolution serait une erreur politique. En l'annulant, nous disons qu'il faut s'inspirer du programme qui souligne la valeur de l'appareil coopératif.
En l'annulant, nous disons : adaptez-vous au remplacement des réquisitions par l'impôt. Mais quand? Pas avant la récolte, c'est-à-dire d'ici quelques mois. L'appliquerons-nous de la même façon dans les différentes régions? Absolument pas. Ce serait une énorme sottise d'instituer un système identique pour la Russie centrale, l'Ukraine, la Sibérie. Je propose d'exprimer l'idée fondamentale de la liberté des échanges locaux dans une résolution du congrès. Je pense qu'ensuite une lettre du Comité central dira sans faute un de ces jours, bien entendu, mieux que je ne le fais maintenant (nous trouverons de meilleurs écrivains, qui diront cela mieux) : ne brisez rien, ne vous pressez pas, ne faites pas le malin, tâchez de satisfaire au maximum le paysan moyen sans léser les intérêts du prolétariat. Essayez ceci, cela, étudiez la question de façon pratique, en vous fondant sur l'expérience, puis faites-nous-en part, parlez-nous de vos succès ; nous, nous désignerons une commission ou même plusieurs qui tiendront compte de vos expériences et je pense que nous consulterons spécialement dans ce but le camarade Préobrajenski, l'auteur du livre: Le papier-monnaie à l'époque de la dictature du prolétariat. C'est une question très importante, parce que la circulation monétaire est un excellent moyen pour savoir si les échanges dans le pays sont satisfaisants, et lorsqu'ils ne le sont pas, l'argent devient vil papier. Pour avancer ensuite sur la base de l'expérience, il faut vérifier dix fois les mesures adoptées.
On nous demandera : où prendre les marchandises ? La liberté du commerce nécessite des marchandises, et les paysans sont fort avisés, ils savent parfaitement se moquer du monde. Pouvons-nous aujourd'hui nous procurer des marchandises? Nous le pouvons, car notre situation économique s'est considérablement améliorée à l'échelle internationale. Nous luttons contre le capital international qui a dit en voyant notre république « Ce sont des brigands, des crocodiles» (ces termes m'ont été rapportés tels quels par une artiste peintre anglaise, qui les tenait d'un homme politique très influent[21]). Et puisque ce sont des crocodiles, on ne peut que les mépriser. C'était la voix du capital international. La voix de l'ennemi de classe qui de son point de vue avait raison. Il reste à vérifier dans la pratique si ces conclusions sont justes. Si vous, capital universel, force toute-puissante, vous nous traitez de «crocodiles», et que vous détenez tous les moyens techniques, essayez donc de nous abattre ! Mais quand il a essayé, c'est lui-même qui en a le plus souffert. Alors le capital, obligé de tenir compte de la réalité politique et économique, déclare : « Il faut commercer.» C'est là notre très grande victoire. Maintenant je vous dirai que nous avons deux offres d'emprunt de cent millions-or environ. De l'or, nous en avons, mais nous ne pouvons le vendre car c'est quelque chose qui ne se mange pas. Tous sont tellement ruinés ; dans tous les pays, la guerre a mis sens dessus dessous les échanges de devises entre les Etats capitalistes. En outre, pour entretenir des relations avec l'Europe, il faut avoir une flotte, et nous n'en avons point. La flotte est aux mains de l'ennemi. Nous n'avons aucun traité avec la France ; elle prétend que nous sommes ses débiteurs ; donc si elle aperçoit un navire elle dira : « C'est à moi. » Elle a une flotte de guerre ; nous, non. Dans cette situation, nous n'avons pu vendre notre or que dans des proportions minimes, insignifiantes, ridiculement insignifiantes. A présent, les banquiers capitalistes nous proposent de deux côtés un emprunt de cent millions. Naturellement, ce capital exigera des intérêts exorbitants. Mais jusqu'à présent, ils n'en avaient pas parlé du tout ; jusqu'à présent ils nous disaient : «Je vais te tuer et je prendrai gratis.» A l'heure actuelle, comme ils ne peuvent pas nous tuer, ils sont prêts à commercer. Maintenant, le traité de commerce avec l'Amérique et l'Angleterre est, pourrait-on dire, en bonne voie; de même pour les concessions. Hier, j'ai reçu une lettre de Mr Vanderlip qui est ici, et qui, outre nombreuses réclamations, nous communique plusieurs plans relatifs aux concessions et à l'emprunt; représentant du capital financier le plus affairiste, il est lié aux Etats occidentaux d'Amérique du Nord, plus hostiles au Japon. De sorte que la possibilité économique existe de nous procurer des marchandises. Comment nous y prendrons-nous? C'est une autre question, mais une certaine possibilité existe.
Je le répète, des relations économiques de ce genre qui, au sommet, ressemblent à une alliance avec le capitalisme étranger, permettront au pouvoir prolétarien de procéder à la base à des échanges libres avec les paysans. Je sais - j'en ai déjà parlé -, cela a fait l'objet de certaines railleries. Il existe à Moscou toute une couche d'intellectuels et de bureaucrates qui cherche à façonner l'«opinion publique». Et de se divertir : « Voyez un peu comment il se présente, ce communisme! On dirait un homme avec des béquilles, tout le visage couvert de pansements; il ne reste plus du communisme qu'une image énigmatique.» J'en ai suffisamment entendu, de ces plaisanteries, mais elles sont soit bureaucratiques, soit peu sérieuses ! La Russie est sortie de la guerre assez semblable à un homme à moitié mort sous les coups : on lui a tapé dessus pendant sept ans, encore heureux qu'il marche avec des béquilles! Voilà où nous en sommes! S'imaginer pouvoir nous en sortir sans béquilles, c'est ne rien comprendre ! Tant que la révolution n'a pas éclaté dans d'autres pays, il nous faudra des dizaines d'années pour nous en sortir ; nous sacrifierons sans regret des centaines de millions, voire des milliards de nos incalculables richesses, de nos abondantes sources de matières premières pour bénéficier de l'aide du gros capitalisme évolué. Tout cela, nous le récupérerons largement. Il est impossible de maintenir le pouvoir prolétarien dans un pays incroyablement ruiné, où les paysans sont en immense majorité et ruinés eux aussi, sans l'aide du capital qui nous arrachera, bien sûr, des intérêts exorbitants. Il faut le comprendre. Par conséquent : ou bien des relations économiques de cette espèce, ou rien du tout. Poser la question autrement, c'est absolument ne rien comprendre à l'économie pratique et se tirer d'affaire avec des astuces. Il faut reconnaître des faits comme le surmenage et l'épuisement des masses. Songez aux conséquences de sept années de guerre, quand quatre années de guerre se font encore sentir dans les pays avancés !
Dans notre pays arriéré, ces sept années de guerre ont totalement exténué les ouvriers, qui ont consenti des sacrifices sans nom, et les masses paysannes. C'est un état voisin d'une complète incapacité au travail. Une trêve économique s'impose. Nous comptions consacrer nos réserves d'or aux moyens de production. Le mieux est de fabriquer des machines, mais si nous les achetions nous pourrions organiser notre production. Cependant, il faut pour cela qu'il y ait des ouvriers, des paysans aptes au travail ; la plupart du temps, ils sont dans l'impossibilité de travailler ; ils sont épuisés, surmenés. Il faut les soutenir, il faut consacrer des réserves d'or à l'achat de biens de consommation, en dépit de notre ancien programme. Sur le plan théorique, notre ancien programme était juste, mais inapplicable sur le plan pratique. Je vous ferai part d'un renseignement que je tiens du camarade Lejava. Quelques centaines de milliers de pouds de denrées alimentaires diverses sont déjà achetées et expédiées d'urgence de Lituanie, de Finlande et de Lettonie. Nous avons appris aujourd'hui la signature à Londres d'un contrat pour la fourniture de 18500000 pouds de charbon dont nous avons décidé l'achat afin de ranimer l'industrie de Petrograd et le textile. Si nous recevons des marchandises pour les paysans, ce sera évidemment une dérogation à notre programme, une irrégularité, mais il faut donner au peuple un répit, parce qu'il est tellement épuisé qu'autrement il ne peut plus travailler.
Je dois encore parler de l'échange individuel. Quand nous parlons de la liberté du commerce, nous entendons l'échange individuel, c'est-à-dire que nous encourageons les koulaks. Comment faire? Il ne faut pas fermer les yeux sur le fait qu'avec la substitution de l'impôt aux réquisitions, le nombre des koulaks va augmenter plus qu'avant. Il va augmenter là où il ne le pouvait jusqu'ici. Mais ce n'est pas à coups de mesures prohibitives qu'il faut lutter contre cela, c'est par une organisation et des mesures gouvernementales. Si vous pouvez fournir des machines à la paysannerie vous la relèverez, et le jour où vous lui donnerez des machines ou l'électrification, des dizaines et des centaines de milliers de petits koulaks seront anéantis. En attendant, donnez au moins une certaine quantité de marchandises. Si vous détenez les marchandises, vous détenez le pouvoir ; enrayer, couper, rejeter cette possibilité, c'est supprimer toute possibilité d'échange, ne pas donner satisfaction aux paysans moyens : on ne pourra plus s'entendre avec eux. Les paysans moyens prédominent aujourd'hui en Russie, et il n'y a pas lieu de craindre que l'échange devienne individuel. Chacun pourra échanger quelque chose avec l'Etat. L'un ses excédents de blé, l'autre des légumes, le troisième son travail. En gros, la situation est la suivante : nous devons satisfaire les besoins économiques des paysans moyens et accorder la liberté d'échange, sinon, puisque la révolution mondiale tarde, il est impossible, économiquement impossible, de maintenir le pouvoir du prolétariat en Russie. Il faut s'en rendre bien compte, ne craindre nullement de le dire. Le projet d'arrêté visant à remplacer les réquisitions par l'impôt en nature (dont le texte vous a été remis), contient de nombreux points mal coordonnés, des contradictions ; aussi avons-nous écrit, à la fin: «Le congrès, approuvant pour l'essentiel (c'est un mot très éloquent qui en dit long) la proposition du Comité central sur la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions, charge le C.C. du parti de coordonner les différents points dans les plus brefs délais. Nous savons bien qu'ils n'ont pas été coordonnés, nous n'en avons pas eu le temps, nous ne l'avons pas fait en détail. Le Comité exécutif central et le Conseil des Commissaires du Peuple mettront au point les modalités de perception de l'impôt et le texte de la loi. La procédure prévue est la suivante: si vous adoptez le projet aujourd'hui, la décision pourra être prise dès la première session du Comité exécutif central, qui promulguera à son tour non pas une loi, mais une disposition modifiée ; ensuite le Conseil des Commissaires du Peuple et le Conseil du Travail et de la Défense lui donneront force de loi, et, ce qui est encore plus important, fourniront des instructions pratiques. Il est essentiel que la province comprenne l'importance de la mesure et nous vienne en aide.
Pourquoi fallait-il substituer l'impôt aux réquisitions ? Les réquisitions avaient pour objet de prélever tous les excédents et d'instituer un monopole d'État. Nous ne pouvions pas faire autrement, nous étions dans une misère extrême. En théorie, il n'est pas obligatoire d'admettre que le monopole d'Etat soit le meilleur du point de vue du socialisme. Dans un pays agricole doté d'une industrie qui fonctionne, et où l'on dispose d'une certaine quantité de marchandises, on peut instituer à titre de mesure transitoire le système de l'impôt et du libre échange.
Cet échange stimule, impulse, incite le paysan. Le cultivateur peut et doit travailler avec zèle dans son propre intérêt, car on ne lui prendra plus tous ses excédents mais seulement un impôt, qu'il faudra autant que possible fixer d'avance. L'essentiel, c'est que le petit cultivateur soit stimulé, impulsé, incité. Nous devons édifier notre économie d'Etat en tenant compte de la situation du paysan moyen que nous n'avons pas pu réformer en trois ans et que nous ne réformerons pas même en dix ans.
L'Etat soviétique avait à faire face à des obligations bien définies sur le plan du ravitaillement. Aussi, nos réquisitions avaient-elles été augmentées l'an dernier. L'impôt doit être inférieur. Les chiffres n'ont pas été exactement établis, et d'ailleurs il est impossible de le faire. La brochure de Popov : La production de blé dans la République des Soviets et les républiques fédérées cite des documents de notre Direction centrale des statistiques qui fournissent des chiffres exacts et montrent les raisons pour lesquelles notre production agricole a diminué.
Si la récolte est mauvaise, nous ne prélèverons pas d'excédents, car il n'y en aura pas. A moins qu'on ne les prenne dans la bouche du paysan. Si la récolte est satisfaisante, chacun se privera un peu, et l'Etat sera sauvé; ou, alors, si nous ne savons pas prendre quelque chose à des gens qui ne peuvent manger à satiété, l'Etat sera perdu. Tel est l'objectif de notre propagande parmi les paysans. Si la récolte est bonne, les excédents atteindront un demi-milliard de pouds. C'est assez pour couvrir les besoins de la consommation et constituer une certaine réserve. Le tout est de stimuler, d'inciter le paysan sur le plan économique. Il faut dire au petit exploitant: « Ton rôle est de produire, l'Etat ne perçoit que le minimum d'impôts.»
Mon temps de parole touche à sa fin, et je termine. Je le répète: nous ne pouvons pas tout de suite promulguer une loi. Notre résolution a le défaut d'être trop peu législative. Le congrès du parti n'a pas à rédiger des lois. C'est pourquoi nous vous proposons d'adopter la résolution du Comité central comme base et de le charger de la mettre au point. Nous ferons imprimer la résolution, et les cadres locaux tâcheront de la coordonner et de la corriger. Il est impossible de coordonner absolument tout, c'est un problème insoluble, la vie est trop disparate. Il est très difficile de rechercher des mesures de transition. Nous ne sommes pas parvenus à le faire vite, en allant droit au but ; nous ne perdrons pas courage, nous y arriverons quand même. Un paysan quelque peu conscient ne peut manquer de comprendre que nous sommes le gouvernement de la classe ouvrière et des travailleurs avec lesquels les paysans laborieux (ils sont les neuf dixièmes) peuvent s'accorder et que tout recul équivaudrait à un retour à l'ancien gouvernement tsariste. L'expérience de Cronstadt en est la preuve. Là-bas, on ne veut ni les gardes blancs ni notre pouvoir, et il n'y en a pas d'autre; et cette situation est la meilleure propagande en notre faveur et contre tout nouveau gouvernement.
Il nous est possible aujourd'hui de nous entendre avec les paysans ; nous devons procéder pratiquement, avec habileté, intelligence et souplesse. Nous connaissons l'appareil du Commissariat au Ravitaillement, nous savons que c'est un des meilleurs. En le comparant aux autres, nous voyons bien qu'il est le meilleur et qu'il faut le conserver ; mais il doit être subordonné à la politique. Cet excellent appareil n'aurait aucune utilité, si nous ne pouvions établir de bons rapports avec les paysans. Il serait alors au service de Dénikine et Koltchak et non de notre classe. Du moment que la politique exige un changement radical, de la souplesse, une habile transition, il faut que les dirigeants le comprennent. Un appareil solide doit être propre à toutes les manœuvres. Mais si la solidité devient raideur et gêne les tournants, la bataille est inévitable. Aussi, il faut faire tous nos efforts pour arriver absolument à nos fins, et subordonner totalement l'appareil à la politique. La politique est un rapport entre les classes, c'est elle qui décide du sort de la république. L'appareil est un moyen subsidiaire d'autant plus utile et apte aux manœuvres qu'il est plus solide. S'il est hors d'état de s'acquitter de cette mission, il n'est bon à rien.
Je vous invite à ne pas perdre de vue l'essentiel, c'est que la mise au point des détails et des interprétations prendra quelques mois. A présent, l'essentiel est que, dès ce soir, la radio annonce au monde entier que le congrès du parti gouvernemental remplace les réquisitions par un impôt, donnant ainsi au petit cultivateur de multiples stimulants pour étendre son exploitation et augmenter ses emblavures ; que le congrès, en s'engageant dans cette voie, améliore les relations entre le prolétariat et la paysannerie et exprime la certitude que par ce moyen leurs rapports seront établis sur une base solide. (Vifs applaudissements.)
Conclusion du rapport sur la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions[modifier le wikicode]
15 mars
Camarades, je puis me borner, je pense, à faire quelques remarques assez brèves. Pour commencer, la question des responsables du ravitaillement de Sibérie. Yaroslavski et Danichevski m'ont prié de faire la déclaration suivante. Drojine a été traduit en justice à seule fin de prouver qu'il n'était pas coupable. J'entends quelques réflexions sceptiques, mais en tout état de cause il faut dire que cette façon de faire est juste. Les calomnies et les ragots sont monnaie courante et c'est la bonne méthode de prouver qu'ils sont sans fondement. Et puis un bon nombre de responsables de ravitaillement de Tioumen ont été passés par les armes pour avoir ordonné le fouet, pour avoir torturé, s'être rendus coupables de viols et d'autres crimes. Aussi dans aucun cas ne saurait-on associer cela aux activités du ravitaillement : de tels actes doivent être envisagés comme des délits de droit commun qui réclament des châtiments plus sévères que d'ordinaire, vu les conditions dans lesquelles se fait le ravitaillement. Ce qui fait qu'en ce sens, les mesures prises étaient justes.
Maintenant je voudrais commencer par dire quelques mots sur les coopératives. Le rapport du camarade Tsiouroupa, comme il l'a déclaré lui-même et comme nous l'avons tous entendu ici, n'était pas un co-rapport dans ce sens que son auteur n'oppose pas une thèse de principe différente à celle du rapporteur. La décision du Comité central tendant à remplacer les réquisitions par un impôt en nature a été tellement unanime, - et surtout nous avons vu, bien avant l'ouverture du congrès, qu'indépendamment de cette décision, différents camarades des organisations locales, sur la base de leur expérience pratique, en étaient arrivés aux mêmes conclusions, - qu'on ne saurait mettre en doute l'utilité et la nécessité de cette mesure. Le rapport du camarade Tsiouroupa comportait des additifs et des mises en garde sur une série de points, mais ne proposait nullement d'adopter une autre politique.
La seule question où le camarade Tsiouroupa s'écarte de cette ligne générale a été celle des coopératives. Le camarade Tsiouroupa a critiqué la résolution que je proposais, mais il me semble que ses objections sont fort peu convaincantes. Je doute que nous soyons dès maintenant à même de déterminer de façon définitive la forme que revêtiront les échanges économiques libres dans les localités : coopératives ou bien résurrection du petit commerce. Cette question doit être examinée, c'est incontestable ; à cet égard, nous devrons étudier attentivement l'expérience locale ; tout le monde sera bien entendu d'accord à ce sujet. Je crois cependant que les coopératives conservent une certaine supériorité. Si, comme je l'ai dit, sur le plan politique, les coopératives constituent un lieu où sont organisés, concentrés, groupés des éléments politiques hostiles, qui font en somme la politique de Koltchak et de Dénikine, dès lors, les coopératives n'offrent bien sûr qu'un changement de forme, comparées aux petites exploitations, au petit commerce. On conçoit que toute progression des koulaks, tout développement des rapports petits-bourgeois donne naissance à des partis politiques qui se sont constitués en Russie durant des dizaines d'années et que nous connaissons fort bien. Le choix n'est pas de laisser ou non libre cours à ces partis ; ils sont inévitablement le fruit des rapports économiques petits-bourgeois; notre choix se limite, et encore dans une certaine mesure, aux formes de concentration, d'unification des actes de ces partis. On ne saurait démontrer que, sous cet angle, les coopératives soient la forme la plus mauvaise. Bien au contraire, elles offrent malgré tout aux communistes davantage de moyens d'exercer un contrôle et une influence systématiques.
La résolution du IXe Congrès sur les coopératives a été vigoureusement défendue ici par le camarade Tsiouroupa et combattue avec autant de vigueur par le camarade Milioutine.
Le camarade Tsiouroupa a dit, entre autres, que j'avais assisté à la lutte engagée autour des coopératives avant que la question ait été tranchée par le congrès. Je dois confirmer ce fait. En effet, une lutte s'est déroulée et la résolution du IXe Congrès y a mis fin en accordant une prépondérance plus forte ou, plus exactement, totale, au Commissariat au Ravitaillement. Mais ce serait sans conteste une erreur politique que de renoncer pour autant aujourd'hui à une plus grande latitude d'actions et de choix des mesures politiques vis-à-vis des coopératives. Bien entendu, en ma qualité de président du Conseil des Commissaires du Peuple, disons, il m'est bien plus désagréable d'en être réduit à assister au cours de dizaines de séances, à une lutte mesquine, voire même à des chamailleries, que de pouvoir disposer d'une résolution du congrès, obligatoire pour tous, qui mettrait fin à cette lutte. Pourtant, on doit prendre en considération non des facilités de cette nature, mais l'intérêt que présente une certaine politique économique. Vous l'avez tous vu ici, et la quantité énorme, toute la montagne de billets que j'ai reçus le prouve de façon plus manifeste encore : dans cette question concrète, une foule de difficultés de détail surgissent quand il s'agit de mettre en pratique ce changement de notre politique. C'est le fond de la question. Il est bien certain que nous ne saurons venir à bout de toutes ces difficultés d'un coup. Si nous laissons en vigueur la résolution du IXe Congrès sur les coopératives, nous nous lierons les mains. Nous nous mettrons dans une situation telle que, tenus de rendre des comptes au congrès et d'appliquer sa politique, nous ne pourrons nous écarter du texte littéral de cette résolution qui fait état constamment des réquisitions, alors que vous la remplacez par l'impôt.
Nous ignorons dans quelle mesure nous permettrons la liberté des échanges économiques.
Que nous devions l'accorder jusqu'à un certain point, c'est incontestable. Nous devons en évaluer et contrôler les conditions économiques. Voilà pourquoi, en rapportant la résolution du IXe Congrès, nous nous remplaçons, bien sûr, dans une situation où la question, qui était pour ainsi dire close dans une certaine mesure, est remise en cause. Mais c'est absolument inévitable. La passer sous silence, c'est gâter à la racine la politique économique projetée qui est, à coup sûr, plus acceptable pour les paysans.
Que la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions soit une politique économique plus acceptable pour les paysans, il n'est pas, de toute évidence, deux opinions sur ce point parmi les congressistes et, en général parmi les communistes. Les nombreuses déclarations faites par des paysans sans-parti l'attestent aussi. C'est un fait indéniable. Cette raison serait suffisante pour justifier ce changement. Voilà pourquoi je donne, à nouveau, lecture de la résolution sur les coopératives :
«Considérant que la résolution du IXe Congrès du Parti communiste de Russie sur les coopératives est tout entière basée sur le principe des réquisitions qui vont être remplacées par l'impôt en nature, le Xe Congrès du P.C.F. décide :
De rapporter cette résolution.
Le congrès charge le Comité central de préparer et de faire adopter par la filière du parti et des Soviets, des règlements, tendant à améliorer et à développer la structure et l'activité des coopératives conformément au programme du P.C.R. et à la substitution de l'impôt en nature aux réquisitions.»
Je proposerai au congrès, au nom du Comité central, d'adopter la première résolution, l'avant- projet touchant le remplacement des réquisitions par l'impôt en nature, d'y souscrire dans ses grandes lignes, de charger le Comité central de la mettre au point, de la rédiger et de la présenter au Comité exécutif central de Russie, ainsi que la deuxième résolution sur les coopératives.
Maintenant j'aborderai les remarques qui ont été faites ici. Je dois dire que les questions contenues dans les billets reçus sont si nombreuses, j'ai tant de billets, que non seulement je ne saurais énumérer tous les points soulevés, mais je me vois dans l'impossibilité absolue de les grouper suffisamment pour pouvoir à présent poursuivre notre entretien à leur sujet. Je suis obligé malheureusement d'y renoncer, mais je garde les billets qui seront des documents pour la suite de la discussion.
Peut-être pourra-t-on les utiliser de façon plus approfondie dans la presse, ou au moins les classer et les grouper de manière à en fournir un résumé détaillé et vraiment complet à tous les camarades économistes, administrateurs et dirigeants politiques qui auront pour tâche de préparer prochainement la loi instituant l'impôt en nature à la place des réquisitions. Pour l'instant, je ne puis que distinguer deux courants principaux, et dire quelques mots sur les deux objections ou observations essentielles, les deux types ou groupes essentiels de questions soulevées dans ces billets.
Le premier est d'ordre technique : une série d'indications multiples et détaillées sur les difficultés de la réalisation pratique de ces mesures, et sur le nombre important de questions non résolues qu'elle comporte. J'ai déjà spécifié dans mon premier rapport que des indications de ce genre étaient absolument inévitables, et qu'a l'heure actuelle il est impossible de prévoir par quels moyens nous arriverons à vaincre ces difficultés.
La deuxième indication générale a trait, cette fois-ci, aux principes de la politique économique. Ce dont beaucoup ou même la plupart des orateurs ont parlé dans leurs interventions, ce que signalent les billets, c'est le renforcement inévitable de la petite- bourgeoisie, de la bourgeoisie et du capitalisme. «Vous ouvrez ainsi toutes grandes, - disent quelques-uns des billets, - les portes au développement de la bourgeoisie, de la petite industrie et au développement des rapports capitalistes.» A ce sujet, je dois reprendre, camarades, dans une certaine mesure, ce que j'ai déjà dit dans mon premier rapport : il est absolument certain que le passage du capitalisme au socialisme est concevable sous des formes différentes selon qu'il s'agit d'un pays où prédomine le gros capitalisme ou la petite économie. A cet égard, je dois faire remarquer que l'on a critiqué certaines conclusions de mon discours, l'on a critiqué la corrélation du capitalisme d'Etat et du petit commerce libre, mais aucun des orateurs ni aucun des auteurs de billets (j'en ai cependant lu la majorité, il y en avait plusieurs dizaines) n'a critiqué les thèses exposées. Si nous avions un Etat où la grosse industrie prédominerait ou du moins serait très développée, ainsi que la grande production agricole, alors le passage direct au communisme serait possible. Sans cette condition, le passage au communisme est économiquement impossible. Le camarade Milioutine a dit ici même que nous avions un système cohérent et que notre législation était, selon ses propres termes, jusqu'à un certain point un système cohérent de ce passage, qui toutefois ne tenait pas compte de la nécessité d'accorder une série de concessions à la petite-bourgeoisie. En disant cela, le camarade Milioutine a abouti à une conclusion autre que la mienne. Le système cohérent qui s'est établi avait été imposé par des besoins, considérations et conditions militaires et non économiques. Dans l'état de délabrement incroyable où nous nous trouvions, quand nous devions, après une longue guerre, supporter plusieurs guerres civiles, nous n'avions pas d'autre issue. Sans doute, dans l'application d'une politique déterminée, des fautes ont été commises, il y a eu de nombreux excès, nous devons le déclarer bien nettement. Mais dans ses grandes lignes, vu l'état de guerre où nous étions, cette politique était juste. Nous n'avions aucune autre issue en dehors de l'application maximum du monopole immédiat allant jusqu'à la réquisition de tous les excédents et même sans la moindre compensation. Nous ne pouvions pas agir autrement. Ce n'était pas là un système économique cohérent. C'était une mesure provoquée non pas par des facteurs économiques, mais dictée dans une large mesure par les conditions militaires. Quant aux considérations d'ordre économique, la principale aujourd'hui est d'augmenter la quantité des produits. Nos principales forces productives, les paysans et les ouvriers, sont tellement appauvries, ruinées, surmenées et exténuées que nous devons provisoirement tout subordonner à cet impératif essentiel : augmenter à tout prix la quantité des produits.
On me demande : quel est le rapport entre l'institution de l'impôt en nature remplaçant les réquisitions et la campagne des semailles qui se poursuit actuellement ? Les camarades s'efforcent de mettre en évidence dans leurs billets toute une série de contradictions. Je pense qu'il y a là, dans les grandes lignes, concordance économique et non contradiction. La campagne des semailles comporte nombre de mesures destinées à utiliser au maximum toutes les possibilités économiques et à augmenter la surface des emblavures. Il faut pour cela procéder à une répartition nouvelle des graines, les conserver, les transporter. Mais même cette maigre réserve de semences que nous possédons, nous ne pouvons pas la transporter; nous sommes bien souvent obligés de recourir à de nombreuses mesures d'entraide pour augmenter les emblavures, pour en finir avec les ensemencements insuffisants, compte tenu de la pénurie incroyable d'outillage. On ne peut même pas y songer dans bon nombre de provinces. Lorsque le paysan sans-parti, qui, dans bien des cas, a déjà lui-même revendiqué le remplacement des réquisitions par un impôt en nature, ce qui le stimulerait à développer son exploitation sur cette base économique, lorsque ce paysan saura, avant la campagne des semailles, que le pouvoir d'Etat a décidé cette mesure et qu'elle sera réalisée, cela s'oppose-t-il à la politique générale de la campagne des semailles? Nullement, c'est une mesure comportant un élément d'encouragement. On dira, je le sais, que cet élément est fort minime. Là n'est pas la question. Si nous pouvions montrer immédiatement aux paysans des dizaines de bateaux en provenance d'Angleterre, chargés de marchandises à échanger contre leur prochaine récolte, ce serait évidemment beaucoup plus concret. Mais il serait ridicule de chercher ainsi à duper des gens qui ont une connaissance pratique de l'état de notre commerce. Que des bateaux chargés de charbon et d'une quantité peu considérable de vivres soient en route d'Angleterre, nous le savons, le camarade Krassine nous en a informés ; nous savons qu'en attendant la conclusion d'un traité commercial qui n'est pas encore signé, nous faisons un commerce semi-légal avec certains négociants à qui le gouvernement bourgeois ne peut, bien entendu, l'interdire. Il n'est pas aisé de percer une brèche dans le blocus économique qui nous encercle, et nous ne pouvons évidemment pas promettre quoi que ce soit de notable. En tout cas, nous faisons ce qui peut être fait, nous remanions dans ce but notre plan d'importation.
Pour le petit producteur, pour le petit cultivateur, l'impôt dont le montant sera inférieur aux réquisitions, qui sera calculé avec plus d'exactitude et qui lui permettra d'ensemencer davantage, lui donnera la certitude que les excédents serviront à améliorer son exploitation ; c'est la politique de soutien maximum au cultivateur laborieux ; elle a présidé également à la campagne des semailles. Toutes les objections se ramènent en fin de compte à cette question : qui y gagnera le plus, la petite bourgeoisie économiquement hostile au communisme, ou bien la grosse industrie qui est à la base du passage au socialisme et qui, du point de vue de l'état de forces productives, c'est-à-dire du critérium essentiel de toute l'évolution sociale, est la base de l'organisation économique socialiste puisqu'elle groupe les ouvriers industriels d'avant-garde, la classe qui exerce la dictature du prolétariat ?
Quelques-uns ont essayé de dire ici, ou de déduire du point de vue économique, que la petite-bourgeoisie, la production marchande artisanale sera gagnante à coup sûr ; ils se sont particulièrement efforcés de donner pour argument que la grosse industrie, à cause des concessions, ne sera pas socialiste. J'estime que ces raisonnements reposent sur une erreur économique fondamentale. Même s'il était prouvé avec la plus grande exactitude que la petite industrie y gagnerait, beaucoup plus proportionnellement, ou même dans l'absolu, cela ne réfuterait nullement, ni en théorie ni en pratique, le bien-fondé de nos initiatives. La conclusion est qu'il ne peut y avoir d'autre appui pour renforcer économiquement notre œuvre d'édification socialiste. Admettons pour l'instant, simplement à titre d'exemple, afin de mieux me faire entendre, que la petite industrie soit représentée par le chiffre 100 (que ce soit 100 millions d'unités de travail ou 100 unités d'une autre espèce, peu importe) et la grosse industrie par 200. Admettons que la petite industrie atteigne 175 sur la base du capitalisme, alors que la grosse industrie reste à 200. Supposons que la grosse industrie connaisse le marasme et que la petite prenne une extension énorme. Eh bien, je pense que même en envisageant le pire, cela serait incontestablement avantageux pour nous, parce que maintenant, comme l'a montré l'année en cours, comme l'a montré l'état de nos combustibles et de nos transports, ainsi que la répartition du ravitaillement, que le camarade Milioutine a mentionnée fort à propos, nous tenons à peine le coup.
On a dit ici et on l'a demandé dans les billets : « Comment ferez-vous pour maintenir l'Etat ouvrier si le capitalisme se développe à la campagne?» Ce phénomène qui nous menace, à savoir, le développement de la petite production et de la petite-bourgeoisie dans les campagnes, constitue le plus grand danger pour nous.
Passons aux concessions. Elles sont une alliance avec le capitalisme des pays évolués. Il faut bien comprendre la nature des concessions. C'est, sur le plan économique, une union, une alliance, un contrat avec le capital financier avancé des pays évolués, un contrat qui nous donnera une certaine augmentation de nos produits, en même temps qu'il augmentera ceux de l'autre signataire. Si nous accordons du minerai ou du bois au concessionnaire, il en prendra une immense part, et ne nous laissera qu'une faible part. Mais nous avons tellement besoin d'accroître la quantité des produits que même une faible part compte énormément pour nous. La légère amélioration du sort des ouvriers urbains, qui sera assurée par contrat au moyen des concessions, et qui, loin de susciter la moindre difficulté au capital étranger, constitue un avantage pour lui, renforcera notre grosse industrie. Grâce à l'action économique, cela servira à améliorer le sort du prolétariat, à améliorer la situation de la classe qui détient le pouvoir d'Etat.
Il n'y a pas lieu de craindre que la petite agriculture et la petite industrie atteignent une envergure susceptible de mettre en danger notre grande industrie. Pour que l'industrie progresse, il faut que certains indices se manifestent.
Si la récolte est mauvaise cette année (je vous ai déjà signalé la brochure de Popov), si cette année la récolte est aussi mauvaise et nos disponibilités aussi maigres que l'année dernière, il ne pourra être question d'atténuer la crise et de développer la petite industrie : le retour aux rapports capitalistes n'est possible que si l'on obtient les excédents dans l'industrie agricole. Ces excédents sont possibles, et c'est extrêmement important, car cela nous donnerait un avantage essentiel. La question de savoir qui y gagnera le plus, la petite ou la grosse production, dépend de la conjonction et de la combinaison de l'emploi de notre fonds et du progrès de notre marché, obtenu grâce à un accord avec le capitalisme, par le moyen des concessions, ce qui nous permettra d'accroître notre production agricole. Celui des deux qui utilisera au mieux ces moyens sera le gagnant. Je crois que si la classe ouvrière qui détient les branches clés de la grosse industrie, s'applique à développer les plus importantes, elle gagnera davantage que la petite industrie, bien que celle-ci s'accroisse davantage proportionnellement. Dans notre industrie textile, la situation semblait présenter, fin 1920, une amélioration incontestable, mais nous manquions de combustibles; si nous en avions eu en quantité suffisante, nous aurions pu fabriquer jusqu'à 800 millions d'archines d'étoffes, et nous aurions pu échanger contre les produits agricoles des tissus de notre fabrication.
Mais la crise des combustibles a provoqué une chute gigantesque de la production. Bien qu'à l'heure actuelle, les achats du charbon à l'étranger s'effectuent, et que dans une semaine ou deux nous recevrons des bateaux chargés de charbon, nous avons tout de même perdu plusieurs semaines et même plusieurs mois.
Toute amélioration dans la situation de la grosse industrie, la possibilité de mettre en service quelques grandes fabriques, consolide tellement la situation du prolétariat, qu'il n'y a pas lieu de craindre l'élément petit-bourgeois, même en progression. Ce qu'il faut craindre, ce n'est pas de voir que la petite-bourgeoisie et le petit capital s'accroissent. Ce qu'il faut craindre, c'est de voir trop durer l'extrême famine, la misère, la pénurie de vivres, qui entraînent d'ores et déjà l'affaiblissement total du prolétariat, qui le mettent dans l'impossibilité de s'opposer aux oscillations et au désespoir petit-bourgeois. Voilà qui est le plus terrible. Si nous augmentons la quantité des produits, nul développement de la petite- bourgeoisie ne présentera de graves inconvénients, puisqu'il impulse la grosse industrie ; nous devons encourager la petite production agricole. Nous devons faire tout notre possible en ce sens. L'impôt est une de ces mesures modestes, mais irrécusables, propres à l'encourager et que nous devons absolument adopter. (Applaudissements).
Rapport sur l'unité du parti et la déviation anarcho-syndicaliste[modifier le wikicode]
16 mars
Camarades, il me semble qu'il serait superflu de s'arrêter longuement à cette question, puisque notre congrès a déjà examiné sur tous les points les sujets à propos desquels il faut maintenant se prononcer officiellement, au nom du congrès du parti, donc au nom de tout le parti. En ce qui concerne la résolution «sur l'unité[22]», elle présente dans sa majeure partie une caractéristique de la situation politique. Vous avez évidemment tous lu le texte imprimé de cette résolution qui vous a été remis. Le point sept qui institue une mesure exceptionnelle ne sera pas publié : le droit d'exclure du Comité central, à la majorité des deux tiers de l'assemblée générale, des membres du Comité central, des suppléants et des membres de la Commission centrale de contrôle. Cette mesure a été discutée à maintes reprises dans les conférences particulières où se sont prononcés les représentants de tous les courants. Espérons, camarades, qu'il n'y aura pas lieu de l'appliquer, mais elle est indispensable dans la situation nouvelle qui est la nôtre, au moment où va s'opérer un tournant assez brusque, où nous voulons effacer les traces de division.
Je passe à la résolution sur les déviations syndicalistes et anarchistes. C'est la question qui a fait l'objet du point quatre de l'ordre du jour au congrès. Toute la résolution est axée sur la définition de notre attitude à l'égard de certains courants ou déviations de pensée. En disant «déviations» nous soulignons que nous n'y voyons encore rien de définitivement constitué, rien d'absolu et d'entièrement défini, mais seulement le début d'une orientation politique que le parti ne peut s'abstenir de juger. Au point trois de la résolution sur la déviation syndicaliste et anarchiste, que vous possédez probablement tous, il y a apparemment une coquille (comme le montrent les remarques, elle a été relevée). Il faut lire: «La thèse suivante (c'est-à-dire celle de l'«opposition ouvrière»), par exemple, est suffisamment éloquente :
« L'organisation de la gestion de l'économie nationale appartient au congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui élisent un organisme central dirigeant l'ensemble de l'économie nationale de la République[23].»
Nous en avons déjà parlé plus d'une fois, tant aux conférences particulières qu'aux séances plénières du congrès. Il me semble que nous avons déjà établi qu'on ne peut en aucun cas défendre ce point en se référant à ce qu'Engels dit de l'association des producteurs car il est absolument évident, et une note précise l'indique à cet endroit, qu'Engels évoque la société communiste où il n'y aura plus de classes. Pour nous tous, c'est indiscutable. Quand il n'y aura plus de classes dans la société, il ne restera plus que des producteurs-travailleurs, il n'y aura pas d'ouvriers et de paysans. Et nous savons parfaitement que dans toutes leurs œuvres, Marx et Engels distinguent de la façon la plus nette l'époque où les classes existent encore de celles où elles n'existeront plus. Les pensées, discours et hypothèses envisageant la disparition des classes avant le communisme ont été raillés sans merci par Marx et Engels qui disaient que seul le communisme marque la disparition des classes.
Notre situation est désormais la suivante : nous sommes les premiers à avoir posé dans la pratique la question de la disparition des classes, et nous sommes restés maintenant dans un pays paysan avec deux classes principales : la classe ouvrière et la paysannerie. Il existe à côté d'elles des groupes entiers de résidus et survivances du capitalisme.
Notre programme dit nettement que nous faisons les premiers pas, que nous aurons à franchir toute une série d'étapes transitoires. Mais les activités de nos Soviets et toute l'histoire de la révolution nous ont montré constamment et de la manière la plus évidente qu'on a tort de donner des définitions théoriques comme celles que présente, en l'occurrence, l'opposition. Nous savons parfaitement que les classes subsistent et subsisteront longtemps encore chez nous, que dans un pays à prédominance paysanne, elles existeront inévitablement de nombreuses années. Le délai minimum dans lequel on pourrait mettre sur pied une grande industrie capable de créer un fonds pour se soumettre l'agriculture, est évalué à dix ans. Ce délai est un minimum dans des conditions techniques exceptionnellement favorables. Or, nous savons que nos conditions sont exceptionnellement défavorables. Le plan d'édification de la Russie sur la base d'une grande industrie moderne nous l'avons, c'est le plan d'électrification mis au point par des savants. Le délai minimum y est évalué à dix ans, mais il suppose des conditions tant soit peu proches de conditions normales. Nous savons parfaitement qu'elles n'existent pas. Cela signifie que dix ans sont pour nous un délai très court ; il est superflu d'en parler. Nous voici au cœur du problème : une situation où demeurent des classes hostiles au prolétariat est possible ; aussi, ne pouvons-nous pas, actuellement, créer dans la pratique ce dont parle Engels. Il y aura la dictature du prolétariat. Ensuite, il y aura une société sans classes.
Marx et Engels ont combattu sans merci ceux qui oubliaient la distinction des classes, qui parlaient des producteurs, du peuple ou des travailleurs en général. Qui connaît tant soit peu les œuvres de Marx et d'Engels ne saurait oublier que partout ils raillent ceux qui parlent des producteurs, du peuple, des travailleurs en général. Il n'y a pas de travailleurs en général, ou de gens travaillant en général, mais il y a, soit un petit patron possédant des moyens de production, dont toute la mentalité et toutes les habitudes sont capitalistes, et ne peuvent être autres, soit l'ouvrier salarié, à la mentalité toute différente, l'ouvrier salarié de la grande industrie, en antagonisme, en contradiction, en lutte contre les capitalistes.
Si nous avons abordé cette question après trois ans de lutte, après avoir mis à l'épreuve le pouvoir politique du prolétariat, alors que nous connaissons les immenses difficultés qui existent dans les rapports entre classes, alors que ces classes subsistent et que des survivances du régime bourgeois s'observent tout au long de notre vie, dans les administrations soviétiques, c'est que, dans ces conditions, l'apparition d'un programme contenant les thèses dont je vous ai donné lecture constitue une déviation anarcho-syndicaliste manifeste et évidente. Ces paroles ne sont pas démesurées, elles sont mûrement réfléchies. La déviation n'est pas encore un courant achevé. Une déviation peut être corrigée. Certains se sont un peu égarés ou commencent à s'égarer, mais on peut encore les remettre sur la bonne voie. C'est ce qu'exprime, à mon avis, le mot russe de «déviation». Il souligne qu'il n'y a là rien encore de définitif, que l'erreur est aisée à rectifier, il exprime le désir de mettre en garde, de poser le problème dans toute son ampleur et sur le plan des principes. Si quelqu'un trouve un mot russe exprimant mieux cette idée, qu'il le propose ! J'espère que nous n'allons pas nous disputer sur des mots mais que nous examinerons cette thèse à fond, en tant qu'essentielle, pour éviter la multitude d'idées du même genre si abondantes dans le groupe de «l'opposition ouvrière». Nous laisserons à nos publicistes et aussi aux dirigeants de ce courant le soin d'en débattre car, à la fin de la résolution, nous disons expressément qu'on peut et qu'on doit accorder une place dans les publications et recueils spéciaux à un échange de vues plus circonstancié entre les membres du parti sur tous les problèmes indiqués. Nous n'avons guère envie d'ajourner cette question. Nous sommes un parti qui lutte au milieu de graves difficultés. Nous devons nous dire que pour que l'unité soit solide, il faut qu'une déviation déterminée soit condamnée. Puisqu'elle est ébauchée, il faut la mettre en évidence et en discuter. Mais s'il faut une discussion circonstanciée nous l'accueillions à bras ouverts, nous trouverons des gens qui citeront tous les textes voulus ; s'il le faut, et si c'est opportun, nous poserons aussi ce problème à l'échelle internationale, car vous en avez entendu parler à l'instant, dans le rapport du représentant de l'Internationale Communiste, et vous connaissez tous l'existence d'une certaine déviation gauchiste dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire international. La déviation qui nous occupe actuellement est la même que la déviation anarchiste du Parti ouvrier communiste allemand, contre lequel la lutte s'est manifestée nettement au précédent congrès de l'Internationale communiste[24]. Les termes employés pour la qualifier ont souvent été plus violents que celui de «déviation». Vous savez que c'est là une question internationale. C'est pourquoi il ne serait pas juste de clore le débat en disant : ne discutez plus et c'est tout. Mais la discussion théorique est une chose, et la ligne politique du parti, la lutte politique, en est une autre. Nous ne sommes pas un club de discussion. Nous pouvons, certes, éditer des recueils, des publications spéciales, et nous le ferons, mais nous devons avant tout lutter dans des conditions extrêmement difficiles, c'est pourquoi nous devons former un tout uni. Si dans ces conditions des propositions comme celle d'organiser un «Congrès des producteurs de Russie » interviennent au cours d'une discussion politique, de la lutte politique, nous ne pourrons alors agir à l'unisson, en rangs serrés ; ce n'est pas là la politique que nous nous sommes fixée pour plusieurs années. C'est une politique qui compromettrait le travail concerté du parti ; non seulement elle est erronée du point de vue théorique, mais elle l'est également du fait qu'elle donne une définition inexacte des rapports entre les classes, principe fondamental et majeur sans lequel il n'est pas de marxisme, et à propos duquel le IIe Congrès de l'Internationale Communiste a adopté une résolution. A l'heure actuelle, l'élément sans-parti cède aux hésitations petites-bourgeoises inévitables dans l'état économique actuel de la Russie. Nous ne devons pas oublier que le danger intérieur est, à certains égards, plus grand que celui de Dénikine et de Ioudénitch et que nous devons faire preuve d'une cohésion non seulement formelle, mais beaucoup plus profonde. Pour assurer cette cohésion, nous ne pouvons nous passer d'une résolution de ce genre.
Ensuite, je considère comme très important le paragraphe quatre de cette résolution, qui fournit l'interprétation de notre programme, l'interprétation authentique, celle qui émane de l'auteur. L'auteur, c'est le congrès, et c'est pourquoi le congrès doit donner une interprétation pour mettre fin aux flottements et parfois même au jeu auquel on se livre avec notre programme qui aurait, parait-il, sur les syndicats la position que certains auraient aimé y voir. Vous avez entendu le camarade Riazanov critiquer le programme du haut de cette tribune ; félicitons l'auteur de cette critique de ses recherches théoriques! Vous avez entendu celle du camarade Chliapnikov. On ne peut passer cela sous silence. Il me semble qu'ici, dans cette résolution, nous avons ce qu'il nous faut actuellement. Au nom du congrès qui ratifie le programme et qui est l'organisme suprême du parti, il faut dire : voilà comment nous comprenons ce programme. Je répète que cela ne coupe pas court aux débats théoriques. On peut proposer des modifications au programme, ce n'est nullement interdit. Nous ne considérons pas ce document excellent au point de n'y rien pouvoir changer, mais à l'heure actuelle nous n'avons pas de propositions formelles, nous n'avons pas consacré du temps à l'examen de cette question. La lecture attentive de ce programme nous signale le passage suivant: «Les syndicats doivent parvenir à concentrer effectivement, etc.»; soulignons-le: « doivent parvenir à concentrer effectivement». Et plus haut, nous lisons que «conformément à la loi, les syndicats sont membres de tous les organismes locaux et centraux de gestion de la production». Nous savons que la production capitaliste, avec le concours de tous les pays avancés du monde, a mis des dizaines d'années à s'édifier. Serions-nous déjà retombés en enfance pour croire que, à un moment d'extrême misère et d'immense appauvrissement, dans un pays où les ouvriers sont en minorité, dans un pays dont l'avant-garde prolétarienne est exténuée, exsangue, et où les paysans constituent la masse, nous puissions si rapidement achever ce processus ? Nous n'avons même pas encore posé les fondements, nous avons à peine commencé à envisager, sur la base de notre expérience, comment gérer la production avec la participation des syndicats. Nous savons que l'obstacle principal, c'est la misère. Il n'est pas exact que nous n'attirons pas les masses ; au contraire, tout don quelque peu apparent, toute aptitude aussi minime soit-elle, rencontrée dans la masse ouvrière, bénéficient du soutien le plus sincère. Il faut seulement que la situation s'améliore un tout petit peu. Nous avons besoin d'un an ou deux au moins de répit, à l'abri de la faim. Du point de vue de l'histoire, c'est insignifiant, mais dans nos conditions, c'est long. Une année ou deux de répit à l'abri de la faim, une année ou deux d'approvisionnement normal en combustible pour que les fabriques fonctionnent, et la classe ouvrière nous soutiendra cent fois plus ; un nombre nettement supérieur de travailleurs doués en sortiront. Nul n'en doute, nul n'en peut douter. Actuellement, si nous n'obtenons pas ce soutien, ce n'est pas parce que nous ne le voulons pas. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour l'obtenir. Nul ne pourra dire que le gouvernement, les syndicats, le Comité central du parti ont laissé échapper la moindre possibilité ; mais nous savons que la misère est atroce, que partout la famine et l'indigence règnent, et que bien souvent la passivité naît sur ce terrain. Ne craignons pas d'appeler par leur nom le mal et le malheur. Voilà ce qui freine la montée de l'énergie des masses. Dans une telle situation, quand les statistiques nous apprennent que 60% d'ouvriers siègent dans les directions, il est absolument impossible d'essayer d'interpréter ces termes du programme : «les syndicats doivent parvenir à concentrer effectivement », etc., comme l'a fait Chliapnikov.
L'interprétation authentique du programme nous permettra d'allier la cohésion tactique et l'unité indispensables à l'indispensable liberté de discussion, comme le souligne la fin de la résolution. A quoi se ramène la résolution? Lisons le point six :
«Etant donné ce qui précède, le congrès du P.C.R. rejette résolument ces idées qui traduisent une déviation syndicaliste et anarchiste et juge indispensable 1° d'engager contre elles une lutte inlassable et méthodique ; 2° de reconnaître que la propagande de ces idées est incompatible avec l'appartenance au P.C.R.
Tout en chargeant le Comité central du parti d'appliquer de la façon la plus rigoureuse ces décisions, le congrès signale en même temps qu'on peut et on doit réserver une place dans les publications, recueils spéciaux, etc., à l'échange de vues le plus large entre les membres du parti, sur toutes les questions indiquées.»
Ne voyez-vous donc pas, vous les agitateurs et propagandistes, sous une forme ou sous une autre, ne voyez-vous pas la différence entre la propagande d'idées au sein d'un parti menant une lutte politique, et l'échange d'opinions dans des publications et des recueils spéciaux ? je suis sûr que toute personne désireuse d'approfondir cette résolution voit cette différence. Et nous espérons qu'au Comité central, où nous admettons des partisans de cette déviation, ces derniers auront à l'égard de la décision du congrès l'attitude qui convient à tout militant conscient et discipliné ; nous espérons qu'avec leur aide nous déterminerons au Comité central cette limite sans créer une situation particulière ; nous tirerons au clair ce qui se passe au sein du parti : propagande d'idées à l'intérieur d'un parti menant une lutte politique, ou bien échange d'opinions dans des publications et recueils spéciaux. Si quelqu'un se plaît à étudier méticuleusement les citations d'Engels, qu'il le fasse à sa guise ! Il y a des théoriciens qui donneront toujours au parti un conseil utile. C'est nécessaire. Nous éditerons deux ou trois grands recueils : c'est utile et absolument nécessaire. Mais cela ressemble-t-il à une propagande d'idées, à une lutte de programmes, peut-on confondre ces choses? Tous ceux qui veulent examiner de près notre situation politique ne confondront pas ces deux choses.
Ne freinons pas notre travail politique, surtout à un moment difficile, mais n'abandonnons pas les études scientifiques. Si le camarade Chliapnikov, pour ne citer que lui, veut compléter le premier volume qu'il a récemment consacré à son expérience révolutionnaire du temps de la clandestinité, en utilisant ses loisirs de prochains mois à en rédiger un second où il analysera la notion de «producteur», qu'il agisse à sa guise ! Quant à la présente résolution, elle nous servira de jalon. Nous avons ouvert la discussion la plus large, la plus libre. Le programme de l'«opposition ouvrière» a été publié dans l'organe central du parti à 250000 exemplaires. Nous l'avons soupesé sous tous ses aspects, de toutes les manières, nous avons voté sur la base de ce programme, nous avons enfin réuni le congrès qui fait le bilan de la discussion politique et dit : la déviation s'est affirmée, nous ne jouerons pas à cache-cache, disons-le franchement, une déviation est une déviation, il faut la corriger ; corrigeons-la et que la discussion soit une discussion théorique.
Voilà pourquoi je renouvelle et soutiens la proposition visant à adopter ces deux résolutions, à renforcer l'unité du parti et à donner une définition juste de l'objectif que doivent se poser les réunions du parti, et de ce à quoi les marxistes, les communistes, ceux qui veulent aider le parti, sont libres de consacrer leurs heures de loisirs. (Applaudissements.)
Remarques sur l'amendement de Riazanov à la résolution sur l'unité du parti[modifier le wikicode]
16 mars
Je pense que malheureusement le souhait du camarade Riazanov est irréalisable. Nous ne pouvons pas priver le parti et les membres du C.C. du droit d'en appeler au parti si une question fondamentale suscite des divergences. Je ne vois pas comment nous le pourrions ! Le présent congrès ne peut pas poser de conditions pour les élections au prochain congrès : et s'il se posait une question comme, par exemple, la conclusion de la paix de Brest-Litovsk? Certifiez-vous que de telles questions ne peuvent pas se poser ? On ne saurait le certifier. Il se peut qu'il faille alors voter d'après des programmes. (Riazanov : « Sur une seule question ?») Naturellement. Mais votre résolution affirme : pas d'élections d'après des programmes. Je pense que nous ne sommes pas en état de l'interdire. Si notre résolution sur l'unité et aussi, bien sûr, le cours de la révolution, nous unissent, les élections d'après des programmes ne se reproduiront pas. La leçon que nous avons reçue à ce congrès ne sera pas oubliée. Mais si les circonstances suscitent des divergences fondamentales, peut-on interdire qu'elles soient portées au jugement de tout le parti ? Non! C'est un souhait excessif, irréalisable, et que je propose de rejeter[25].
Discours de clôture[modifier le wikicode]
16 mars
Camarades, nous venons d'achever les travaux de notre congrès qui s'est réuni à un moment extrêmement important pour les destinées de notre révolution. La poursuite de la guerre civile, après tant d'années de guerre impérialiste, a tellement meurtri, désemparé le pays, qu'une fois la guerre civile terminée, son renouveau s'effectue dans des conditions incroyablement difficiles. Voilà pourquoi nous ne pouvons être surpris de voir des éléments de décomposition ou de désagrégation, les éléments petits-bourgeois et anarchistes, relever la tête. Car l'une des causes essentielles de ce phénomène, ce sont la misère et la détresse, aggravées à un point extrême, inouï, jamais vu, qui accablent aujourd'hui des dizaines et des centaines de milliers d'hommes et peut-être davantage, qui ne voient pas d'issue à leur dure situation. Mais, camarades, nous savons que le pays a traversé des moments beaucoup plus difficiles. Sans nullement fermer les yeux sur le danger, sans tomber le moins du monde dans un quelconque optimisme, tout en nous disant franchement à nous-mêmes et à nos camarades que le danger est grand, nous comptons en même temps, de façon ferme et assurée, sur la cohésion de l'avant-garde prolétarienne. Nous savons qu'il n'existe pas en dehors du prolétariat conscient d'autre force susceptible de grouper des millions de petits cultivateurs disséminés, qui, partout, sont lourdement accablés, qu'il n'existe pas d'autre force capable de les grouper économiquement et politiquement contre les exploiteurs. Nous avons la certitude que cette force est sortie suffisamment aguerrie de l'expérience de la lutte, de la rude expérience de la révolution, pour faire face aux dures épreuves ainsi qu'aux difficultés nouvelles.
Camarades, outre les résolutions adoptées dans cet esprit, celle arrêtée par le congrès et qui définit notre attitude à l'égard de la paysannerie, revêt une importance exceptionnelle. Nous envisageons ici de la manière la plus lucide les rapports de classe, et nous ne craignons pas de reconnaître ouvertement que nous sommes en présence d'une tâche extrêmement ardue, qui consiste à établir convenablement les relations entre le prolétariat et la paysannerie prédominante, à un moment où nous ne pouvons pas entretenir de rapports normaux. Les rapports seraient normaux si le prolétariat détenait la grosse industrie avec sa production, et non seulement donnait satisfaction entière aux paysans, mais aussi pouvait, en leur fournissant des moyens d'existence, améliorer leur situation au point de rendre évidente et palpable la différence en comparaison de régime capitaliste. Seuls des rapports de cette nature seraient normaux. C'est cela, et cela seulement, qui constituera la base de la société socialiste normale. A l'heure actuelle, nous ne pouvons le faire, accablés que nous sommes par la ruine, le besoin, la misère et la détresse. Cependant, pour venir plus aisément à bout de cet héritage maudit, malgré les rapports qui se sont établis au cours d'une guerre atroce, nous réagissons d'une manière déterminée. Nous ne dissimulerons pas que les paysans ont des raisons fort profondes d'être mécontents. Nous pousserons plus loin nos explications, et nous dirons que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour abolir cet état de choses, pour tenir mieux compte des conditions d'existence du petit exploitant.
Nous devons faire tout ce qu'il faut pour améliorer l'existence de ce petit exploitant, pour donner davantage au petit cultivateur, pour lui assurer les conditions propres à renforcer son exploitation. Que cette mesure développe des tendances hostiles au communisme, ce qui se produira à coup sûr, nous ne le craignons pas.
C'est, camarades, dans cet esprit d'évaluation lucide de ces rapports, prêts à réviser notre politique, que nous devons même la modifier, car nous avons, pour la première fois dans l'histoire, entrepris de jeter, en l'espace de quelques années, les bases d'une société socialiste, les bases d'un Etat prolétarien. Je pense que dans ce sens les résultats de notre congrès seront d'autant plus féconds que, sur ce problème essentiel, nous avons su réaliser l'unité absolue dès le début. Il y avait deux problèmes majeurs à résoudre d'un commun accord, il n'y a pas eu chez nous de divergences à propos des rapports entre l'avant-garde du prolétariat et sa masse, ni touchant les rapports entre le prolétariat et la paysannerie. Sur ce plan, notre unité a été plus grande que jamais, bien que notre décision soit intervenue dans des conditions politiques extrêmement dures.
Permettez-moi maintenant de passer à deux points que je vous prie de ne pas consigner. Le premier, c'est la question des concessions de Bakou et de Grozny. Elle n'a été qu'effleurée incidemment à ce congrès. Je n'ai pas pu assister à cette séance, mais on m'a dit qu'un certain nombre des camarades avaient gardé un sentiment de mécontentement ou de méfiance. Je pense qu'il ne doit pas subsister de raisons à cela. Le C.C. a étudié à fond la question des concessions de Grozny et de Bakou. Plusieurs commissions spéciales ont été créées, on a exigé des rapports spéciaux des services intéressés. Il y a eu des désaccords, il y a eu plusieurs votes, mais après le dernier, aucun groupe de membres ni aucun membre du C.C. n'a désiré user du droit incontesté de faire appel au congrès. Je pense que le nouveau C.C. a entièrement le droit, formel et pratique, de résoudre cet important problème en se référant à la décision du congrès. Sans les concessions, nous ne pouvons pas compter sur l'aide technique de l'équipement capitaliste moderne. Sans lui, il nous est impossible de mettre sur pied convenablement notre grosse production dans des domaines tels que l'extraction du pétrole, qui revêt une importance exceptionnelle pour toute l'économie mondiale. Nous n'avons pas encore conclu un seul accord, mais nous ferons tout dans ce but. Vous avez lu dans les journaux qu'on inaugurait le pipe-line Bakou-Tiflis? Bientôt vous apprendrez qu'un pipe-line semblable dessert Batoum. Ils nous donneront accès au marché mondial. Notre tâche consiste à améliorer notre situation économique, à renforcer l'équipement technique de notre république, à accroître la quantité des produits alimentaires et des articles d'usage courant destinés à nos ouvriers. Sous ce rapport, toute amélioration a pour nous une importance capitale. Voilà pourquoi nous ne craignons pas d'accorder une partie de Grozny et de Bakou à des concessionnaires. En cédant un quart de Grozny et un quart de Bakou, si nous parvenons à nous entendre, nous en profiterons pour rattraper avec les trois autres quarts le niveau technique moderne du capitalisme évolué. Pour l'instant, nous ne sommes pas en mesure d'y parvenir autrement. Qui connaît l'état de notre économie le comprendra. Mais avec un appui, même s'il nous coûte des centaines de millions de roubles-or, nous mettrons tout en œuvre pour réussir avec les trois autres quarts.
La seconde question que je vous prie de ne pas divulguer, c'est la résolution spécialement examinée par le présidium... qui concerne la présentation des rapports. Vous savez qu'à ce congrès, nous avons dû travailler dans une atmosphère souvent fébrile qui éloignait du congrès un nombre sans précédent de militants. C'est pourquoi il faut dresser de façon plus calme et plus réfléchie le plan à suivre pour présenter les rapports sur place ; en ce domaine, il faut s'inspirer d'une directive bien définie. Un camarade a esquissé un projet de directive du présidium à l'intention des responsables qui se rendent dans les localités, et dont je me permettrai de donner lecture. (Lénine lit.) J'en ai parlé brièvement. Je pense que les quelques lignes qui viennent d'être lues suffiront pour que chaque délégué réfléchisse à la question, et fasse preuve dans ses rapports de la prudence nécessaire, sans exagérer le danger de la situation, sans, en aucun cas, se laisser gagner par la panique et en empêchant ceux qui l'entourent d'y céder.
Il est d'autant plus déplacé de céder à la panique - et nous n'avons pas la moindre raison de le faire - qu'à l'heure actuelle le capitalisme mondial a lancé contre nous une campagne incroyablement fébrile et hystérique. J'ai reçu hier, par les soins du camarade Tchitchérine, un communiqué sur ce point et je pense qu'il sera utile à tous de l'entendre. Il s'agit de la campagne de mensonges sur la situation intérieure de la Russie. Jamais, écrit le camarade qui fournit ces renseignements, à aucune époque, il n'y a eu dans la presse occidentale une telle débauche de mensonges, une telle abondance d'élucubrations fantastiques sur la Russie des Soviets qu'au cours des deux dernières semaines. Depuis début mars, toute la presse occidentale déverse quotidiennement des flots de nouvelles fantastiques, peignant des insurrections en Russie, la victoire de la contre-révolution, la fuite de Lénine et de Trotski en Crimée, le drapeau blanc arboré sur le Kremlin, le sang coulant à flots dans les rues de Petrograd et de Moscou, les barricades dans ces deux villes, des foules denses d'ouvriers descendant des collines sur Moscou pour renverser le pouvoir soviétique, le passage de Boudionny dans le camp des insurgés, la victoire de la contre-révolution dans une série de villes russes, tantôt une ville, tantôt une autre ville y figure, mais de façon générale la presque totalité des chefs-lieux de province sont mentionnés. Le caractère universel et coordonné de cette campagne prouve que nous sommes en présence d'un vaste plan prémédité par tous les gouvernements des grandes puissances. Le 2 mars, le Foreign Office a déclaré par l'intermédiaire de l'agence Associated Press qu'il jugeait peu vraisemblables les nouvelles publiées, et aussitôt après, annonçait en son nom une insurrection à Petrograd, le bombardement de cette ville par la flotte de Cronstadt et des combats de rue à Moscou.
Le 2 mars, tous les journaux anglais ont publié un télégramme annonçant des insurrections à Petrograd et à Moscou : Lénine et Trotski se sont enfuis en Crimée ; 14000 ouvriers réclament à Moscou l'Assemblée constituante ; l'arsenal de Moscou ainsi que la gare de Koursk sont aux mains des ouvriers insurgés ; à Petrograd, l'île Vassilievski est entièrement aux mains des insurgés.
Voici quelques exemples des émissions et télégrammes des jours suivants ; le 3 mars, Klychko télégraphie de Londres : l'agence Reuter a intercepté des bruits absurdes parlant d'insurrection à Petrograd et les diffuse à tour de bras.
6 mars : Le correspondant de l'agence Mayson à Berlin télégraphie à New York que les ouvriers d'Amérique jouent un rôle important dans la révolution de Petrograd, et que Tchitchérine aurait donné l'ordre par radio au général Ganetski de fermer la frontière aux émigrés en provenance d'Amérique.
6 mars : Zinoviev s'est enfui à Oranienbaum, A Moscou, l'artillerie rouge bombarde les quartiers ouvriers. Petrograd est coupé de tous côtés (Radio Wigand).
7 mars: Klychko télégraphie que, selon des renseignements en provenance de Revel, des barricades sont dressées dans les rues de Moscou ; les journaux publient une nouvelle d'Helsingfors, disant que Tchernigov est occupé par des troupes antibolcheviques.
7 mars: Petrograd et Moscou sont entre les mains des insurgés. Insurrection à Odessa. Séménov, à la tête de 25000 Cosaques, avance en Sibérie. A Petrograd, le Comité révolutionnaire tient les fortifications et la flotte (informations de la radio anglaise de Poldew).
Nauen, 7 mars: Les quartiers des usines à Petrograd se sont révoltés. Une insurrection anti-bolchevique a éclaté en Volhynie.
Paris, 7 mars : Petrograd est aux mains du Comité révolutionnaire. Le Matin annonce que, selon des renseignements reçus à Londres, le drapeau blanc flotte sur le Kremlin.
Paris, 8 mars : Les insurgés se sont emparés de la Krasnaïa Gorka. Les régiments de l'Armée Rouge se sont révoltés dans la province de Pskov. Les bolcheviks envoient des Bachkirs à Petrograd.
10 mars : Klychko télégraphie : Les journaux se demandent si Petrograd est tombé ou non. D'après les renseignements venant d'Helsingfors, les trois quarts de la ville sont aux mains des insurgés ; Trotski, selon certains autres Zinoviev, dirige les opérations à Tosno ou bien dans la forteresse Pierre-et-Paul ; selon d'autres sources, Broussilov a été nommé commandant en chef ; d'après les renseignements venant de Riga, Petrograd a été pris le 9, sauf les gares des chemins de fer ; l'Armée Rouge s'est repliée à Gatchina ; les grévistes de Petrograd ont lancé ce mot d'ordre: « A bas les Soviets et les communistes.» Le ministère de la Guerre anglais a déclaré que l'on ignore toujours si les insurgés de Cronstadt ont opéré la jonction avec ceux de Petrograd, mais que d'après ses renseignements, Zinoviev est à la forteresse Pierre-et-Paul d'où il dirige les troupes soviétiques.
Parmi les innombrables élucubrations de cette période, je choisirai les exemples suivants: Saratov s'est institué en république autonome anti-bolchevique (agence Nauen, 11 mars). Dans les villes de la Volga se déroulent des pogroms anti-communistes effroyables (ibid.) Dans la province de Minsk, les détachements militaires blanc-russiens sont aux prises avec l'Armée Rouge (ibid.).
Paris, le 15 mars : Le Matin annonce que les Cosaques du Kouban et du Don se sont révoltés en masse.
Nauen a mandé, le 14 mars, que la cavalerie de Boudionny s'était jointe aux insurgés près d'Orel. A diverses reprises, il a annoncé des insurrections à Pskov, Odessa et autres villes.
Le 9 mars, Krassine télégraphie que le correspondant du Times à Washington dit que le régime soviétique tire à sa fin, et que pour cette raison l'Amérique va différer l'établissement de rapports avec les Etats de la périphérie. A des moments divers, on a publié des nouvelles venant des milieux financiers américains selon lesquelles, dans les conditions présentes, il serait risqué de commercer avec la Russie.
Le correspondant du Daily Chronicle à New York mande dès le 4 mars que les milieux d'affaires et le parti républicain d'Amérique estiment qu'à l'heure actuelle les relations commerciales avec la Russie sont hasardeuses.
Incontestablement, la campagne de mensonges vise non seulement l'Amérique mais aussi la délégation turque à Londres ainsi que le plébiscite silésien[26].
Camarades, le tableau est absolument clair. Le consortium international de la presse - la liberté de la presse existe dans ces pays, ce qui signifie que la presse est achetée à 99% par des magnats financiers qui brassent des centaines de millions, - a ouvert la croisade mondiale des impérialistes qui cherchent avant tout à compromettre l'accord commercial avec l'Angleterre, amorcé par Krassine, ainsi que le futur accord commercial avec l'Amérique, qui en est au stade des pourparlers, comme je l'ai dit, et au sujet duquel nous avons fourni des indications au cours du congrès. Cela montre que les ennemis qui nous entourent, après avoir perdu la possibilité de se livrer à une intervention armée, escomptent une insurrection. Les événements de Cronstadt ont révélé une collusion avec la bourgeoisie internationale. Nous constatons en outre que ce qu'ils craignent le plus en ce moment, du point de vue pratique du capital international, c'est le rétablissement normal des relations commerciales. Mais ils ne réussiront pas à les compromettre. Des représentants du gros capital qui se trouvent en ce moment à Moscou n'ajoutent plus foi à toutes ces rumeurs et ils ont raconté comment un groupe de citoyens américains a découvert un moyen inédit de propagande en faveur de la Russie soviétique. On a rassemblé des extraits de presse les plus divers, publiés durant plusieurs mois sur la Russie : la fuite de Lénine et de Trotski, l'exécution de Lénine par Trotski et vice versa, et on a édité le tout en brochure[27]. On ne saurait imaginer meilleure propagande en faveur de la Russie soviétique. On a recueilli chaque jour les nouvelles annonçant chaque fois que Lénine et Trotski étaient fusillés, tués; ces nouvelles se renouvelaient chaque mois, et en fin de compte, on en a constitué et publié un recueil. La presse bourgeoise américaine d'aujourd'hui n'inspire plus aucune confiance. Voilà l'ennemi que servent 2 millions d'émigrés russes, propriétaires fonciers et capitalistes à l'étranger, voilà l'armée bourgeoise qui est en face de nous. Qu'ils essaient donc de compromettre les succès pratiques du pouvoir des Soviets et de faire échec aux relations commerciales. Nous savons qu'ils n'y réussiront pas. Et toutes ces informations émises par la presse internationale, elle qui détient des centaines de milliers de journaux, qui informe le monde entier, prouvent une fois de plus combien nous sommes entourés d'ennemis et à quel point ces ennemis sont affaiblis en regard de l'année dernière. C'est ce que nous devons comprendre, camarades! Je pense que la majorité des congressistes présents ont compris quelle place nous devons accorder à nos divergences. Il est tout à fait naturel que, dans la lutte qui s'est déroulée au congrès, il ait été impossible de garder la mesure. On ne saurait demander à ceux qui viennent de se battre de comprendre immédiatement quelle est cette place. Mais lorsque nous considérons notre parti en tant que foyer de la révolution mondiale, et la campagne que le consortium des Etats du monde entier a engagé contre nous, tous nos doutes doivent se dissiper. Laissons les poursuivre leur campagne, nous avons jeté un coup d'œil sur elle, nous connaissons exactement la place de nos divergences. Nous savons qu'en serrant nos rangs à ce congres, nous sortirons vraiment de nos divergences absolument unis, avec un parti mieux trempé qui marchera vers des victoires internationales de plus en plus décisives! (Vifs applaudissements.)
- ↑ Il s'agit de la discussion au sein du parti sur le rôle et les tâches des syndicats dans l'édification de la société socialiste. [N.E.]
- ↑ Voir Discours d'ouverture. [N.E.]
- ↑ Groupe fractionnel antiparti dirigé entre autres par A. Chliapnikov, S. Medvédev, A. Kollontaï. L'«opposition ouvrière» se constitua au cours de la discussion sur les syndicats en 1920-1921. Son point de vue était l'expression d'une déviation anarcho-syndicaliste au sein du parti. Le groupe opposait les syndicats à l'Etat soviétique et au Parti communiste, les considérant comme la forme suprême de l'organisation de la classe ouvrière. Le Xe Congrès du P.C.(b)R. fit un sort à l'idéologie de l'«opposition ouvrière » qui fut définitivement démantelée comme organisation au XIe Congrès du P.C.(b)R. [N.E.]
- ↑ Voir Discours d'ouverture. [N.E.]
- ↑ Les 21 conditions d'admission à la IIIe Internationale furent adoptées par le IIe Congrès de l'Internationale Communiste, le 6 août 1920, L'une d'elles était : « Les membres du parti qui rejettent par principe les obligations et les thèses présentées par l'Internationale Communiste, doivent être exclus du parti. Cela concerne également les délégués aux Congrès extraordinaires du parti.» [N.E.]
- ↑ L'accord commercial entre la Russie des Soviets et l'Angleterre fut signé le 16 mars 1921. [N.E.]
- ↑ La résolution du Conseil des Commissaires du Peuple sur les concessions adoptée le 1er février 1921, fut rédigée d'après un projet écrit par V. Lénine. [N.E.]
- ↑ Lénine fait allusion à l'émeute contre-révolutionnaire de Cronstadt organisée par les socialistes-révolutionnaires, les mencheviks, les gardes blancs et soutenue par les impérialistes étrangers qui éclata le 28 février 1921. Les chefs de l'émeute avancèrent le mot d'ordre « les Soviets sans les communistes», se proposant d'écarter les communistes de la direction des Soviets, d'abolir le régime soviétique et de rétablir le capitalisme en Russie.
La prise de Cronstadt menaçait directement Petrograd.
Le gouvernement soviétique envoya des unités de l'Armée Rouge pour écraser l'émeute. Le 18 mars, elle était liquidée. [N.E.] - ↑ Il s'agit du gouvernement de gardes blancs, de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks à Samara, connu sous l'appellation de Comité des membres de l'Assemblée constituante (KOMOUTCH) ou de « Constituante de Samara». Formé le 8 juin 1918, le KOMOUTCH conquit plusieurs provinces des régions de la Volga et de l'Oural. A l'automne 1918, devant l'avance de l'Armée Rouge, le gouvernement cessa d'exister. [N.E.]
- ↑ Voir note 2. [N.E.]
- ↑ Voir Rapport d'activité politique du comité central. [N.E.]
- ↑ Voir Rapport d'activité politique du comité central. [N.E.].
- ↑ La Conférence de la province de Moscou du P.C.(b)R. eut lieu du 20 au 22 novembre 1920, à Kremlin.
Les travaux de la conférence se déroulèrent dans une situation très tendue à cause des groupuscules oppositionnels qui se dressaient contre la ligne suivie par le parti. S'efforçant de faire entrer au Comité de Moscou du parti le plus grand nombre possible d'amis politiques, l'«opposition ouvrière» organisa une conférence spéciale de délégués ouvriers dans la salle Mitrophanievski du Grand Palais du Kremlin, l'opposant au reste des délégués qui siégeaient dans la salle Sverdlov. [N.E.] - ↑ Il s'agit de la IXe Conférence de Russie du P.C.(b)R. qui se tint du 22 au 25 septembre 1920 à Moscou. [N.E.]
- ↑ Lénine fait allusion aux interventions d'Angel Pestaña, représentant de la «Confédération nationale du Travail d'Espagne», et de Jack Tanner, représentant de l'organisation ouvrière anglaise « Shop Stewards Committees », à la séance du 23 juillet 1920 du IIe Congrès de l'Internationale Communiste. [N.E.]
- ↑ Allusion à la Conférence de sans-parti sur le ravitaillement qui se tint les 5 et 6 mars 1921 à Kharkov. Les s.-r. de gauche et les mencheviks qui y prirent la parole critiquèrent violemment les activités des organismes économiques et de ravitaillement. Mais la Conférence ne soutint pas leur résolution. [N.E.]
- ↑ Sigle russe du Comité central du syndicat unifié des travailleurs des transports ferroviaires et fluviaux créé en septembre 1920. Il accomplit un travail considérable pour la remise en état des transports, mais bientôt des trotskistes réussirent à y dominer ; le Tsektran dégénéra en un organe bureaucratique isolé des masses syndicales. [N.E.]
- ↑ La résolution adoptée le 29 décembre 1920 par le VIIIe Congrès des Soviets de Russie sur la situation dans les transports ferroviaires et fluviaux et sur les perspectives de renforcement et de développement. [N.E.]
- ↑ Le «Programme des dix» («Projet de résolution du Xe Congrès du P.C.(b)R. sur le rôle et les tâches des syndicats » élaboré en novembre 1920 lors de la discussion sur les syndicats) fut soutenu par la grande majorité des membres du parti. Le «Programme des dix » fut à la base de la résolution du Xe Congrès du P.C.(b)R. sur le rôle et les tâches des syndicats. [N.E.]
- ↑ Voir Friedrich ENGELS : L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. Editions Sociales, 1971. [N.E.]
- ↑ Cette expression dont la paternité revient sans doute à Winston Churchill fut rapportée à Lénine par claire Sheridan sculpteur anglaise qui visita la Russie en 1920.
- ↑ Il s'agit de l'«Avant-projet de résolution du Xe Congrès du Parti communiste de Russie sur l'unité du parti». [N.E.]
- ↑ Voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 32, pp. 256-257. [N.E.]
- ↑ Allusion au groupe anarchiste des «gauches» qui se sépara du Parti communiste d'Allemagne et forma, en avril 1920, le soi-disant Parti ouvrier communiste allemand. Les «gauches» défendaient des conceptions petites-bourgeoises et anarcho-syndicalistes. Au IIe Congrès de l'Internationale Communiste, les délégués du Parti ouvrier communiste allemand n'ayant pas obtenu l'appui de l'Internationale Communiste, quittèrent le Congrès. Par la suite le Parti ouvrier communiste allemand dégénéra en un petit groupe sectaire coupé de la classe ouvrière. [N.E.]
- ↑ A la résolution sur l'unité du parti proposée par Lénine, D. Riazanov suggéra l'amendement suivant: «Condamnant de la façon la plus énergique toute activité fractionnelle, le congrès se prononce avec la même résolution contre les élections au congrès d'après les programmes» (Le Dixième Congrès du P.C.(b.)R. Mars 1921, Moscou, 1963, 539). Sur proposition de Lénine, l'amendement de Riazanov fut rejeté. [N.E.]
- ↑ Le plébiscite silésien eut lieu en mars 1921. Il fut organisé conformément au traité de Versailles de 1919 stipulant que la question du maintien de la Haute-Silésie au sein de l'Allemagne ou de son rattachement à la Pologne devait être résolue par un plébiscite.
Le gouvernement allemand prit des mesures pour peser sur la décision de la population de façon que cette riche région industrielle reste incorporée à l'Allemagne. [N.E.] - ↑ Lénine fait allusion au livre de Clark EWANS Facts and fabrications about Soviet Russia, New York. The Rand School of social Science, 1920.